Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 9

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 52-54).


IX


QUELQUE CHOSE COMME LE PREMIER AMOUR


Feignant d’arracher d’un arbre des fruits d’Amérique quelconques, Lubotchka arracha une feuille avec un énorme ver, et avec effroi, le jeta à terre, leva les mains, et sauta, comme ayant peur que de la terre ne jaillît quelque chose. Le jeu cessa ; nous tous, têtes rapprochées, fixâmes nos regards sur ce monstre.

Je regardais par-dessus l’épaule de Katenka, qui tâchait de soulever le ver sur une feuille, en la plaçant devant lui.

J’ai remarqué que beaucoup de fillettes ont l’habitude de remuer les épaules, en essayant, par ce mouvement, de remonter leur robe qui a un peu glissé du cou. Je me rappelle encore que Mimi se fâchait toujours pour ce mouvement et disait : « C’est un geste de femme de chambre. » En se baissant près du ver, Katenka fit précisément ce mouvement, tandis que le vent soulevait le fichu qui couvrait son cou blanc. Pendant ce mouvement, la petite épaule se trouva à deux doigts de mes lèvres. Déjà je ne regardais plus le ver, et de toutes mes forces, je baisai l’épaule de Katenka. Elle ne se tourna pas, mais je vis que son cou et ses oreilles s’empourpraient. Volodia, sans lever la tête, dit avec mépris :

— Que signifie cette tendresse ?

Et des larmes me vinrent aux yeux.

Je ne cessais de regarder Katenka. J’étais depuis longtemps habitué à son petit visage, frais, blond, et toujours je l’aimai ; mais maintenant je commençais à l’examiner plus attentivement, et je l’aimais d’avantage. Quand nous revînmes près des grandes personnes, papa, à notre grande joie, nous déclara que sur la demande de maman, notre départ était remis au lendemain matin.

Au retour, nous suivîmes le break. Volodia et moi, avec le désir de nous surpasser l’un l’autre dans l’art de l’équitation et en courage, galopions près du break. Mon ombre était plus longue qu’en allant, et à en juger d’après elle, je me supposais l’air d’un assez beau cavalier ; mais le sentiment de satisfaction personnelle que j’éprouvais, fut bientôt détruit par la circonstance suivante. Désirant charmer complètement tous ceux qui étaient dans le break, je retins un peu mon cheval, puis avec la cravache et les pieds, je le lançai, et prenant une pose gracieuse et aisée, je voulus, comme le vent, les dépasser du côté où était assise Katenka. Seulement je ne savais pas ce qui serait le mieux : de passer en silence, ou de pousser un cri ? Mais, dès que l’insupportable bête eut rejoint les chevaux attelés, malgré tous mes efforts, elle s’arrêta si brusquement, que je fus lancé de la selle sur le cou et faillis presque tomber.