Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XI

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 439-442).

XI. Le capitaine met les pouces

Alan et moi nous déjeunâmes vers six heures du matin. Le sol était jonché de verre cassé et d’affreux caillots de sang qui me coupaient l’appétit. Par ailleurs, notre situation était non seulement agréable, mais réjouissante : nous avions délogé les officiers de leur cabine, nous disposions de tous les vins et liqueurs du navire, de tout ce qu’il y avait de plus fin à manger, les pickles, par exemple, et le pain de bonne qualité. C’en était assez pour nous mettre de belle humeur ; mais le plus amusant, c’est que les deux plus assoiffés hommes que produisit jamais l’Écosse (depuis que M. Shuan était mort) se trouvaient enfermés à l’avant et condamnés à ce qu’ils haïssaient davantage : l’eau claire.

– Et croyez-moi, dit Alan, nous aurons de leurs nouvelles avant longtemps. On peut empêcher un homme de se battre, mais non de boire.

Nous étions dans les meilleurs termes. Alan, surtout, s’exprimait de la plus chaleureuse façon ; et, prenant un couteau sur la table, il coupa pour me le donner un des boutons d’argents de son habit :

– Je les ai eus de mon père, Duncan Stewart ; et je vous donne celui-ci en mémoire de la nuit passée. Partout où vous irez, faites voir ce bouton, et les amis d’Alan Breck seront tout à vous.

Il prononça ces paroles comme s’il eût été Charlemagne à la tête de ses armées ; et j’avoue que, malgré mon admiration pour sa vaillance, je courais sans cesse le danger de sourire de sa vanité ; je dis le danger, car si je ne m’étais retenu, je n’ose penser à la querelle qui en serait résultée.

Sitôt notre repas terminé, il fouilla dans l’armoire du capitaine pour trouver une brosse ; puis, ayant retiré son habit, il l’examina et en brossa les taches, avec une attention et une patience que je croyais réservées aux femmes. Sans nul doute, il n’en avait pas d’autre, et de plus (comme il le disait) cet habit appartenant à un roi, il convenait de le soigner royalement.

Du reste, quand je l’eus vu éplucher méticuleusement les brins de fil restés à la place du bouton coupé, je compris mieux toute la valeur de son cadeau.

Il n’avait pas fini, que M. Riach nous héla du pont. Il demandait à parlementer. Me hissant à travers le vasistas et m’asseyant sur le rebord, pistolet au poing, et le front haut, quoique en moi-même je craignisse les éclats de verre, je le hélai à mon tour et lui enjoignis de parler. Il s’avança jusqu’au coin de la dunette, et monta sur un rouleau de corde, afin d’avoir le menton au niveau du toit. Nous nous regardâmes une minute sans rien dire. M. Riach n’avait pas dû se mettre trop en avant au cours de la lutte, car il s’en était tiré avec une éraflure à la joue ; mais il avait l’air découragé et très las d’avoir passé toute la nuit sur pied, tant pour faire son quart que pour soigner les blessés.

– Quelle vilaine histoire ! dit-il enfin, hochant la tête.

– Ce n’est pas nous qui avons commencé.

– Le capitaine désire parler à votre ami. Ils pourraient causer par la fenêtre.

– Et comment savoir quelle trahison il nous réserve ?

– Aucune, David, répliqua M. Riach, et quand bien même il en aurait l’intention, je vous l’avoue carrément, les hommes refuseraient de le suivre.

– Vous en êtes-là ?

– Je vous en dirai davantage. Il n’y a pas que les hommes. Moi aussi, j’ai peur, David. – (Et il m’adressa un sourire.) – Non, poursuivit-il, tout ce que nous demandons est qu’on nous laisse tranquilles.

Je conférai avec Alan, la trêve fut accordée, et engagement pris de chaque côté ; mais ce n’était pas assez pour M. Riach, car il me pria de lui donner une goutte, si instamment et me rappelant si bien ses bontés passées, que je finis par lui tendre un gobelet contenant deux doigts de brandy. Il en but une moitié, et emporta le reste à l’autre bout du pont afin, je suppose, de partager avec son supérieur.

Peu après, le capitaine s’en vint (comme il était convenu) à l’une des fenêtres, et y resta sous la pluie, le bras en écharpe, la mine pâle et défaite, et l’air si vieux que je regrettai d’avoir tiré sur lui.

Alan lui porta un pistolet à la figure.

– Retirez donc ça ! dit le capitaine. N’avez-vous pas ma parole, monsieur, ou est-ce pour me braver ?

– Capitaine, dit Alan, je vous soupçonne de manquer à votre parole. Hier soir, après m’avoir chipoté et marchandé comme une verdurière, vous me donnâtes votre parole, et votre main pour la sceller ; or, vous savez trop bien quel fut le résultat. Le diable emporte votre parole !

– Bon, bon, monsieur, dit le capitaine, cela ne vous profitera guère de jurer. – (Et au vrai, le capitaine était tout à fait exempt de ce défaut.) – Mais nous avons à parler d’autre chose, continua-t-il amèrement. Vous avez bien arrangé mon brick ! Il ne me reste plus assez d’hommes pour le manœuvrer ; et mon premier officier (qui n’était pas de trop) a reçu votre épée dans le cœur et a trépassé sans dire ouf. Il ne me reste plus, monsieur, qu’à retourner au port de Glasgow, chercher des hommes ; et là (s’il vous plaît) vous trouverez des gens à qui parler.

– Ouais ! dit Alan ; et pardieu, je saurai leur parler, moi aussi ! À moins que personne ne sache l’anglais dans cette ville, j’ai une bonne histoire à leur conter. Quinze marins goudronnés d’un côté, et un homme avec la moitié d’un garçon de l’autre. Dites, n’est-ce pas honteux ?

Hoseason devint très rouge.

– Non ! continuait Alan, cela ne me va pas. Il vous faut juste me débarquer comme convenu.

– Soit, dit Hoseason, mais mon premier officier est mort – vous savez de quelle façon. Il ne reste parmi nous personne de familier avec cette côte, monsieur ; et elle est très dangereuse pour la navigation.

– Je vous donne à choisir, dit Alan. Déposez-moi à pied sec en Appin, ou Ardgour, ou en Morven, ou Arisaig, ou Morar ; autrement dit où vous voudrez, dans un rayon de trente milles de mon pays à moi ; partout, sauf dans un pays de Campbells. La cible est large. Si vous la manquez, c’est que vous êtes aussi nul en marine que je vous ai trouvé nul au combat. Quoi ! Les pauvres gens de mon pays passent avec leurs cobles[15] d’une île à l’autre, et par tous les temps, voire de nuit, pour tout dire.

– Un coble n’est pas un navire, monsieur, dit le capitaine. Cela n’a aucun tirant d’eau.

– Eh bien, alors, à Glasgow, si bon vous semble ! dit Alan. Rira bien qui rira le dernier.

– Je n’ai pas envie de rire, dit le capitaine. Mais tout ceci coûtera de l’argent, monsieur.

– Bien, monsieur, je ne suis pas une girouette. Trente guinées, si vous me déposez sur le rivage ; et soixante, si vous me mettez dans le loch Linnhe.

– Mais voyons, monsieur, nous sommes ici à quelques heures de navigation seulement d’Ardnamurchan, dit Hoseason. Donnez-moi les soixante, et je vous y dépose.

– Et, pour vous faire plaisir, je serai en danger d’avoir à mes trousses les habits-rouges, s’écria Alan. Non, monsieur, si vous voulez soixante guinées, méritez-les, en me mettant chez moi.

– C’est risquer mon brick, monsieur, dit le capitaine, et votre vie par-dessus le marché.

– À prendre ou à laisser, dit Alan.

– Seriez-vous capable de nous piloter, au moins ? demanda le capitaine qui réfléchissait, en fronçant les sourcils.

– Ma foi, j’en doute, dit Alan. Je suis plutôt un homme de combat (comme vous avez pu en juger) qu’un homme de mer. Mais j’ai été assez souvent pris et déposé sur cette côte pour savoir quelque chose de sa configuration.

Le capitaine hocha la tête, de plus en plus renfrogné.

– Si j’avais perdu moins d’argent par ce malheureux voyage, dit-il, j’aimerais mieux vous voir pendu plutôt que de risquer mon brick, monsieur, mais qu’il en soit comme vous le désirez. Aussitôt que j’aurai un peu de vent de côté (et cela va venir, ou je me trompe beaucoup) nous nous y mettrons. Mais il y a encore une chose. Nous pouvons rencontrer un vaisseau royal, et nous serions visités, monsieur, sans qu’il y ait de ma faute ; il y a des croiseurs devant cette côte, et vous savez pour qui. Or, monsieur, si cela devait arriver, vous me laisseriez l’argent.

– Capitaine, dit Alan, si vous apercevez une enseigne royale, ce sera votre affaire de fuir. Et maintenant, puisque vous êtes, paraît-il, un peu à court de brandy à l’avant, je vous propose un échange : une bouteille de brandy contre deux seaux d’eau.

Telle fut la dernière clause du traité. Elle fut dûment exécutée des deux parts ; et ainsi Alan et moi nous pûmes enfin laver la dunette, et effacer les traces du carnage, et le capitaine et M. Riach retrouvèrent leur bonheur, qui avait nom : boire.