Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 55-58).


X


QUEL HOMME ÉTAIT MON PÈRE


C’était un homme du siècle passé ; il avait le caractère à la fois chevaleresque, entreprenant, hardi, aimable et débauché, caractère indéfinissable, commun à toute la jeunesse de ce siècle. Il regardait avec mépris les hommes du siècle actuel, et son mépris tenait à la fois de l’orgueil inné et aussi du dépit secret de ne pouvoir obtenir en notre siècle ni l’influence, ni le succès qu’il aurait eu dans le sien. Ses deux principales passions étaient les cartes et les femmes : dans sa vie il gagna quelques millions et eut des liaisons avec une quantité innombrable de femmes de toutes les classes.

De haute taille, de belle prestance, avec une démarche singulière, à petits pas, et l’habitude de remuer les épaules, il avait les yeux petits, toujours souriants, le nez long, aquilin, les lèvres irrégulières — qui ne se plissaient pas avec grâce, mais agréablement — il avait un défaut de prononciation, zézayait, et était presque entièrement chauve.

Tel était mon père, du plus loin que je me le rappelle, et tel quel, non seulement il s’était fait la réputation d’un homme à bonnes fortunes, mais il savait plaire à tous sans exception, aux hommes de classes et de fortunes diverses, et surtout à ceux à qui il voulait plaire.

Dans chacune de ses relations il gardait la supériorité. Sans avoir jamais été du très grand monde, il fréquentait toujours ce milieu et s’y fit estimer de tous. Il connaissait ce degré précis d’orgueil et de présomption, qui, sans blesser les autres, relève un homme dans l’opinion publique. Il était original, mais pas toujours, et il ne se servait de l’originalité que pour remplacer, dans certains cas, les belles manières ou les richesses. Rien au monde ne pouvait exciter son étonnement : dans quelque situation brillante qu’il se fût trouvé, il eût semblé né pour l’occuper. Il savait si bien cacher aux autres et s’éviter à lui-même, le côté ennuyeux de la vie, plein des petites contrariétés et des tracasseries fatales pour tous, qu’il était impossible de ne pas l’envier. Il connaissait tous les objets qui procurent les plaisirs et les agréments et il en savait user. Son dada était les brillantes relations qu’il avait, tantôt grâce à la parenté de ma mère, tantôt grâce à ses amis de jeunesse, auxquels il en voulait, au fond de son âme, d’être arrivés à de si flatteuses situations, tandis que lui-même restait pour toujours lieutenant de la garde, en retraite. Comme tous les anciens militaires, il ne savait pas s’habiller à la mode, mais en revanche il s’habillait avec originalité et élégance. Il portait toujours des vêtements légers et très amples, du linge très fin, de grandes manchettes rabattues et des cols… Du reste sa haute taille, sa forte corpulence, sa tête chauve et ses mouvements aisés, tout lui allait. Il était sensible et même pleurait facilement. Souvent, en lisant à haute voix, arrivé à l’endroit pathétique, sa voix commençait à trembler, des larmes se montraient et de dépit, il laissait le livre. Il aimait la musique et chantait, en s’accompagnant au piano, les romances de son ami A…, des chansons tziganes, et quelques motifs d’opéras ; mais il n’aimait pas la musique savante, et sans se soucier de l’opinion publique, il disait franchement que les sonates de Beethoven l’ennuyaient et l’endormaient, et qu’il ne connaissait rien de mieux que « Ne m’éveillez pas, jeune fille, » que chantait Semeonova, ou « Pas seule, » chanté par la tzigane Tanioucha. Il était de ces natures qui, pour faire une bonne œuvre, ont absolument besoin d’un public, et il croyait bon cela seul que le public trouvait tel. Dieu sait s’il avait quelques convictions morales ? Sa vie était si pleine d’entraînements de toutes sortes, qu’il n’avait pas le temps de se la tracer, et il était si content de la vie, qu’il n’en éprouvait aucune nécessité.

En vieillissant, chez lui se formèrent des opinions fixes sur les choses et des principes immuables, mais uniquement au point de vue pratique : il croyait bons tous les actes et toutes les manières de vivre qui lui donnaient de la joie ou du plaisir, et il pensait que tout le monde devait faire ainsi. Il contait avec beaucoup de vivacité, et ce don augmentait, il me semble, l’élasticité de ses principes. Il était capable de considérer le même fait soit comme la plus aimable plaisanterie, soit comme la dernière des lâchetés, et d’en parler de l’une ou de l’autre façon.