Endehors/Branche de mai

Chamuel (p. 15-19).
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Branche de mai


Pas utile de faire encore une fois le récit des événements de Fourmies[1] ; tout le monde sait ce qui s’est passé, nul n’ignore qu’enfants, femmes, vieillards, une quarantaine environ ont été abattus par la fusillade d’un régiment de cette vaillante armée — notre espoir et notre force.

Seuls, tels poignants détails, restent éternellement sujets à méditer.

Cette jeune fille tombée au premier plan, cette gamine de dix-sept ans qui s’avançait, évidemment inquiétante, sur les bataillons carrés de nos soldats, une branche de mai dans la main ! cette enfant que trois ou quatre balles de nos merveilleux Lebel ont couchée pour jamais toute rougie d’horribles blessures — avez-vous pensé que ce ne sont pas des coups de feu tirés dans le vague d’une foule lointaine qui l’ont frappée ? Avez-vous pensé que les balles se sont concentrées sur elle comme en un rendez-vous de sang ? Vous êtes-vous demandé, une fois, angoissé :

— Si pourtant on l’avait visée, cette enfant ?

Visée !

Il faut bien qu’elle s’anime cette pensée ; car la fillette, si près, à la bouche même des fusils, presque isolée en avant-garde, on pouvait ne pas la toucher ! il suffisait de le vouloir.

Et on ne l’a pas évitée cette petite victime si proche…

Donc, derrière le hérissement des baïonnettes, le soldat s’est rageusement dit :

— Assez ! ils nous la foutent mauvaise avec leur premier mai ! sale corvée — tenue de campagne — astiquage à n’en plus finir — faire le poireau — recevoir même des cailloux — être engueulé par le sergent — et puis… c’est cette petite garce avec ce branchage en main, oh ! celle-là, elle n’y coupera pas !

Ils ont visé.


L’homme est caverneusement mauvais.

Où il est pire, c’est, à certaines heures, sous l’uniforme de soldat.

Pas besoin de se rappeler le sac des villes après la victoire, les odieuses boucheries d’après coup, les saletés tellement ignobles qu’elles ont souvent donné la peste, tout ce que laisse après elle la bande armée qui triomphe.

Il suffit de se souvenir de notre passage au régiment ; même les meilleurs d’entre nous, ceux que le métier déguisait seulement en « hommes d’armes », même ceux-là n’éprouvaient-ils pas parfois une joie féroce à faire du mal ?

En avons-nous vu, de près, des faits brutalement, largement révélateurs, que ni sous-offs, ni biribi, si puissants pourtant, n’ont contés.

En avons-nous vu de petites vilenies et de grosses lâchetés qui n’ont jamais été dites.

Jamais été dénoncées, parce que l’on veut s’en tenir aux faits épisodiques au lieu de prendre corps à corps toute la bête — la bête sacrée ! la bête à mille cornes acérées faites de sabres et de baïonnettes.


De l’armée, nous en sommes tous — chants de conscrits ou malgré nous.

Mais cette période militaire n’est-elle pas la phase la moins humaine de notre activité ?

Ah ! sûr, on est tout autre, en cet instant taxé, lorsque le métier fait de vous un être passif pour tous les personnels élans.

Et c’est fatal, irrémédiable : l’homme n’est pas assez fortement trempé pour résister à tous les coups d’épingle de la discipline, aux esquintements physiques, aux schlagues morales ; un désir de vengeance s’accumule en lui, une rage monte pouvant fondre sur n’importe qui, à propos de n’importe quoi, et c’est pour ça que « les fusils partent tout seuls ».

Chercher des responsabilités ?

D’avance on n’en veut pas trouver. On sait trop où il faudrait les faire peser.

On a indiqué des personnes : un commandant. Ce n’est qu’un otage.

Il y a ce que nous disions tout à l’heure, cette chose à laquelle on ne veut pas toucher, on n’ose pas : cette toujours cruelle bête sacrée aux mille cornes acérées faites de sabres et de baïonnettes…



  1. Le premier numéro de l’Endehors paraissait en mai 91, au lendemain même de Fourmies. — N. de l’É.