Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 90-99).


CHAPITRE X

LE SIÈGE DE LA DUNETTE


Mais maintenant notre temps de tranquillité était à sa fin. Ceux du pont avaient attendu mon retour et enfin perdu patience.

À peine Alan avait-il fini de parler, que le capitaine montra sa figure à la porte ouverte.

— Halte ! cria Alan en dirigeant vers lui la pointe de son épée.

Le capitaine s’arrêta bien, mais ne fit pas la grimace, il ne recula pas d’une semelle.

— Une épée nue ? dit-il. C’est une étrange façon de reconnaître l’hospitalité.

— Me voyez-vous ? dit Alan. Je suis de lignée royale, je porte un nom de roi. Mon blason est le chêne. Voyez-vous mon épée, elle a fait sauter la tête à plus de Wigamores que vous n’avez d’orteils aux pieds. Rappelez vos canailles, monsieur, et en garde. Plus tôt commencera le choc, plus vite vous aurez ce fer planté dans quelque endroit mortel.

Le capitaine ne répondit rien à Alan, mais il me lança un mauvais regard :

— David, dit-il, je me rappellerai ceci.

Et le son de sa voix m’arriva comme une déclaration de guerre.

L’instant d’après, il était parti.

— Et maintenant, dit Alan, bon courage à la besogne, car on va en découdre.

Alan tira son poignard, qu’il tint de la main gauche, pour le cas où ses adversaires passeraient par-dessous son épée.

De mon côté, je me hissai sur le poste avec une brassée de pistolets, et, le cœur quelque peu oppressé, j’ouvris la fenêtre à laquelle je devais être en sentinelle.

Je ne pouvais surveiller de là qu’une petite étendue du pont, mais cela suffisait pour notre plan.

La mer s’était calmée, le vent était régulier et tenait les voiles uniformément tendues, de sorte qu’il régnait à bord un grand silence, dans lequel j’entendis parler à voix basse.

Un peu après, il y eut sur le pont un choc d’acier. À ce bruit je compris qu’on se faisait le partage des coutelas, et qu’on en avait laissé tomber un.

Ensuite le silence se rétablit.

Je ne sais si j’étais ce que vous appelez effrayé, mais mon cœur battait comme celui d’un oiseau, à coups très petits et très rapides.

Il passait devant mes yeux un brouillard que je dissipais en les frottant continuellement, et qui revenait sans cesse.

Quant à de l’espoir, je n’en avais aucun ; je n’éprouvais qu’une sombre désespérance, avec une sorte de colère contre tout le monde, qui me poussait à vendre ma vie aussi cher que je le pourrais.

J’essayais de prier, je m’en souviens, mais cette même précipitation d’esprit, analogue à celle d’un homme qui court, ne me laissait pas trouver les mots, et mon plus grand désir était que l’affaire s’engageât et se terminât le plus vite possible.

Elle commença soudain quand le moment fut venu, et avec un fracas de pas et de hurlements, avec un cri poussé par Alan, un bruit de coups, et des plaintes comme celles d’un homme qui a été atteint.

Je regardai en arrière par-dessus mon épaule, et je vis, dans le passage, M. Shuan, qui croisait le fer avec Alan.

— C’est lui qui a tué le mousse, criai-je.

— Regardez à votre fenêtre, dit Alan, et pendant que je détournais la tête, je le vis plonger son épée dans le corps de l’homme.

Il n’était que temps pour moi de regarder de mon côté, car j’avais à peine remis la tête à la fenêtre que cinq hommes, portant une vergue comme un bélier, passèrent en courant près de moi, et prirent position pour enfoncer la porte.

Je n’avais, de ma vie, tiré un coup de pistolet ; je n’avais que rarement tiré des coups de fusil, et bien moins encore contre un de mes semblables.

Mais c’était l’occasion, ou jamais, de le faire, et comme ils donnaient de l’élan à la vergue, je criai :

— Attrape.

Et je tirai dans le tas.

Je dus atteindre l’un d’eux, car il poussa un cri et fit un pas en arrière, pendant que les autres s’arrêtaient, un peu déconcertés.

Avant qu’ils fussent revenus à eux, j’envoyai une autre balle par-dessus leurs têtes et à mon troisième coup, qui ne porta pas mieux que le second, toute la troupe lâcha la vergue et s’enfuit en courant.

Alors mon regard fit le tour de la dunette.

Tout l’espace en était rempli par la fumée de mes coups de feu, et il me semblait que mes oreilles avaient éclaté par l’effet des détonations.

Alan était toujours là, debout, mais son épée était rouge de sang jusqu’à la poignée, et il se redressait d’un air si triomphant, il avait pris une si belle attitude, qu’il paraissait invincible.

À ses pieds, sur le sol, M. Shuan était tombé sur les mains et les genoux, le sang lui sortait à flot par la bouche et il s’affaiblissait de plus en plus, la figure pâle et terrifiée.

Pendant que je regardais, quelqu’un de ceux qui étaient derrière lui le prit par les pieds et le sortit de la dunette.

Je crois qu’il expira à ce moment même.

— Tenez, en voilà un de vos Whigs, cria Alan.

Alors se tournant de mon côté, il me demanda si j’avais fait de bonne besogne.

Je lui dis que j’en avais atteint un, et que je croyais que c’était le capitaine.

— Pour moi, j’ai réglé leur compte à deux, dit-il. D’ailleurs cette saignée ne suffit pas. Ils vont revenir. À votre poste, David ! Ce n’était qu’une liqueur avant dîner.

Je revins à ma place.

Je rechargeai les trois pistolets que j’avais tirés, et je me tins l’œil et l’oreille au guet.

Nos ennemis se chamaillaient sur le pont à peu de distance, et à si haute voix que je pus saisir un mot ou deux à travers le grondement des flots.

— C’est Shuan qui a écopé.

Un autre répondit en ces termes :

— Bah ! mon cher. C’est lui qui a payé le fifre.

Et aussitôt les voix se calmèrent et on entendit les mêmes chuchotements qu’auparavant.

Seulement, à présent, une seule personne parlait, comme si elle exposait un plan ; tantôt l’un, tantôt l’autre lui répondaient en termes brefs, comme des hommes qui reçoivent des ordres.

Cela me fit comprendre qu’ils allaient revenir, et je prévins Alan.

— Nous ne pouvons rien demander de mieux, dit-il. À moins que nous n’arrivions à les dégoûter pour de bon et à en finir, il n’y aura de sommeil ni pour vous ni pour moi. Mais cette fois, faites attention, ce sera sérieux de leur côté.

Pendant ce temps, mes pistolets étaient prêts, et je n’avais plus qu’à écouter et à attendre.

Tant qu’avait duré l’engagement, je n’avais pas le loisir de me demander si j’avais eu peur, mais maintenant que le silence était revenu, mon esprit ne poursuivait pas d’autre idée.

La pensée d’épées tranchantes et du froid de l’acier me dominait fortement, et quand je commençai à entendre des pas furtifs et le froufrou des habits des hommes contre les parois de la dunette et que je compris qu’ils prenaient leurs places dans les ténèbres, je crois que j’aurais été sur le point de crier grâce.

Tout cela se passait du côté d’Alan, et je croyais déjà que j’avais fini de jouer mon rôle dans la bataille quand j’entendis quelqu’un descendre avec précaution sur le toit au-dessus de moi.

Alors se fit entendre un seul coup de clairon de mer ; c’était le signal.

Une masse d’hommes s’élança coutelas en main contre la porte ; en même temps la vitre de la lucarne vola en mille morceaux ; un homme passa par l’ouverture et sauta sur le sol.

Avant qu’il se fût remis debout, j’avais appuyé un pistolet sur son dos, et j’aurais pu tirer, à ce moment, mais à son contact, au contact de cet homme plein de vie, toute ma chair se révolta, et il me fut aussi impossible de presser sur la détente que de m’envoler.

En sautant, il avait laissé tomber son coutelas, et quand il sentit le pistolet, il se retourna brusquement et me saisit, en hurlant un juron.

Alors, soit que le courage me fût revenu, soit que j’eusse tant de peur que le résultat fut le même, je poussai un cri, je tirai et l’atteignis en plein corps.

Il lâcha le plus horrible, le plus abominable blasphème et tomba sur le sol.

Le pied d’un second ennemi, dont les jambes se balançaient dans le vide au-dessous de la lucarne, me heurta à la tête à ce même moment.

Alors je saisis un autre pistolet, et la balle lui traversa la cuisse et il vint s’abattre comme une masse sur le corps de son compagnon.

Il n’y avait pas de danger de manquer son coup, pas plus que je n’avais le temps de viser.

Je dirigeai le canon de mon arme vers le même endroit et je fis feu.

J’aurais pu rester là longtemps à les regarder, mais j’entendis Alan appeler à l’aide, et cela me rappela à la réalité.

Il avait défendu la porte bien longtemps, mais un des marins, profitant de ce qu’il se battait avec d’autres, avait passé par-dessous son épée, et l’avait saisi par le corps.

Alan le lardait à coups de poignard, mais l’autre restait cramponné comme une sangsue.

Un autre avait forcé l’entrée et levait son coutelas.

La porte encadrait leurs silhouettes.

Je pensai que nous étions perdus, et, prenant mon coutelas, je tombai sur leur flanc.

Mais je n’eus point à secourir Alan.

Le lutteur avait enfin lâché prise, et Alan faisant un bond en arrière pour reprendre sa distance, fondit sur les autres comme un taureau, en poussant des hurlements.

Ils se dispersèrent devant lui, s’évanouirent comme l’eau, tournant, courant, tombant les uns sur les autres dans leur précipitation.

L’épée brillait dans sa main comme le mercure et s’enfonçait ensuite dans la masse de nos ennemis, et à chaque éclair, j’entendais le cri d’un homme atteint.

Je pensais toujours que nous étions perdus, quand je reconnus que tous avaient fui.

Alan les pourchassait sur le pont comme un chien de berger pourchasse les moutons.

Mais à peine fut-il sorti qu’il revint. Il était aussi prudent que brave. Cependant, les marins continuaient à courir en criant comme s’il était encore sur leurs talons. Nous les entendîmes dégringoler l’un sur l’autre dans le gaillard d’avant, fermer et verrouiller l’écoutille au-dessus de leurs têtes.

La dunette avait l’air d’un abattoir. Il y avait dans l’intérieur trois morts ; un autre achevait d’agoniser sur le seuil. Alan et moi nous restions, sains et saufs, maîtres du terrain.

Il vint à moi, les bras ouverts :

— Venez dans mes bras, s’écria-t-il, en m’embrassant sur les deux joues et en m’étreignant, David, je vous aime comme un frère.

Ah ! s’exclama-t-il dans une sorte d’extase. Ne suis-je pas un rude combattant ?

En disant ces mots, il se tourna vers les quatre ennemis, plongea son épée tout entière dans le corps de chacun d’eux, et les traîna ainsi dehors l’un après l’autre.

Tout en faisant cette besogne, il murmurait, fredonnait, sifflait, comme un homme qui cherche à se rappeler un air, mais ce qu’il voulait, lui, c’était en composer un.

Pendant tous ces efforts, sa figure était rouge, ses yeux étincelaient comme ceux d’un enfant de cinq ans, à qui on a donné un joujou neuf.

Bientôt il s’assit sur la table, l’épée à la main.

L’air qu’il cherchait se précisait à lui de plus en plus clairement.

Alors il se mit à chanter d’une voix retentissante une chanson en langue gaélique.

Je l’ai traduite ici, non pas en vers, ce que je ne sais pas faire, mais au moins en loyal anglais.

Il la chanta souvent par la suite et elle devint populaire ; je l’ai entendu chanter, et je me la suis fait expliquer il y a de cela bien longtemps.


Ceci est le chant de l’épée d’Alan ;
Le forgeron l’a faite,
Le feu l’a achevée.
Maintenant elle brille dans la main d’Alan Breck.

Leurs yeux étaient nombreux et luisants.
L’œil suivait à peine leurs mouvements.
Nombreuses étaient les mains qu’ils dirigeaient.
L’épée, elle, était seule.

Les daims timides se groupent sur la colline.
Ils sont nombreux, la colline est seule.
Les daims timides disparaissent.
La colline, elle, reste.

Venez à moi, des collines tapissées de bruyères,
Venez des îles de la mer,
Ô aigles, à la vue qui perce au loin.
Voici votre repas.


Or, ce chant, qu’il composa, paroles et musique, dans l’heure de notre victoire, ne me rend pas entièrement justice, à moi qui avais été à côté de lui dans la mêlée.

M. Shuan et cinq autres avaient été tués raides ou absolument mis hors de combat, mais sur ce nombre, j’en avais tué deux, les deux qui avaient passé par la lucarne ; quatre autres avaient été blessés, et sur ce nombre, l’un, et non le moins important, avait été atteint de ma main. Si bien que j’avais eu ma bonne part dans les morts et les blessés, et aurais pu prétendre à une place dans les vers d’Alan.

Mais, comme me l’a dit un jour un homme très sage, les poètes sont obligés de songer à leurs rimes, et en bonne prose Alan m’a toujours rendu amplement justice.

Pour le moment, j’étais ignorant de tout le tort qui m’était fait.

Non seulement je ne comprenais pas un mot de gaélique, mais la longue anxiété de l’attente, sa précipitation et la tension de nos deux esprits pendant le combat, et par-dessus tout, l’horreur que m’inspirait la part que j’y avais prise, m’avaient secoué si bien que, l’affaire à peine terminée, je fus heureux de me laisser tomber en chancelant sur un siège.

Ma poitrine était si contractée que je ne pouvais respirer qu’avec difficulté.

La pensée des deux hommes que j’avais tués pesait sur moi comme un cauchemar. Et tout d’un coup, avant que je me doutasse de ce qui m’arrivait, je me trouvai sanglotant et pleurant comme un enfant.

Alan me donna une tape sur l’épaule, et me dit que j’étais un brave garçon et qu’il ne me fallait qu’une chose, du sommeil.

— Je monterai la première garde, dit-il. Vous avez bien agi avec moi, David, du commencement à la fin, et je ne voudrais pas vous perdre, quand on me donnerait tout Appin, et même tout Breadalbane.

Il me fit aussitôt une couchette sur le sol, et prit la première garde, le pistolet à la main et l’épée sur les genoux, pendant trois heures, d’après la montre du capitaine, qui était accrochée au mur.

Alors il me réveilla, et je montai la garde pendant trois heures aussi.

Avant qu’elle fût terminée, il était grand jour.

C’était une matinée très calme, avec une mer lisse et roulante qui balançait le vaisseau et faisait couler le sang de droite à gauche et de gauche à droite dans la dunette, et une grosse pluie qui tambourinait sur le toit.

Pendant toute ma garde, rien ne bougea.

Le battement du gouvernail me prouva qu’il n’y avait personne à la barre.

En fait, comme je l’appris plus tard, il y avait tant de blessés et de morts, et les autres étaient si mal disposés, qu’alors M. Riach et le capitaine, tout comme Alan et moi, nous dûmes nous mettre à la barre. Sans quoi le brick eût été jeté à la côte, et personne ne s’en serait mieux trouvé.

Ce fut un bonheur que la nuit eût été si calme, car le vent était tombé dès les premières gouttes de pluie.

Même dans cette situation, je jugeai, d’après les gémissements d’un grand nombre de mouettes qui criaient et pêchaient autour du navire, que nous avions dû dériver très près de la côte ou d’une des îles Hébrides.

Enfin je regardai par la porte de la dunette, et j’aperçus les grandes collines pierreuses de Skye, à droite, et un peu plus à l’arrière la singulière île de Rum.