Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre II

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 394-398).

II. J’arrive au terme de mon voyage


Dans la matinée du second jour, en arrivant au haut d’une côte, je découvris tout le pays qui s’étalait devant moi, s’abaissant jusqu’à la mer. Au milieu de cette descente, sur une longue colline, la ville d’Édimbourg fumait comme un four à chaux. Un pavillon flottait sur le château, et des navires circulaient ou étaient à l’ancre dans le firth[2], c’étaient les seuls objets que, malgré la distance, je distinguais nettement ; et leur vue m’inspira un soudain regret de mon pays natal.

Peu après, j’arrivai devant une chaumière habitée par un berger, qui m’indiqua en gros la route de Cramond ; et, de proche en proche, je m’acheminai vers l’ouest de la capitale, par Colinton, et débouchai enfin sur la grande route de Glasgow. Là, j’eus l’agréable surprise de rencontrer un régiment qui marchait à la fois de tous ses pieds suivant la cadence des fifres, précédé par un vieux général à figure rouge monté sur un cheval gris, et suivi d’une compagnie de grenadiers, coiffés de bonnets de pape. L’orgueil de vivre m’emplit la cervelle, à voir les habits rouges et à entendre leur musique joyeuse.

Un peu plus loin, on me dit que j’étais sur la paroisse de Cramond, et je commençai à m’informer du château de Shaws. Ce nom paraissait surprendre ceux à qui je demandais mon chemin. Je me figurai d’abord que mon apparence rustique et la simplicité de mon costume tout poudreux s’accordaient mal avec la grandeur de l’endroit en question. Mais après avoir, deux ou trois fois, reçu la même réponse, faite du même air, je finis par comprendre que c’était le nom même de Shaw qui les interloquait.

Afin de me tranquilliser, je tournai ma question autrement ; et avisant un brave homme assis sur le brancard de sa charrette, qui débouchait d’une traverse, je lui demandai s’il connaissait une maison appelée le château de Shaws.

Il arrêta son cheval et me regarda ainsi que les autres.

– Oui, dit-il. Pourquoi ?

– Est-ce un grand château ?

– Sans doute. C’est un très grand château.

– Oui, mais les gens qui l’habitent ?

– Les gens ? s’écria-t-il. Êtes-vous fou ? Il n’y a pas de gens là – ce qu’on appelle des gens.

– Comment ! Et M. Ebenezer ?

– Ah ! si ! dit l’homme ; il y a le laird, si c’est lui que vous cherchez. Que pouvez-vous bien lui vouloir, l’ami ?

– Je m’étais laissé dire que je trouverais une place chez lui, dis-je, m’efforçant de prendre un air modeste.

– Hein ! s’écria le charretier, d’un ton si perçant que son cheval en tressaillit ; puis plus doucement :

– Ma foi, l’ami, ce ne sont pas mes affaires ; mais vous me semblez un garçon raisonnable ; et si vous voulez m’en croire, vous passerez au large de Shaws.

L’individu que je rencontrai ensuite était un sémillant petit homme à perruque blanche, que je reconnus pour un barbier en tournée ; et, sachant que les barbiers sont grands bavards, je lui demandai tout à trac quel genre d’homme était M. Balfour de Shaws ?

– Tut ! tut ! dit le barbier ; ce n’est pas un homme ; non, pas un homme du tout.

Et il m’interrogea fort curieusement sur mes affaires ; mais je lui tins tête comme il faut, et il s’en alla chez son prochain client sans être mieux renseigné.

Je ne saurais exprimer quel coup tout cela portait à mes illusions. Plus vagues étaient les accusations, moins elles m’agréaient, car elles laissaient le champ libre à l’imagination. Que pouvait bien avoir ce grand château, pour que chacun, dans la paroisse, tressautât et me regardât dans le blanc des yeux, lorsque je lui en demandais le chemin ? Quel était donc ce gentilhomme, dont la mauvaise réputation courait ainsi les routes ? Si j’avais pu regagner Essendean en une heure de marche, j’aurais abandonné sur-le-champ l’aventure, pour retourner chez M. Campbell. Mais l’ayant déjà poussée aussi loin, le simple amour-propre m’interdisait d’y renoncer avant une épreuve plus décisive ; j’étais forcé, par respect humain, d’aller jusqu’au bout ; et, malgré mon déplaisir de ces insinuations, malgré les lenteurs croissantes de mon avance, je persistai à demander mon chemin et continuai d’avancer.

Le soleil allait se coucher, lorsque je rencontrai une grosse femme brune, l’air acerbe, qui descendait lourdement la côte. Cette femme, lorsque je lui posai la question habituelle, fit volte-face, me raccompagna jusqu’au haut de la montée qu’elle venait de descendre, me désigna un grand bâtiment massif qui s’élevait isolé dans une prairie au fond de la vallée voisine. Le pays d’alentour était agréable, ondulé de collines basses, joliment irrigué et boisé, et couvert de moissons que je jugeai admirables ; mais le château lui-même semblait une ruine ; aucun chemin n’y conduisait ; nulle fumée ne montait de ses cheminées ; il n’y avait pas trace de parc. Mon cœur se serra.

– Ça ! m’écriai-je.

Le visage de la femme s’éclaira d’une colère mauvaise.

– Oui, c’est ça, le château de Shaws ! s’écria-t-elle. Le sang l’a bâti ; le sang l’a maçonné ; le sang l’abattra ! Voyez ! s’écria-t-elle encore – je crache par terre, et je lui fais les cornes. Noire soit sa chute ! Si vous voyez le laird, répétez-lui ce que vous entendez ; redites-lui que cela fait la douze cent dix-neuvième fois que Jennet Clouston a appelé la malédiction du ciel sur lui et sa maison, communs et écuries, homme, hôte et maître, femme, fille ou fils… Noire, noire soit leur chute !

Et la femme, dont le ton s’était haussé à une sorte d’incantation modulée, se retourna d’un bond, et disparut. Je restai cloué sur place, les cheveux hérissés. En ce temps-là, on croyait encore aux sorcières, leurs malédictions faisaient trembler ; et d’avoir vu celle-ci se rencontrer tellement à point comme un mauvais augure me détournant de pousser plus loin, – mes jambes se dérobèrent sous moi.

Je m’assis, contemplant le château de Shaws. Plus je la regardais, plus je trouvais jolie la campagne environnante. Elle était toute parsemée de buissons d’épine en fleur ; les troupeaux paissaient dans les prairies ; des freux volaient dans le ciel ; tout révélait une terre et un climat heureux ; et néanmoins la bâtisse qui se dressait là-bas me faisait une impression lugubre.

Tandis que j’étais assis au bord du fossé, des paysans passèrent, qui revenaient des champs, mais le courage me manqua pour leur donner le bonsoir. À la fin, le soleil se coucha, et alors, je vis s’élever sur le ciel jaune un filet de fumée, guère plus gros, me semblait-il, que la fumée d’une chandelle ; néanmoins, elle était là, et représentait du feu, de la chaleur, de la cuisine, et un vivant pour l’allumer. J’en fus réconforté.

Je me mis en route au long d’un sentier à peine visible sur l’herbe, qui conduisait dans cette direction. Il était bien minime pour être le seul accès d’un endroit habité ; pourtant, je n’en voyais pas d’autre. J’arrivai bientôt à des pilastres de pierre, auprès desquels s’élevait une loge de portier sans toit, mais surmontée d’un blason. Évidemment, on avait eu l’intention de construire là un grand portail ; mais il était resté inachevé : au lieu de portes de fer forgé, une couple de fascines étaient liées transversalement d’un tortil de paille ; et comme le parc n’avait pas de murs, ni aucune trace d’avenue, la piste que je suivais contournait le pilastre de droite, et s’avançait sinueusement vers le château.

L’aspect de celui-ci devenait plus sinistre à mesure que j’approchais. On eût cru voir l’aile unique d’une maison inachevée. Ce qui eût dû être l’extrémité centrale de l’aile était béant par les étages supérieurs, et profilait sur le ciel ses escaliers coupés et les assises tronquées de sa maçonnerie. Beaucoup de fenêtres n’avaient pas de carreaux, et les chauves-souris pénétraient dans la maison et en sortaient comme des pigeons d’un pigeonnier.

La nuit tombait, et trois des fenêtres d’en bas, qui étaient très hautes et étroites, et solidement grillées, s’éclairaient déjà des lueurs vacillantes d’un modeste foyer.

Était-ce donc là le palais que je croyais rencontrer ? Était-ce entre ces murs que j’allais trouver de nouveaux amis et commencer une vie de haute fortune ? En vérité, dans la maison de mon père à Essen-Waterside, le feu se voyait d’un mille loin, avec sa brillante clarté, et la porte s’ouvrait à tout mendiant qui frappait.

Je m’avançai avec défiance et, en prêtant l’oreille, j’entendis un bruit d’assiettes entrechoquées, et aussi une petite toux sèche et répétée, qui revenait par quintes ; mais pas un bruit de voix, pas un aboiement de chien.

La porte, autant que j’en pus juger dans la demi-obscurité, consistait en un panneau de bois tout hérissé de clous. Je levai le bras, tandis que mon cœur défaillait sous ma jaquette, et je frappai une fois. Puis je restai à écouter. Un silence de mort régnait dans la maison. Une minute entière, il n’y eut que le bruit léger des chauves-souris, en l’air. Je frappai une seconde fois, et tendis l’oreille de nouveau. Mon ouïe s’était alors si bien adaptée au silence que je percevais de la maison le tictac lent de l’horloge qui comptait les secondes ; mais l’habitant, quel qu’il fût, gardait une immobilité de mort, et devait même retenir son souffle.

J’ai presque tenté de m’encourir ; mais la colère me retint, et je me mis, en place, à faire pleuvoir une grêle de coups de pied et de poing sur la porte, et à appeler à grands cris M. Balfour. J’étais en plein travail, lorsque la toux se fit entendre au-dessus de moi. Je sautai en arrière et, levant la tête, vis une figure d’homme en bonnet de nuit, et la gueule évasée d’un tromblon, à une fenêtre du premier étage.

– Il est chargé, dit une voix.

– J’apporte une lettre, dis-je, pour M. Ebenezer Balfour de Shaws. Est-il ici ?

– De qui, la lettre ? demanda l’homme au tromblon.

– Cela ne vous regarde pas, dis-je, car j’étais de plus en plus irrité.

– Bon, répliqua-t-il, posez-la sur le seuil, et allez-vous-en.

– Jamais de la vie ! m’écriai-je. Je la remettrai en mains propres à M. Balfour, ainsi que je le dois. C’est une lettre d’introduction.

– Une quoi ? cria la voix, vivement.

Je répétai ce que je venais de dire.

– Qui êtes-vous donc, vous-même ? questionna-t-on enfin, après une pause considérable.

– Je ne rougis pas de mon nom. On m’appelle David Balfour.

À ces mots, je suis sûr que l’homme tressaillit, car j’entendis le tromblon heurter l’appui de la fenêtre ; et ce fut après un silence prolongé, et avec un singulier changement de ton, que l’on me posa cette question :

– Est-ce que votre père est mort ?

La surprise me coupa la respiration, et il me fut impossible de répondre. Je demeurai béant.

– Oui, reprit l’homme, c’est qu’il est mort, il n’y a pas de doute ; et voilà pourquoi vous venez démolir ma porte… (Encore une pause, et puis, avec méfiance :) – Allons, l’ami, je vais vous faire entrer.

Et il disparut de la fenêtre.