Encyclopédie méthodique/Physique/ABERRATION

ABERRATION aſtronomique ; Aberration des étoiles ; Aberration des fixes : c’eſt une eſpèce de mouvement apparent qu’on obſerve dans les étoiles : on s’étoit apperçu depuis long-tems que la poſition des étoiles éprouvoit de certaines variations qui ne répondoient en aucune manière au mouvement apparent d’un degré en ſoixante-douze ans, que leur donne la préceſſion des équinoxes. Feu M. l’abbé Picard avoit remarqué ces variations dans l’étoile polaire, dès l’année 1671. Les obſervations extrêmement multipliées de M. Bradley lui offrirent, non-ſeulement les variations obſervées par l’abbé Picard, mais encore beaucoup d’autres qu’on n’auroit pas même ſoupçonnées. Il trouva des étoiles qui paroiſſoient avoir, dans l’eſpace d’un an, une eſpèce de balancement en longitude, ſans changer en aucune manière de latitude ; d’autres qui varioient en latitude, ſans changer de longitude ; & d’autres enfin, & c’étoit le plus grand nombre, qui paroiſſoient décrire dans le ciel, pendant l’eſpace d’une année, une petite ellipſe plus ou moins alongée.

La période d’une année qu’affectoient tous ces mouvemens ſi différens les uns des autres, faiſoit bien voir que le mouvement de la terre y entroit pour beaucoup ; mais il n’étoit pas auſſi aiſé de déterminer de quelle manière il y pouvoit influer ; enfin, des efforts réitérés lui firent trouver la cauſe de ces bizarreries apparentes dans le mouvement ſucceſſif de la lumière combiné avec celui de la terre autour du ſoleil. Voyez Bradley, dans ce dictionnaire de phyſique.

On avoit cru, pendant long-tems, que la viteſſe de la lumière étoit phyſiquement infinie. M. Roëmer oſa avancer le premier qu’elle ne l’étoit pas, & même déterminer le tems qu’elle mettoit à traverſer les ſoixante-ſix millions de lieues qui forment le diamètre de l’orbe annuel. Cet exact & induſtrieux obſervateur avoit remarqué que les émerſions du premier ſatellite de Jupiter tardoient à meſure que Jupiter s’éloignoit de l’oppoſition, & que ce retardement alloit dans les éclipſes les plus proches de la conjonction, juſqu’à 11 minutes : il penſa que ces 11 minutes n’étoient que le temps que le premier rayon du ſatellite ſortant de l’ombre, mettoit à parcourir la diſtance qui ſe trouvoit entre les deux poſitions de la terre proche de l’oppoſition & proche de la jonction, & que par conſéquent la viteſſe de la lumière étoit non-ſeulement finie, mais même meſurable. Cette explication ſi naturelle ne fut cependant unanimement adoptée par les phyſiciens, que long-tems après la mort de Roëmer. Ce fut de ce mouvement ſucceſſif que Bradley tira l’explication des variations irrègulières qu’il avoit obſervées dans les étoiles, & auxquelles il donna le nom d’Aberration des fixes. Voici une idée de ſon explication, d’après l’hiſtorien de l’académie.

Qu’on imagine des files de petits corps allant par des directions parallèles entr’elles, comme, par exemple, une pluie ſans aucun vent & tombant perpendiculairement à l’horiſon ; qu’on expoſe à cette pluie un tuyau droit immobile & placé dans la même ſituation verticale ; il eſt évident que la goutte d’eau qui entre par ſon orifice ſupérieur, ſortira par l’orifice inférieur, ſans avoir, en aucune façon, touché les parties intérieures du tuyau. Mais ſi on fait mouvoir le tuyau parallèlement à lui-même, quoique ſa ſituation reſte toujours parallèle à la direction des gouttes de pluie, il arrivera néceſſairement que le mouvement du tuyau leur fera rencontrer l’une de ſes parois d’autant plutôt, que le mouvement des gouttes ſera plus lent relativement à celui du tuyau ; & il eſt aiſé de démontrer que ſi l’un & l’autre mouvement étoient égaux, la goutte de pluie qui tomberoit au centre de l’ouverture ſupérieure du tuyau rencontreroit la paroi intérieure, après avoir ſeulement parcouru une longueur égale au demi-diamètre du tuyau, & que ſa direction feroit par conſéquent, avec l’axe de ce tuyau, un angle de 45 dégrés ; d’où il ſuit que ſi l’on vouloit que les gouttes d’eau ne ſe touchaſſent point malgré ſon mouvement, il faudroit l’incliner de 45 dégrés dans le ſens de ce mouvement, & que s’il ſe faiſoit dans la circonférence d’un cercle, le tuyau décriroit autour de la ligne verticale qui paſſeroit par le centre de ſa baſe, un cône dont l’angle ſeroit de 90 dégrés.

Ce qu’on vient de dire a dû faire voir que le changement d’inclinaiſon qu’il faut faire ſubir au tuyau, pour que, malgré ſon mouvement, les gouttes de pluie ne touchent point les parois intérieures, dépend abſolument de la proportion qu’il y aura entre la viteſſe de ce mouvement & celle des gouttes de pluie, & que plus cette dernière ſera grande, relativement à l’autre, moins il faudra incliner le tuyau, enſorte que ſi elle devenoit infinie à ſon égard, il n’y auroit plus aucun changement à faire, puiſque la goutte ſeroit auſſi-tôt arrivée en bas qu’entrée par le haut ; & que le tuyau n’auroit pu avancer pendant ce temps que d’une quantité infiniment petite.

En appliquant cette théorie à l’aberration des étoiles, il ne ſera pas difficile de reconnoître que les files des gouttes de pluie ſont les rayons venant des étoiles ; que le tuyau qu’on a d’abord ſuppoſé en repos & enſuite en mouvement, eſt celui de la lunette de l’inſtrument qui ſert à déterminer la poſition des étoiles, & qui eſt toujours emporté par le mouvement de la terre autour du ſoleil, & qu’enfin la viteſſe du mouvement de la lumière, ayant un rapport avec celle du mouvement de la terre, le tuyau doit changer d’inclinaiſon, à meſure que ce mouvement change de direction ; d’où il ſuit que chaque étoile doit avoir une ſuite de poſitions différentes, ou, ce qui revient au même, un mouvement apparent dans le ciel qui lui faſſe décrire, dans l’eſpace d’un an, ſelon ſa poſition, des ellipſes plus ou moins allongées.

Telle eſt la belle théorie de l’aberration que Bradley publia en 1727, & qui fut reçue de tout le monde ſavant, avec les juſtes applaudiſſemens qu’elle méritoit. M. Clairaut en fit depuis le ſujet d’un excellent mémoire imprimé en 1737, dans lequel il examine à fond la théorie de l’aberration, & donne les règles néceſſaires pour l’appliquer à la pratique. Il réſulte de ſon calcul, que la viteſſe que les aberrations obſervées des étoiles obligent de donner à la lumière, eſt abſolument la même que celle que lui avoit attribuée l’ingénieuſe explication que Roëmer avoit donnée du retardement des éclipſes du premier ſatellite de Jupiter : nouvelle preuve de l’hypothèſe, ſi elle avoit beſoin d’être prouvée. Ainſi l’aberration des fixes eſt un changement apparent qu’on obſerve dans la ſituation des étoiles, par lequel elles ſemblent éloignées quelquefois de 20 ſecondes du point réel où elles ſe trouvent ; changement qui dépend, comme on l’a dit, du mouvement annuel de la terre combiné avec le mouvement ſucceſſif de la lumière.

M. Clairaut a donné à l’académie un travail précieux ſur l’aberration des étoiles, ainſi qu’on vient de le dire ; nonſeulement il éclaira cette théorie, mais il calcula cette aberration & en donna des tables. Quelques années après, une autre branche de cette même théorie, à laquelle on n’avoit pas penſé, fut créé entre ſes mains ; c’étoit l’aberration des planètes, d’autant plus compliquée, qu’il y faut faire entrer leur mouvement & ſes inégalités, & leur poſition à l’égard du ſoleil & de la terre. La théorie de l’aberration des fixes fut bientôt après ſuivie d’un mémoire dans lequel il enſeigne à les dépouiller de l’effet de cette inégalité, pour voir ſi on ne pourroit pas leur découvrir une parallaxe. Voyez les mémoires de l’académie des ſciences.

Aberration. Optique. L’aberration en optique, eſt l’eſpèce de diſperſion ou d’incoïncidence qu’éprouvent les rayons de lumière qui ont été réfractés en paſſant par divers milieux, principalement de l’air dans le verre. Ce qui regarde cet objet eſt de la plus grande importance, relativement à la perfection des lunettes ; car ſi, par différentes cauſes, les rayons de lumière ne ſe réuniſſent pas au même point, mais en pluſieurs, il y aura néceſſairement une confuſion dans les images repréſentées. On diſtingue deux ſortes d’aberration, ſavoir, l’aberration de ſphéricité, & l’aberration de réfrangibilité.

L’aberration de ſphéricité dépend de la forme ſphérique des verres qu’on emploie ordinairement. L’expérience prouve que les rayons de lumière qui ont paſſé par des ſurfaces réfringentes, dont la courbure eſt ſphérique, comme les verres lenticulaires des lunettes, ne ſe réuniſſent pas en un point, mais dans un petit eſpace circulaire qui a d’autant plus d’étendue, que la ſurface ſphérique qui reçoit les rayons incidens, eſt plus grande. Il n’y a que les rayons qui traverſent une même circonférence concentrique à l’axe, qui ſe réuniſſent à un point de l’axe ; ceux qui paſſent par une circonférence plus grande, concourent auſſi à un même point de l’axe ; mais ce ſecond point diffère de celui auquel ſe ſont réunis les rayons admis par la première circonférence, & ce ſecond point eſt plus proche de la ſurface réfringente. C’eſt cette différence de points, de concours à l’axe, qu’on a nommé aberration de ſphéricité.

La courbure ſphérique n’étant donc point propre à réunir & à faire converger dans le plus petit eſpace poſſible, les rayons de la lumière qui partoient divergens de chaque point d’un objet, on chercha d’autres eſpèces de convexités plus propres à opérer cette coïncidence parfaite. Deſcartes s’en occupa beaucoup ; Newton fit à ce ſujet des recherches, ainſi que d’autres géomètres. On trouva que la courbure parabolique ou hyperbolique, étoit plus propre à faire concourir les rayons dans un petit eſpace, que la courbure ſphérique ; mais la difficulté de donner aux verres des formes paraboliques ou hyperboliques, ne permit pas aux artiſtes d’exécuter ce que la théorie enſeignoit. Newton découvrit enſuite un nouvel obſtacle qui l’écartoit encore davantage du but, & qu’on ne réuniroit pas parfaitement les rayons de la lumière, quand même le corps réfringent ſeroit taillé de la manière la plus convenable pour cet effet. Ce nouvel obſtacle étoit une autre eſpèce d’aberration, celle qu’on a nommée aberration de réfrangibilité, & cette dernière eſt bien plus oppoſée à la perfection des lunettes que la première ; car elles ſont dans le rapport de 1 à 5 449. Auſſi Newton crut-il devoir abandonner le projet de perfectionner les téleſcopes à réfraction, & ſe tourner du côté de ceux qui étoient compoſés de miroirs. Mais à l’article lunettes achromatiques, nous montrerons les moyens de remédier à l’erreur qui naît de l’aberration de réfrangibilité.

Aberration de réfrangibilité, c’eſt celle qui vient de la différence de réfrangibilité des rayons de lumière. Je m’apperçus, dit Newton, que ce qui avoit empêché qu’on ne perfectionnât les téleſcopes, n’étoit pas, comme on l’avoit cru, le défaut de la figure des verres, mais plutôt le mélange hétérogène des rayons, différemment réfrangibles. Puiſque ces rayons n’ont pas tous un égal degré de réfrangibilité ; c’eſt-à-dire, qu’en paſſant d’un milieu dans un autre de denſité différente, ils ſe plient les uns plus, les autres moins ; il s’enſuit néceſſairement que lorſqu’on les fait tomber ſur un verre lenticulaire, ces rayons ne rencontrent pas tous l’axe à la même diſtance, mais les uns plus près, & les autres plus loin, & forment ainſi autant de foyers & de peintures de l’objet, qu’il y a de couleurs. L’œil n’aperçoit ordinairement que la plus vive ; mais comme ces images ne ſont pas égales, celles qui ſont les plus grandes forment autour de celle-ci une couronne colorée qu’on nomme la couronne d’aberration. Cette aberration eſt donc produite uniquement par la différence de réfrangibilité des rayons de lumière, & très-diſtincte de celle qui eſt due au défaut de réunion des rayons, cauſée par la ſphéricité du verre.

L’erreur qui vient de l’aberration de réfrangibilité eſt très-conſidérable ; car Newton, dans ſon expérience d’un quarré de carton, peint par moitié en bleu & en rouge, avec un fil de ſoie noire entortillé, éclairé dans l’obſcurité par la lumière d’une groſſe bougie ; Newton a obſervé, en employant une lentille de 4 pouces & demi de diamètre, & de 3 pieds de foyer, placée à 6 pieds de diſtance du carton, que de l’autre côté de la lentille, les images diſtinctes de la moitié rouge & de la moitié bleue du carton, différoient d’un pouce & demi. Cette différence a été trouvée bien plus grande dans une expérience analogue à celle-ci, & faite avec la loupe à eſprit-de-vin de M. Trudaine. Les rayons rouges ſe réuniſſoient à 10 pieds 3 pouces 11 demi-lignes du centre de la loupe ; & les bleus à 9 pieds 7 pouces 10 demi-lignes ; les rayons violets coïncidoient à 9 pieds 6 pouces 4½ lignes du centre de la lentille. Mém. de l’acad. 1774. pag. 67, Voyez l’article Lunettes achromatiques.

Pour rendre plus intelligible ce que nous avons dit de l’aberration de ſphéricité & de celle de réfrangibilité, nous n’avons ſuppoſé, dans chacune de ces eſpèces, qu’une ſorte d’aberration, tandis qu’on peut en diſtinguer deux ſortes.

L’aberration de ſphéricité produit néceſſairement deux effets : premièrement, quelques-uns des rayons qui ſe rompent le moins, vont ſe réunir ſur l’axe au-delà du point où ſe forme l’image la plus vive, & le foyer qui devoit n’être qu’un point, devient une ligne, & c’eſt ce qu’on appelle l’aberration en longueur. Secondement, les images d’un même point de l’objet, ſe réuniſſant à des points différents, les différentes images de l’objet qui ſeront plus grandes que la plus vive, formeront, autour d’elle, une eſpèce de bordure ou de couronne qui empêche qu’elle ne paroiſſe tranchée, & c’eſt ce qu’on appelle aberration en largeur ; la première altère la longueur du foyer, & la ſeconde, le diamètre & la netteté de l’image.

Ce qu’on vient de dire de l’aberration de ſphéricité doit s’étendre, à plus forte raiſon, de celle de réfrangibilité ; les rayons les moins réfrangibles iront ſe réunir plus loin que les autres, & formeront auſſi une aberration en longueur & en largeur ; celle-ci eſt non-ſeulement plus grande que la première, mais elle produit encore un autre inconvénient plus fâcheux ; toutes les images ſéparées que produit l’aberration de réfraction ſont différemment colorées, & celles qui ſont plus grandes que l’image la plus vive, l’entourent non-ſeulement d’une eſpèce de nuage, mais encore d’une couronne colorée : ce ſont ces deux aberrations, & particulièrement la dernière, qu’il eſt queſtion de détruire pour former des objectifs auxquels on puiſſe donner une très-grande ouverture, ſans courir riſque d’avoir à leur foyer des images colorées.