Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Repoussoir

REPOUSSOIR (subst. masc.) On a vu longtemps les peintres affecter de placer sur le premier plan, & sur les bords de leurs tableaux, des masses d’ombres obscures qu’on appelloit des repoussoirs, comme si l’on eût voulu faire sentir, dit Dandré Bardon, qu’elles n’étoient que des ressources manièrées démenties par la nature. On leur avoit donné ce nom, qui commençoit à faire partie de la langue de l’art, parce qu’on les croyoit nécessaires pour repousser les objets des aunes plans. Sans doute la peinture a ses illusions ; mais elles ne doivent pas aller jusqu’à contrarier la nature, & elles ne sont permises que pour rendre le mensonge de l’art plus ressemblant à la vérité. Dans le temps de cette mode, les connoisseurs, c’est-à-dire, les hommes qui tâchent d’écouter ce que disent les artistes, pour se faire un jargon qui annonce des connoissances, ne manquoient pas d’approuver les repoussoirs, & se moquaient des bonnes gens qui demandoient pourquoi les peintres mettoient des figures de Nègres dans les coins de leurs tableaux. C’étoit cependant ces bonnes gens qui avaient raison, les artistes étoient égarés par une fausse pratique, & les connoisseurs égarés par les artistes, ne savoient ce qu’ils disoient ; ce qui n’est pas rare aux connoisseurs dans tous les genres.

Tout homme peut s’assurer par ses propres yeux que les ombres ne sont pas tout à fait obscures : elles sont éclairées par des particules de lumière dont l'air est chargé ; elles le sont par des lumières de reflet, & ne paroissent sombres que par comparaison avec des parties plus lumineuses. Elles deviennent même claires, si l'on cache ces parties. Plus on est près des objets ombrés, & moins ils sont obscurs, parce que les rayons qui apportent dans l'oeil l'image de ces objets ont eu moins de chemin à parcourir, & parce qu'il se trouve entre l'oeil & ces objets une moindre quantité de lumière dont l'oeil soit ébloui. Pour que le tableau soit une représentation de la nature il faut qu'on y distingue nettement, même dans l'ombre, les objets des premiers plans, & que le peintre ne prête pas à la lumière du jour un effet qui ne peut convenir qu'à celle de la lune. Un homme qui se trouve dans la rue du côté éclairé par le soleil, voit très-distinctement tous les objets qui sont de l'autre côté dans l'ombre.

Comme les modes passées peuvent renaître, quelqu'absurdes qu'elles soient, il est bon de s'opposer au retour de celle des repoussoirs. Nous croyons donc qu'il n'est pas inutile de rapporter ici, du moins en substance, ce que M. Cochin a écrit contre cette convention ridicule. Il n'a fait, comme il l'avoue lui-même, que répéter ce qu'il avoit appris de l'Argillière, savant élève d'une école coloriste.

Il pose pour principe que, les ombres les plus fortes en obscurité ne doivent pas être sur les devants du tableau ; qu'au contraire les ombres des objets qui sont sut ce premier plan doivent être tendres & reflétées, & que les ombres les plus fortes & les plus obscures doivent être aux objets qui sont sur le second plan.

Il avertit que, dans cette règle, il fait abstraction des couleurs particulières de chaque objet, & qu'en disant qu'une ombre est plus forte qu'une autre, il n'entend pas qu'elle soit plus forte de couleur, mais seulement plus forte d'obscurité.

Il donne, pour démonstration de son principe, l'exemple d'une muraille fuyante, ombrée dans toute sa longueur, & portant aussi, dans toute sa longueur, une ombre sur le terein : il affirme, ce qui s'accorde avec la vérité dont chacun peut juger par soi-même, que ces ombres, en s'éloignant jusqu'à une assez grande distance, augmentent sensiblement d'obscurité. On peut faire la même démonstration dans une allée d'arbres, ou dans une galerie ornée de statues qu'il faut alors regarder en se plaçant de manière que la première se détache sur la seconde & ainsi de suite. Des rangs de colonnes successives offrent le même phénomene : l'ombre de la première se détache en clair sur l'ombre de la seconde ; celle-ci est plus tendre que celle de


la troisième, & ainsi de toutes les autres, jusqu'à une distance assez grande ; alors à cette gradation succède une dégradation semblable, c'est à-dire que les ombres s'affoiblissent en s'éloignant.

Il faut observer que des personnes prévenues du principe contraire pourroient ne pas appercevoir bien sensiblement cet effet & en nier l'existence, si on vouloit le leur démontrer sur des objets qui eussent peu de distance entr'eux. On doit donc choisir, pour cette démonstration, des vues d'une assez grande étendue.

Ajoutez que des personnes qui auroient la vue trop courte ne seroient pas propres à recevoir cette démonstration. L'ombre la plus forte pour eux seroit à une distance si voisine, qu'elles n'appercevroient pas sensiblement la dégradation qui se trouveroit entre cette ombre & celle d'un objet plus prochain. M. Cochin, pour les convaincre, entre dans des détails sur le mécanisme de la lumière.

« 1° Nous ne voyons, dit-il, la couleur & la forme des objets de la nature, que par la reflexion de la lumière qui les frappe, qui se refléchit, & qui vient en peindre une image au fond de nos yeux. Ainsi, dans la privation de toute lumière, quoique les objets existent autour de nous, nous ne les voyons point ; & ce ne peut être que parce qu'ils ne nous renvoyent point de rayons de lumière qui nous les peignent. »

« 2° C'est la plus ou moins grande quantité de ces rayons, & la force plus ou moins grande avec laquelle ils frappent nos yeux, qui produit en nous la sensation de lumière plus ou moins vive. Ainsi la diminution de la lumière détruit la netteté & l'éclat dus images qu'elle peint à nos yeux. »

« 3° L'action des rayons de la lumiere s'affoiblit par la distance qu'elle a à parcourir. Un flambeau, à une distance très-éloignée, ne nous paroît pas aussi brillant que lorsqu'il est proche. »

« 4° La lumière perd considérablement de sa force, à chaque fois qu'elle se refléchit, ce qui fait que, quoique nous voyons très-distinctement une lumière très-éloignée de nous, nous ne voyons pas néantmoins les objets qu'elle éclaire autour d'elle, parce que les rayons de lumière que ces objets refléchissent ne peuvent point arriver jusqu'à nous, ou ils y arrivent si foibles, qu'ils ne peuvent affecter nos yeux d'une manière qui nous soit sensible. Or ce qui est vrai d'une lumière telle que celle d'un flambeau, est égaiement vrai de celle du soleil, quoique dans une proportion différente. »

« On peut, continue M. Cochin, comparer l'action de la lumière, au mouvement d'une balle de billard qui, étant pousse, va frapper une bande, qui la renvoye contre une autre, d'où elle est encore renvoyée contre une troisième. Chaque fois qu'elle est renvoyée par quelque bande, elle perd de sa force, tant qu'enfin elle s'arrête d'elle-même quoiqu'elle n'ait pas parcouru, à beaucoup près, un chemin aussi long qu'elle auroit fait, si elle n'avoit rencontre aucun obstacle. La réflexion de la lumière a cependant cette différence, qu'un feul rayon de lumière, quelque délié qu'on le suppose, doit être regardé comme une gerbe de rayons qui, en se réfléchissant, sont renvoyés à la ronde. »

Ici M. Cochin reprend l'exemple de la muraille qu'il a déjà employé. Le terrein sur lequel elle s'élève réflechit, en tous sens, des rayons dont une partie vient le peindre à nos yeux sous une image vive & brillante, parce qu'ils n'ont souffert qu'une première réflexion. Une autre partie de ces rayons frappe la muraille & l'éclaire de ce qu'on appelle lumière de reflet. Ces rayons réflechi une fois contre la muraille, en rejaillissent, & viennent la peindre à nos yeux, sans quoi nous la verrions parfaitement obscure. Comme ces rayons ont subi deux réflexions, la première du terrein sur la muraille, la seconde de la muraille à nos yeux, ils se sont affoiblis : d'où il arrive que nous voyons la muraille pli ; obscure que le terrein, dont l'image est parvenue à nos yeux par une seule réflexion.

Une partie des rayons qui sont réflechis par la muraille, tombe sur le terrein ombré, & n'apporte à nos yeux l'image de ce terrein que par une troisième réflexion : ainsi ce terrein nous paroît plus obscur que la muraille dont l'image nous est venue par une seconde réflexion. Tel est le principe physique de cette règle du clair-obscur que l'ombre portée est toujours plus forte que l'ombre du corps qui la porte.

L'ombre de la muraille, & celle qu'elle porte sur le terrein, ne recevant qu'une lumière réflechie deux ou trois fois, parviendroit à nos yeux encore plus obscure s'il ne s'y joignoit pas une lumière qui nage dans toute la masse de l'air, & qui nous arrive par une première réflexion.

Mais puisque la lumière s'affaiblit par la distance qu'elle parcourt, les rayons qui viennent des parties de la muraille les moins éloignées de l'oeil, ont plus de force que ceux qui viennent des parties plus distantes ; car les rayons qui apportent dans nos yeux l'image de ces parties, tant ceux qui ont été reflechis par le terrein, que ceux dont l'air est impregné, ont subi un plus grand affoiblissement dans la route plus longue qu'ils ont parcourue. Ainsi


les objets ombrés qui sont loin de nos yeux ; y sont peints très-obscurs, par masses, & sans aucun reflet, & par conséquent plus noirs que les objets moins éloignés.

Il semble qu'on devroit inférer de ce principe, que les ombres augmentant de force en proportion de leur éloignement ; celles qui sont les plus voisines de l'horizon sont en même temps les plus obscures. Il arrive cependant, au contraire, que les objets très-éloignés n'ont que des ombres très-foibles, parce qu'elles sont exténuées par la masse épaisse de toutes les vapeurs qui sont entre ces objets & nos yeux.

Il est donc certain qu'il est un point jusqu'où les ombres vont toujours croissant d'obscurité, & après lequel elles diminuent toujours de force. On ne peut fixer de point qui varie suivant la quantité de vapeurs dont l'air est chargé. Il est fort éloigné, lorsque l'air est très-pur, comme dans les beaux jours d'été ; il se rapproche considérablement quand l'air est plus vaporeux, comme il arrive même dans de fort beaux jours d'autonne.

On ne peut contester au peintre le droit de choisir, pour éclairer son tableau, un air très-pur ou un air nébuleux : mais il est rigoureusement obligé de rendre la forte de jour dont il a fait choix avec toutes les circonstances qui l'accompagnent. S'il suppose l'air chargé de vapeurs, il doit représenter les objets du fond, même peu éloignés, comme au travers d'une espèce de brouillard ; s'il les peint distincts & formés, qu'il se soumette à la loi inviolable que suit la lumière dans les jours sereins. D'ailleurs comment imaginer d'épaisses vapeurs entre des grouppes qu'on ne suppose le plus souvent éloignés les uns des autres que de cinq à six pieds ?

Il se présente des circonstances dans les quelles les effets de la nature ne s'accordent pas avec les principes que l'on vient d'établir. « si par exemple, on considère un berceau d'arbres, ou l'intérieur d'un bâtiment voisin & ombré, dans lequel la lumière qui vient de tout le ciel ne puisse entrer, & qu'après cette partie ombrée & prochaine, il se trouve un plan vuide qui reçoit une grande lumière, alors ces ombres voisines paroîtront les plus fortes, & sembleront même plus obscures qu'elles ne le sont en effet, & les ombres des objets qui sont au de là du plan lumineux se montreront plus foibles, quoi qu'elles ne soient pas éloignées. » C'est que la quantité de rayons renvoyés par le plan vivement éclairé nous éblouit, & qu'une impulsion violente en détruit une plus foible.

M. Cochin suppose encore le spectateur placé dans une chambre à l'endroit le plus éloigné de la fenêtre. « S'il considère de sa, dit-il, les ombres reflétées qui sont plus près de la fenêtre, il arrive que ces ombres, qui sont plus éloignées de lui, sont plus reflétées que les autres ; mais c’est parce que la lumière ne parvient pas également jusqu’au fond de la chambre ; elle est plus forte près de la fenêtre, & les reflets qu’elle envoye sont plus clairs aux endroits où elle a plus de force. » Mais si. l’on se place de manière qu’on ait la fenêtre de côté, on verra reparaître l’esset des devans plus refletés que les fonds.

Il se trouve quelquefois, mais rarement, dans les objets du premier plan, des ombres, ou plutôt des touches, qui ont plus de force que les ombres éloignées. Ce sont des effets qu’on peut se procurer quand ils semblent nécessaires ; mais it faut observer que ces touches ne se trouvent que dans des enfoncemens qui ne peuvent recevoir ni la lumiere immédiate du ciel, ni celle que refletent les objets environnans.

« Dans tout ce que j’ai dit, ajoute M. Cochin, j’ai fait abstraction de toutes les couleurs locales, & j’ai considéré tous les objets de la nature comme s’ils n’en avoient qu’une seule, parce qu’il y a quantité de cas particuliers qui résultent de la différence des couleurs, quoiqu’ils soient cependant toujours soumis à la loi générale ; seulement elle est moins sensible alors. Les couleurs les plus claires réfléchissent plus de rayons, & les couleurs brunes en réfléchissent d’autant moins qu’ell’s sont plus foncées. Si les couleurs brunes se trouvent sur le second plan du tableau, leurs ombres seront encore plus obscures qu’elles ne le seroient ; ainsi l’effet dont je parle des ombres éloignées plus fortes en deviendra encore plus sensible. Si au contraire les couleurs les plus brunes sont sur le devant du tableau, & que les objets qui sont sur le second plan soient de couleurs claires, alors il arrivera que les ombres les plus fortes du tableau seront sur to devant, par cette raison de la diversité des couleurs : mais le principe subsiste également. Les couleurs locales claires, qui sont sur le second plan, auront toujours des ombres plus obscures qu’elles n’en auroient eu, si elles se fussent trouvées sur le devant, & les couleurs brunes, qui sont sur-le devant, auront des ombres plus refletées qu’elles n’en auroient eu, si elles se fussent trouvées sur un plan plus éloigné. »

M. Cochin n’auroit pas besoin de cherche dans les ouvrages de l’art des exemples qui autorisent une théorie démontrée dans la nature : il l’appuye cependant sur la partique constante de l’aul Véronèse. « Dans tous les tableaux dit-il, que j’ai vus de ce maître a Venise


j’ai toujours remarqué quo les grouppes du devant du tableau sont traites de reflet. Les touches même qui s’y trouvent sont plus foibles que les ombres des grouppes qui sont sur le second plan. Le Guide a suivi cette règle dans plusieurs de ses tableaux ; je ne dirai pis dans tous, car je ne les ai pas tous examinés dans cette idée. »

Notre artiste entre dans le détail des avantages que doit procurer à l’art l’observation de principe. La plus grande force les ombres étant rejettée sur un plan plus reculé, donnera plus d’étendue à la perspective aërienne, puisque l’on comptera plusieurs plans avant d’arriver à l’ombre la plus forte, & qu’ensuite il estera un grand nombre de plans de dégradation, au lieu que dans la pratique contraire, passe à la dégradation en partant du premier plan. D’ailleurs l’œil n’aura pas l’embarras de tous, ces trous de noir, de toutes ces touches qui troublent le repos, parce que le ombres les plus fortes étant éloignées, offriront des bruns en grandes masses & sans touches, & que les reflets rendront celles du devant médiocrement sensibles. Enfin on évitera de faire des tableaux noirs, & cependant on pourra les faire vigoureux.

Et il ne faut pas craindre que les premiers plans du tableau ne se tirent pas assez en avant : car it n’est pas ici question des couleurs particulières de chaque objet. Quoique les ombres soient tendres, ces couleurs peuvent n’être point foibles : elles auront au contraire d’autant plus de vivacité qu’elles seront plus voisines de l’œil.

Il n’en est pas de même quand on est réduit au noir & au blanc, comme dans la gravure : on est quelquefois obligé de tirer les premiers plans de dessus leurs fonds par quelques touches on quelqucs contours. Mais cet inconvénient de la gravure, & du monochrome en général, ne peut empêcher la peinture de mettre à profit tous ses avantages.

(Article extrait de M. Cochin).