Enlevé ! (traduction Savine)/Robert Louis Stevenson

Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. v-lxxii).


ROBERT-LOUIS STEVENSON


SA VIE — SON ŒUVRE
1850-1894


I


Les Stevensons avaient déjà acquis une notable réputation au delà de la Manche quand vint au monde, à Édimbourg, le 13 novembre 1850, dans la maison paternelle de Howard Place, no 8, Robert Lewis qui devait vraiment illustrer le nom[1].

Le romancier attribuait volontiers à sa race une origine très ancienne : tantôt il affirmait qu’il coulait dans ses veines du sang norvégien ; un barbier-chirurgien normand serait venu à Saint-Andrew au service du cardinal Beaton ; tantôt il voyait en James Stevenson, de Glascow, l’ancêtre auquel remontait la famille, un Mac Grégor proscrit et déguisé sous ce pseudonyme moins compromis que le nom du clan.

Quoi qu’il en soit de ces origines un peu nébuleuses[2], Robert Stevenson (1772-1850), le grand-père, fils unique d’Alan, marchand aux Indes Occidentales, avait couvert de phares les promontoires écossais. C’était un aventureux, aimant le pittoresque. On l’avait surnommé le Robinson Crusoé de l’art de l’ingénieur, et Walter Scott, qui parcourut avec lui, en 1814, son domaine de feux fixes et tournants, se loue dans son journal de sa courtoisie et de sa science aimable et sans embarras.

Thomas (1818-1887) fut le continuateur assidu de l’œuvre paternelle. Ses livres et ses brochures sur les phares font autorité dans le monde des ingénieurs[3]. Il avait épousé Margaret Isabella Balfour, fille du ministre de Colinton, en qui l’on voyait le descendant de cet Alexandre Balfour, qui était, en 1499, chargé des caves de Jacques IV et qui appartenait, sans doute, à la forte et nombreuse lignée des Balfours de Mountquhannie, des Balfours de Brisley et autres Balfours célèbres aux jours du Covenant[4]. Stevenson appartenait donc à une race de Covenantaires. Il eut l’enfance d’un fils de Puritain : le père, absorbé par ses travaux, sans cesse en voyage, ne revenant que pour caresser son petit saumon[5] ; la mère, tendre et attentionnée, une maman charmante, jeune, maladive, de cette vivacité intellectuelle des invalides dont toute l’existence est en pensée ; le grand-père maternel, Gatty dans le babil du petit Robert, enseveli dans ses in-folio, tel était le milieu dans lequel se développa l’unique héritier des Stevensons, marchant à onze mois, appelant par son nom chaque être de la maison à treize. Ajoutez à cela la nourrice Alison Cunningham, à qui il dédia plus tard son Child’s garden, une zélée presbytérienne exécrant également les cartes, les romans et le théâtre et se nourrissant de la lecture des œuvres des plus purs écrivains covenantaires[6]. Plus tard, il disait d’elle qu’elle lui avait lu les poèmes des autres, comme un poète oserait à peine lire les siens, caressant des yeux le rythme, appuyant avec délice sur les assonances et les allitérations. Elle lui apprit à déclamer. Mieux, elle entraîna son esprit dans un monde de rêves et de visions. À six ans, il faillit s’empoisonner avec un camarade en mangeant des boutons d’or ; ils jouaient aux marins naufragés sur une île déserte et contraints de se nourrir de baies et de fruits. Sans cesse, il chassait les antilopes et les blauboks, avec un fusil de panoplie, dans le jardin de la manse de Colinton, au bord de la Water of Leith. Le monde lui semblait immense, la solitude sans fin.

Le monde est si grand, si grand, s’écriait-il, et je suis si petit. Je le déteste, je le déteste !

Exclamation de désespoir candide que la mère notait dans le journal où elle inscrivait tous les mots mémorables de l’enfant gâté !

Le soir, il jouait près d’elle aux soldats de plomb, livrant des batailles de Waterloo ou de l’Alma et assiégeant Sébastopol. Le jour, tante Jane le poursuivait avec ses confitures, ses biscuits, ses gelées de viande destinés à renforcer son enfance maladive. Stevenson était sujet, par tare héréditaire, aux affections bronchitales et nerveuses de la mère. À huit ans, une fièvre gastrique mit ses jours en danger, mais déjà il savait lire et pendant sa convalescence, réduit aux seules distractions de la maison, il gravit, avec l’émotion qui convenait, l’escalier qui menait à l’endroit redoutable entre tous, au saint des saints, la bibliothèque de son père.


La bibliothèque de mon père, rapporte-t-il, était un endroit assez austère : des comptes rendus de sociétés savantes, de la théologie latine, des encyclopédies, de la physique et principalement des livres sur l’optique occupaient la plus grande partie des rayons. C’était seulement dans les cachettes et les coins qu’il se trouvait par hasard quelque chose de lisible. L’Auxiliaire du Père, Rob-Roy, Wawerley, Guy Mannering, les Voyages du capitaine Woodes Rogers, les Guerres saintes de Fuller et de Bunyan, les Réflexions de Robinson Crusoé[7], Madame Barbe-Bleue, la Mare au diable de George Sand (comment était-elle arrivée dans cette grave société ?), la Tour de Londres d’Ainsworth et quatre anciens volumes du Punch, telles étaient les principales exceptions. Je m’amourachai de ceux-ci au point d’en faire le plat de résistance de ma nourriture, de très bonne heure, aussitôt que je fus en état de lire, ainsi que du Livre des Snobs. Je les savais presque tous par cœur, surtout la Visite chez les Pontos et je me rappelle combien je fus surpris longtemps après en apprenant que c’était un livre fameux, signé d’un nom célèbre. Pour moi, au temps où je le lisais, où je l’admirais, il était l’œuvre de M. Punch. À maintes reprises, je tentai de lire Rob-Roy dont j’avais fait la connaissance grâce aux Contes d’un grand-père. De temps à autre, j’eus la gorge serrée par la première partie où figurent Rashleigh et aussi (songez donc) l’adorable Diane. Jamais je n’oublierai le plaisir et la surprise que j’éprouvai un jour que, couché de mon long sur le parquet, je tombai sur la première scène avec André Fairservice. « Le digne docteur Lightfoot », « qui manque son rendez-vous avec un fantôme », « un petit bout de chiffon vert », « Jenny ma petite, je crois que je le tiens », depuis cette époque jusqu’à présent, ces phrases chantent dans ma mémoire. Je persévérai dans ma lecture, comme bien l’on pense, j’allai à Glascow. J’assignai un rendez-vous sur le pont de Glascow. Je rencontrai Rob-Roy et le bailli dans le Tolbooth, le tout dans un transport de plaisir ; puis les nuages s’amoncelèrent sur ma route. Je m’assoupis, dodelinant de la tête jusqu’au moment où je me cognai à moitié endormi contre le Clachan d’Aberfoyle et que les voix d’Iverach et de Galbraith me rappelèrent à moi-même. Le livre finissait sur cette scène et la déroute du capitaine Thornton. Hélène et ses enfants scandalisèrent le petit écolier de neuf ans que j’étais par leur défaut de réalité. Je n’en lus pas davantage, ou je ne saisis point ce que je lus. Des années s’écoulèrent avant que je fusse certain d’avoir retrouvé Diana et son père parmi les collines ou que j’eusse vu Rashleigh mourir sur la chaise. Quand je pense à ce roman et à cette soirée, je ne puis plus souffrir les autres, ils me semblent autant de fantômes, autant d’imposteurs, ils ne sont pas capables de satisfaire l’appétit qu’ils ont éveillé[8]. »


Robert Louis Stevenson eut d’autant plus le loisir de se consacrer tout entier à ses lectures, que son état de santé entravait ses études, l’empêchait de s’astreindre à un programme régulier de travail, lui donnait par nécessité ces habitudes de flâne intellectuelle dont il se ressentira toute sa vie, si bien que ce laborieux ouvrier du style paraîtra toujours un paresseux et un nonchalant. En réalité, dès qu’il sut lire, et même avant de savoir lire, Stevenson s’était habitué à composer et à imaginer. À six ans, il avait dicté à sa mère une Histoire de Moïse qu’il avait illustrée de ses croquis candides. L’année suivante, c’était une Histoire de Joseph, après une servile imitation de Mayne Reid. Depuis, toujours ballotté d’écoles en collèges, chassé de l’Écosse par le climat rude de ses hivers vers des régions plus clémentes, il ne cessa de créer des magazines scolaires aux enluminures de couleur rutilante, aux rubriques criardes qu’on était admis à lire moyennant une redevance d’un penny. Admiré des siens, choyé, toujours accompagné de précepteurs chargés de veiller sur ses déplacements, il visita l’Allemagne et la Hollande en 1862, l’Italie en 1863, la côte de Fife, puis la Riviera en 1864. Il passa à Torquay les hivers de 1865 et 1866 et c’est là sans doute qu’il écrivit son premier ouvrage, La Révolte du Pentland (1666), que son père fit imprimer et dont le romancier retira plus tard de la circulation tous les exemplaires. En 1867, il séjourna au cottage Swanston dans les Portland’s hills. Il se préparait alors à suivre comme étudiant les cours de l’Université d’Édimbourg. Il les fréquenta pendant plusieurs hivers, car malgré l’impossibilité de l’astreindre à une discipline régulière, son père n’avait pas renoncé à le voir continuer la lignée des Stevensons ingénieurs. Il lui semblait que construire des phares était le plus beau rôle qu’un homme pût ambitionner. Stevenson était de glace pour l’algèbre et les sciences exactes : néanmoins, par respect pour la volonté paternelle, il prit ses grades et à partir de 1868 ses voyages estivaux eurent un but professionnel. Il visita les travaux de la société Stevenson en cours d’exécution sur différents points des îles du Nord et de l’Ouest. Fleming Jenkins le considérait comme son élève favori, estimant qu’en une semaine de travail il dépassait tous ses camarades, si assidus fussent-ils. En 1871, il se vit attribuer la médaille d’argent de la Société des Arts d’Édimbourg pour une brochure sur un projet de perfectionnement de l’appareil d’éclairage des phares. Pourtant le travail de bureau lui répugnait : de la carrière de l’ingénieur, la vie en plein air seule lui convenait. D’autre part, sa santé, qui ne s’améliorait pas, pouvait lui refuser les forces nécessaires à l’exercice d’une profession fatigante. Alors il demeurait inactif. Il écrivait déjà. S’il n’avait commis que des péchés littéraires, sa famille n’y eût guère trouvé à redire : elle avait, on l’a vu, favorisé et applaudi ses débuts. Mais Stevenson ne donnait pas seulement à son père et à sa mère le déplaisir de le voir contraint à chercher sa voie dans une autre carrière que celle de ses pères. Il se singularisait par des attitudes antipathiques aux siens, se prononçant un jour pour l’abolition de la peine capitale, un autre se posant en révolté au point de vue religieux. Secouant le joug étroit du calvinisme, le jeune homme affectait de se qualifier d’athée, s’amusait à mettre en lumière l’abîme qui existait entre les enseignements du Christ et les habitudes de la société chrétienne actuelle. Il déclarait que le communisme était une théorie parfaitement soutenable. Bref, il faisait tout ce qu’il fallait pour passer pour un socialiste sang de bœuf, presque pour un anarchiste[9]. Il se signalait par son opposition au ministère Gladstone et se faisait arrêter pour tapage nocturne dans les rues d’Édimbourg avec d’autres étudiants trop bruyants.

En présence de ces explosions d’esprit frondeur, Thomas Stevenson employa les moyens les moins propres à exercer quelque action conforme à ses vues sur son fils rebelle. Jusque-là, il ne lui avait refusé ni soins minutieux ni plaisirs coûteux. Le jeune homme avait contracté de la sorte des habitudes de luxe et de dépense, le goût de l’élégance et de la vie facile. Brusquement, M. Stevenson lui coupa les vivres, le réduisant à une pension de cinq shellings la semaine. Heureusement Mme Stevenson se laissait parfois apitoyer. Néanmoins le monde, dans lequel les faibles ressources de Robert-Louis le rejetaient, était du plus bas étage et sa moralité du plus faible étiage. Veston-de-velours — on le nommait ainsi — établit son quartier général chez un marchand de tabac où fréquentaient des matelots, des ramoneurs, des pègres et des filles, société sans cesse écrémée par l’action des magistrats de police. Stevenson les suivait ensuite dans les cuisines enfumées et sans pavage de l’Éléphant vert, de l’Œil qui brille et du Gai Japonais, hôtelleries suspectes qu’il s’étonnait plus tard d’avoir pu fréquenter. Là, sur des cahiers d’écolier d’un penny, il faisait des vers comme un autre Villon,

Tout aux tavernes et aux filles.

« Si grossier que fût le milieu, je ne range pas ces jours-là parmi les moins heureux de ma vie. J’étais choyé et respecté d’une façon toute particulière. Les femmes étaient gentilles et bonnes avec moi. J’aurais pu laisser là tout mon argent du mois et on me l’eût rendu jusqu’au dernier liard. Telle était ma célébrité que, lorsque le propriétaire et sa dame venaient inspecter l’établissement, j’étais invité à prendre le thé avec eux et c’est certes pour moi un horrible souvenir que d’avoir vu depuis cette dame, alors éblouissante dans le velours et avec ses chaînes d’or, maintenant vieille femme édentée et ridée, me saluer encore d’une voix éraillée de mon ancien surnom de Veston-de-velours[10]. »


L’étude du droit vint le sauver de cette bohème inquiétante où il eût fini par s’enlizer définitivement comme un autre Robert Fergusson[11]. Le 8 avril 1871, Robert-Louis déclara à son père son aversion raisonnée pour la profession d’ingénieur. « Il se montra étonnamment résigné », note le journal de sa femme. Bref, il fut décidé que Robert-Louis se préparerait à la profession d’avocat et suivrait en conséquence les cours de droit. Cela le ramenait heureusement aux livres et aux bibliothèques. « Il avait plus l’air d’un poète et d’un esthète que d’un étudiant », dit quelqu’un qui l’a connu alors. Depuis plusieurs années, il jouissait de la réputation d’un futur Henri Heine écossais, d’une sorte de causeur aussi charmant, aussi puriste que Charles Lamb. Mrs Jenkins en avait entendu parler comme tel quand il lui fut présenté durant l’hiver de 1868. Il était assis dans un coin peu éclairé du salon de sa mère et d’abord elle n’entendait que sa voix au timbre presque enfantin, mais comme il la réaccompagnait jusqu’à la porte, la lumière de la lampe frappa en plein son visage. « Je vis, dit Mrs Jenkins, un garçon brun, mince, aux cheveux très longs, avec de grands yeux noirs, un sourire joyeux, une tête inclinée gracieusement. » L’impression fut excellente. Mrs Jenkins invita le jeune homme à venir la voir et, le soir, elle annonça au professeur, son mari, qu’elle avait fait la connaissance d’un poète[12].


« À l’époque où il était étudiant, Stevenson assure qu’il était laid, mais je ne crois pas qu’en aucun temps cette épithète lui ait convenu, a écrit M. Baildon. Certes, elle ne s’appliquait pas au jeune garçon de quatorze ans. Sans doute il était assez mal bâti de corps : ses membres étaient longs et grêles, des pattes d’araignées ; il avait la poitrine plate au point de faire penser qu’il avait souffert de quelque maladie de la nutrition tant ses articulations faisaient d’anguleuses saillies sous ses habits. Mais sa figure donnait un démenti à tout cela. Son front d’un bel ovale surmontait de doux yeux bruns qui semblaient avoir vu le soleil sous les vignes du Midi. Toute la figure avait une tendance à réaliser le type ovale de la Madone, mais autour de la bouche et dans la lueur de joyeuse moquerie des yeux, il flottait toujours une vive malice d’Autolycus, qui faisait penser à un Hermès futé déguisé en mortel. Les yeux ouverts avaient toujours une expression spirituelle, si gaies que fussent les étincelles qui y pétillaient, mais autour de la bouche il y avait un je ne sais quoi d’un peu moqueur, farceur, tenant d’un esprit qui aurait déjà jeté son regard furtif derrière les scènes de la parade terrestre et en eût plus que deviné le caractère illusoire[13]. »


Il ne connaissait, cependant, du monde, qu’Édimbourg et de la vie que ce que lui avaient enseigné les compagnies qu’il avait fréquentées. Mais il lui vint des amitiés qui lui furent précieuses et utiles. C’était son cousin Bob (Robert Alan Mowbray Stevenson, 25 mars 1847-28 avril 1900), peintre et critique, qui revenait à Édimbourg après un long séjour sur le continent[14] ; Charles Baxter, le conseiller parfait, l’homme qui formulait le mieux à Stevenson sa propre pensée ; James Waller Ferrier, l’ami sans prix, le sage, le bon. Tous le poussèrent à écrire et l’Edimburg university magazine, créé par eux, fut le premier asile ouvert à sa prose. Il travaillait alors dans l’étude de Skene et Peacock pour s’initier à la procédure et aux affaires. Cette besogne représentait beaucoup de grimoires. Stevenson y déployait peu de zèle. Une page de son journal indique mieux que tout autre document ce qu’était sa vie alors :


9 mai. — Je vais à l’étude pour la première fois. — Je rencontre un vieux marin et un petit idiot qui veulent se joindre à moi, si bien qu’il est trop tard pour aller à l’étude. Un beau soleil, une matinée de fraîche brise. Promenade. Un garçonnet de 10 ans appelle son chien. C’est tout à fait joli. Il a dans la voix un petit trémolo délicieux que lui donne un lointain à la fois grotesque et touchant. Tout le reste de la route, sa voix sonne dans mon souvenir et me rend heureux.

10 mai. — Travail d’étude, de la copie. C’est la besogne la plus facile. Cela vous occupe l’esprit tout juste assez pour vous empêcher de penser à quoi que ce soit. De la sorte, on cesse d’être un être raisonnable ; on devient bête, stupide à en perdre la tête, fin qui alors est vraiment souhaitable.


Stevenson réagissait en lisant beaucoup ; il ne lisait pas seulement Burns, Hazlitt, Pepys, Shakspeare, Keats, Fielding[15] : il se formait le style à leur école. Il étudia ainsi les contemporains. On a donné à George Meredith des droits de paternité sur le style de Stevenson, ce style qui fait de lui le grand maître de la forme dans l’Angleterre du xixe siècle. En effet, ces deux écrivains, dans leur recherche de l’adjectif rare, leur emploi du mot image, leur appel au sous-entendu, ont une méthode commune. Mais Stevenson a surpassé son modèle en lucidité et en grâce[16]. Cette maîtrise, il l’a conquise, il faut le dire, au prix du plus âpre effort. Il a raconté lui-même pendant combien d’années il s’en allait, un classique anglais dans sa poche, un crayon et du papier dans l’autre et s’efforçant, durant des heures, de reproduire le style de son modèle comme un peintre débutant copie les toiles de ses devanciers[17]. Après de semblables exercices renouvelés à maintes reprises sur maint auteur, Stevenson possédait un instrument parfait, le plus vibrant style anglais qu’ait manié écrivain de notre temps.

Il comparait plaisamment ses calques, ses copies, ses imitations à des grimaces de jeunes ouistitis.


« J’ai ainsi joué le rôle de singe empressé, avoue-t-il quelque part, auprès de Hazlitt, de Lamb, de Wordsworth, de Sir Thomas Brown, de Defoé, de Hawthorne, de Montaigne, de Baudelaire et d’Obermann. Je me rappelle un de ces tours de singe qui était intitulé La vanité de la morale et qui devait avoir pour seconde partie La vanité de la science. Mais la seconde partie ne fut jamais commencée. Quant à la première, elle fut écrite jusqu’à trois fois (c’est là le motif qui me décide à la faire surgir de ses cendres comme un fantôme) : la première dans la manière de Hazlitt ; puis dans celle de Ruskin, qui avait jeté sur moi un sort passager ; enfin une troisième fois en un laborieux pastiche de sir Thomas Brown. Il en fut ainsi de mes autres ouvrages : Cain, poème épique qui, à la griffe magistrale près, était une imitation de Sordello ; Robin Hood, conte en vers, prit une route intermédiaire, éclectique à travers les champs de Keats, Chaucer et Morris. Dans Monmouth, tragédie, je me reposai sur le sein de M. Swinburne. Dans mes poésies lyriques, aux pieds goutteux, je suivis bien des maîtres. Dans mon premier projet du Pardon Royal, tragédie, je m’étais engagé sur la piste d’un aussi grand personnage que Webster lui-même. En refaisant cette tragédie, ma versalité déséquilibrée m’avait entraîné à reconnaître la suzeraineté de Congrève et à concevoir, en conséquence, mon affabulation dans une forme moins sérieuse, car ce n’était point la versification de Congrève, mais son admirable prose que je goûtais et que je cherchais à copier… Et je pourrais continuer aussi sans fin, à travers tous mes romans avortés, et jusqu’à mes dernières pièces de théâtre, car non seulement elles furent conçues d’abord sous l’influence fortifiante du vieux Dumas, mais elles ont eu, elles, la chance de ressusciter. L’une d’elles, étrangement améliorée par une autre main, parut même sur la scène et fut jouée par des acteurs en chair et en os. Quant à l’autre, connue sous le nom premier de Sémiramis, tragédie, je l’ai retrouvée aux étalages des libraires sous le faux nom de Prince Otto. J’en ai dit assez pour montrer par quels artifices de travestissement, par quels efforts tenant uniquement de la ventriloquie, je vis pour la première fois mon verbe sur le papier.

« C’est ainsi, que vous l’aimiez ou non, que l’on apprend à écrire ; c’est la vraie méthode, que j’y aie réussi ou non. Ce fut ainsi que s’instruisit Keats, et il n’y eut jamais plus beau tempérament littéraire que celui de Keats…

« Le trait caractéristique de ces imitations, c’est que brille à une distance, que ne peut atteindre l’élève, son inimitable modèle. Qu’il s’évertue autant qu’il voudra, il est certain d’échouer et un proverbe aussi ancien que juste affirme que l’insuccès est la seule grande route qui mène au succès. Je dois avoir quelque disposition à m’instruire, car je condamnais mes œuvres en parfaite connaissance de cause. J’éprouvais, certes, quelque plaisir en les écrivant, mais quand elles étaient terminées, je voyais fort bien qu’elles n’étaient bonnes qu’à jeter au panier. En conséquence, je les montrais très rarement à mes amis, et ceux que j’ai pris pour confidents, j’avais dû les bien choisir, car ils eurent l’amitié de me parler très franchement. « Remplissage », disait l’un. « Je n’arrive pas à comprendre, m’écrivait un autre ; pourquoi faites-vous d’aussi mauvaises poésies lyriques ? » Et moi qui faisais de mon mieux ! Trois fois je m’exposai à une rebuffade plus autoritaire encore en envoyant un article à un magazine. Ces articles me furent renvoyés, ce dont je ne fus ni surpris ni peiné. Si on ne les avait même pas examinés, puisqu’on les prenait pour des travaux d’amateur, comme je m’en doutais bien, il était inutile de recommencer l’expérience ; si on les avait lus, eh bien ! c’est que je n’avais point encore appris à écrire, et il me fallait continuer à apprendre et à vivre[18]. »


Une des plus fortes influences qui agirent alors sur Stevenson fut celle de Walt Whitman. Le jour où il avait découvert les Leaves of Grass avait été pour lui un jour heureux entre tous.


« Ce livre, écrivait-il plus tard, ce livre devrait être dans les mains de tous les parents et de tous les tuteurs comme un spécifique contre l’angoissante maladie de la 17e année. La chlorose cède à ce traitement comme à un charme magique et la jeunesse, après une courte séance de lecture, cesse de porter le monde sur ses épaules. »


Puis ce fut la trouvaille d’Herbert Spencer.


« Très peu de temps après avoir découvert Whitman, dit-il ailleurs, je tombai sous l’influence d’Herbert Spencer. Il n’y a pas de Rabbi plus persuasif : il en est peu de meilleurs. Son langage, s’il est sec, est toujours viril et honnête. Il règne dans ses pages un esprit de joie hautement abstraite, aussi dépourvu de vêtements qu’une formule algébrique, mais joyeux tout de même. Le lecteur y trouvera un résidu de piété, qui en aura presque perdu tout le charme, mais en aura gardé les parties essentielles, et ces deux qualités font de lui un écrivain sain, de même que sa vigueur intellectuelle fait de lui un écrivain fortifiant. Je me rapprocherais beaucoup du chien si je cessais d’être reconnaissant envers Herbert Spencer[19]. »


Ayant tant lu et si peu consacré de son temps aux études inscrites au programme, il ne faut, dès lors, pas beaucoup s’étonner qu’en novembre 1872, Stevenson, lors de son examen préliminaire pour l’admission au barreau, fût fort mal préparé. Ce fut seulement la veille de l’épreuve qu’il s’avisa que le programme comportait diverses questions sur la grammaire française. Il n’avait pas le temps de se préparer en vingt-quatre heures. Il compta donc sur sa connaissance pratique de la langue et, en effet, l’examinateur voulut bien s’en contenter. Malheureusement, il y avait aussi à expliquer une page de philosophie. Le livre de texte, Hamilton ou Mackintosh, était aussi inconnu à Stevenson que les règles de la grammaire française.

Pardon, répondit-il à l’examinateur, je n’entends pas votre phraséologie.

C’est le livre de texte que je cite.

Oui, mais vous pensez bien que je n’ai pas été lire un si pauvre livre ! [20].

L’été de 1872, Stevenson passa deux ou trois semaines à Francfort avec son ami Walter Simpson qui étudiait aussi le droit ; puis il rejoignit sa mère malade et son père à Baden-Baden et termina son excursion en Allemagne par une promenade dans la Forêt-Noire. C’est sans doute à ce voyage en Allemagne qu’est due la légère influence dont M. Balfour constate l’action sur son esprit durant les années qui suivirent. Évidemment il avait fréquenté alors Heine et Gœthe dans leurs chefs-d’œuvre, mais à tout prendre, ajoute le même biographe, on sent que l’Allemagne n’avait guère de prise sur lui. Le français est la seule langue moderne qui ait jamais exercé une influence sur son style. Il avait d’ailleurs un tempérament bien plus français que germanique, le poète qui a ainsi exprimé sa compréhension de la vie.


Puisque j’ai juré de vivre ma vie et non point de me tenir le cœur en repos, que certains hommes s’assoient et boivent à l’écart, pour moi, je porte un drapeau dans la lutte.

Certains peuvent rêver tranquillement d’une épouse ; pour moi, tout le jour je fais des tierces, des quartes, car j’ai juré de vivre ma vie et non pas de me tenir le cœur en repos.

Je suis gaiement le fifre, je laisse la sagesse se pencher sur une charte et la prudence se quereller sur le Marché et je provoque la mauvaise fortune à jouer du couteau, puisque j’ai juré de vivre ma vie.


Vivre sa vie, c’était se consacrer aux lettres. De nouveaux amis, Mrs Sitwell, M. Sidney Colvin l’y poussaient, ce dernier avec l’autorité d’un lettré et d’un critique déjà réputé et jouissant, chez les éditeurs et dans les rédactions, d’un certain crédit. Une mésintelligence passagère mais violente — comme toutes — avec son frère qui, par caractère, prenait toutes choses au tragique, ne l’empêcha pas de mener à bonne fin la rédaction de sa page de début, Routes, qui fut accueillie quelques mois plus tard par le Portfolio. Il écrivit aussi un article enthousiaste sur Walt Whitman. Au prix de ces joies qu’était l’ennui de préparer derechef l’examen préparatoire du barreau qu’il passerait à Londres, si le jury s’y montrait clément à ses fantaisies ! Il partit même pour l’Angleterre, mais à Londres, tout projet dut être abandonné. Un médecin, chez qui ses amis l’emmenèrent, diagnostiqua le surmenage avec menace de phtisie et ordonna un séjour dans la Riviera et la suppression de toute cause de souci ou de fatigue. Mme Stevenson, avisée, accourut auprès de son fils et, le 5 novembre, au lieu d’affronter ses juges, le jeune étudiant partait pour Menton. Convaincu qu’il allait mourir, qu’il n’aurait pas la joie d’accomplir sa tâche ici-bas, il se confina dans son coin, lisant du George Sand en buvant le soleil, se refusant tout plaisir à son sens inutile. Puis, quand le mieux survint, il reprit courage et se remit à lutter et à travailler.


« J’ai remarqué justement, la nuit dernière, écrivait-il à sa mère, un fait curieux qui prouve combien j’ai changé depuis que je suis un peu mieux. Maintenant je consume deux bougies chaque nuit : pendant longtemps je n’en ai allumé qu’une et quand mes yeux étaient trop fatigués pour lire plus longtemps, j’éteignais même cette bougie-là et je restais dans l’obscurité. La perspective de la guérison a changé tout cela. »


Il n’était pas à Menton depuis un mois que son ami Colvin l’y rejoignit. Cette arrivée fut pour lui le meilleur des réconfortants. Il n’était plus seul, il avait un ami qu’il pouvait à son gré fréquenter ou fuir suivant le souffle de sa fantaisie du moment. Couchés sous les bois d’oliviers, assis dans une barque, respirant les brises chargées des aromes de fleurs et des senteurs des pins maritimes du cap Martin, ils lisaient Woodstock en causant de mille sujets. Puis, un jour, ce fut la visite de M. Andrew Lang, un ami de Colvin, qui devait devenir celui de Stevenson par la suite et qui n’est pas étranger à l’enfantement de Catriona. Voici sous quels traits Stevenson apparut à ce dernier : « un homme de 22 ans, le visage imberbe, l’air d’autant plus demoiselle qu’il portait les cheveux longs, atteint de consomption ». Malgré ce fâcheux diagnostic, quand M. Colvin repartit, Stevenson se sentait en convalescence, pas fort encore, très paresseux, « comme il convient à un vieillard de 80 ans, — ce qui est mon âge », écrivait-il avec humour. Il passa le reste de la saison avec des Russes de Géorgie et des Américains qui l’enchantèrent, surtout Nélitscha, une petite Russe polyglotte, qui faisait ses délices. À la fin d’avril, il renonça aux charmes de Menton. Il gagna Paris où son cousin Mowbray le pilota à travers les ateliers. Puis il réintégra le foyer domestique tour à tour à Édimbourg et à Swanston. Il y jouit relativement de plus de liberté que par le passé : Thomas Stevenson, qui avait largement subvenu à ses frais de séjour à Menton, ne pouvait persister dans ses principes de parcimonie passée. Il lui assigna une pension mensuelle de 7 livres. C’était lui permettre désormais une certaine indépendance d’allures, des voyages à Londres, à Paris, des séjours dans la forêt de Fontainebleau où s’était alors installée toute une colonie de peintres britanniques. C’est en ce temps-là qu’il connut le directeur de la Saturday Review, M. Walter Pollock, Sir Charles Dilke, Miss Thackeray, M. Leslie Stephen, Mrs Lynn Linton, qu’il admira les peintures de Burne Jones. C’est alors aussi qu’il effectua, en août 1876, le voyage à l’intérieur des terres où il parcourut en périssoire l’Escaut et l’Oise.

Depuis le 25 juillet 1875, il était inscrit au barreau d’Édimbourg où il plaida rarement, sans éclat d’ailleurs et sans profit sensible. Il puisait donc dans la bourse paternelle, qui s’entr’ouvrait un peu chichement. Il est vrai de dire que Stevenson était dépensier. Il avait les mains percées et ne savait se refuser aucun caprice. La petite colonie de Barbizon n’était pas beaucoup plus sensée. Sitôt qu’il recevait sa pension, il partait en voyage de découverte par Marlotte, Montigny, Grez, Chailly-en-Bière, Cernay, Nemours. S’il venait à Paris, c’était pour flâner sur les quais ou chez les bouquinistes du quartier Latin. Une lettre d’alors explique ainsi l’emploi d’une de ses journées.


« J’ai été entraîné dans une ardente chasse aux livres pendant toute la matinée, tout l’après-midi et plusieurs fois je suis revenu rue Racine (c’était là qu’il logeait), les bras chargés de livres, j’ai dépensé presque tout mon argent, et si j’ai eu de la chance dans ma chasse d’aujourd’hui, je crois qu’il me faudra dormir, cette nuit, sur un oreiller de mendiant. Mais j’ai eu une chance extraordinaire, et me voilà avec un tas de beaux livres. Hurrah ! Veuillez m’envoyer une avance de dix livres sur ma mensualité… Des tas d’articles s’élèvent devant moi, hurrah ! Une tentative que j’ai faite pour travailler dans quelques-unes des bibliothèques de Paris a échoué : la figure des personnages officiels était trop rébarbative : ils sont pires que des commis de banque si c’est possible… Dans les bureaux de toute espèce d’administration publique, je me sens comme Esther devant Assuérus. Je suppose qu’il y avait quelque chose de fondé dans le turkeying[21] imputé à mon père, car ce défaut m’a contagionné. »


Un des lieux qu’il fréquenta de préférence à Paris fut cet atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs que Du Maurier devait peindre plus tard dans Trilby. Une de ses lettres à sa mère décrit une fête où l’on danse follement à la lueur de lanternes chinoises et de lampes bizarres, et où l’on n’avait à boire que du sirop et de l’eau. D’autres fois, il allait applaudir dans Rome vaincue « une pièce impossible », Sarah Bernhardt « sublime en aïeule aveugle », ou s’emporter au Demi-monde contre l’indélicatesse d’Olivier de Jalin démasquant son ancienne maîtresse.


« Je revins de ce spectacle tout bouillant d’indignation, raconte-t-il. En descendant les escaliers du Français, je marche sur les pieds d’un vieux monsieur. Je me retourne pour m’excuser avec la douceur qui m’est habituelle, mais sur l’instant je me repens de cette intention, je coupe court mes excuses et j’ajoute en français quelque chose dans ce genre : « Non, vous êtes un des lâches qui ont applaudi cette pièce, je retire mes excuses. » Et le vieillard, me posant sa main sur le bras, de me dire avec un sourire vraiment céleste, tant il y avait de modération, d’ironie, de bonhomie et de connaissance du monde : « Ah ! monsieur, vous êtes bien jeune ![22] »


Il était bien jeune, en effet, bien ardent alors, très prompt aux colères et aux enthousiasmes, avec des élans de gaieté folle.


« Ceux qui ont écrit sur Stevenson d’après des impressions postérieures au temps dont je parle, remarque M. Edmund Gosse, me semblent ne pas faire ressortir suffisamment la gaieté de Stevenson à cette époque. C’était sa vertu cardinale en ces jours anciens. Une joyeuseté enfantine exultait, dansait en lui : on eût dit qu’il bondissait par-dessus les collines de la vie. Il ruisselait littéralement de bons mots, de plaisanteries ; sa gravité intime ou sa passion dans les choses abstraites cédaient à chaque instant la place à l’humeur folâtre, et quand il avait bâti sur le sable un de ses châteaux intellectuels, on était certain qu’une vague de belle humeur viendrait le balayer. Je ne saurais, quand il irait de ma vie, me rappeler aucun de ses bons mots, et écrits de sang-froid, ils pourraient paraître peu plaisants. Ils tenaient moins de l’esprit que de la nature humaine, de l’observation de la vie à des points de vue bien divers. Je désire beaucoup, cependant, qu’on ne laisse pas dans l’oubli son amour du rire bruyant, parce que dans la suite ce trait fut atténué, mais jamais entièrement effacé par la mauvaise santé, par les soucis et l’envahissement des années. Il était souvent, dans le vieux temps, d’une sottise excessive, délicieuse, sot de la sottise d’un écolier de génie et je crains que notre rire n’ait parfois agacé les oreilles des vieilles gens[23]. »


Et pourquoi n’aurait-il pas été gai ? La vie semblait lui sourire. Il avait subi ce qu’il appelle « l’invitation du grand chemin »[24] et il voyageait. Il avait voulu écrire et il écrivait. Son père lui avait constitué un petit patrimoine d’ailleurs rapidement semé par les routes, car sa bourse était celle de ses amis et il ne savait se refuser de commander un tableau à un peintre besogneux s’il avait ou s’il pouvait avoir du talent. La littérature ne lui donnait guère alors qu’une cinquantaine de livres par an. Il avait d’ailleurs fait du chemin depuis ses débuts dans le Portfolio. Il avait abordé successivement les principales revues anglaises, s’opiniâtrant malgré des échecs réitérés. En 1877, il avait commencé à publier des nouvelles. En 1878, c’était son Voyage à l’intérieur des terres, son Édimbourg ; l’année suivante ses Voyages à dos d’âne. Entre temps il travaillait à ses Nouvelles mille et une nuits. L’idée en avait surgi dans les circonstances suivantes. Un ami de Stevenson lui conta un jour l’histoire des handsom cabs dans l’atelier de sa mère à Chelsea. Le même après-midi, le Prince Florizel et le Suicide-club étaient trouvés et d’autres traits, qui furent négligés par la suite. Partie du livre fut écrite à Briford Bridge, partie à Swanston. Le Diamant du rajah à Monastier, pendant le séjour qu’y fit Stevenson après l’Exposition de 1878.

Celle-ci l’avait ramené à Paris. Son ancien maître Fleming Jenkins y figurait comme Juré et l’emmena à titre de secrétaire particulier. De nouveau, il fréquenta la Comédie française où Madeleine Brohan, Broisat, Delaunay et Worms le charmèrent dans Le Marquis de Villemer. « Quant à Sarah Bernhardt, quoique sa réputation ne fasse que pénétrer en Angleterre et qu’en France elle soit plus grande que jamais, elle n’est plus que le fantôme d’elle-même : ceux qui ne l’ont pas vue, ne la verront plus jamais, je veux dire ne la verront plus jamais tout entière. » Les travaux de l’Exposition terminés, Stevenson partit pour Monastier où il se proposait de travailler aux deux livres qu’attendait l’éditeur. Ce travail pour le Voyage à l’intérieur des terres ne consistait qu’en recherches de style. Le manuscrit avait été établi à Édimbourg, en 1877, d’après le livre de bord de Stevenson qu’il avait tantôt copié et tantôt amplifié en y ajoutant des considérations générales[25]. Il se promenait beaucoup à pied, prenait des croquis du pays. En septembre il entreprit à dos d’âne la visite des Cévennes. C’est de ce voyage que le volume parut en juin 1879 et dont il disait à son cousin : « Mon livre est sous presse. Il a de bonnes pages : je n’en puis dire plus. Un chapitre intitulé Les moines ; un autre, Un campement dans les ténèbres ; un troisième, Une nuit au milieu des pins, ont, je crois, de l’étoffe comme écriture, mais des pages entières ne sont que des protestations pour F…, bien des morceaux que, je crois, vous saurez entendre. C’est pour moi l’unique cause d’intérêt. »

Voici une de ces pages décochées à l’F… mystérieuse par-delà la distance.

« J’entendis à quelques pas une voix de femme qui chantait une vieille chanson mélancolique et interminable. À ce qu’il semble, il y était question d’amour, d’un bel amoureux, son beau galant. J’aurais voulu prendre la suite et lui répondre, tout en poursuivant, invisible, ma route sous bois, et, comme Pippa dans le fourré, tissant mes pensées avec les siennes. Que lui aurais-je dit ? Pas grand’chose, et pourtant tout ce que le cœur demande : comment le monde fait des présents et les reprend, comment il rapproche les amoureux dans le seul but de les séparer encore par la distance de pays lointains et étranges, mais que l’amour est le puissant talisman qui fait de l’univers un jardin, comment « l’espoir qui vient à tous » finit par effacer les accidents de la vie, et, d’une main tremblante, atteint jusqu’au delà du tombeau et de la mort. Bien aisé à dire, cela ; mais aussi grâce à la miséricorde de Dieu, bien aisé et bien agréable à croire[26]. »

F… cette initiale introduit, dans la vie de Stevenson, un élément qui en devait bouleverser le cours.


II


Au lendemain de leur funambulesque aventure avec le commissaire de police de Chatillon, Stevenson et Sir Walter Simpson, arrivés à Grez, amarraient leurs périssoires, l’Aréthuse et la Cigarette, devant un public de curieux attentifs. Ils distinguèrent un groupe de nouveaux venus qui s’étaient adjoints à l’ancienne colonie déjà connue d’eux. C’était une dame américaine et ses deux enfants, une jeune fille et un garçon.

L’Américaine s’appelait Mme Fanny Osbourne. Son bonheur conjugal ayant sombré en Californie dans une de ces douloureuses tragédies de la vie domestique qui ne font pas de bruit dans le monde, elle était venue en France pour se distraire de ses chagrins et y élever ses enfants. Elle et sa fille se livraient avec ardeur à l’étude de la peinture et elle avait suivi à Grez le groupe d’artistes et de compatriotes qui guidaient leurs travaux. Les deux Stennis — c’est ainsi qu’à Barbizon on appelait Stevenson et son cousin Maxwell — furent bientôt des intimes des nouvelles arrivées. Robert s’éprit de Mme Osbourne : il prolongea le plus qu’il put son séjour à Barbizon, y revint l’année suivante ; le crayon de Stevenson par Mrs Osbourne est un souvenir de cette seconde entrevue. La jeune femme paraissait partager les sentiments qu’elle inspirait, mais tout semblait s’opposer à un mariage qui devenait tous les jours le plus cher de leurs vœux. Mrs Osbourne dut retourner en Californie : sa famille n’approuvait pas ses idées de divorce. Les parents de Stevenson, qui ne gagnait pas sa vie par lui-même, ne semblaient pas mieux disposés : il n’osait même les entretenir de ses projets.

Ainsi la séparation avait toutes chances d’équivaloir à un adieu définitif et c’était le cœur brisé que Robert était parti pour Monastier. Mais l’éloignement ne tarda pas à transformer son amour en passion et quand, en 1879, la nouvelle lui arriva, d’abord, que Mrs Osbourne était sérieusement malade ; puis, que le divorce était désormais possible pour la jeune femme sans renoncer à ses enfants et sans rompre avec sa famille, Stevenson ne put plus tenir en place. Il passa les mois de printemps dans une angoisse qui le chassait sans cesse de région en région. Rien ne lui réussissait en ce moment. Il fit une tentative pour entrer au Times : il échoua. Même son volume Les voyages à dos d’âne furent un insuccès.

Le 14 juillet, il rentrait à Édimbourg et, le 30, son parti était pris : il se rendrait en Californie. Malgré l’avis de tous ses amis, il exécuta son plan et, le 7 août, sans avoir consulté son père, il s’embarquait sur la Dwinia. C’était un navire d’émigrants, mais Stevenson, pourvu de quelque argent, avait obtenu une cabine de seconde classe où il comptait continuer ses travaux littéraires pendant la traversée. Personne ne le connaissait à bord et à son arrivée à New-York, descendu dans une pension irlandaise à un shelling, il eut le plaisir de voir des jeunes filles lire son livre : il se rengorgea, mais, ô douleur ! bientôt il eut le chagrin de les entendre étouffer leurs bâillements.

Le 30 août, épuisé de fatigue, il arrivait à San-Francisco. Les nouvelles de Mrs Osbourne étaient meilleures. Il fit de nouveau 250 milles pour la voir et alla s’installer sur la masse rocheuse qui avoisine Monterey.


« Monterey était alors une localité formée de deux ou trois rues et de deux ou trois ruelles que la saison des pluies changeait en canaux et qui, en tout temps, étaient creusées de sentiers de quatre ou cinq pieds de profondeur. Il n’y avait point de réverbères dans les rues… Les maisons étaient pour la plupart construites en briques d’adobe non cuites ; beaucoup d’entre elles étaient vieilles pour un pays aussi nouveau ; certaines, de proportions très élégantes, avec des chambres basses, spacieuses, bien faites, des murs si épais que la chaleur de l’été n’arrivait pas à les sécher jusqu’au cœur… Il n’y avait de mouvement qu’autour et à l’intérieur des salons[27], où les gens passaient presque toute la journée à jouer aux cartes… Pour la moindre excursion, l’on montait à cheval. Il était bien rare qu’on ne vît point dans les grandes rues un ou deux chevaux attachés à des piquets, et faisant belle figure avec leur selle mexicaine. Dans une contrée aussi foncièrement mexicaine que Monterey, on trouve non seulement des selles mexicaines, mais encore la véritable équitation du Vaquero, — des hommes galopant à toute bride par monts et par vaux, contournant brusquement les angles les plus aigus, aiguillonnant leurs chevaux par des cris, des gestes violents, des coups de cruels éperons en forme de rondelles, les arrêtant net d’un petit mouvement, ou leur faisant faire un demi-tour complet dans un yard carré… Dans les rues, on entendait parler l’espagnol. Il était difficile de se tirer d’affaire si l’on ne pouvait employer un mot ou deux de castillan. Les seules circonstances où la population se rassemblait étaient des divertissements. Toutes les semaines avait lieu un bal, avec grande étiquette, en plus de nombreux fandangos chez les particuliers. Il y avait un orchestre d’amateurs d’une réelle valeur. Tous les soirs, des gens allaient donner des sérénades dans les rues, tantôt en groupe d’instruments et de chanteurs, tantôt isolément, chaque guitariste devant une fenêtre. C’était chose étrange que de se trouver éveillé dans une Amérique du xixe siècle et d’entendre, aux accompagnements de la guitare, s’élever pendant la nuit un de ces vieux chants d’amour espagnols qui brisent le cœur, modulés tantôt par une voix grave de baryton, tantôt par une de ces voix aiguës, pathétiques, féminines qui sont si fréquentes chez les Mexicains, et qui frappent l’oreille comme un son qui ne serait pas tout à fait humain, mais d’une profonde tristesse[28]. »


Stevenson, un peu reposé, essaya de gagner sa vie en ville en enseignant à lire aux enfants californiens. Il logeait chez un médecin, mais il mangeait au restaurant. Il décrit ainsi son auberge :


La façade, c’était à la fois une boutique de coiffeur et un bar. En arrière se trouvait une cuisine et une salle à manger. Le dîneur était admis dans une petite pièce glaciale et nue, aux murs d’adobe, meublée de chaises et de tables et ornée de quelques esquisses à l’huile rudement brossées sur le mur, à la mode de Barbizon ou de Cernay. À quelque heure qu’on se présentât, vous trouviez la table mise, avec une nappe pas très propre, et garnie, en guise de surtout, d’un plat de poivrons verts et de tomates, également agréable à l’œil et au goût. Si vous restiez là à méditer avant un repas, vous entendiez Simoneau (le restaurateur) allant et venant dans la cuisine, et remuant la vaisselle… »


La société, qui se réunissait à cette table, était cosmopolite et pittoresque, mais la diversion qu’elle apportait dans la vie de Stevenson ne l’empêchait pas de travailler avec acharnement et d’expédier à Londres de gros paquets de manuscrits.

De San-Francisco, on lui écrivait que Mrs Osbourne se rétablissait, mais que, d’autre part, les choses suivaient leur cours. Son voyage allait-il être inutile. L’énervement et le souci se joignaient à l’épreuve du climat : Stevenson tomba malade.

Sitôt remis, il se décida à rentrer à San-Francisco : il y arriva à la mi-décembre et se logea dans une petite chambre dans le Bush Street. Dans une lettre écrite en janvier 1880 à Sidney Colvin, il décrit ainsi sa vie à San-Francisco, à une époque où sa situation était tout à fait gênée.


« Le matin, par tous les temps, entre huit heures et neuf heures et demie, on peut voir un gentleman très élancé, couvert d’un ulster, un volume boutonné dans la poche de devant, sortir du n°608 de Bush-Street et descendre Powell-Street d’un pas alerte. Le gentleman est R. L. Stevenson ; le volume concerne Benjamin Franklin, qu’il médite de prendre comme sujet d’un de ses charmants essais. Il descend Powell, traverse Market-Street et se rend dans la sixième rue tout simplement dans une succursale de l’ancien café de Pine-Street. Je crois qu’il serait capable d’aller dans ce café même s’il pouvait le trouver. Dans la succursale, il s’assoit à une table couverte d’une toile cirée, et un garçon bien nourri, d’extraction haut hollandaise, et qui vraiment n’a été extrait qu’à moitié, place devant lui une tasse de café, un petit pain, un morceau de beurre, le tout fort bon, selon l’expression du terroir. Il y a quelque temps, R. L. S. trouvait presque toujours le morceau de beurre insuffisant, mais maintenant il sait s’y prendre de telle sorte que le beurre et le petit pain sont finis en même temps. Pour ce repas, il paie dix cents, ou cinq pence.

« Une demi-heure plus tard, les habitants de Bush-Street peuvent voir le même gentleman élancé, s’armer, comme George Washington, d’une petite hachette, pour fendre du bois, allumer son feu et casser du charbon. Il fait tout cela presque en public, sur le cadre de la fenêtre, mais il ne faut point attribuer cela à quelque désir de notoriété, bien qu’il soit vraiment vain des prouesses qu’il accomplit avec la hachette, qu’il persiste à qualifier de hache, et qu’il s’étonne chaque jour d’avoir gardé tous ses doigts.

« À partir de ce moment, pendant près de trois à quatre heures, il est en tête-à-tête avec un encrier. Mais il ne l’emploie pas à noircir ses bottes, car la seule paire qu’il possède ne connaît pas le lustre, et présente la teinte naturelle du cuir qui aurait subi l’action du cirage réduit par l’âge à l’état de gâteau sec. Le plus jeune fils de sa propriétaire fait souvent cette remarque, en voyant entrer et sortir cet étrange locataire : « V’là l’auteur. » Se pourrait-il que cet innocent aux blonds cheveux ait découvert la clef du mystère ? L’être en question est du moins assez pauvre pour appartenir à cette honorable profession.


En quatre jours, parfois, il n’adressait la parole qu’à ses propriétaires et au garçon de restaurant. Perdu dans une ville immense, il n’y prenait guère le temps de lier des connaissances : Williams, le peintre, et sa femme, Charles Warren Stoddard, merveilleux écrivain, qui lui donna ses livres[29] et lui prêta ceux d’Hermann Melville[30], lui révélant ainsi les îles de la mer du Sud qui devait exercer une telle attraction sur le reste de sa vie. Quant à la presse de San-Francisco, elle fut peu accueillante.

Sur les secours de sa famille, Stevenson comptait si peu qu’il fit vendre sa bibliothèque par son ami Baxter. Thomas Stevenson avait fort mal pris, en effet, le départ de son fils. Cependant, quand il le sut malade, il lui envoya vingt livres. Malheureusement la lettre se perdit.

Stevenson avait épuisé ses dernières forces à soigner l’enfant dont parle sa lettre à M. Colvin. L’auteur réussit à guérir le petit malade, mais il succomba à son tour au mal. Il était sur la terrible pente qui mène à la phtisie : la fièvre le dévorait. Il avait des périodes d’extinction de voix, des sueurs froides, tous les caractères de la consomption lente. Heureusement Fanny Osbourne venait d’obtenir le divorce : elle était redevenue Fanny Van de Grift. Elle avait désormais la liberté, dont elle devait tant de fois user par la suite, de lui servir de garde-malade. Elle accourut à son chevet.

Thomas Stevenson s’apitoyait d’autre part. Il avait appris toute la vérité sur les causes et les raisons de son voyage. « Il était absurde à Louis, disait-il, de s’affamer lui-même. » Il se disait prêt, sur une demande télégraphique, de lui envoyer telle somme qu’il désirerait.


Ça été un coup terrible pour mon amour-propre que de fléchir, écrivait Stevenson à son ami Baxter, mais voilà : — la chose est faite : il n’y a pas de remède. Si ma santé avait tenu bon un mois de plus, j’aurais pu gagner de quoi vivre un an, mais épuisé, comme je le suis, je n’ai autour de moi que des travaux inachevés. C’est un bonheur que mon père se soit trouvé là, car autrement il m’eût fallu travailler jusqu’à me tuer[31].


En avril, un télégramme de son père lui apprit que sa pension serait élevée désormais à 250 livres par an (6.250 francs). Tous les obstacles étaient levés. Le 19 mai 1880, Robert Louis Stevenson épousa Fanny Van de Grift dans la maison du docteur Scott, en présence des témoins strictement indispensables.

Ce mariage, si impatiemment désiré, assura son bonheur. Les amis ont toujours vu dans Mme Stevenson, rapporte M. Colvin, « un caractère aussi ferme, aussi attrayant, aussi romanesque que le sien, une compagne toujours prête à partager ses pensées, à le suivre en toutes ses aventures, l’amie la plus sincère parmi tous les amis qu’il avait, le critique de ses œuvres le plus perspicace et le plus stimulant, et quand il était malade, malgré sa santé précaire, la garde la plus dévouée et la plus efficace ».

Stevenson ne l’a jamais vue autrement. Dans ses Chants du voyage, il l’a peinte dans les strophes suivantes :


Fidèle, brune, vive, sincère,
Avec des yeux d’or où perle la rosée des buissons,
Franche comme l’acier, droite comme une lame,
Le grand Artiste
Fit ainsi ma compagne.
Honneur, colère, vaillance, flamme,
Amour qu’une existence ne saurait lasser,
Que la mort ne saurait éteindre, que le mal ne peut agiter,
Le puissant Maître
Lui donna tout cela.
Savante, tendre, camarade, épouse,
Compagne fidèle de voyage à travers la vie,
Cœur débordant, âme libre,
L’Auguste Père me la donna telle[32].


Et, en plus humble prose, il disait d’elle quelques années plus tard :


« Ma femme a son plus beau plumage. Je l’aime plus que jamais, et je l’admire encore davantage, et je ne peux concevoir ce que j’ai fait pour mériter un tel présent. Cette remarque soudaine est tombée de ma plume, elle n’a rien qui me ressemble, mais dans le cas où vous ne le sauriez pas, je puis tout aussi bien vous dire que mon mariage a été le plus heureux du monde. Je le dis, et comme je suis le fils de mes parents, je puis le dire en connaissance de cause. Elle est tout pour moi, femme, frère, sœur, fille, compagne chérie, je ne la changerais pas contre une déesse ou une sainte. Voilà où nous en sommes, après quatre ans de mariage. »


Sitôt la cérémonie accomplie, Stevenson, sa femme et les jeunes Osbourne allèrent vivre dans un établissement minier, à 50 milles dans la montagne, au-dessus de San-Francisco. C’est là qu’il mena la vie de squatter qu’il a racontée dans les Squatters de Silverado. En juillet, ils quittèrent Calistoga et vers le milieu d’août, dans le port de Liverpool, Stevenson présentait sa femme à son père et à sa mère venus, avec son ami Colvin, l’accueillir à son débarquement. Mme Louis fit la conquête de ses beaux-parents et, en particulier, de son beau-père, qui, plein d’estime pour son esprit et de confiance en sa pondération, devait à son lit de mort demander à son fils la promesse qu’il ne publierait rien sans l’agrément de sa femme. Stevenson passa ensuite son été dans les Highlands qu’il était tout disposé à trouver superbes ; mais comme il était incapable d’y affronter les rigueurs d’une saison d’hiver, en octobre, son oncle, le docteur J. Balfour et le docteur Clark, de Londres, l’envoyèrent passer l’hiver à Davos en Suisse. Cette station était fort animée avec son soleil brûlant donnant sur la neige étincelante, mais le plus charmant était le proche voisinage de John Addington Symonds, pour qui Edmund Gosse lui avait donné une introduction. Les conversations avec Symonds facilitèrent l’action du climat que Stevenson a décrit en pages charmantes :


« Il n’est pas aisé dire où cela se tient, mais cette joie des hivers alpins est à elle-même sa propre récompense. Bien qu’en un certain sens, elle n’ait pas de fondement, elle mérite largement qu’on s’occupe de la perfectionner. Le rêve de la santé est parfait, tout le temps qu’il dure, et si en essayant de vous en rendre compte, vous ne tardez pas à dissiper la chère illusion, du moins chaque jour, et plusieurs fois par jour, vous avez conscience d’une force que vous possédez à peine, et d’un plaisir de vivre des plus vifs dans son éphémère réalité. La splendeur, — le ciel et la terre conspirent à cette splendeur, — la légèreté et le calme de l’atmosphère, le silence étrange, émouvant, plus émouvant qu’un tumulte, la neige, la glace, le paysage enchanté, tout concourt à l’effet produit sur la mémoire, tous vous tapent sur la tête, et cependant, quand vous avez passé en revue tout cela, vous n’avez point fait un pas vers l’explication, ni même vers la description de cette délicate nuance d’entrain que vous ressentez — délicate, dites-vous, et pourtant excessive, plus grande qu’on ne saurait le dire en prose, trop grande peut-être pour les forces d’un être maladif.

Il y a un certain vin de France, connu en Angleterre sous un déguisement gazeux, mais qui, bu dans son pays natal, est calme comme une mare, transparent comme une eau de rivière et capiteux comme de la poésie. Il est plus que probable que dans son noble état originel, c’est ce même vin d’Anjou qu’aimait tant Athos, dans les Mousquetaires. Si donc le lecteur a jamais fait descendre un second et copieux déjeuner à l’aide du vin en question, et qu’il soit parti, en selle sur ce breuvage, par une chaude et brillante heure de midi, il aura senti un effet tout aussi puissant, bien qu’étrangement plus grossier, que ce féerique chatouillement des nerfs parmi la neige et le brillant soleil des Alpes.

C’est là aussi, en quelque sorte, nous ne dirons pas de l’ivresse, mais de l’insobriété. Alors aussi, l’on marche au milieu d’un ardent rayonnement intellectuel, en s’abandonnant à des méditations souriantes, indéfinies. Et qu’on soit réellement aussi malin ou aussi fort qu’on le suppose, dans l’un et l’autre cas, on goûtera sa chimère aussi longtemps qu’elle dure.

« L’influence de cet air capiteux se fait sentir de bien des façons secondaires. Les gens formulent leurs jugements avec une canonnade de syllabes. Un mot énergique leur plaît autant qu’un repas, et le tour d’une phrase porte plus loin que l’honneur ou la sagesse. L’écrivain de profession doit s’attendre à subir bien des tristes vicissitudes. Tout d’abord, il lui est absolument impossible d’écrire. Le cœur est, à ce qu’il semble, inerte à la sollicitation des affaires, et le cerveau, laissé sans nourriture, décline tout doucement. Ensuite, il lui revient un peu de puissance de travail, avec accompagnement de santé, de migraine. À la fin, la source point, et alors jaillit de sa plume tout un monde bégayant et turbulent de polysyllabes. Il les écrit de bonne foi, comme s’il se sentait inspiré ; c’est seulement quand il se met à lire ce qu’il a écrit que la surprise et l’inquiétude envahissent son esprit. Que va-t-il faire, le pauvre homme ? Tous les petits poissons parlent comme des baleines. Cette enflure de levain, cette architecture raide et compassée de la phrase lui sont venues pendant qu’il dormait, et ce n’est point à lui, c’est aux Alpes qu’il faut s’en prendre. Il n’est peut-être pas le seul, ce qui le console un peu. D’ailleurs le mal n’est pas sans remède. Un jour, quand le printemps reviendra, il descendra un peu plus bas dans ce monde et retrouvera des inflexions plus calmes, un langage plus modeste…

« Est-ce là un retour de jeunesse, ou est-ce une congestion du cerveau ? C’est peut-être une sorte de congestion du cerveau qui porte le malade, quand tout va bien, à affronter le jour nouveau avec une pétillante gaieté. C’est certainement la congestion qui peuple la nuit de visions hideuses, qui hante toutes les chambres d’un caravansérail aux nombreux étages de cauchemars loquaces et fait que, bien des gens, après l’insomnie, paraissent en retard au déjeuner. Au moyen de cette théorie, le cynique peut expliquer toute la chose : entrain, cauchemar, pompe du langage et le reste. Mais, d’autre part, l’état heureux d’adolescence peut aussi être un symptôme de cette même affection, car les deux efforts ont une étrange similitude, et le caractère intellectuel du malade dans les Alpes est une sorte de jeunesse intermittente, avec des périodes de lassitude. La fontaine de Jouvence ne fonctionne pas d’une manière uniforme dans ces endroits ; mais enfin elle y fonctionne, et peut-être elle ne sourd nulle autre part[33].


En dépit de cette nouvelle jeunesse intellectuelle, Stevenson ne produisit que fort peu de choses le premier hiver. Il avait rêvé d’écrire une histoire d’Écosse et n’en écrivit pas une ligne. Quand il était bien, il vivait dehors, courant la campagne avec un chien. Malade, il restait couché. Un matin, au moment où son état passait à l’hôtel pour le plus bas, on vint avertir au petit jour un jeune clergyman écossais, dont il avait fait récemment la connaissance, en lui disant que Stevenson le demandait sur-le-champ. L’ecclésiastique passa en hâte ses vêtements et se précipita chez Stevenson qu’il croyait mourant.

Pour l’amour de Dieu, avez-vous apporté ici un Horace ? lui cria le prétendu moribond en guise de bienvenue.

Sur la fin de l’hiver, cependant, il réussit à travailler trois heures par jour : deux le matin et une l’après-midi. C’est alors qu’il écrivit les quatre articles sur Davos en mai, pour la Pall Mall Gazette, son étude sur Pepys et son article pour la Fortnightly.

La fin du séjour à Davos fut attristée par les derniers jours de l’enfant de Mrs Sitwell qui était venu mourir là. Le retour par la France ne se passa pas sans incident. À Saint-Germain-en-Laye, les Stevenson demeurèrent en détresse, faute d’argent, chez un hôtelier grincheux ; mais par un heureux coup de théâtre, l’arrivée d’un mandat télégraphique convainquit le soupçonneux industriel qu’il avait eu affaire au fils excentrique de quelque millionnaire.

L’été en Écosse, à Kinnard cottage, à Pitlochry, fut une saison de répit pour Stevenson qui en profita pour écrire la majeure partie de ses contes fantastiques et mettre la dernière main au Trésor de l’île. C’était là un récit inventé pour distraire son beau-fils qui lui demandait toujours quelque chose d’intéressant. Avant de repartir pour Davos, dix-neuf chapitres étaient écrits et le Young folks commençait en octobre à en insérer des chapitres avant même que le manuscrit ne fût terminé. Heureusement, cette année-là, Stevenson travailla à Davos comme un homme bien portant : les quatorze derniers chapitres ne lui coûtèrent qu’une semaine d’efforts.

Stevenson habitait, cet hiver-là, un chalet où il se sentait bien chez lui : il était aguerri contre le climat et n’avait plus à subir d’interruption. Aussi comme les pages s’entassaient sur son bureau : Les Squatters de Silverado, des articles de revues, des vers, des nouvelles, bref plus de 35.000 mots en cinq mois ! Comme récréation, de grandes batailles aux soldats de plomb avec son beau-fils, car Penwar et Candahar rendaient Stevenson aussi chauvin qu’en sa petite enfance. Malheureusement ce climat si propice au romancier était nuisible à sa femme. À plusieurs reprises, elle dut s’éloigner et aller chercher un air moins vif à Berne et à Zurich.

L’été suivant, Stevenson visita la contrée où fut tué Appin et prépara ainsi les descriptions qui encadrent le principal épisode d’Enlevé. À ce moment il rêvait un drame historique sur la mort de ce Campbell, et non le roman qu’il devait écrire plus tard. Le Cornhill magazine était chaque mois heureux de publier ses articles. Les Nouvelles Mille et une nuits parurent en avril, au moment où à Stobo, Stevenson éprouvait une hémorragie qui le décida à consulter derechef le Dr Clark. Celui-ci jugea que le climat du midi de la France était ce que l’on pouvait rêver de mieux pour Stevenson et, dès la fin de septembre, accompagné de son cousin Maxwell, car Mme Stevenson était trop malade pour pouvoir faire le voyage en ce moment, le romancier partit pour Montpellier. Le mistral l’en chassa vers Marseille et, à mi-octobre, Mme Stevenson le rejoignit à la campagne Defli qu’il venait de louer à quelques kilomètres de Marseille, à Saint-Marcel. Dans une lettre au peintre Haddon, Stevenson la décrivait ainsi :


Dans une jolie vallée, entre les collines partie brisées, partie à crêtes blanches, une grande, grande olivette cultivée par un paysan, un bel et bon chaos de rochers, une petite pinède, en face la station du chemin de fer et deux lignes d’omnibus pour Marseille. 48 livres par an. Cela s’appelle la campagne Defli. Campagne des punaises, campagne des moucherons la nuit, et à en mourir !


Mais malgré ces récriminations humoristiques, Stevenson songeait à un établissement durable à Saint-Marcel : il ressentait le besoin de se fixer quelque part et la crainte de confier de nouveau sa vie aux étés de l’Écosse. Une épidémie de fièvres l’obligea à quitter brusquement Saint-Marcel. Stevenson, vu le peu de ressources dont on disposait, partit en avant et l’on se réfugia d’abord à l’hôtel, à Hyères, puis au chalet de la Solitude, en face les Îles d’or. Là, Stevenson vécut neuf mois dans un parfait bonheur entre ce grand cottage, « aussi vaste que les chalets de Davos », ce petit jardin, qui ressemblait à un décor de conte de fées, et ce panorama merveilleux de la Méditerranée. Il n’y avait qu’un point noir : c’était le manque d’argent. Stevenson ne gagnait rien et ne produisait rien depuis quelques mois. La maison Cassell lui offrit 100 livres de l’édition en livre du Trésor de l’île. C’était plus qu’il n’espérait et c’était aussi le coup de fouet nécessaire au travailleur. En quelques jours, les Squatters de Silverado furent relus, retouchés, envoyés au Century. Le 10 avril, il se remettait au Prince Otto qu’il poussait activement pendant plusieurs mois : alors le besoin de développer à son gré le caractère de la comtesse Von Rosen l’obligea à ajouter quelques chapitres à son plan. À la fin de mai, sur la demande de la maison Henderson, il se mettait à écrire la Flèche noire et à la fin de juin les premiers chapitres étaient insérés dans Young folks. Il passa à Royat le mois de juillet et retourna ensuite à Hyères à la Solitude.

Fin novembre, le Trésor parut en volume avec un succès énorme. Gladstone fut un des plus grands admirateurs de ce livre qu’il lut, paraît-il, en une nuit. Le succès fut général, mais ce n’était pas encore un succès d’argent. La vente, la première année, ne dépassa pas 5.600 exemplaires.

L’hiver finit mal. Au moment où Henley et Baxter, deux vieux amis, vinrent passer les fêtes à la Solitude, Stevenson, qui s’était surmené pour achever son roman avant leur arrivée, voulut leur faire les honneurs du pays. En mai, il prit froid, mais on n’attacha pas d’importance à son malaise. Soudain la situation devint grave. Le médecin invita Mme Stevenson à appeler auprès d’elle quelque membre de sa famille. Mowbray accourut et l’aida à soigner Louis et à le ramener à Hyères. Il s’y traîna tout l’hiver, passant d’une hémorragie à une ophthalmie, qui le laissa aveugle quelques semaines. C’est pendant ce temps que, pour le distraire, Mme Stevenson se mit à lui conter les récits qu’ils ont plus tard employés dans Le Dynamiteur. M. Stevenson père était trop malade pour qu’on pût recourir à lui. Baxter et Henley envoyèrent leur médecin à Hyères et quelques jours après, Mme Stevenson écrivait à sa belle-mère :


Le docteur dit : « Faites-le vivre jusqu’à quarante ans, et alors, quoiqu’il reste prêt à prendre son vol, il pourra vivre jusqu’à quatre-vingt-six ans. » — Mais entre son âge actuel et quarante ans, il faut qu’il vive en quelque sorte comme s’il marchait sur des œufs, et pendant les deux ans qui suivront, il devra s’assujettir à l’existence d’un malade, si bien portant qu’il se sente. Il faut qu’il soit parfaitement tranquille, qu’il n’ait de souci à propos de quoi que ce soit, qu’il n’éprouve ni heurts ni surprises, pas même de surprises agréables, qu’il ne mange pas trop, ne boive pas trop, ne rie pas trop ; il pourra écrire un peu, mais pas trop ; qu’il cause très peu, et qu’il ne marche qu’autant que cela lui sera indispensable.


Stevenson hésita alors à retourner à Davos ; puis, il se décida, après une saison à Royat, à partir pour Londres où on allait jouer son drame Deacon Brodie. Après un très court séjour à Londres, le convalescent se rendit à Bournemouth et s’installa dans une maison meublée de Branksome Park.

Il semble qu’ainsi à portée de Londres, mêlé au mouvement littéraire anglais, ce séjour à Bournemouth eût dû être fécond pour Stevenson dont l’ami Colvin venait d’être nommé conservateur des imprimés au British Museum. Sa santé l’y priva de tout plaisir et le rendit presque incapable de tout travail. Il avait remporté avec Deacon Brodie un succès qui l’encourageait à écrire pour le théâtre. En quelques semaines, Beau Austin et Amiral Guinea furent mis au point en collaboration avec M. Henley, puis, devant la nécessité de besogne pressée et les difficultés de la mise en scène, abandonnés[34]. Les magazines réclamaient des manuscrits, des nouvelles, des contes de Noël, des articles. Aidé de Mme Stevenson, il se mit à écrire la deuxième série des Nouvelles mille et une nuits. Il commença aussi deux romans bientôt interrompus pour songer à Enlevé.

Ce premier hiver n’avait, en somme, pas été défavorable. Thomas Stevenson en était si heureux qu’il acheta à Bournemouth une maison dont il fit cadeau à sa belle-fille. On l’appela Skerrymore et on y transporta les livres et tous les objets qui garnissaient le chalet d’Hyères. Dès lors, Stevenson fut enchanté de son cabinet de travail. Il s’y sentait, disait-il, comme un vieux mendiant d’Irlande dans une salle du trône. Aux amis d’autrefois se joignaient souvent le peintre Sargent, M. William Archer, Sir Percy Shelley, le fils du célèbre poète.

Le printemps de 1885 vit tour à tour paraître Le Prince Otto et les Nouvelles mille et une nuits. C’est à ce moment qu’il écrivit en trois jours L’Étrange histoire du docteur Jekyll et de M. Hyde. Il en était tout fiévreux. Il avait eu récemment une hémorragie et on lui avait défendu toute agitation. Mme Stevenson, après une lecture, lui communiqua ses critiques par écrit pour lui éviter toute secousse : un moment après, la clochette la rappelait. Stevenson, couché dans son lit, lui montra du geste un petit tas de cendres. Il avait brûlé le manuscrit, décidé à le récrire suivant les indications de Mme Stevenson. Cette fois, il mit encore trois jours à rédiger la version nouvelle qu’il revisa ensuite pendant six semaines. L’Étrange histoire du docteur Jekyll et de M. Hyde parut en un petit volume à un shelling. Les éditeurs Longmans en jetèrent 40.000 dans la circulation, de janvier à juin 1886, outre une édition autorisée en Amérique et de nombreuses contrefaçons.

Pendant que son livre se répandait ainsi par le monde, Stevenson s’était remis à Enlevé, abandonné depuis des années, et de mai à juillet ce roman parut dans Young folks, puis en volume chez Cassell. Mathew Arnold et Lang se déclarèrent les admirateurs de ce roman qui contenait d’après eux plus d’esprit écossais que n’importe quelle œuvre anglaise.

Après avoir si bien travaillé, Stevenson s’accorda un voyage à Paris avec M. et Mme Low. Le peintre était un de ses amis d’autrefois et ils prirent un double plaisir à parcourir ensemble la ville où ils avaient passé des journées si gaies. Ils visitèrent de compagnie Rodin, mais durent s’abstenir d’un voyage en bateau sur le Rhône qu’ils avaient rêvé. Au retour à Bournemouth, en automne, ils y trouvèrent M. Thomas et sa femme installés pour l’hiver. La santé de l’ingénieur déclinait tous les jours. En février, sa femme réussit à l’emmener à Torquay, mais à la mi-août il dut regagner Édimbourg et, le 6 mai, il était si mal que Louis dut partir en hâte pour recueillir son dernier soupir. Dans l’élan de son chagrin, le romancier se refusa à prendre les précautions auxquelles il était sans cesse obligé et rentra seulement à Bournemouth après les funérailles, épuisé de fatigue.

La mort de son père changeait l’existence de Robert Louis. Mme Thomas Stevenson n’avait nulle raison de ne pas suivre son fils et sa bru là où ils iraient résider. La lutte avec la maladie si difficilement soutenue depuis plusieurs années semblait nécessiter un nouveau déplacement. Les médecins parlaient d’envoyer Stevenson dans un sanatorium des Indes ou dans le Colorado. Le 20 août, Stevenson allait à Londres hâter les derniers préparatifs et faire ses adieux à ses amis. Le 21, on s’embarqua sur le Steamship Ludgate Hill qui malheureusement allait au Havre prendre un chargement de chevaux. Mais tout le monde était de bonne humeur et disposé à s’accommoder des difficultés du voyage. Stevenson s’était, d’ailleurs, fait un ami à bord, le grand singe Jacko et tout se fût passé pour le mieux si dans les parages de Terre-Neuve le romancier n’avait pris froid, de telle sorte qu’il dut s’aliter en débarquant. Heureusement M. Low attendait les voyageurs à côté d’un essaim de reporters. Une semaine de lit répara le dommage et c’est ce qui explique que Saint-Gaudens l’ait, dans son médaillon, représenté couché, car il lui donna alors les premières séances de pose[35].

Stevenson se trouvait en Amérique dans des circonstances bien différentes de celles de son premier voyage. Il était en pleine notoriété. Les éditeurs Scribner et Mac Clure se disputaient sa prose à grand renfort de bank-notes. L’important, c’était de vivre. Le Colorado, d’après les renseignements recueillis à New-York, serait un séjour impossible pour Mme Stevenson. Restaient les monts Adirondacks près de la frontière canadienne. Mme Stevenson et son fils partirent en février et, le 3 octobre, Louis et sa mère les rejoignirent. Le site choisi était aux bords du lac Saranac, à un endroit où le chemin de fer n’arrivait pas encore, mais devait être inauguré prochainement. Saranac avait des ressources relativement satisfaisantes, un médecin à demeure, et quand Mme Louis eut fait provision de fourrures au Canada, on pensa que l’hiver n’y serait pas trop dur. Il fut glacial. Pendant un mois, le froid se maintint à 30° au-dessous de zéro et c’est dans ce froid, qui ne lui déplaisait pas d’ailleurs, que Stevenson ourdit la conception première de son troisième grand roman écossais, Le maître de Ballantraé. M. Osbourne écrivait Le colis égaré et un autre roman que beau-père et beau-fils reprirent en collaboration. Ainsi s’écoula l’hiver.

À la fin de mars, Mme Stevenson alla visiter sa famille en Californie et étudier une installation au bord de l’Atlantique. Au milieu d’avril, Stevenson descendit à New-York avec le projet d’y passer une quinzaine.


Il était malade quand je le vis à New-York au printemps de 1888, comme il redescendait des Adirondacks, écrit une Américaine. Il était alité. Il restait souvent au lit des journées entières, si bien que le superbe portrait que Saint-Gaudens avait fait de lui l’automne d’avant et qui le représente soutenu de ses oreillers et enveloppé de ses draps, doit rappeler à beaucoup d’amis américains le Stevenson qu’ils ont le plus souvent vu. L’hôtel était un petit hôtel et sa chambre la plus petite. Il y avait beaucoup de choses sur le lit de Stevenson, ce qui se mange et ce qui se fume, ce qu’il faut pour écrire et pour lire. J’ai vu des lits de malades mieux ordonnés et aussi des malades attifés plus à la mode. Stevenson enveloppait ses épaules d’un vieux manteau rouge avec un trou pour la tête au milieu, un serape, je crois, qui, fané et taché d’encre, ressemblait fort à un tablier décoloré. Mais la malpropreté ne semblait que prouver son désir de mieux employer chaque minute. Évidemment toutes ces choses avaient été mises là à la portée du malade, non pas en cas qu’il en eût besoin, mais pour répondre à une nécessité actuelle et pressante. Malade comme il l’était, Stevenson avait lu, et écrit, et fumé comme Saint-Gaudens l’avait modelé. Son corps était mal en point, mais son esprit était plus brillant, plus curieux, plus ardent, plus sain, plus alerte que celui d’aucun autre mortel.


Il rêvait alors voyager en mer. Il venait de toucher 3.000 livres de l’héritage paternel. Pouvait-il rêver un meilleur placement qu’une croisière dans les mers du Sud. « Si l’affaire manque, 2.000 livres sont perdues, écrivait-il à un intime, et je crois que je ne puis mieux les employer ; d’autre part je recouvre la santé. » Il avait reçu de MM. Mac Clure des offres très libérales pour une série de lettres sur ses excursions dans le Pacifique. L’important était de ne faire que traverser San-Francisco que Stevenson avait en horreur[36]. Tout bien pesé, le romancier se décida donc pour le voyage. Le Crick le Casco fut loué à son propriétaire pour la saison. M. Osbourne fit choisir les Marquises comme but de la navigation et le 28 juin 1880 le Casco mettait à la voile.


III


Le sort en était jeté.

Stevenson allait vivre trois années sur le Pacifique, errant à travers l’immensité, tantôt aux îles Hawaï, tantôt à l’archipel Gilbert, tantôt à Tahiti et tantôt à Samoa. On peut dire que pendant cette période, il n’est pas un groupe d’îles de quelque importance que ce soit qui n’ait eu sa visite.

Le Casco fit sa première escale aux îles Marquises. Stevenson y trouva un climat plus chaud et un air plus pur. Puis le Casco flotta plusieurs semaines en plein Océan. Aussi la vue de Nouka-Hiva, après cette solitude, fut-elle une joie pour Stevenson. Il était en pays connu : n’avait-il pas lu Typee d’Hermann Melville ? Outre les Polynésiens, il y avait là un trafiquant blanc. Et d’ailleurs les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau, ne sont-ils pas les mêmes ?


La singulière étroitesse des bornes de ce monde, et par-dessus tout le petit nombre des combinaisons humaines s’imposent également à l’esprit du lecteur et à celui du voyageur. Le premier court de livre en livre, le second à travers l’espace peuplé, et ils retombent tout étonnés sur les mêmes histoires plaisantes, la même mode, la même phase d’évolution sociale. Sous un voile de ténèbres, ce port-ci pourrait être un port des Hébrides, et s’il me fallait appeler ces gens-ci des sauvages (chose que tout l’or du monde ne me ferait point faire), quel nom pourrais-je trouver pour l’habitant des Hébrides ? Les Highlands et les Îles, pour peu qu’on remonte à plus d’un siècle, étaient dans une crise de convulsion et de transition, tout comme les îles Marquises aujourd’hui. Dans l’une, est proscrite l’habitude autrefois générale du tatouage, dans l’autre un costume préféré ; dans les deux, les hommes désarmés, les chefs avilis, de nouvelles modes introduites, et principalement cette nouvelle et pernicieuse mode de faire de l’argent le but final de l’existence ; l’âge commercial, succédant soudain à l’âge militant ; la guerre, avec ses trêves et ses coutumes courtoises, remplacée soudain par la paix et ses efforts sans fin ; les moyens d’existence cessant d’être arrachés impudemment des mains d’un ennemi héréditaire, pour être soustraits par des exigences et des filouteries à des voisins porte à porte, à de vieux amis de la famille ; dans les deux cas, l’homme privé de son luxe ; de même que pour le couvert des ombres de la nuit, l’on emmène les bœufs loin des pâturages des basses terres interdites au Highlander qui aime la viande, de même ici les porcs du village voisin sont enlevés la nuit par le Canaque anthropophage.


Ainsi transporté dans le monde où se maria Loti, Stevenson s’y trouvait de plain-pied grâce à ce qu’il savait des Highlands.


« Quand j’avais besoin de quelque détail de coutume sauvage, ou de croyance superstitieuse, je remontais le courant de l’histoire de mes pères, et j’y trouvais ce qu’il me fallait dans quelque trait d’un état d’égale barbarie. Michael Scott, la tête de Lord Derwenwater, la seconde vue, le Kelpie des eaux, tout cela était pour ma pêche une amorce infaillible. La tête du taureau noir de Stirling me fit trouver la légende de Rahero. Ce que je savais de Cluny Macpherson ou des Stewarts d’Appin me permit d’apprendre et de comprendre les Tevas de Tahiti. L’indigène cessa d’éprouver de la confusion ; son sentiment de parenté se réchauffa et ses lèvres s’ouvrirent. C’est ce sentiment de parenté que le voyageur doit faire naître et partager ; sans cela il fera mieux de se contenter de voyager du lit bleu au lit marron »[37].


Ce sentiment de parenté, Stevenson le ressentait pleinement, et de leur côté aussi, les Canaques en éprouvaient quelque chose. Stanislas, le fils de la reine Vaekeku, l’ancienne reine cannibale, devenue la compagne des sœurs, lui disait : « Ah ! vous devriez rester ici, mon cher ami. Vous êtes les gens qu’il faut pour les Canaques. Vous êtes doux, vous et votre famille. Vous seriez chéris dans toutes les îles. » Partout il en fut de même.

Stevenson avait la compréhension de l’âme indigène, mais il savait aussi comprendre les missionnaires, les demi-sang et les trafiquants blancs. Prêtres, frères-lais, gouverneurs, gendarmes devenaient ses amis. Les pandores des Marquises lui contèrent bien des épisodes curieux de la guerre de 1870 et, lui, leur dit l’histoire de Gordon, le siège de Lucknow, la bataille de Cawnpore. Le père Siméon et le frère Michel lui parlèrent tour à tour de la terre natale et de « ces bons indigènes peut-être plus civilisés que nous-mêmes ».

Le 22 août, le Casco remit à la voile pour Taahauku dans l’île de Hiva-oa et là ou à Atuona, la baie voisine, Stevenson passa douze jours. Ensuite vint une escale à Tahiti gagnée par une navigation à travers les atolls des Poumotous. Papeete parut à Stevenson la plus merveilleuse cité du plus merveilleux archipel des mers du midi, mais le romancier était si épuisé que rien ne pouvait lui plaire. Il repartit donc pour faire le tour de l’île et aborda à Taravao dans le voisinage de Tantera. Mme Stevenson mère resta à bord. Stevenson, accablé de fatigue, se fit porter à terre.


En débarquant à Tantera, rapporte Jules Desfontaines, il avait cru mourir : il vomissait le sang à pleine bouche et cet étranger au visage si pâle, si doux, si évangélique, encadré dans sa longue chevelure, arrivant ainsi des pays lointains comme pour mourir à Tahiti, avait tellement ému les indigènes de Tantera qu’ils ne savaient comment lui exprimer leur sympathie. Tous, les uns après les autres, lui rendaient visite et, pour lui être agréable, lui apportaient, qui de la volaille, qui un petit cochon. Il avait reçu des fruits en telle quantité qu’il aurait pu en remplir toute une chambre.


Un Chinois céda un wagon et un couple de chevaux qui emmenèrent Stevenson dans la montagne. Le malade ne se soutenait qu’au moyen de petites doses de coca fréquemment administrées par Mme Stevenson et Valentine Duval, la fidèle servante provençale.

À peine installés à Tautira, les arrivants y furent visités par la princesse Moé, ex-reine de Raiatea, une de ces Tahitiennes bonnes et charmantes que nous a révélées Pierre Loti. Moé était accourue à la nouvelle qu’un blanc se mourait. Elle emmena le malade dans le palais d’Ori et Mme Stevenson n’a cessé de déclarer qu’elle sauva ainsi la vie à son mari.

Malgré le mieux qui ne tarda pas à se produire, il ne pouvait être question de poursuivre la navigation et d’aller visiter les îles voisines : Huahina, Raiatea, Borabora. Le Casco avait dû retourner à Papeete pour y subir des réparations urgentes. Stevenson reprit donc lentement ses forces à Tautira. La science européenne n’y était représentée que par un gendarme français et un prêtre hollandais, le père Bruno. Stevenson habitait une vraie cage d’oiseau à la mode de Tahiti. Son hôte Ori était taillé comme un life-guard. Il l’avait fait adopter par son clan sous le nom de Teriitera et en prenant celui de Rui (Louis)[38]. Ori faisait déployer en son honneur toutes les splendeurs des danses et des vieux poèmes de Tahiti. Sous son influence, Stevenson écrivit ses premières ballades polynésiennes, La fête de la famine et Le chant de Rahero.

Pendant les réparations du Casco, la mauvaise saison était venue. Il régnait des vents défavorables et Tantera ne communiquait plus avec Papeete ; les rivières avaient débordé. Les ressources de Stevenson étaient épuisées. Alors Ori réunit une équipe de vaillants Tahitiens et se rendit avec eux en bateau à Papeete. Il en rapporta de l’argent et des provisions, notamment une caisse de champagne que l’on but gaiement, mais quand Ori, qui déclarait qu’il en boirait toute sa vie, en sut le prix, il renversa son verre plein.

— Il n’y a que les rois à qui il soit permis de boire un bon vin si cher, fit-il.

Et il refusa de vider sa coupe désormais.

Enfin, à Noël, on rembarqua pour Honolulu, après avoir fait à Ori les adieux les plus tendres. On avait hâte d’y être : là habitait Mrs Strong, la fille de Mme Stevenson. La traversée fut longue et les Strong désespéraient de voir arriver les voyageurs. Le Casco repartit pour San-Francisco et Stevenson s’installa à Waikiki, à 4 milles de Honolulu, sur la côte, dans une sorte d’immense pavillon. Il avait hâte de terminer Le maître de Ballantraé cédé au Scribner Magazine et qu’il fallait livrer en temps opportun. Il ne le finit qu’en mai. « Le Maître est terminé, écrivait-il, et ce sera encore un naufrage. Je n’ai plus nul goût pour la littérature. » Cet effort l’avait épuisé au point qu’il dut se confiner quelque temps avec sa femme dans un petit cottage. Depuis son arrivée à Hawaï, il voyait beaucoup de monde, depuis le roi Kalakaua, le remarquable folkloriste jusqu’au plus humble des marchands américains.

Ce fut à Honolulu que les ambassadeurs de Kalakaua à Apia fournirent à Stevenson les renseignements d’après lesquels il rédigea sa première lettre au Times sur les troubles de Samoa. Il fréquentait aussi les officiers du navire anglais Calliope. À la fin d’avril 1889, il était assez bien portant pour aller visiter le cratère de Kilauea, sur les pentes du volcan de Mauna Loa, mais le climat de la région montagneuse l’effraya et il demeura au bord de la mer. Un mois plus tard, il allait à l’île de Molokai passer une semaine à la léproserie, près du père Damien, pour lequel il éprouva la plus vive admiration et qu’il défendit plus tard contre les attaques des missionnaires anglais acharnés contre lui.

À son retour, il se prépara à un départ immédiat et sitôt qu’il put partir pour une croisière de quatre mois, l’Equator, un schooner de commerce de 62 tonnes, le prit à son bord avec sa femme et son beau-fils. Le roi Kalakaua et une troupe de musiciens étaient sur le wharf pour boire le champagne des adieux et l’escorter des accords de la musique indigène.

Cette fois, Stevenson se proposait de visiter l’archipel des îles Gilbert. C’est un groupe d’îles situé sur la ligne de l’Équateur, au sud-est des îles Marshall. Les Gilbert sont les plus arides des îlots de la Micronésie ; ils n’ont pour unique végétation que des palmiers et des pandanus. Leur faune est très rare, mais leur population, d’une race tout à fait distincte de celle de la plupart des Polynésiens de l’ouest, appelait sur eux l’attention du romancier. Les Micronésiens des Gilbert sont d’une peau plus foncée ; ils parlent une langue particulière, ont des mœurs beaucoup plus rudes. Ils ont une morale moins dépravée, le goût des jeux et de la danse, des coutumes barbares et parfois féroces.

Des Gilbert, Stevenson voulait se rendre aux îles Marshall, puis aux Carolines et finir sa croisière par Manille et les ports de la Chine. À peine en mer, il lui vint l’idée de tirer de l’histoire du brigantin naufragé Wandering Minstrel, la trame d’un roman, Le Naufrageur. Dans son imagination fertile, tout un plan d’avenir germa soudain. Il écrirait son roman. De Samoa, il l’enverrait à un éditeur. Du prix, il achèterait un navire et désormais il vivrait en marchand de la mer du Sud. « Je ne renoncerai jamais à la mer, je crois. Pour un Breton, il n’y a de vie que là. C’est de mon pauvre grand-père que j’ai hérité ce goût, j’imagine : de son vivant il avait parcouru bien des îles ; mais, s’il plaît au ciel, je le battrai à ce jeu avant que la retraite ne sonne. » Le rêve se fixa en une vision de réalité prochaine. Dès lors, on renonça aux voyages aux Mariannes et aux Carolines, à Manille et aux ports de la Chine pour choisir comme point terminus de la navigation les Samoa.

Butaritari, la première des Gilbert, où relâcha le schooner, était au moment de son arrivée en pleins troubles. Les Américains y avaient célébré, neuf jours avant, l’anniversaire de l’Indépendance des États-Unis. Le roi s’était associé avec enthousiasme à la fête ; c’était une occasion de beuverie. Tout le peuple de Butaritari avait imité son roi et le règlement des comptes avec les marchands américains avait soulevé quelques difficultés. Stevenson se vit confondu dans la bagarre, assailli à coups de pierre. Fort heureusement le roi revint à la raison, prononça le tabou contre les alcools, et chez Maka, missionnaire hawaïen, les voyageurs purent voir en paix les danses nationales et donner des représentations de lanterne magique.

Après une courte visite à Nonuti, le schooner gagna l’île Apemama où régnait alors le despote Tembinok qui ne permettait l’entrée de ses États à aucuns blancs. Par faveur exceptionnelle, il autorisa le débarquement et favorisa leur installation. Tembinok fut ainsi leur hôte pendant plusieurs semaines, si bien que l’approche de leur départ parut beaucoup affecter le potentat. Quand il avait perdu son père, disait-il, il n’avait pas éprouvé un chagrin plus vif. Un soir, il retint M. Osbourne sur la terrasse, et, en fumant sa pipe, lui exprima sa douleur de voir partir de si braves gens. Il finit par pleurer, consolé par les caresses de ses femmes qui en agissaient avec lui comme avec un enfant angoissé.

Le jour du départ se leva, enfin, et le schooner vogua vers Samoa. Le 7 décembre, on entra dans le port d’Apia, capitale de l’île Upolu. Le schooner avait fini son rôle.

Stevenson loua un cottage dans un hameau à un mille d’Apia. Il comptait y rester le temps nécessaire pour accumuler la quantité de notes nécessaires à documenter les pages de son livre sur cet archipel. Ensuite il gagnerait Sydney, il passerait l’hiver à Madère, puis rentrerait en Angleterre. Mais sa tâche d’historien, au lendemain des guerres intestines qui avaient divisé les Samoa, n’était pas aisée : il dut prolonger ses enquêtes auprès des consuls anglais et allemands et des négociants américains. Il voulut entendre aussi la voix des indigènes et alors il subit une attraction si puissante que l’idée lui vint de rayer de ses plans le séjour à Madère et de le remplacer par une prolongation de résidence à Samoa. Il acheta 300 acres de brousse à 2 milles d’Apia, et dans cette végétation si dense qu’à sa première visite avec sa femme il avait dû renoncer à pénétrer dans les fourrés, il fit ouvrir une clairière pour y bâtir son cottage. Samoa avait un agrément pour le romancier, c’est que le passage mensuel des steamers de la ligne Sydney-San-Francisco y assurait la régularité du service postal et par conséquent les relations de Stevenson et de ses éditeurs et imprimeurs. Il en profita d’ailleurs pour faire, en février 1890, un voyage à Sydney où rendez-vous avait été pris avec Mme Strong. C’est pendant ce voyage qu’il eut connaissance du violent pamphlet du docteur Hyde, ministre presbytérien à Honolulu, contre l’œuvre du père Damien. L’indignation mit la plume en mains à Stevenson.


Je sais, déclarait-il, que j’écris un libelle. Je pense qu’il amènera un procès et je suis sûr d’être ruiné et j’en demande pardon à mon honorable famille.


Une terrible hémorragie ne tarda pas à le décider à un nouveau séjour à Samoa, mais il eut bien de la peine à trouver un navire qui le ramenât à Apia. Encore eut-il le feu à bord et la caisse contenant ses manuscrits fut-elle presque miraculeusement sauvée. On ne relâcha à Apia que le temps nécessaire pour se rendre compte des progrès de la construction ; puis on voyagea à travers les atolls. On renoua connaissance avec Tembinok. On revint par la Nouvelle-Calédonie et Sydney où M. Osbourne quitta le reste de la famille pour se rendre en Angleterre avec la charge d’y régler les affaires de son beau-père et d’en rapporter le mobilier nécessaire à Vaïlima. Stevenson et sa femme retournèrent alors à Apia et s’installèrent dans une sorte de hangar pendant la durée des travaux de construction. Ainsi s’écoula l’hiver de 1890-1891.

En janvier, Stevenson laissa les travailleurs indigènes sous la direction de sa femme et vint à Sydney recevoir sa mère qui arrivait d’Écosse. Le voyage fut mouvementé. Il faillit faire naufrage en route et se troubla, très accablé pendant tout le temps de son séjour à Sydney. Il ne tarda donc pas à ramener sa mère à Apia.

La nouvelle maison n’était pas prête à la recevoir et elle dut retourner passer quelques mois à Sydney après un court séjour dans le hangar en planches. Stevenson, lui, accompagna le consul général américain dans sa visite à l’île la plus occidentale du groupe, qui venait d’être annexée par les États-Unis. Quelques jours après son retour, la famille entière s’installait dans la nouvelle maison Vaïlima, les cinq rivières. Mme Strong et son fils, Mme Stevenson mère, ne tardèrent pas à l’y rejoindre.

« Nous vivons ici dans un merveilleux pays parmi d’admirables gens et qui m’intéressent vivement. La vie est encore très dure ; ma femme et moi nous demeurons dans un cottage à deux étages, élevé d’environ 3.650 pieds au-dessus du niveau de la mer ; nous avons dû nous frayer un chemin pour y atteindre ; nos approvisionnements sont très imparfaits. Dans le temps doux de cette saison (la saison des tempêtes), nous avons beaucoup d’inconvénients ; une nuit, le vent soufflait si outrageusement contre notre petite maison que nous avons dû rester dans l’obscurité, et comme le fracas de la pluie sur le toit étouffait tout son de voix, vous pouvez vous imaginer que la soirée nous parut longue. Toutes ces choses, pourtant, me charment. »

Le village de Tanugamamono n’était pas éloigné et avait fourni les ouvriers. Ses habitants ne cessèrent ensuite de fréquenter Vaïlima. Ils étaient pleins de respect pour Tusitala et Aolélé — c’est ainsi qu’ils appelaient Robert et sa femme[39].

Dans la maison neuve, Stevenson ne tarda pas à se mettre à l’ouvrage ; il se levait à 6 heures ou même plus tôt et prenait des notes jusqu’à ce que Mme Strong, sa secrétaire préférée, fût disposée à se mettre au travail vers 8 heures. Alors il dictait jusque vers midi. Après un substantiel repas, causerie, lecture à haute voix ou partie de piquet, parfois une leçon de français ou d’histoire à Austin Strong. Sur le soir, une visite à Apia, une promenade à travers les bois ou une partie de tennis jusqu’au dîner. À la veillée, les cartes ou un peu de musique.

Quand Stevenson était trop emballé par son travail, rien ne pouvait l’en détacher : mais le plus souvent, en dehors du travail du matin, on menait à Vaïlima une vie de loisirs. Souvent c’étaient des visites d’indigènes, des blancs d’Apia qui venaient voisiner. D’autres fois, des Anglais ou des Américains de distinction venaient réclamer l’hospitalité, le peintre Lafarge ou l’historien Adams par exemple. Bien lui en prenait d’ailleurs d’habiter ce climat délicieux. Jamais il n’eût pu vivre en Europe.

En 1893, il écrivait à M. George Meredith :


« Pendant quatorze ans, je n’ai jamais eu un jour de bonne santé réelle. Je me suis toujours réveillé las et mis au lit fatigué. J’ai écrit au lit, j’ai écrit hors du lit, j’ai écrit après des hémorragies, j’ai écrit tout défaillant, j’ai écrit pendant que la toux me déchirait, j’ai écrit quand ma tête tournait de faiblesse, et pour avoir tenu si longtemps, il me semble que j’ai gagné ma gageure et repris mon gant. Je me trouve maintenant mieux que je n’ai été, à dire la vérité, depuis que je suis venu pour la première fois dans le Pacifique, et pourtant, il ne se passe guère de jours où je n’éprouve pas quelque souffrance physique. Ainsi, la bataille continue, — mal ou bien, c’est un détail, pourvu qu’elle continue. J’étais né pour un combat, et les puissances ont décidé que mon champ de bataille obscur et sans gloire serait le lit et la fiole à potion. »


Cette existence devait s’anéantir brusquement en plein labeur malgré le mal. Le 3 décembre 1894 était une journée de courrier. Stevenson passa son après-midi à répondre à ses amis d’Angleterre. Au coucher du soleil, il sortit de son cabinet de travail, causa gaiement avec sa femme et joua aux cartes avec elle. Il déclara avoir grand’faim et voulut descendre à la cave pour en monter une bouteille de vieux Bourgogne, mais soudain il porta la main à son front :

— Qu’est-ce que c’est ?… Oh ! n’ai-je pas un air étrange ?

Et il tomba sur ses genoux.

Aussitôt il perdit connaissance. Vainement les siens essayèrent de lui porter secours. Entouré de ses serviteurs indigènes, il expira à 8 heures 10 du soir.

Enveloppé du drapeau national, le corps demeura étendu dans le hall où le mal avait terrassé le grand romancier. Les serviteurs samoans, presque tous catholiques, récitaient près de lui les prières des morts en latin et en samoan.

Le 4 au matin, arriva le doyen du clan du chef, Mataafa, l’exilé politique au rappel de qui Stevenson s’était tant employé, entouré des autres membres du clan.

— Je ne suis qu’un pauvre Samoan, un ignorant, dit-il en s’accroupissant près du corps et en entonnant une sorte de Vocero ; d’autres sont riches, ils peuvent donner à Tusitala en présents d’adieu de riches nattes. Je suis pauvre, et je ne puis rien donner en ce dernier jour où il reçoit ses amis. Cependant, je ne crains point de venir regarder pour la dernière fois la face de mon ami, que je ne verrai plus jusqu’au jour où nous nous retrouverons devant Dieu ! Voyez : Tusitala est mort. Mataafa aussi nous est mort. Ces deux grands amis ont été pris par Dieu. Quand Mataafa fut enlevé, que restait-il pour nous venir en aide, si ce n’est Tusitala ? Nous étions en prison, et il s’occupait de nous. Nous étions malades et il nous ramenait à la santé. Nous étions affamés, et il nous donnait à manger. Le jour n’était pas plus long que ses bienfaits. Vous êtes de grands personnages et pleins d’affection. Pourtant lequel d’entre vous est plus grand que Tusitala ? Qu’est votre amour à côté de l’amour qu’avait Tusitala ? Notre clan était le clan de Tusitala, et c’est pour lui que je parle aujourd’hui ; Tusitala en faisait partie aussi, nous les pleurons l’un et l’autre.

Toute la matinée, les Samoans arrivèrent par bandes, apportant des fleurs. À une heure, ils prirent le corps et le portèrent à la place choisie par Stevenson pour y dormir son dernier sommeil et pour lequel il avait lui-même préparé son épitaphe.


Sous le Ciel vaste et plein d’étoiles,
Creusez ma fosse et laissez-moi là en paix.
Content j’ai vécu, et content je meurs
Et je me suis couché avec un désir :

Voici les vers que vous graverez pour moi :
Il repose là même où il aspirait à être,
Il est chez lui, le marin, chez lui au retour de la mer,
Il est chez lui, le chasseur au retour de la colline.


Un an plus tard, Tuimalcalï fano et son village de Falelata, Scumanutafa, le chef d’Apia, les villages de Vaiée et de Safata, Falefa et bien d’autres, rapporte Mme Isobel Osbourne Strong, venaient à Vaïlima pleurer Tusitala « qui dort dans la forêt », Tusitala « qui n’est plus à Vaïlima et qui n’y reviendra plus[40] ».

En Europe et en Amérique, la mort du romancier ne causa pas moins de stupeur. C’était à coup sûr une grande force littéraire qui disparaissait, un grand et noble forgeur de la phrase qui s’éteignait, sa tâche achevée.

Stevenson est par excellence l’artiste moderne dans la littérature anglaise de la fin du xixe siècle avec tout ce que ce mot remporte de complication et de recherche.

On a comparé l’art de Stevenson à celui de Scott. Mais il faut le constater, leurs procédés différaient essentiellement. Scott puisait dans un trésor inépuisable l’érudition, l’invention, l’humour, le pathétique, et les prodiguait sans art, et pour ainsi dire, au hasard. Stevenson qui, malgré son brillant, n’avait ni les ressources multiples de Scott, ni son imagination luxuriante, récoltait des matériaux par un labeur immense, les triait minutieusement, et quand il se décidait à en faire usage, n’avait de repos qu’il ne fût arrivé à leur donner la place la plus appropriée, à mettre chaque détail sous le jour le plus avantageux. Aucun de ses joyaux n’est un diamant brut. Chaque gemme est taillée, polie, autant qu’elle peut l’être, et sertie dans un or du travail le plus rare et le plus savant. Mais ayant jusqu’en ses moindres fibres conscience de son art, Stevenson était beaucoup trop avisé pour ne point s’avouer incapable d’atteindre à la hauteur où s’était élevé Scott, pour ne point se reconnaître incapable d’une création comme le baron de Bradwardine, comme l’Antiquaire, comme Jeanne Deans, incapable de combiner un chef-d’œuvre d’intrigue comme l’est celle de Guy Mannering.

Stevenson parlait donc de Scott comme du Roi qui règne de haut et de loin sur les romanciers, « qui possédait au même degré que Balzac et le Thackeray de la Foire aux vanités, le pinceau du véritable créateur ». En même temps, c’est à peine s’il reconnaissait un artiste en Walter Scott. Il déclare par exemple que Le Pirate est « un livre mal écrit, déguenillé ». Il présente Scott comme un écrivain qui s’est assigné la tâche mercenaire de déverser sur ses lecteurs un flot de bavardage languissant et flou, un écrivain qui écrit en mauvais anglais, et un piètre conteur. « C’était un homme heureusement créé pour rêver les yeux ouverts, un voyant de visions capricieuses, belles ou plaisantes, mais il n’avait guère du grand artiste, et même de l’artiste en soi, dans le sens viril de ce mot. Il se plaisait à lui-même, et c’est ainsi qu’il nous a plu. Il a goûté pleinement à tous les plaisirs de son art, mais nul n’en connut moins les peines, les veilles et les angoisses. Il fut un grand romancier et un enfant vaniteux ! »

Ces mots sont, au fond, une confession : ils révèlent le secret de cette élaboration consciente d’où résulte cette merveilleuse beauté plastique qui distingue tous les écrits, sans exception, de Stevenson. Ils avouent aussi ce qui fut le côté faible de son immense talent ; ils mettent en lumière le caractère factice, artificiel, voulu de sa prose.

Et pourtant quelles pages maîtresses que la fuite dans la bruyère d’Enlevé, le procès de David Balfour dans Catriona, le duel dans les ténèbres du Maître de Ballantraé. Quels portraits que celui d’Alan Breck, de la délicieuse Catriona ! En y songeant, on répète le mot du haut chef samoan Mataafa.


Qui fut une fois l’ami de Tusitala
Demeure toujours l’ami de Tusitala


Albert Savine.



  1. Robert-Louis Stevenson a eu, dès le lendemain de sa mort, de nombreux biographes. Voici une petite bibliographie des ouvrages écrits sur lui, sans parler des articles de revue :

    Prof. W. Raleigh, Robert-Louis Stevenson (Londres, 1896). — Mary Fraser, In Stevenson’s Samoa (Londres, 1895). — B. Carman, a sea mark, a threnody for R. L. Stevenson (Boston, 1895). — Marg. Armour, Home and early Haunts of. R. L. Stevenson (Londres, s. d.). — E. Bantyre Simpson, Robert Louis Stevenson’s Edinburgh days (Londres, 1898). — L. Cope Cornford, Robert Louis Stevenson (Edinburgh, 1899). — J. Geddie, The home coun, try of R. L. Stevenson (Edinburgh). — H. Bellyse Baildon, Robert Louis Stevenson, a life study in criticism (Londres, 1901). — Graham Balfour, The life of Robert Louis Stevenson (Londres, 1901).

  2. D’après J.-H. Stevenson d’Édimbourg, il faut renoncer à ces beaux rêves de lancettes et de claymores (Balfour, I, p. 14).
  3. R. L. Stevenson, Memoirs and portraits. Sur les Stevenson on peut voir les excellents articles du Dictionary of national biography.
  4. Balfour, I, p. 105. Les Balfour étaient alliés aux Whyte et, par sa mère, Stevenson cousinait avec le major George Whyte Melville, le romancier du high life.
  5. Balfour, I, p. 30, note.
  6. Alison Cunningham est le prototype d’Alison Hardie, la fille de Limekilns qui fait passer le Forth à David Balfour et à Alan Breck.
  7. Réflexions sérieuses pendant la vie et les surprenantes aventures de Robinson Crusoé, troisième partie du Robinson Crusoé de Defoé.
  8. R. L. Stevenson, Juvenilia, p. 310 (Rosa quo locorum).
  9. Cela n’empêche pas son biographe et parent Balfour, qui paraît bien renseigné, d’estimer que, s’il se fût par la suite occupé de politique, il eût été un ferme soutien de la politique Tory.
  10. Cité par Balfour, I, p. 84.
  11. Robert Fergusson (1750-1774), poète écossais, qui déçut les espérances qu’il avait fait concevoir et mourut à 24 ans dans un asile de fous, après une vie d’excès alternés de privations.
  12. Balfour, I, p. 96.
  13. Baildon, p. 62.
  14. Auteur de livres appréciés sur Rubens et Velasquez.
  15. Balfour, I, p. 98, note.
  16. The Athenœum, 23 décembre 1894.
  17. Century magazine, novembre 1895.
  18. Reflections and remarks on human life, p. 41 (cité par Balfour).
  19. R. L. Stevenson, Later Essays, p 279.
  20. Balfour I, p. 106.
  21. Le turkeying est cette sorte de timidité qui saisit un homme dans un milieu auquel il se juge inférieur.
  22. R. L. Stevenson’s letters, II, p. 94.
  23. Gosse, Criticals Kitcats, 1896, p. 278 et sq.
  24. Le mot est de Stevenson lui-même.

    Voici le passage : « Il est un refrain de la nature que personne n’a mis encore ni en paroles humaines ni en musique : on pourrait l’appeler l’invitation du grand chemin. C’est cet air qui murmure sans cesse à l’oreille du bohémien ; c’est sous son inspiration que nos ancêtres nomades errèrent tout le cours de leur vie. »

  25. Le lecteur français peut lire cet ouvrage dans la traduction française donnée par M. Lucien Lemaire sous le titre : À la pagaie sur l’Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l’Oise (Lechevallier, 1900).
  26. R. L. Stevenson, Voyages à dos d’âne, p. 310.
  27. Le salon de Californie c’est le bar, le cabaret et même le mauvais lieu (Voir la Vie au Rancho du Président Roosevelt trad. Savine).
  28. R. L. Stevenson, À travers les plaines, p. 179.
  29. Charles Warren Stoddard est l’auteur de South Seas idylls (1873), The lepers of Molokai (1885). Aucune de ces œuvres n’a encore été traduite en français. Me Bentzon a publié dans la Revue des Deux-Mondes du 1er décembre 1896 une remarquable étude : Un Loti américain : Charles Warren Stoddard.
  30. Hermann Melville a publié en 1846 et 1847 deux récits océaniens Typée et Omoo. Ni l’un ni l’autre ne sont traduits en français, mais nos compatriotes peuvent lire, de Louis Becke, Scènes de la vie polynésienne, traduction Henri Château (Dujarric, 1904), et il convient aussi, à propos des Mers du Sud, de signaler un ouvrage non littéraire mais documentaire d’Eugène Degrave, L’affaire Rorique : Le bagne (Stock).
  31. Cité par Balfour, I, p. 175.
  32. Chants de voyage, XXVI.
  33. Article dans la Pall Mall Gazette (5 mars 1881), cité par Balfour.
  34. Beau Austin fut joué à Haymarket en 1890.
  35. Il posa également l’année suivante en revenant des Adirondacks.
  36. Voir comment Stevenson décrit San-Francisco à cette époque : « Il y a des quartiers de bandits où il est dangereux d’aller la nuit, des caves où se donnent des spectacles, et que le chercheur de plaisirs qui est prudent préfère éviter. Le port d’armes cachées est prohibé mais la loi est violée continuellement. Un directeur de journal a été tué raide d’un coup de feu pendant mon séjour ici, un autre circulait dans les rues en compagnie d’un bravo, son ange gardien. J’ai mangé tranquillement des huîtres dans un restaurant et dans ce restaurant même, dix minutes à peine après mon départ, il s’échangeait des coups de feu qui ont porté. J’ai vu un homme qui, posté à un coin de rue, épiait attentivement, en tenant à la main derrière son dos un long Smith-Wesson qui brillait. Quelqu’un l’avait offensé de je ne sais quelle manière, et il l’attendait pour venger sur lui. Les capitales du Pacifique, édition d’Édimbourg, p. 198.
  37. Dans les Mers du Sud, p. 14.
  38. Il n’y a pas d’L en tahitien.
  39. Tusitala signifie le conteur d’histoires et Aolélé veut dire Belle comme un nuage qui vole.
  40. Chant indigène en l’honneur de Stevenson.