Endehors/Par l’Image

Chamuel (p. 20-23).


Par l’Image


Quand un journal quotidien s’éprend de la noble idée de faire pénétrer dans les masses les subtilités exquises de l’Art, lorsque d’un autre côté une combinaison plus ou moins proprement financière lui permet de disposer de quelques dizaines de mille francs, le grand quotidien accouche d’un petit hebdomadaire.

Alors, parmi la floraison des gravures rares, il en éclôt de nouvelles. L’illustration pousse, vigoureuse. À la fontaine artistique, un robinet de plus est ouvert.

Le Supplément coule à flots.

Et c’est une affiche supplémentaire où apparaît chaque semaine, à la première page, un dessin représentant le fait saillant : la guillotine, la maison du crime, la tête de l’assassin, le portrait de M. le Président ou la physionomie d’un rôdeur.


Chaque journal adopte un genre.

Il y a les pornographies en couleurs avec le Gil Blas, les mêmes en noir avec la Lanterne ; il y a les spécialités pour tricolores massacres coloniaux avec le Petit Journal et le suprême chic du suicide avec l’Intransigeant.


L’autre jour, précisément, l’organe des refroidis volontaires avait sentimentalement mis en valeur la mort d’une demoiselle. Il s’était complu à montrer de quelle façon une jeune personne, lasse de la vie, pouvait chercher un refuge dans l’asphyxie.

On voyait, mollement étendue sur un lit de parade, une jolie fillette semblant rêver quelque songe berceur ; près du lit deux grands cierges brûlaient, tandis qu’une cassolette posée sur le sol exhalait de légers parfums qui lentement s’élevaient en transparentes spirales apportant, sans doute, à l’enfant endormie, l’éternel repos dans une dernière joie.

Les murs de la chambrette étaient tendus de blanc. Des fleurs jonchaient les meubles…

C’était poétique, c’était gentil, c’était séduisant.

La Mort n’était plus la camarde avec sa faulx ; l’œuvre de l’Intransigeant la rendait enjôleuse.

Cette façon de dire bonsoir à la compagnie n’était peut-être pas très vraie, si l’on se reporte au misérable suicide auquel faisait allusion le journal. Elle était en tout cas bien trouvée.

L’artiste qui s’exerce dans le supplément a bien le droit d’être créateur. Avec un talent inqualifiable, le dessinateur avait donné, cette fois, la recette, la formule et le décor du plus joliet des suicides.

Qu’importe, si ce n’était pas la scène qui avait eu lieu ?

C’était la scène à faire.

Et on l’a faite cette scène ; et pas plus tard qu’hier — bien imitée, sans un oubli, — telle qu’elle avait été inspirée.

Une jeune fille de dix-neuf ans, Mlle Louise Nanty, dont les parents sont de modestes négociants établis dans le quartier de Clignancourt, s’est sauvée de la maison paternelle, elle a loué une chambre dans un hôtel meublé de la rue Marcadet, et là, elle s’est donné la mort : elle a vécu le Suicide sentimental.

La pauvre, elle aussi, a tendu de blanc les murs de la chambrette — avec les draps de son lit. Des cierges ont brûlé. Le réchaud a jeté, petit à petit, l’essaim des gaz empoisonneurs et elle est passée, l’enjôlée ! pendant que se fanaient les fleurs dont les meubles et le sol étaient jonchés…

Sur une table, un numéro de l’Intransigeant illustré attestait l’entraînement dont la faible créature avait été victime :

La Provocation par l’Image…