Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Réflexions sur la manière d'étudier la couleur,

Panckoucke (1p. 114-123).

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RÉFLEXIONS

Sur la manière d’étudier la couleur, en comparant les objets
les uns aux autres.
Par M.Oudry, Professeur.

JE me flatte d’être assez connu de vous, Messieurs, pour n’avoir pas besoin de vous assurer que si j’entreprends ici de m’expliquer sur quelques-uns de nos principes, ce n’est point du tout dans la vue d’attaquer les sentimens d’aucuns de mes confrères, qui pourroient voir les choses d’un autre œil que moi, & que c’est encore moins dans celle de vouloir leur faire la leçon. Vous savez que j’ai toujours respecté les lumiéres & les talens de nos habiles Maîtres. Aussi puis-je dire avec franchise que lorsque je m’avisai de coucher par écrit les réflexions que je hasarde ici, je ne pensois pas à les faire jamais paroître devant vous : je songeois seulement à me les arranger dans l’esprit, & à les mettre ensemble pour l’instruction de mon fils ; mais, depuis qu’on a si bien prouvé que chacun de nous doit contribuer, suivant son talent, à celle de nos jeunes Elèves, que pour cela même vous faites entrer dans nos assemblées, j’ai cru qu’il falloit faire tout céder à cette considération.

Je vous préviens donc que ce que j’ai à dire, je ne compterai le dire qu’à eux. Si vous jugez, après la lecture de ce Mémoire, qu’ils en puissent tirer quelque fruit, il aura pour moi tout le mérite que je desire. Je n’ai pas assez de présomption pour croire qu’il en puisse avoir aucun autre. Ayant fort peu d’habitude à écrire, j’ai tâché de rendre mes pensées tout uniment, comme je les conçois. Je les ai arrangées comme elles me sont venues. Cela n’annonce pas un plan bien recherché. Quant à la diction, je ne m’en suis point tourmenté, comme vous vous en appercevrez aisément.

La même bonne-foi avec laquelle je vous préviens, Messieurs, de ce que vous pourrez trouver à redire à ce Mémoire, m’autorise aussi, à ce qu’il me semble, à vous annoncer ce que vous y pourrez trouver de bon. C’est ce qui en fait le fonds, que je ne croirois pas indigne de vous être proposé à vous-mêmes, si j’étois assez heureux pour rendre les choses comme je les sens. Au reste, ce fonds même, je ne vous le donne pas pour être de moi ; c’est un bien que je tiens d’un Maître qui m’est cher, & de qui je révérerai la mémoire jusqu’au dernier soupir. Vous


savez, Messieurs, quel homme c’étoit que M. de l’Argilière, & les admirables maximes qu’il s’étoit faites, par rapport aux grands effets & à la magie de notre Art. Il me les a toujours communiquées avec un véritable amour de père ; & c’est, je vous assure, avec le plus sensible plaisir que puisse sentir un honnête-homme, aimant véritablement son Art, & la jeunesse qui cherche tout de bon à s’y distinguer, que je les communique ici à mon tour.

M. de l’Argillière m’a dit une infinité de fois que c’étoit à l’Ecole de Flandres où il avoit été élevé, qu’il étoit particulièrement redevable de ces belles maximes dont il savoit faire un si heureux usage ; il m’a souvent témoigné la peine que lui causoit le peu de cas qu’il voyoit faire parmi nous des secours abondans que nous en pourrions tirer. Peut-être étoit-il un peu trop prévenu en faveur de cette mère-nourrice, qu’il n’a jamais cessé d’aimer tendrement. Il est certain qu’à bien des égards, il attribuoit de grands avantages à cette Ecole sur la nôtre. Il alloit jusqu’à prétendre que dans la partie même du Dessin, dans laquelle elle est assez foible, ses Artistes agissoient souvent sur de meilleurs principes que les nôtres ; & voici comme il raisonnoit :

« Qu’est-ce que le Dessin, disoit-il ? Une imitation exacte de l’objet qu’on veut représenter. Comment parvient-on à bien saisir cette imitation ? Par une grande habitude d’accuser le trait, tel qu’on le voit ; mais si le naturel, ou le modèle, dont on peut disposer, n’est pas des plus parfaits, doit-on l’imiter avec tous ses défauts ? Voilà où commence l’embarras. L’Ecole Flamande dit oui : la nôtre dit non. Il faut, dit l’Ecole Françoise, lorsque l’on dessine, d’après le naturel, corriger à l’aide du goût, ses défauts. Il faut, dit l’Ecole Flamande, accoutumer la jeunesse à rendre le naturel, tel qu’elle le voit, & si bien que dans les diverses Académies que dessineront les Élèves, l’on reconnoisse les différens modèles d’après lesquels ils les auront dessinées. Quand une fois ils en seront là, ils porteront la même exactitude l’étude de l’Antique, & avec beaucoup plus de profit que n’en pourront tirer ceux qui se seront laissés aller à dessiner de manière & à ne plus voir ni le naturel, ni l’antique, que par les yeux de leur Maître. »

M. de l’Argillière ne balançoit pas à prendre parti pour ce dernier raisonnement. Je n’oserois dire pourtant qu’il ait bien prouvé ce sentiment où il étoit, par la pratique.

Il louoit fort l’attention qu’avoient les bons Peintres Flamands de son tems, à choisir des modèles différens pour faire, d’après les études, des figures de différens caractères, dont ils avoient besoin dans leurs tableaux ; un modèle plus fin, par exemple, pour faire une figure d’Apollon, un modèle plus fort & plus quarré pour faire un Hercule, & ainsi du reste. « A quel point de perfection ne porterions nous pas la Peinture, disoit-il, si nous voulions ici prendre les mêmes précautions, qui sûrement ne seroient pas difficiles à prendre dans une ville comme Paris ? » Et il regardoit comme un malheur de voir que dans notre Ecole l’on vouloit trouver tous ces différens caractères dans le même modèle, & que l’on se contentoit d’y enseigner que pour une figure d’Apollon, il ne s’agit que de délicater le contour, de même que pour une figure d’Hercule, il ne faut que le charger. Cette variété juste & vraie qui nous plaît tant dans la Nature, il ne croyoit pas qu’on la pût attraper sans le secours de plusieurs modèles ; & lui, qui faisoit tout de génie, assuroit qu’il ne se fioit à son imagination que pour des draperies & des mains qu’il savoit depuis long-tems par cœur ; mais s’il avoit eu à travailler pour l’Histoire, qu’il n’auroit pas manqué de suivre l’usage de l’Ecole de Flandre.

Quand je lui témoignois quelquefois mon étonnement de ce qu’avec cette exactitude & ces précautions, ces Novices étoient, généralement parlant, restés si médiocres pour la partie du Dessin ; il me répondoit que c’étoit moins leur faute que celle de leur pays, où la Nature se montre rarement aussi belle qu’elle l’est en Italie, & là-dessus il me montroit des Académies de Rubens & de Vandyck, dessinées d’après des modèles bien proportionnés, lesquelles effectivement étoient faites d’un grand goût, sans cesser d’avoir cet air vrai que donne la parfaite imitation du naturel.

Enfin, en quoi il estimoit fort les habiles Maîtres de ce pays-là, c’est qu’ils ne se bornoient pas tellement à dessiner la figure humaine, qu’ils laissâssent là tout le reste. Il convenoit bien qu’elle devoit aller avant tout ; mais il souffroit de voir plusieurs de nos grands Maîtres dessiner si mal les parties accessoires de leurs compositions, & n’être pas honteux de dire, quand il ne s’agissoit pas de la figure, que le reste n’étoit point leur talent.

Puisque celui de l’Histoire embrasse tous les objets visibles, il ne vouloit point qu’on se pût


véritablement dire Peintre d’Histoire, sans les savoir dessiner & peindre tous.

« Pourquoi, dans nos Ecoles, disoit-il, ne pas accoutumer la jeunesse à dessiner toutes choses d’après le naturel, ainsi que l’on fait en Flandres ? Paysage, animaux, fruits, fleurs, dont la variété est si grande & d’une si belle étude. Cet exercice lui donneroit de la facilité pour tout. Elle se formeroit l’œil à l’imitation générale, & le rendroit plus juste. S’il est vrai, continuoit-il, que le dessin sert à tout, je dis aussi que tout sert au dessin, & puisqu’il est si difficile de dessiner juste quelque objet que ce soit, on ne peut devenir habile qu’en surmontant cette difficulté, & en se rompant dans l’habitude de dessiner tout. »

Je ne pousserai pas plus loin, Messieurs, les réflexions que je tiens de mon Maître sur le dessin. Je vous les ai annoncées d’avance comme des espèces de préjugés ; mais quand même vous les regarderiez sur ce pied-là, j’espère que vous ne les jugerez pas indignes de votre attention, & que même ses erreurs, si vous lui en trouvez, vous paroîtront être les erreurs d’un grand Artiste.

Où il l’a été bien véritablement, Messieurs, & de votre aveu à tous, avec une haute supériorité ; c’est dans la partie de la couleur, du clair-obscur, de l’effet & de l’harmonie. Les idées qu’il avoit là-dessus étoient infiniment belles & fort claires quand il les expliquoit, comme il faisoit, avec beaucoup de bonté & de douceur. Je ne veux donc plus l’envisager que par ce seul côté. Je tâcherai de me souvenir de ce qu’il m’a dit de meilleur sur tout cela. Je ne le dirai pas si bien que lui ; mais je le dirai d’aussi bon cœur & de mon mieux. Voilà tout ce que je puis promettre : le reste ne dépend pas de moi.

J’avertis encore que je mêlerai souvent mes idées propres à celles de mon Maître ; j’aurois peine à les séparer, & depuis trop long-tems elles ont fait corps ensemble, que cela me seroit presque impossible. D’ailleurs quarante années d’un travail assidu n’ont pu manquer de me donner quelques connoissances nouvelles, dont je ne veux pas être plus avare envers nos jeunes gens, que de celles que je tiens d’autrui. Aimant mon talent comme je l’aime, je voudrois faire en sorte que le peu que je sais, ils le sussent aussi-bien que moi. Car je ne connois rien de si bas dans un Art comme le nôtre, que d’avoir de petits secrets, & de ne pas faire pour ceux qui doivent nous succéder, ce que l’on a fait pour nous.

Comme je l’ai déja dit, je ne prétends parler en tout ceci, qu’à notre jeunesse, & pour ôter toute équivoque là-dessus, je vous prie de trouver bon que je lui adresse la parole en droiture. C’est une leçon de Professeur que je lui ferai en votre présence. Heureux si elle vous plaisoit assez, Messieurs, pour vous donner envie d’en faire autant, voyez, jeunes gens, combien vous y gagneriez, & combien vous m’auriez d’obligation. Écoutez-moi maintenant.

Le coloris est une des parties les plus considérables de la Peinture. C’est celle qui la caractérise, qui la distingue de la Sculpture ; c’est dans la couleur que consiste le charme & le brillant de nos ouvrages. Vous êtes assez avancés pour savoir tout cela. Vous savez encore que dans le coloris on regarde deux choses, la couleur locale & le clair-obscur ; que la couleur locale n’est autre chose que celle qui est naturelle à chaque objet, & que le clair-obscur est l’Art de distribuer les clairs & les ombres avec cette intelligence qui fait qu’un tableau produit de l’effet ; mais ce n’est point assez d’en avoir une idée générale. Le grand point est de savoir comment s’y prendre pour bien appliquer cette couleur locale, & pour acquérir cette intelligence qui la met en valeur par comparaison à une autre.

C’est là, à mon sens, l’infini de notre Art, & sur lequel nous avons beaucoup moins de principes que sur les autres parties. Je dis principes fondés sur le naturel ; car de ceux fondés sur les ouvrages des anciens Maîtres, nous n’en manquons pas. Nous avons assez d’Ecrivains qui ont parlé là-dessus ; mais ce qu’ils ont dit est-il toujours bien solide, ou s’il est solide, faisons-nous bien tout ce qu’il faut pour en tirer le fruit que les bons préceptes doivent produire ? Voilà ma première difficulté.

Que faites-vous ? Pleins de la juste inspiration qu’on vous a inspirée pour’les Maîtres que nous regardons comme les premiers Coloristes, vous vous mettez à les copier. Mais comment les copiez-vous ? Purement & simplement & presque sans aucune réflexion ; mettant du blanc où vous voyez du blanc, du rouge où vous voyez du rouge, & ainsi du reste. En sorte qu’au lieu de vous faire une juste idée de la couleur de ce Maître, vous ne faites qu’en prendre l’échantillon. Que faudroit-il donc faire pour s’y prendre mieux ? Il faudroit, en copiant un beau tableau, demander à votre Maître les raisons qu’a pu avoir l’Auteur de ce tableau pour colorer telle ou telle partie de telle ou telle façon. Par-là, vous apprendriez à connoître par raisonnement, ce que vous cherchez par routine, & qu’elle ne peut vous donner. A chaque Auteur différent que vous copieriez, vous obtiendriez de votre Maître une instruction raisonnée nouvelle & de nouveaux principes qui vous entreroient dans l’esprit, & qui vous garantiroient de cette prévention qu’on prend quelquefois pour toute la vie, en se passionnant pour un Auteur, & en laissant-là tous les autres, ce qui cause presque toujours la perte d’un jeune-homme qui auroit pu réussir.

En évitant ce danger, voici ce qui arriveroit


encore. En copiant, par exemple, un Titien, vous seriez enchantés des beaux tons que vous y trouveriez, & du beau jeu de ces tons par rapport à l’effet général. Mais votre Maître vous diroit : « Prenez donc garde : n’allez pas croire que ces tons auroient la même valeur, s’ils étoient placés ailleurs. Ils appartiennent à cette composition par telle ou telle raison. Et voilà le grand mérite de cet Auteur. Le moindre déplacement que l’on feroit de cette couleur-là, la rendroit fausse & choquante. » La force de ce raisonnement vous frapperoit, & il vous doit frapper dès-à-présent. Car ne sentez-vous pas que la Peinture seroit quelque chose de bien borné, s’il ne falloit qu’un assortiment de teintes d’après le Titien, pour colorer aussi-bien que lui ?

J’aimerois fort encore que pour rendre cette étude plus utile, vous y mélassiez l’étude d’après nature. Oui ; je voudrois, dès qu’un jeune-homme commence à peindre, ayant un bon fonds de dessin, & qu’il connoît passablement la couleur, qu’au sortir de copier un Titien, il prît le naturel, pour faire d’après, un tableau dans la même intention. Cela le meneroit à chercher dans la nature les principes que ce grand Maître a suivis pour la rendre si finement. Pensez-vous que celui qui parviendroit à saisir cette liaison, ne pourroit pas être regardé comme étant dans le bon chemin ? Quand je dis un Titien, je dis aussi un Paul Véronese, un Giorgion, un Rubens, un Rembrandt, un Vandick, tout Maître, en un mot, qu’on estime pour la couleur.

Vous ne sauriez croire combien vous iriez vîte en prenant ce chemin-là, & combien vous auriez d’avantage sur d’autres, même à talens égaux, en peignant tout d’après nature dans cet esprit, c’est-à-dire, par rapport à la couleur. Faites-en l’expérience, & je suis sûr que vous me saurez gré de l’avis. En voici un autre.

La première attention que vous devez avoir, en vous servant du naturel dans cette vue, est de vous mettre en état de bien juger de la valeur qu’il doit avoir sur le fonds que vous lui destinez dans votre tableau. Cela est tout-à-fait de conséquence, & je vais tâcher de vous le prouver.

Tout objet tient toujours sa masse sur son fonds ; & quand vous le peignez sur un fond privé de lumière, par conséquent d’une couleur foncée, il doit tenir sa masse claire. Si c’est un fond clair, il tient sa masse colorée, pour ne pas dire brune. Lors donc qu’en peignant d’après le naturel, vous voyez votre objet sur un fond privé de lumière, & qu’ensuite dans votre tableau, vous lui donnez un fond clair ; il est inévitable que la plupart des parties doivent percer avec ce fond ; ce qui arrivera également, si l’objet que vous aurez vu dans le naturel, sur un fond clair, occupe dans votre tableau un fond privé de lumière. Or, vous devez savoir que rien ne fait plus de tort que cela, à l’effet d’un tableau. Sur quoi, j’ai encore à vous observer que ce n’est pas seulement la même couleur du fond que vous avez qui perce avec, mais aussi toute autre couleur qui seroit du même ton. Ce que je vous dis, c’est afin que vous vous mettiez en garde sur l’un & sur l’autre de ces défauts.

Le moyen de les éviter est si simple, qu’il est étonnant de le voir aussi négligé. Il consiste à se régler sur le fond que l’on veut faire dans son tableau, & de placer le naturel sur un fond pareil avant de peindre d’après ; & vous savez comment cela se peut faire ? c’est en mettant derrière cet objet une toile du même ton, que celui qu’on se propose de donner à son fond. Je demanderois même, pour plus de justesse dans cette étude, qu’on couchât sur cette toile, une même teinte à-peu-près que celle du fond ; que si j’avois une figure à mettre en opposition, sur un ciel bien clair, ma toile en eût la couleur ; si, sur une architecture piquée de lumière, que cette toile fût couleur de pierre ; si, sur un paysage, sur un lambris, sur quelque chose de plus sourd, qu’elle fût chargée d’une couleur approchante de celle qui, dans mon tableau, doit faire fond à mon objet : je voudrois encore qu’on eut l’attention, lorsqu’il s’agit d’un fond piqué de clair, de tourner la toile de façon qu’elle soit frappée du jour, comme dans les fonds sombres il faudroit faire le contraire. Les bons Maîtres de l’Ecole Flamande, n’ont guère manqué à prendre toutes ces précautions-là. Ils en ont tiré cet avantage de voir sûrement ce que les couleurs font les unes contre les autres, & d’en sentir bien la valeur, ce qui ne se peut connoître que par comparaison, d’autant qu’il n’y a point de discours, ni d’indications de dose, qui vous puisse désigner avec précision une teinte de quelqu’espèce qu’elle soit. C’est l’étude seule sur la nature qui conduit de l’une à l’autre, toujours par comparaison, & jamais autrement.

Pour vous mieux inculquer ces principes, je me vais servir d’un exemple : je suppose que vous vouliez peindre sur une toile, un vase d’argent. L’idée générale qu’on se fait de la couleur de l’argent, est qu’elle est blanche ; mais, pour rendre ce métal dans son vrai, il faut déterminer d’une manière juste l’espèce de blanc qui lui est propre & particulier. Et comment déterminer cela ? Le voici : c’est en mettant auprès de votre vase d’argent, plusieurs objets d’autres blancs, comme linge, papier, satin, porcelaine. Ces différens blancs vous feront évaluer le ton précis du blanc qu’il vous faut, pour rendre votre vase d’argent ; car vous connoîtrez par la comparaison, que les teintes de l’un de ces objets blancs, ne seront jamais celles des autres ; & vous éviterez les fausses teintes, que, sans elle, vous courrez grand risque d’employer. Cette intelligence est une de celles que les Peintres Flamands ont fait voir avec le plus de succès, & qui a, de tout temps, donné


à leurs ouvrages cette justesse de ton que nous y admirons avec tant de plaisir.

Je ne me serois pas tant étendu sur cette doctrine des oppositions, sans le besoin que vous avez de la savoir ; besoin qui m’est connu par ce que je vous vois faire tous les jours à l’Académie. Ceux d’entre vous qui ont de la facilité, & qui ont fait leur figure plutôt que les autres, parce qu’ils la font à demi par cœur, emploient le temps qu’ils ont de reste à y faire des fonds ; mais comment les font-ils ? Est-ce en prenant garde à celui qui se présente derrière le modèle ? Point du tout : c’est en mettant du clair & du brun par pur caprice. Les oppositions qu’ils forment ainsi au hasard, sont presque toujours faites à contre sens. Elles ôtent le véritable tour à leur figure. Elles la font percer en vingt endroits. Si vous suiviez la voie qui vous est ouverte, par le fond que vous voyez derrière le modèle, le vôtre seroit raisonnable & raisonné tout naturellement. Vous placeriez dessus ce fond tant d’objets que vous voudriez, sans gâter en rien l’effet de votre objet principal, qui est votre figure. Au contraire, vous lui donneriez des soutiens agréables & convenables ; & vous apprendriez à composer sur des principes sûrs, & pris dans le vrai, c’est-à-dire, dans les effets de la nature, bien vus & bien compris, hors lesquels tout n’est qu’erreur & convention mal fondée.

Tout ce que je vous ai dit-là, sur ces compositions, ne peut avoir rapport, je le sais bien, qu’à un objet unique. Or, comme dans presque tous nos tableaux, il y en entre plusieurs & quelquefois un grand nombre, vous m’allez dire que, dans ce cas, le moyen que je vous propose n’est plus praticable. Il est vrai que je vois souvent agir sur ce pied-là ; mais est-ce à dire pour cela qu’on fait bien ? L’on peint son objet sur un fond, qui est encore inconnu, parce qu’on n’a pas encore bien pris son parti sur le détail de ses oppositions. Cela se voit de reste, par celui qui a des yeux ; car, si on étoit bien décidé sur son fond, il est sûr que l’objet seroit peint tout autrement qu’il ne l’est. Que faudroit-il donc faire en pareil cas ? Il faudroit joindre, autant qu’il est possible, les objets que l’on veut peindre ; si l’on pouvoit les rassembler tous, l’effet en seroit admirable, & la comparaison des couleurs deviendroit si sensible, qu’ayant une fois posé la première, les autres viendroient se placer comme d’elles-mêmes, &, pour ainsi dire, forcément. Et n’allez pas croire, s’il vous plaît, que ces principes & ces façons de faire, peuvent avoir leur bon pour les tableaux Flamands, & n’être pas si propres pour notre goût François, & surtout pour nos tableaux d’histoire. Il n’y a point de goût, premièrement, qui ne doive être puisé dans la nature, & vous devez concevoir que le Peintre d’histoire le plus parfait, est celui qui la consulte & la représente le mieux dans toutes ses parties. La vérité de la couleur, ne se peut apprendre qu’en peignant tout d’après le naturel. Les Peintres qui n’ont pas voulu se donner cette peine, sont souvent tombés dans le faux. Car, ses effets justes & qui sont si piquans, ne dépendent point de l’imagination. Il les faut voir, & encore avec un œil bien exercé, pour les rendre dans toute leur vérité. C’est cette fidèle imitation de chaque objet vû dans sa place, qui seule fait ces Peintres séduisans qui sont si vrais & si rares. Accoutumez-vous donc de bonne heure à vous familiariser avec l’étude d’après la nature. Elle vous offrira des secours, & vous donnera des connoissances que vous ne trouverez jamais qu’en elle.

Je ne borne point cette étude à la seule figure humaine ; je demande que vous l’étendiez à tout. Comment pourriez-vous espérer sans cela de parvenir à ces comparaisons exactes d’une couleur considérée à l’égard d’une autre, qui seule peut faire ce qu’on appelle un bon Peintre ?

Seroit-ce en vous livrant à une pratique de pur préjugé, qui ne vous fait voir la nature que par les lunettes d’autrui ? Mais vous sentez bien que cela vous arrête tout court au milieu de votre route, & fait que votre génie ne vous est bon à rien. Les principes sont faits pour que dans les tems que vous serez vis-à-vis de la nature, vous la voyiez habilement. La nature bien vue, bien étudiée, vous peut seule donner ces lumières originales qui distinguent l’homme supérieur d’avec l’homme commun.

Je dis bien vrai ; car si vous ne la voyez sans cesse avec ces yeux de comparaison que je vous demande, il n’y a rien de fait. Vous comprenez que ce ne seroit pas voir comme il faut que de la soumettre à un goût particulier que vous auriez pris, à un coloris de manière qui ne feroit que vous la déguiser à vous-même, de façon que ce que vous feriez d’après, paroîtroit être fait de pratique. Non ; il faut qu’il n’entre pas un objet dans votre tableau, soit principal, soit accessoire, que vous ne l’ayez étudié dans l’esprit de lui donner la couleur juste qu’il doit avoir par-lui-même, & le ton juste de cette couleur réglée par les objets dont il est environné. Si vous ne prenez pas ce parti, comptez que jamais vous ne viendrez à bout de faire des tableaux estimables pour la couleur.

Ce seroit bien pis encore, si vous preniez le parti de faire exécuter vos accessoires par des mains étrangères. Ce secours est d’un danger infini. Il vous éloigne de cette étude de comparaison que vous ne pouvez trop cultiver. Il jette un faux dans votre ouvrage qui frappe également, soit que le Maître que vous avez choisi pour faire vos remplissages se trouve habile, ou qu’il ne le soit pas. Car, quelqu’habile qu’il soit, il ne voit pas la nature comme vous la voyez, par comparaison d’un objet à un autre. Il trouve votre


tableau fait ; ce que vous lui faites ajouter, ce qu’il met à côté de votre ouvrage, devient une affaire de pratique. Il fait pour le mieux ; mais pas si bien que s’il avoit vu les deux objets ensemble dans le naturel. L’ame de cette intelligence, qui doit partir d’un même point, n’est point dans tout cela. Si celui que vous avez choisi pour vous aider, est plus foible que vous du côté des principes, voyez à quoi vous vous exposez, & combien d’erreurs il semera sur votre tableau.

Pour éviter cet inconvénient, il faut de bonne heure vous exercer, comme vous venez d’entendre que le souhaitoit M. de l’Argilière, mon Maître, à faire de tout ; mais sous les yeux de votre Maître, afin de faire avec principes. Il n’est point d’objet, si léger qu’il puisse être, qui étudié de cette façon, ne vous fit un bien infini.

Je me souviens là-dessus d’un fait qui m’arriva avec cet homme habile, l’exemple des Maîtres, comme des honnêtes-gens. Vous ne serez pas fâchés peut-être que je vous en fasse part. Il me dit un matin qu’il falloit quelquefois peindre des fleurs, J’en fus chercher aussi-tôt, & je crus faire des merveilles que d’en apporter de toutes les couleurs. Quand il les vit, il me dit : « C’est pour vous former dans la couleur que je vous ai proposé cette étude-là. Mais croyez-vous que ce choix que vous venez de faire, soit bien propre pour remplir cet objet ? Allez, continua-t-il, chercher un paquet de fleurs qui soient toutes blanches. » J’obéis sur le champ. Lorsque je les us posées devant moi, il vint se mettre à ma place ; il les opposa sur un clair, & commença par me faire remarquer que du côté de l’ombre, elles étoient très-brunes sur ce fonds, & que du côté du jour, elles se détachoient dessus en demi teintes, pour la plus grande partie assez claires. Ensuite il approcha du clair de ces fleurs, qui étoit très-blanc, le blanc de ma palette, lequel il me fit connoître être encore plus blanc. Il me fit voir en même tems que dans cette touffe de fleurs blanches, les clairs qui demandoient à être touchés de blanc pur, n’étoient pas en grande quantité, par comparaison aux endroits qui étoient en demi-teinte, & que même, il y avoit très-peu de ces premiers, & il me fit concevoir que c’étoit cela qui formoit la rondeur du bouquet, & que c’étoit sur ce principe que rouloit celle de tout autre objet auquel on veut donner cette apparence de relief ; c’est-à-dire, qu’on ne produit cet effet que par des larges demi-teintes, & jamais en étendant les premiers clairs. Après cela, il me fit sentir les touches de brun très-fort qu’on voyoit dans le centre de l’ombre, & les endroits où elles se trouvent privées de reflets.

« Peu de nos Peintres, me dit-il, ont osé rendre l’effet que vous voyez là, quoique la nature le leur montre à chaque instant. Souvenez-vous, ajouta-t-il, que c’est une des grandes clefs de la magie du clair-obscur. Souvenez-vous encore de prendre toujours vos avantages du côté des ombres, pour n’être pas obligé de vous noyer dans les clairs, de les étendre, de les charger de couleur pour faire briller votre objet, & posez enfin comme une règle générale que tout ce que vous pouvez faire par cet artifice vaut bien mieux que de chercher à le faire par l’épaisseur de couleur, parce qu’étant appliquée sur une superficie plate, elle ne sauroit aider à votre effet, & ne peut que lui faire tort, excepté dans certains cas qui sont rares. »

M’ayant ainsi endoctriné sur tout ce que j’avois à faire, il me fit mettre sur la table où étoit mon bouquet, deux ou trois autres objets blancs, pour me régler pour la justesse de la couleur, & me laissa.

A l’instant même je me mis à exécuter de mon mieux ces instructions, dont j’avois la tête remplie, & qui, je vous l’avoue, me transportoient. Je fus surpris moi-même, après avoir achevé mon tableau, de voir l’effet qu’il faisoit. Toutes mes fleurs paroissoient très-blanches, quoique le blanc-pur y fût employé en peu d’endroits, & qu’elles fussent pour la plupart rendues par de grandes & larges demi-teintes. Mon bouquet, dans tout son pourtour, tenoit sa masse colorée sur son fonds, pour ne pas dire brune, & les coups de vigueur dont je l’avois souvent tappé dans les ombres, lui donnoient une force étonnante.

Par ce récit, vous pouvez voir la vérité de ce que je vous viens de dire, qu’il n’est point de si petit objet dans la nature dont nous ne puissions tirer de grandes lumières, en l’étudiant avec soin & selon les vrais principes. Je suis sûr que vous ne manquerez pas d’admirer la belle leçon que je reçus là, & à propos de quoi ? A propos d’un simple bouquet de fleurs. Vous trouverez toujours dans vos Maîtres les mêmes ressources toutes les fois que vous voudrez les chercher. Il y a une certaine volonté de savoir & de bien faire, que vous n’avez qu’à leur montrer pour avoir leur cœur & toutes les richesses de leur savoir. Cette borne volonté, quand nous la trouvons en vous, nous console de toutes les peines que vous nous donnés. N’est-il pas triste que nous la rencontrions si peu ?

Outre ces principes d’opposition, & de comparaison, dont je vous ai parlé, & qui ne peuvent s’appliquer qu’au nombre borné d’objets, que dans le naturel on peut voir ensemble & sur le même plan, nous avons encore à examiner les régles qu’on peut observer pour mettre en opposition, & pour comparer par rapport à la couleur & à d’autres détails, les objets qu’on place sur des plans différens. Mon Maître pensoit qu’il y avoit encore sur ce point des pratiques bien erronées. La première qu’il regardoit


comme telle, étoit l’usage où étoient plusieurs Maîtres de son tems, d’arrêter leurs compositions, sans trop s’embarrasser d’arrêter, dans un certain détail, la distribution de leurs lumières. Cela faisoit qu’ils cherchoient ensuite leurs oppositions comme à tâtons, en portant leur sujet sur leur toile ; c’est-à-dire, qu’ils plaçoient leurs objets à mesure, & sur un fond qui leur étoit encore inconnu.

Tout au plus ils prenoient leur parti sur les masses générales, se réservant de le décider, en travaillant, sur les oppositions particulières. Une grande masse brune sur le devant pour servir de repoussoir ; une masse claire sur le second plan ; un fond grisâtre sur le troisième, faisoient l’affaire. Le reste, encore une fois, s’arrangeoit après. Et mon Maître me disoit : « Quoique la lumière ne marche qu’après le trait, ou le dessin, il est impossible de bien composer, sans avoir prévu l’effet qu’elle doit faire sur chaque figure, ou autre objet qu’on trace & dispose en composant, & sans avoir retourné dans son idée ses figures ou objets, ou les avoir considérés dans la nature, pour savoir ceux ou celles qui doivent recevoir la lumière, ou qui en doivent être privés. »

« Quand on s’accoutume à bien observer la nature dans cet esprit, notre imagination se meuble de mille & mille effets qu’on ne devineroit jamais, & qui se présentent à nous au besoin. Nous les mettrons en œuvre en composant, bien entendu que nous devons les épurer après, par une étude plus particulière, faite sur le naturel. Ceux qui se contentent de suivre les routines triviales dont je viens de parler, donnent dans le faux à chaque pas, ou s’ils n’y donnent pas, c’est par pur hasard, & autant que cette routine, qu’ils suivent en aveugles, ne s’éloigne pas des vrais principes. » « Par exemple, continua-t-il, rien n’est plus faux que cette masse noire dont ils chargent l’un après l’autre le devant de leurs compositions, parce qu’il n’y a rien de plus contraire à l’effet de la nature. » « Jamais elle ne vous offre rien de noir que ce qui est non-seulement privé de la lumière en général, mais qui est assez enfoncé pour être absolument privé de réflets. Aussi quand une fois les sectateurs du systême des repoussoirs ont déterminé cette masse noire pour faire valoir le reste de leur besogne, ils commencent par renoncer à cette vérité de la nature, & font toute cette masse de la même couleur ; chairs, draperies, terrasses, bref tout ce qui s’y rencontre. Ensuite ils peignent leurs figures du second plan éclairées à l’ordinaire. En sorte que celles-ci sont à l’égard de celles du premier plan, comme si l’on voyoit une troupe d’Européens placée à côté d’une troupe de Maures ou d’Indiens. Or, ces figures-ci ne peuvent être supposées toutes dans l’ombre que par le moyen de quelque corps solide, qui les prive de la clarté du grand jour ; & cette privation, comme on le voit, ne leur fait jamais perdre leur propre couleur. Il n’y a que dans les côtés où les reflets ne peuvent aller, que les couleurs se confondent, & qu’il est permis de pousser ces bruns, autant qu’on le veut, ou qu’il est nécessaire pour l’effet général de la machine. »

Ce que M. de l’Argillière avoit encore plus de peine à comprendre, étoit de voir des Peintres d’une réputation établie, qui se servoient de ce repoussoir dans des sujets de grande composition, dont la scène se passoit en pleine campagne. Là, ces grandes masses ombrées ne peuvent cependant l’être que par un nuage. Tous les jours la nature nous offre cet accident, mais il ne produit pas les repoussoirs dont je parle.

Qui de nous ne se souvient pas combien il est éloigné de ce noir outré & égal ; combien dans ces masses privées de lumière, les couleurs locales conservent leurs nuances & leurs variétés, & combien avec cela, ces masses se détachent de celles qui sont éclairées par le grand jour, sans montrer rien qui nous oblige à les barbouiller & à les noircir, comme font ceux qui employent le repoussoir ? Ce n’est pas que je veuille dire qu’il ne puisse l’être quelquefois & fort à propos, parce que le fonds en est dans la nature, ainsi que celui des autres effets ; mais il faudroit en l’employant, la consulter exactement. Elle apprendroit à celui qui ne les auroit jamais employés que par routine & d’un même noir d’un bout à l’autre, que par-tout où se trouvent les grands bruns, certainement se trouvent aussi les grands clairs, & que tout le reste se dégrade, mais avec des masses variées de couleurs.

Celui qui observe bien n’auroit qu’à voir comment les bons Peintres Flamands s’y sont pris pour trouver des repoussoirs. Il connoîtroit bientôt que ce n’est qu’en puisant dans cette source que j’indique ici, & qui donnera à ceux qui y ont recours, cette vérité & cette variété dont nous ne sommes peut-être pas assez jaloux. Ceux qui ne connoissent que ces repoussoirs tous noirs qu’on place sur les plans de devant seroient bien étonnés sans doute, si on leur proposoit d’employer les plus grandes forces en brun sur le second plan.

C’est pourtant un effet qu’ils vérifieroient souvent, s’ils s’habituoient à lire la nature, & qui pour avancer ou éloigner leurs objets, leur fourniroit des ressources infinies. Et comment ? Par les effets de la lumière, qui donneront aux plans une gradation bien plus étendue qu’on n’en peut donner à ces plans qui sont comme entassés les uns sur les autres. En sorte que tel qui dans ces plans par échelons, ne sauroit où mettre le nombre de figures qu’il vou-


droit faire entrer dans sa composition, se trouveroit ici avoir de la place de reste.

J’ai vû nombre de fois dans la nature le grand effet que produit la masse brune placée sur le second plan. Je me souviens entr’autres d’un grand bâtiment qui étoit en opposition sur une futaye. Comme le tout étoit éclairé un peu par derrière, la masse de cette espèce de forét étoit très-brune, & le bâtiment qui étoit privé de lumière, se détachoit dessus en reflets. Tout ce qui étoit sur ce devant ne tenoit en aucune façon de cette masse brune, & les groupes étoient à portée de recevoir la lumière étoin d’un brillant admirable.

Dans l’exemple dont il s’agit ici, c’est un principe capital que lorsque cette force en brun est établie sur le second plan, tout ce qui se trouve sur le devant est clair & vague. Quand même les objets établis sur ce devant seroient supposés prives de lumière, ils ne doivent participer en rien des forces qui se trouvent sur le second plan, & doivent, tout privés qu’ils seroient de lumière, faire masse dessus en reflets & d’un ton subordonné. Ce qui n’exclud point pourtant l’emploi de certaines touches vigoureuse, parce que, ne faisant point masse, elles ne perceront jamais avec le fonds.

L’intelligence des masses est écrite dans toute la nature. Suivez-la avec attention ; elle ne manquera en aucun temps de vous les montrer toutes déterminées.

C’est l’étude du monde la plus agréable & qui vous feroit le plus de bien.

Oui, je voudrois, quand vous auriez un tableau dont la scène seroit en pleine campagne, que vous vous y portassiez avec deux ou trois amis bien unis par l’amour du travail ; qu’après avoir trouvé un aspect ou un effet à peu près convenable à votre sujet, vous vous missiez à en faire quelques bonnes études, tant par rapport à la forme & à la lumière, que pour la couleur ; qu’ayant bien arrêté vos plans, vous missiez dessus quelques figures dans les endroits où vous auriez dessein de les placer dans votre composition, pour voir l’effet qu’elles y feroient & par leur couleur & par leur grandeur.

Deux d’entre vous ou quelqu’un pris sur les lieux peuvent remplir cet objet, parce que vingt figures ou une, c’est le même principe. J’espère que vous sentez que, moyennant ces précautions, vous feriez des choses au-dessus de ce que l’on fait communément, & que vous acquerreriez un fonds d’intelligence qu’on ne peut espèrer de trouver dans le simple raisonnement. Sentez encore combien il vous est aisé de faire cette provision de savoir par les facilités que vous offre la nature qui vous tend par-tout les bras.

Car elle ne vous est pas moins secourable dans les sujets que vous avez à traiter sur un fonds d’Architecture, de ceux dont l’action principale se doit passer dans un Temple, dans un Palais ou tout auprès. Elle ne vous présente pas à la vérité ces édifices tout juste comme il vous les faut ; mais elle vous offre des moyens pour suppléer à ce qui manque, & ces moyens sont les plus simples du monde.

Par exemple, la scène de votre tableau suppose-t-elle le dedans d’un Temple, entrez dans une Eglise ancienne ou moderne, vieille ou neuve, suivant que l’exigera votre sujet. Examinez bien ce qu’y produiront les personnes que vous y trouverez, si elles font masses colorées contre l’Architecture, ou quel autre effet elles y feront ; quel est celui qu’elles feront par rapport au sol ou au pavé de l’Eglise, suivant qu’il se trouvera éclairé par les lumières qui entrent par les croisées. Faites bien attention à la lueur qui environne ces points de lumière, à la façon dont la lumière se dégrade, aux ombres de l’Architecture, par rapport à celles des figures, à ce que les différentes couleurs des habillemens font les unes contre les autres. Vous verrez presque toujours toutes vos figures colorées contre les masses de l’Architecture. Elles se détacheront sur le pavé en brun, & auront sans équivoque l’air d’être debout sur leur plan, & vous ne tomberez pas dans le défaut assez commun de les faire paroître couchées par leur lumière. La nature vous fera voir qu’il est faux que des pieds bien éclairés se puissent trouver sur un pavé ou sur une terrasse fort brune : quand même ils poseroient sur une étoffe noire, elle feroit masse claire avec eux, & ils n’en seroient détachés que par leur propre couleur, mais avec cet accord que donne la lumière qui, frappant sur ces pieds, frapperoit également sur l’endroit où ils seroient posés.

Ce dernier principe fait encore bien le procès à ceux de nos jeunes Peintres qui cherchent à jetter de la poudre aux yeux par des effets de lumière hasardés, quoiqu’impossibles. Nous pouvons, je crois, mettre de ce nombre ceux qui dans une simple demie figure, pour faire valoir un bout de tête, & faire briller un coup de clair sur le front & sur le menton, couvrent tout le reste de leur tableau d’un noir général. Rembrandt, quand il donnoit dans ces sortes d’effets, employoit un art infini pour les autoriser à peu prés, ou du moins en rachetoit l’abus par de grandes beautés. Ceux qui les tentent sans avoir un certain fonds de ces principes, donnent dans un faux insoutenable. Ils tirent leur tête en avant par sa lumière, & par leur grand noir enfoncent les épaules & le reste du corps au dedans & à une distance prodigieuse. Si le jour donne sur la tête en plein, il est difficile de présumer que le buste puisse être dans l’ombre ; mais en le supposant même privé de lumière, il ne sauroit être d’un noir si outré, & doit nécessairement être de reflet ; sinon il doit faire masse


claire avec la tête, sauf à se ménager par les couleurs locales, les oppositions par lesquelles on la veut faire briller. Il n’y a que ces deux moyens pour la faire tenir ensemble avec le corps.

Lorsque j’ai dit que vos figures tiendront presque toujours leurs masses colorées contre vos fonds d’Architecture, c’est en raisonnant sur le pied de la pratique ordinaire, selon laquelle, comme vous savez, tout fonds d’Architecture est peint de couleur de pierre neuve, fût-il composé de fabriques à demi dégradées & ruines. Si vous voulez avoir des figures qui soient opposées en clair sur leurs fonds, il faut aller voir de vieilles Architectures brunes, verdâtres, ou bleuâtres, elles vous guideront pour cette intelligence, comme feront les neuves pour l’intelligence opposée ; les clairs de vos figures soit ceux des chairs, soit ceux des draperies, se détacheront par leurs couleurs, & les ombres par leur force. Quand une fois vous aurez donné au tout un bon ton de couleur, tenant bien sa masse, vous la travaillerez comme vous voudrez, & pourvu que vous n’y fassiez pas de petites parties, votre effet est sûr.

Ainsi que je viens de vous l’insinuer, ces principes vont à tout ; & si vous voulez bien être un peu soigneux à les appliquer, vous y trouverez partout votre compte. Si vous étudiez un fonds de paysage, faites la même chose que je viens de vous indiquer, pour le fonds d’Architecture. Considérez d’après le naturel, l’effet que vos figures feront contre les arbres & contre les lointains ; vous y verrez des couleurs que l’on ne peut rendre par souvenir, parce que c’est la lumière qui donne le ton vrai à tous les plans en général & à tous les objets en particulier.

En vous faisant une règle de cette conduite, vous éviterez bien des fautes où la simple pratique jette souvent. Par exemple, j’ai remarqué dans bien des tableaux de bons Maîtres, des objets éclairés contre un ciel clair, quoique rien n’indiquât que ces objets fussent éclairés par un coup de soleil. Si ces Maîtres avoient consulté la nature, elle leur auroit fait voir que cet effet est tout à fait contraire à ceux qu’elle produit, elle leur auroit montré que tout objet, fût-il blanc, tient sa masse colorée contre le ciel, pour ne pas dire brune, quand il n’est pas éclairé du soleil, & que ce n’est que quand il l’est que les coups de lumière sont clairs contre le ciel, & d’un clair toujours coloré. Les ombres que porte toujours cet objet, deviennent en même tems plus vaporeuses, à mesure qu’il est plus élevé ; & plus fortes, à mesure qu’il est plus proche de la terre.

Dans les objets qui ne sont éclairés que du jour naturel, c’est-à-dire, sans effet du soleil, comme par exemple, dans une figure étant debout, le haut est toujours plus fort dans les ombres, que ne l’est la partie d’en bas, parce que celle-ci est à portée de recevoir les reflets du pavé du terrein, dont l’effet diminue à mesure qu’il s’éloigne de sa cause, & fait place à des masses qui montent en brunissant toujours. Souvenez-vous bien de ce dernier point d’intelligence ; car il est d’un usage universel. En le suivant, votre figure paroîtra être réellement debout : en en la negligeant, elle aura souvent l’air de tomber à la renverse. Ce défaut est bien plus commun qu’on ne le croit, & même assez peu apperçu. Adressez-vous souvent à la nature, vous ne tomberez jamais dans ces inconvéniens.

C’est encore l’exacte contemplation de la nature, qui vous apprendra de ne point faire porter à vos figures, soit sur le terrein, ou sur quelqu’autre corps, de grandes ombres de même longueur, & toujours aussi brunes sur leur fin qu’à leur commencement ; car pour la longueur des ombres, vous sentez qu’elle se doit régler par le point d’où l’on fait partir la lumière. Si le jour vient de haut, l’ombre doit être courte : si la lumière est basse, l’ombre doit être allongée. C’est une attention qu’il faut avoir plus particulièrement dans les sujets dont la scène est en plein air, & qui indiquent déterminément certaines parties du jour. La lumière du midi, se doit caractériser par les ombres courtes, celle du matin ou du soir, par les ombres longues ; & quant au ton trop égal, que plusieurs leur donnent d’un bout à l’autre, vous verrez dans la nature qu’elles ne sont très-fortes que contre ce qui est posé à terre : qu’immédiatement après, elles commencent à se dégrader, ce qu’elles continuent de faire insensiblement & jusqu’au bout, à cause de la lueur qui règne par-tout où il fait jour.

Principe qui a lieu à l’égard de tous les corps qui portent des ombres, avec une distinction cependant, que cette dégradation est beaucoup moins marquée dans les ombres qui sont éclairées par le soleil.

Toutes ces choses, encore une fois, veulent être vues dans la nature, pour être rendues avec cette justesse qu’on aime tant à trouver dans un bon ouvrage. Elles ne peuvent être suppléés par la pratique, quelque rompu qu’on y soit, que fort imparfaitement. Vous le voyez dans certains paysages qu’on reconnoît aisément avoir été faits d’après nature, mais où les figures sont comme postiches, parce que le Peintre les y a ajoutées dans son cabinet. Si en peignant ces terrasses, il avoit eu l’attention de les placer & de les voir dessus, il leur auroit donné leur ton juste, & à leurs ombres la force & la longueur marquées par la nature. On a beau faire, je ne cesserai de le repéter, la réminiscence ne donne jamais ces vérités exactes, qui font la perfection de l’Art ; on ne la peut attendre que d’un examen continuel de le nature : si l’on vouloit bien s’attacher à l’épier soigneusement dans tous ses ef-


fets l’on feroit des choses surprenantes, & d’une vérité à tromper.

Je finirai par dire un mot d’une autre pratique, que M. de l’Argilière regardoit comme très-défectueuse, c’est celle que plusieurs Maîtres de son temps suivoient, pour mettre ensemble des objets qui dans leurs tableaux devoient occuper différens plans, & faire opposition les uns contre les autres. Ce qu’il trouvoit à redire dans la façon de faire de ces Maîtres, étoit qu’en leur voyant prendre le modèle, pour peindre d’après, les figures qu’ils vouloient mettre, soit sur leur premier plan, ou sur le second, ou même sur le troisième, ils le posoient toujours devant eux à la même distance.

Le premier inconvénient qui arrivoit de là, étoit qu’ils voyoient toujours leur modèle éclairé du même ton ; mais ils remédioient à cela, en le colorant par estime, suivant l’idée qu’ils avoient de la gradation qu’ils vouloient donner à leurs tableaux, ou pour mieux dire, ils croyoient y remédier. Car il est aisé de concevoir que cette estime n’étoit pas toujours assez juste, pour n’être pas sujette à mécompte. Quand cela arrivoit, & qu’une figure, placée dans l’éloignement, se trouvoit trop ardente de coloris, ou trop grise, suivant le préjugé où l’on étoit, l’on disoit de sang-froid : je vais éteindre un peu, ou je vais réveiller un peu cette figure ; & comme c’étoit ordinairement par le premier de ces deux défauts qu’elle péchoit pour avoir été vue de trop près, on se mettoit à la salir par quelque teinte grisâtre, dont on la glaçoit : cela fait, on étoit content de soi, & l’on se persuadoit de l’avoir mise dans son vrai ton ; mais ceux dont les yeux étoient accoutumés à comparer la couleur des objets par rapport à leurs distances, & à chercher cette couleur dans la nature, étoient fort loin d’en juger de même. Ils ne se souvenoient point d’avoir vu dans la nature de ces mauvaises couleurs grises ou violettes, qu’ils voyoient employer ainsi pour enfoncer les objets du tableau. Ils se rappelloient au contraire ces couleurs fuyantes, si douces, si agréables, si participantes de l’air ; couleurs qui ne se peuvent décrire & qu’on ne peut bien apprendre à connoître que par cette étude de comparaison à laquelle vous voyez que mon sujet me ramène toujours ; & comment faire cette étude dans le cas dont il s’agit ici ? Rien de plus aisé. C’est en posant deux modèles à une distance convenable pour évaluer au juste la véritable couleur de l’un & de l’autre, & en vous accoûtumant de voir les autres objets de la nature dans le même esprit. Et voilà le grand secret de cette perspective aërienne, qui n’est pas moins essentielle pour la perfection de notre Art, que ne l’est la perspective qui ne regarde que le trait.

Le second inconvénient qui naît de cette pratique, est que cette manière de voir le modèle à distance pareille, à quelque plan que soit dessinée la figure qu’on peint d’après, donne lieu à un travail trop égal & trop prononcé par-tout ; l’éloignement des objets en efface à nos yeux tous les petits détails, & cet effet ne le caractérise guère moins que l’affoiblissement de la couleur. Or en imitant le naturel, de trop près, il n’est presque pas possible de lui donner cet air vague & flou que lui donne le volume d’air qui est entre nous & lui, quand nous le voyons de loin. C’est donc encore une raison, qui décide que pour le bien voir, il ne faut pas trop l’approcher.

Que de choses n’y auroit-il pas à dire encore sur cette matiere, si l’on vouloit la suivre dans toutes ses parties ! Mais il est tems que je m’arrête. Je crains même d’avoir trop abusé déjà de la patience de cette illustre Compagnie, en parlant devant elle si longuement de choses qu’elle sait mieux que moi ; mais je compte sur ses bontés. Elle m’en a donné des marques si touchantes, que je me regarderois comme un ingrat si je pensois autrement. Je suis sûr avec cela qu’elle prendra en bonne part ce que mon amour pour l’avancement de nos jeunes gens m’a fait faire ici. Elle ne les aime pas moins que moi. Elle les regarde comme ses plus chères espérances & les objets de ses plus tendres soins. Elle ne leur demande, pour tout retour, que la docilité & l’application nécessaire pour en faire des hommes d’un mérite distingué, dignes des graces que notre auguste protecteur répand avec tant d’abondance sur eux. Jeunesse qui m’écoutez, donnez-nous la satisfaction de nous prouver votre parfaite reconnoissance par vos succès.

RÉPONSE

au précédent Discours.
Par M. Coypel, Directeur de l’Académie.
MONSIEUR,

L’OUVRAGE que vous venez de me communiquer, fait connoître en vous trois choses également estimables & très-difficiles à rencontrer, même séparément. Nous sommes frappés de la solidité de vos principes ; nous ne pouvons assez louer la générosité avec laquelle vous nous faites part de vos plus profondes méditations ; & vous avez attendri par ce sentiment de reconnoissance si digne & si rare, qui vous porte à renvoyer à votre illustre Maître, tout l’honneur que dans ce moment, vous devez au moins, partager avec lui.


Pour profiter, Monsieur, comme vous avez fait, des leçons de cet excellent homme, il ne suffisoit pas de la docilité avec laquelle vous les écoutiez ; il falloit, pour en connoître tout le prix, ce goût & cette conception vive & facile, que le ciel n’accorde pas à tous. Il falloit enfin être né pour devenir un jour ce que vous êtes.

Je le redis encore, Monsieur, votre Dissertation est à la fois l’ouvrage d’un Peintre consommé dans son Art, d’un Académicien zélé, & qui plus est encore, d’un galant homme. Elle instruit non seulement nos Elèves des moyens qu’ils doivent employer, pour mériter de nous succéder un jour ; mais aussi de ce qu’ils auront a faire, s’ils veulent reconnoître les soins que nous prenons pour leur avancement.

Je plaindrois celui d’entre’eux qui vous auroit écouté, sans être échauffé du desir de mettre en pratique ce que vous venez de dire sur notre Art, & je le mépriserois si, vous ayant entendu parler du célebre M de Largiliere, il ne sentoit pas à quel point nous nous honorons nous-mêmes, en publiant ce que nous devons à ceux qui nous ont formés.

Nous espérons, Monsieur, que vous ne vous en tiendrez pas là & que vous voudrez bien mettre en ordre d’autres idées qui sont éparses dans votre porte-feuille. Vous n’avez plus à vous défendre sur le peu d’habitude où vous êtes de coucher vos idées par écrit. Vous venez de nous prouver que Despréaux a eu grande raison de dire dans son Art Poëtique :

 « Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire, arrivent aisément. »

1749.

EXTRAIT DES REGISTRES de l’Académie Royale de Peinture & de Sculpture.

Aujourd’hui 7 Juin, l’Académie s’étant assemblée pour les Conférences, M. Oudry, Professeur, les a ouvertes par la lecture d’une Dissertation sur la manière d’étudier la couleur, en comparant les objets les uns aux autres.

Cet Ouvrage, qui renferme d’excellens principes sur la partie du Coloris & sur celle de l’intelligence des masses, a été goûté unimment par la Compagnie, qui en a remercié l’Auteur par un Discours que M. Coypel lui a adressé, lequel sera couché sur le Registre à la suite de la présente délibération.