Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 39-49).


CHAPITRE V

JE ME RENDS À QUEEN’S FERRY


Il plut beaucoup pendant la nuit.

Le lendemain, il souffla un âpre vent d’hiver qui venait du nord-ouest, et chassait devant lui les nuages épars.

Néanmoins, et avant que le soleil eût commencé à percer ou que la dernière étoile se fût éteinte, je me mis en marche le long de la grange, et je plongeai dans une mare tournoyante.

Le corps tout échauffé de ce bain, je me rassis à côté du feu, que j’alimentai de nouveau, et je me mis à réfléchir sérieusement sur ma position.

Il n’y avait plus moyen de douter de la haine que me portait mon oncle, de ne pas penser que je n’eusse à défendre ma vie de mes propres mains, et qu’il ne laisserait échapper aucune chance pour réussir à me faire disparaître.

Mais j’étais jeune et plein de feu, et comme beaucoup d’adolescents qui ont été élevés à la campagne, j’avais une opinion très avantageuse de ma perspicacité.

En allant frapper à sa porte, je n’étais guère plus qu’un solliciteur, j’étais à peine un peu plus qu’un enfant ; il avait répondu par la perfidie et la violence à mon appel ; ce serait un beau dénoûment que de prendre le dessus et de le pousser comme un troupeau de moutons.

Je restai là assis à soigner mon genou devant le feu, en souriant, et je me vis en imagination surprenant ses secrets jusqu’au bout et arrivant à être le roi et le maître de cet homme.

Le sorcier d’Essendean, dit-on, avait fait un miroir dans lequel les gens pouvaient voir l’avenir. Ce devait être avec une autre matière que du charbon embrasé, car dans tous les tableaux qui défilaient devant moi, pendant mon immobilité, je ne voyais nulle part un vaisseau, nulle part un marin coiffé d’un bonnet de fourrure, nulle part une grosse trique levée sur ma tête indocile, nulle part le moindre signe de toutes ces tribulations qui étaient prêtes à fondre sur moi.

Pour le moment, tout gonflé d’outrecuidance, je montai et rendis la liberté à mon prisonnier.

Il me souhaita poliment le bonjour, je le lui rendis, en laissant tomber sur lui un sourire du haut de ma suffisance.

Nous nous mîmes bientôt à table pour déjeuner, comme nous aurions pu le faire la veille.

— Eh bien, monsieur, dis-je d’un ton narquois, n’avez-vous donc plus rien à me dire.

Et alors, comme il ne me faisait aucune réponse intelligible, je repris.

— Il faudrait bientôt nous expliquer l’un avec l’autre. Vous m’avez pris pour un béjaune, un Jeannot de campagne, qui n’aurait pas plus d’esprit naturel ni de courage qu’une queue de poireau. Je vous ai pris pour un brave homme, ou du moins pour un homme qui n’était pas pire que la moyenne. Nous nous sommes également trompés. Quel motif avez-vous de me craindre, de m’induire en erreur, d’attenter à ma vie ?…

Il murmura je ne sais quoi où il était question d’une plaisanterie, et alors, me voyant sourire, il changea de ton et m’assura qu’aussitôt après le déjeuner il se justifierait complètement.

Je vis à sa physionomie qu’il n’avait pas encore un mensonge prêt, et qu’il travaillait activement à en préparer un.

J’allais, je crois, le lui dire, quand nous fûmes dérangés par un coup frappé à la porte.

J’intimai à mon oncle l’ordre de rester assis où il était, j’allai ouvrir, et je vis sur le seuil un gamin à moitié développé, vêtu en marin.

À peine m’eut-il aperçu qu’il se mit à danser quelques pas de la gigue des matelots, danse dont je n’avais jamais entendu parler, et que j’avais encore moins vue, tout en faisant claquer ses doigts et s’accompagnant très en mesure ; mais avec tout cela, il était tout livide de froid, il y avait sur sa physionomie je ne sais quelle expression où on trouvait à la fois du rire et des larmes, expression des plus émouvantes, et qui s’accordait mal avec ses manifestations de gaîté.

— Ça va bien, matelot ? me dit-il d’une voix fêlée.

Je lui demandai d’un ton sec ce qui l’amenait.

— Oh ! le plaisir.

Et il se mit à chanter :

Oh ! c’est un charme pour moi, en une brillante nuit,
Dans la saison de l’année.

— Eh bien, si vous n’avez aucune affaire ici, je serai assez discourtois pour vous mettre à la porte.

— Arrêtez, frère, s’écria-t-il, n’entendez-vous pas la plaisanterie, ou voulez-vous me faire rouer de coups ? J’apporte une lettre du vieux Eeasy-Oasy pour M. Balfower.

Et tout en parlant, il me montra une lettre.

— Avec ça, matelot, dit-il, j’ai une faim de loup.

— C’est bon, dis-je, entrez à la maison, et vous aurez une bouchée, quand je devrais m’en priver.

En lui disant ces mots, je l’introduisis et le fis asseoir à ma place, où il se mit à dévorer goulûment ce qui restait du déjeuner, tout en clignant de l’œil de mon côté, et faisant des grimaces que cette pauvre créature, à ce qu’il me semblait, croyait propres à lui donner l’air d’un homme.

Pendant ce temps, mon oncle, toujours sur sa chaise, lisait la lettre et y réfléchissait. Soudain il se leva, l’air très animé, et m’attira dans le coin le plus éloigné de la pièce.

— Lisez cela, me dit-il en me mettant la lettre dans la main.

Cette lettre, la voici. Tout en écrivant, je crois la voir encore.


Auberge de Hawes, à Queen’s ferry.
« Monsieur.

« Je suis ici embossé sur mes grelins et je vous envoie mon mousse pour vous en aviser.

« Si vous avez d’autres ordres pour la traversée de long cours, n’attendez pas plus tard qu’aujourd’hui, vu que le vent nous sera favorable pour quitter l’embouchure.

« Je ne veux pas disconvenir que j’ai eu des désagréments avec votre agent, M. Rankeillor, et que si l’on ne se hâte pas d’y remédier, vous pouvez vous attendre à de grosses pertes prochainement.

« J’ai tiré un billet sur vous, comme vous le verrez en marge, et suis, Monsieur,

« Votre très humble et obéissant serviteur,
« Elias Hoseason ».


— Vous voyez, David, reprit mon oncle, dès qu’il eut vu que j’avais fini de lire, je suis associé avec ce M. Hoseason, qui est capitaine d’un brick de commerce, le Covenant, de Dysart. Maintenant, si vous voulez m’accompagner avec ce mousse, je pourrais voir le capitaine à Hawes ou même à bord du Covenant, s’il y avait des papiers à signer ; de sorte que, loin de perdre du temps, nous pourrions nous arranger avec l’homme de loi, M. Rankeillor. Après ce qui est arrivé et ce qui s’est passé, vous ne seriez guère disposé à me croire, sur ma seule parole, mais vous croirez Rankeillor. Il est le fondé de pouvoir d’une moitié de la noblesse du pays. C’est un homme âgé, qui jouit d’une grande considération et de plus il connaissait votre père.

Je restai un instant immobile, à réfléchir.

Il me faudrait aller dans quelque endroit d’embarquement, qui devait être populeux, et où mon oncle n’oserait commettre aucune violence, et d’ailleurs la société du mousse était à elle seule une protection suffisante.

Une fois là, je me dis que je pourrais le forcer à se rendre chez l’homme de loi, alors même que mon oncle eût été de mauvaise foi en me le proposant maintenant.

Peut-être aussi, au fond du cœur, avais-je le désir de voir de plus près la mer et les vaisseaux.

Vous devez vous rappeler que jusqu’alors j’avais été un terrien des collines de l’intérieur, et que deux jours seulement auparavant j’avais vu pour la première fois le golfe s’allongeant comme une nappe bleue, et les navires à voiles se mouvant dessus, pas plus gros que des jouets.

Tout bien considéré, je me décidai.

— C’est très bien, dis-je, allons à Queen’s ferry.

Mon oncle prit son chapeau et mit son habit, boucla à sa ceinture un vieux coutelas rouillé.

Nous éteignîmes le feu en marchant dessus.

On ferma la porte et nous nous mîmes en route.

Le vent, dans cette région froide, était au nord-ouest et nous cinglait directement la figure.

C’était au mois de juin, l’herbe était toute blanche de marguerites, et les arbres tout blancs de fleurs, mais à voir nos doigts et nos poignets bleuis par l’onglée, on eût cru que c’était l’hiver et que cette blancheur était celle d’une gelée de décembre.

L’oncle Ebenezer arpentait la route d’un pas lourd, zigzaguant d’un côté à l’autre comme un vieux laboureur qui revient du travail.

Il ne prononça pas un mot pendant tout le trajet, et je fus réduit à la conversation du mousse.

Il me dit qu’il se nommait Rançon, qu’il était à la mer depuis l’âge de neuf ans, mais qu’il ne savait plus quel âge il avait en ce moment, qu’il l’avait oublié.

Il me montra des marques de tatouage, en découvrant sa poitrine en plein vent, malgré mes remontrances, car je croyais que c’en était assez pour le tuer.

Il lançait d’affreux jurons dès qu’il lui en venait quelqu’un à l’esprit, mais il le faisait plutôt comme un écolier fanfaron que comme un homme.

Il se vantait de maints actes de sauvagerie et de méchanceté qu’il avait commis, vols furtifs, fausses accusations, et même, je crois, un assassinat, mais tout cela manquait tellement de vraisemblance dans les détails, tout cela était conté avec tant de faiblesse d’invention, tant d’absurdité que j’étais plus disposé à le prendre en pitié qu’à le croire.

Je lui demandai des renseignements sur le brick.

Il déclara que c’était le plus beau navire du monde.

Je l’interrogeai sur le capitaine Hoseason : il en fit également un éloge superlatif.

Heasy-Oasy, comme il appelait le patron, voilà un homme qui, selon lui, ne s’émouvait de rien au ciel et sur terre, un homme qui, comme on dit, se présenterait toutes voiles debout au jour du jugement, un homme rude, farouche, sans scrupules, et brutal.

Et tout cela, mon pauvre mousse avait appris à le considérer comme le caractère du vrai marin, de l’homme.

Il ne trouvait qu’un défaut dans son idole :

— Il n’est pas homme de mer, disait-il. C’est M. Shuan qui fait naviguer le brick. C’est le plus fin marin qu’il y ait dans sa patrie ; seulement il boit, et pour ça je vous en réponds ! Tenez, regardez.

Et rabattant un de ses bras, il me montrait une large blessure rouge, saignante, qui me glaça le sang :

— C’est lui qui a fait cela ?

— C’est M. Shuan qui l’a fait, me dit-il d’un ton de fierté.

— Comment ? m’écriai-je, c’est avec cette brutalité qu’il vous traite ? Comment ! vous n’êtes pas un esclave, pour être ainsi malmené.

— Non, dit le pauvre écervelé, changeant de ton aussitôt… Et il s’en apercevra bientôt.

Tenez, voyez, reprit-il en me montrant un grand couteau de table, qu’il prétendit avoir volé. Oh ! oui, qu’il essaye de recommencer, je l’en défie, je l’arrangerai. Oh ! ce ne sera pas le premier.

Et il accompagna cette promesse d’un pauvre juron, des plus niais, des plus hideux.

Je n’ai jamais ressenti envers qui que ce soit dans ce vaste monde autant de pitié que pour cette créature détraquée, et il me vint à l’esprit la conviction que le brick, le Covenant avec son nom dévot, n’était rien moins qu’un enfer flottant.

— N’avez-vous pas d’amis ? demandai-je.

Il me répondit qu’il avait eu son père, dans un port anglais, je ne sais plus lequel.

— C’était, lui aussi, un rude homme, mais il est mort.

— Grand Dieu, m’écriai-je, ne pourriez-vous pas gagner honnêtement votre vie à terre ?

— Oh ! non, me dit-il en clignant de l’œil, et prenant un air très malin, on me mettrait à un métier, et je connais un tour qui en vaut deux, des métiers. Oh ! pour cela, oui !

Je lui demandai quel métier pouvait être aussi terrible que celui qu’il exerçait, où sa vie était sans cesse menacée, non seulement par le vent et la mer, mais encore par l’horrible cruauté des hommes qui étaient ses maîtres.

Il me dit que c’était bien vrai, et alors il s’élança dans un éloge de la vie du marin ; il disait que c’était plaisir de descendre à terre avec de l’argent dans sa poche, et de le dépenser comme un homme, à acheter des pommes, à faire le crâne, à étonner les moutards, qu’il appelait les pieds terreux.

— Et d’ailleurs, on n’est pas si mauvais que cela, reprit-il, il y a encore pis que moi : ce sont les vingt-quatre livres. Oh ! grands dieux, il faut les voir embarquer. Oui, j’ai vu un homme aussi vieux que vous, je peux le dire (je lui paraissais vieux) et il en avait, de la barbe ! Il fallait le voir quand nous avons été au large de la rivière, et que la boisson eût fini de produire son effet, comme il pleurait, comme il se démenait ! Je vous réponds que je me suis bien amusé de lui, je vous le dis. Et il y a aussi les tout petits : Oh ! petits par rapport à moi. Je vous certifie que je les fais marcher droit. Quand nous emmenons des tout petits, j’ai un bout de câble pour les cingler.

Et il continua ainsi, jusqu’au moment où je découvris ce qu’il entendait par les vingt-quatre livres : c’étaient ces malheureux criminels qu’on emmenait par delà la mer pour en faire des esclaves dans l’Amérique du Nord, ou les êtres plus malheureux encore qui étaient enlevés, trépassés, selon l’expression, dans un but d’intérêt privé ou de vengeance.

À ce moment même, nous avions atteint le sommet de la colline et nous vîmes, au bas, Queen’s ferry et l’Espérance.

Le golfe de Forth, qui est si connu, se rétrécit à cet endroit, au point de n’avoir plus que la largeur d’un grand fleuve, et forme ainsi un appontement bien disposé, orienté du Sud au Nord, et dont l’extrémité supérieure se contourne en un port fermé, abritant des vaisseaux de toute sorte.

Au milieu même de la partie resserrée se trouve une île, avec quelques ruines.

Sur la rive du Sud on a bâti un quai pour le service des passagers ; au bout du quai, au delà de la route adossée à un joli jardin de lierre et d’aubépine, je pouvais voir la bâtisse qu’on nomme l’auberge de Hawes.

La ville de Queen’s ferry est située plus à l’ouest, et les environs de l’auberge paraissaient fort solitaires à ce moment de la journée, car le bateau venait de partir pour le Nord avec ses passagers.

Il y en avait pourtant un qui se tenait près du quai, avec quelques matelots endormis sur les bancs de nage. C’était, à ce que me dit Rançon, le bateau du brick, qui attendait le capitaine.

À un demi-mille de là, seul à l’ancrage, il me montra le Covenant même.

Il y avait à bord le branle-bas de départ ; des vergues prenaient leur place en se balançant, et comme le vent venait de côté, je pouvais entendre les chants des matelots qui halaient sur les câbles.

Après tout ce que j’avais entendu en route, je regardais ce vaisseau avec une extrême horreur, et du fond du cœur je plaignais toutes les pauvres créatures qui étaient condamnées à y naviguer.

Nous avions tous les trois atteint l’autre versant de la colline.

Alors je m’avançai à travers la route et je m’adressai à mon oncle.

— Je crois bon de vous prévenir, monsieur, lui dis-je, que rien au monde ne me décidera à monter à bord de ce Covenant.

Il parut se réveiller d’un songe.

— Eh ! fit-il, qu’est-ce que c’est ?

Je lui répétai la phrase.

— Bon ! bon, répondit-il. Nous aurons à en passer par ce qu’il vous plaira, je suppose. Pourquoi nous arrêter ici ? Il fait un froid terrible, et, si je ne me trompe, on appareille le Covenant pour la traversée.