Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Lettre C


Panckoucke (1p. 88-171).
◄  Lettre B
Lettre D  ►

__________________________________________________________

C

CABINET, CABINETS DE TABLEAUX. Un Cabinet de tableaux signifie une collection d’ouvrages de Peinture ; & l’on se sert de cette dénomination, quand même la collection rempliroit un palais. Certainement lorsque cette expression s’est établie, la prétention & le faste n’existoient pas à cet égard autant qu’ils existent aujourd’hui. Je me transporte aux tems peu éloignés, où les Arts ont commencé à fleurir, & je me représente un homme, ami des Arts & lié avec les plus habiles Artistes de son tems qui, sur son superflu ou son économie, à l’aide de ses connoissances & de ses soins, parvenoit à réunir un certain nombre de tableaux de maîtres recommandables. Cet homme ne disoit point : je possède une collection superbe. Il disoit simplement : j’ai un cabinet qui referme quelques bons tableaux. On imita cet homme ; car l’imitation de quelqu’espèce qu’elle soit, est naturelle à l’homme & habituelle parmi nous. Bientôt on pût citer plusieurs colletions ou cabinets de tableaux, & la distinction qu’on accorda à ceux qui en étoient possesseurs, en augmenta bientôt le nombre. Ce qui est assez singulier, c’est qu’à mesure que les faiseurs de colletions ont rempli des appartemens vastes d’un nombre considérable d’ouvrages de Peinture, la vanité ait daigné conserver encore la manière de s’exprimer, qu’employa d’abord la modestie.

La plus ample collection s’appelle donc encore cabinet, & cette dénomination est en usage pour un grand nombre d’objets curieux & scientifiques. On dit un cabinet de livres, mais plus ordinairement une bibliothéque. On qualifie de cabinets les colletions d’objets qui ont rapport aux médailles, aux dessins, aux estampes, aux sciences, à l’histoire naturelle ; & pour suivre l’historique de cette dénomination qui s’est étendue & a jette des branches assez remarquables, les Joueurs de gobelets & les Charlatans, que l’intérêt & une sorte de vanité, qu’ils n’avoient pas autrefois, portent à se rapprocher des Sciences & des Arts, appellent cabinets de Physique & laboratoires les endroits où ils attirent le Public, & où ils tirent partie de la curiosité par l’adresse & le prestige. Cette dénomination est un nouveau moyen du Charlatanisme, & ce moyen une sorte de familiarité qui rapproche trop les Siences, ainsi que les Beaux-Arts, des artifices qui n’ont pour but que le vil intérêt. Au reste, le rapprochement des charlataneries & des sciences nait de ce que ces dernières étant exercées plus généralement qu’elles ne l’étoilent, excitent davantage à en tirer parti, & à chercher, surtout dans les nouvelles découvertes, des moyens d’opérer quel-


ques effets extraordinaires, dont les Charlatans adroits & d’une classe moins obscure qu’ils n’étoient, savent tirer avantage. Les savans dédaignent les inconvéniens qui résultent des approximations ou plutôt des mésalliances dont je viens de parler ; & ces inconvéniens passagers ne peuvent en effet être bien dangereux, à moins que les administrateurs & les hommes pussins ne se permettent trop de les favoriser.

Les hommes d’Etat, plus instruits des affaires importantes d’administration, que des Sciences & des Arts, sont disposés à être trompés, même en raison de leur zèle pour le bien public ; & l’on peut penser qu’ils sont à cet égard comme les parens affectionnés, toujours prêts, lorsque leurs enfans sont malades, à croire vrais les miracles dont se vantent les gens qui en font le moins. Pour revenir aux cabinets de tableaux & à ceux qui en tirent vanité, leur relation avec le Charlatanisme consiste, en ce que d’une part l’on trouve dans plus d’une collection moderne des tableaux apprêtés, repeints, déguisés, parés pour les faire croire meilleurs qu’ils ne sont ; & d’autre part, de ce que les possesseurs, dans leurs éloges exagérés, parlent trop souvent le langage dont nous rions, lorsque par hazard nous l’entendons dans les places publiques.

L’influence qu’a le charlatanisme des cabinets sur le goût national n’est pas difficile à appercevoir. Premièrement, ces colletions, composées sans connoissance & par prétention, sont peu utiles aux Artistes consommés, & elles trompent ceux qui manquent de lumières. Les colletions de cette espèce ne sont donc bien réellement favorables qu’à l’intérêt des marchands qui y font passer successivement un grand nombre de tableaux dont ils tirent parti, & à la vanité des possesseurs, qui sont portés à rendre leurs collections d’autant plus riches en nombre, qu’ils le sont moins eux-mêmes en connoissances.

Si les cabinets étoient formés comme ils devroient l’être, ils réuniroient, par rapport aux Arts & au goût, les avantages infiniment précieux dont quelques-uns jouissent à juste titre ; car rien n’est plus capable de donner des idées des genres, des manières, du mérite des différens maîtres, & par conséquent de l’Art en lui-même, que de pouvoir sans sortir du même lieu, comparer un grand nombre de chefs-d’œuvres ; d’ailleurs rien de plus avantageux pour la conservation de ces chefs-d’œuvres, que les soins auxquels ceux à qui ils appartiennent s’engagent par vanité même avec le Public, qui, venant juger lui-même de ces soins, fait l’éloge des possesseurs les plus attentifs à les remplir. Les cabinets de tableaux, tels que je les suppose, ceux dans lesquels on n’amet point d’ouvrages incertains, altérés, déguisés & que les possesseurs ouvrent non-seulement aux Artistes, mais à tous ceux qui veulent réellement s’instruire, sans acception d’état, les collections enfin, où l’on assemble & l’on rapproche avec une sorte de méthode les beaux ouvrages, deviennent donc, pour les Arts & pour la nation, des écoles, dans lesquelles les amateurs peuvent prendre des notions, les Artistes faire des observations utiles, & le Public recevoir quelques premières idées justes. Les possesseurs des cabinets formés sur ces principes, ont certainement droit à la reconnoissance publique & à l’intérêt particulier de tous ceux qui s’occupent des talens. C’est aussi, lorsque les collections sont telles que je les suppose, qu’elles subsistent & passent de génération en génération, tandis que les collections nombreuses & imparfaites deviennent en peu de tems à charge, même à ceux qui les font, soit par le prix qu’ils sont insensiblement obligés d’y mettre & les tromperies qu’ils éprouvent, soit par l’embarras que le nombre seul leur donne. Aussi les possesseurs, privés de l’espérance que leurs héritiers puissent se charger d’un mobilier considérable, dont la valeur est douteuse, s’en dégoûtent & s’en défont souvent, comme en se débarrasse d’une société mêlée qui s’est augmentée au point de devenir insupportable, même à celui qui l’a rassemblée sans choix. Que les vrais Amateurs, ceux qui veulent s’instruire en jouissant, & donner lieu aux autres de jouir en s’instruisant, se rapprochent donc le plus qu’il est possible, en formant leurs collections, des premiers cabinets ; qu’ils donnent au choix ce qu’ils sacrifient trop souvent au nombre ; mais pour cela il faudroit, qu’oubliant les prétentions inspirées par le luxe, par des imitations & des instigations pernicieuses, ils eussent plus de confiance dans les Artistes éclairés, que dans ceux que l’intérêt pécuniaire excite à tirer sans cesse parti de la crédulité, de l’ardeur de posséder & du défaut de connoissances.

CALQUER & CALQUE. L’opération qu’on désigne par le mot calquer, est celle par laquelle on fait passer, en quelque façon, mécaniquement le trait d’une figure ou de quelque partie d’un dessin ou d’un tableau, sur un papier, sur un vélin, sur une toile, &c. Cette opération se fait par plusieurs moyens ; & quoique naturellement ce détail appartienne à la seconde Partie de ce Dictionnaire, où il en sera encore question, je ne me refuserai pas à en dire ici quelque chose, parce que la facilité mécanique que présente l’opération de calquer, est assez souvent mise en usage par les personnes qui, n’ayant point de connoissances réelles & manquant de la facilité de dessiner, croient suppléer à ce talent


indispensable dans tous les Arts du dessin, sans se donner la peine de l’acquérir.

La manière la plus commune de calquer un dessin, (& je me borne à ce détail ;) est de frotter le revers du papier sur lequel il est fait, de sanguine en poudre, ou de mine de plomb. Lorsque ce revers est rougi, ou noirci également par-tout ; lorsqu’en l’a essuyé légèrement pour ôter le superflu de la sanguine ou de la mine de plomb, on assujettit, avec de la cire ou des épingles, le dessin sur une feuille de papier, de manière que le côté empreint de crayon rouge ou noir soit appliqué sur le papier blanc ; ensuite, avec une pointe de métal, qui doit ne pas être coupante, on passe, en appuyant autant qu’il est nécessaire, sur le trait qu’on veut calquer. Alors l’empreinte du crayon, dont est couvert le revers du dessin, se trouvant pressée dans le passage de la pointe sur le panier blanc, y laisse une trace, ou ce qu’on appelle un calque ; & ce trait calqué est plus ou moins exact, plus ou moins spirituel, enfin plus ou moins utile en raison de ce que celui qui calque a de connoissance & même d’habitude acquise de l’Art du Dessin.

Les dernières lignes de cette explication, que j’ai rendue la plus claire qu’il m’a été possible, me conduisent naturellement aux notions que je destine ici à ceux qui ne sont pas bien initiés dans les Arts, & qui par conséquent ont de fausses ou incomplettes idées sur ce qui a rapport à leurs diverses pratiques. En effet, combien de jeunes gens, d’hommes du monde, de personnes même qui ont le but de s’occuper des Arts, sont disposés à penser qu’en calquant, aussi exactement qu’ils le peuvent, un contour, un trait ; ce contour ou ce trait se trouvera semblable à celui qu’ils veulent reproduire, & qu’ils n’auront plus qu’à imiter les ombres pour avoir doublé l’original qu’ils cherchent à copier ?

Cependant on doit, pour les détromper & les instruire, leur dire ici avec franchise, que ce trait mécanique qu’ils obtiennent par une opération dont la justesse leur paroît démontrée, n’a & ne peut avoir de mérite qu’en proportion du talent que possède celui qui le forme ; de manière que si celui qui calque n’a nulle idée & nulle habitude de dessiner, son calque attestera son incapacité & lui sera d’autant moins utile, que cette incapacité de dessiner le trait annonce celle qu’il doit avoir de répartir les ombres & les lumières, & de les indiquer en formant avec le crayon des hachures convenables & tracées dans l’ordre qu’il est nécessaire de suivre. Il faut donc que le copiste qui calque, soit capable d’imiter sans calquer le dessin qu’il veut copier, au moins jusqu’à un certain point d’exactitude. Il faut par conséquent qu’il soit en état de sentir les formes relatives aux contours, les raisons qui ont fait placer & prononcer les touches, qui ont fait adoucir légérement & suspendre, pour ainsi dire, le trait dans certaines parties ; il faut, dis-je, qu’en calquant il sente tout cela & qu’il s’en rende plus ou moins compte, pour que le calque ait quelque mérite & remplisse l’intention qui le fait entreprendre. Un homme qui calque sans savoir dessiner, est assez semblable à celui qui copieroit ou liroit un ouvrage écrit dans une langue étrangère pour lui, & qui, ne connoissant & n’employant aucune inflexion, aucun accent, aucune ponctuation, imiteroit mal des signes inconnus pour lui, ou ne prononceroit que des sons insignifians.

Il résulte de-là que l’opération de calquer n’est bonne à rien à celui qui ne sait rien, & souvent est assez peu nécessaire à celui qui fait.

On demandera, pourquoi donc le calque est en usage dans les Arts. La question est juste & elle exige encore quelques notions convenables à ce Dictionnaire.

Il se rencontre un assez grand nombre de circonstances dans lesquelles ceux qui pratiquent la Peinture & les branches des Arts qui en dérivent, ont un grand intérêt à épargner ou à ménager des instants précieux ; & il en est où il est important pour eux de parvenir promptement à une exactitude d’imitation, que j’appellerai géométrique ou précise autant qu’il est possible. La Gravure en offre les plus fréquens exemples. On ne peut rien tracer avec le crayon sur la planche vernie, surtout lorsqu’il s’agit d’y transmettre le trait juste & exact d’un dessin ou d’un tableau, parce que le vernis dont on se sert le plus communément est mol, & qu’il s’enlève trop facilement de la superficie du cuivre qu’il couvre. Il faut donc avoir recours au calque. D’ailleurs le Graveur qui est supposé, (quoique la supposition ne soit pas assez communément juste (le Graveur, dis-je, qui est supposé savoir dessiner, parvient plus promptement & plus exactement à copier sur son cuivre le trait de l’ouvrage qu’il doit graver, en calquant avec intelligence & fidélité ce trait de la manière que j’ai indiquée. Cette manière est cependant susceptible d’un assez grand nombre de modifications, dont je donnerai le détail dans le second Dictionnaire, à l’Article relatif à celui-ci ; mais je mettrai dans ce moment sur la voie ceux qui n’ont besoin que de notions générales. Une opération presqu’aussi utile que celle dont je viens de donner l’idée, & qui y a assez de rapport, est celle de copier mécaniquement, dans des proportions différentes, le trait qu’on veut imiter. Il est moins ordinaire que l’on ait besoin de copier dans une plus grande dimension, que l’original dont on s’occupe, soit pour la Gravure, soit pour la Peinture, soit pour imiter en général, qu’il ne l’est, d’avoir à réduire un original dans une dimension plus petite ; aussi les moyens mécaniques inventés pour ces sortes d’opérations sont-ils généralement connus sous la


désignation de moyens de réduire : compas de réduction, &c. On emploie, en effet, pour ces opérations des compas qui sont appropriés à cet usage, ou des quarrés que l’on trace légérement sur un dessin, & donc on trace un même nombre dans une dimension différente sur le papier ou sur le cuivre. Cette préparation mécanique donne la facilité & la sûreté de réduire exactement ou de copier un dessin ou un tableau dans une grandeur proportionnelle relative à l’original ; mais ainsi que dans l’opération de calquer, & plus même que dans cette opération, il est nécessaire que celui qui réduit, ait le talent de dessiner, & l’aptitude à se rendre compte de ce qu’il fait ; de manière, : qu’en employant plus de temps, il put en venir à bout, même sans le secours des moyens mécaniques dont je viens de parler. Ainsi, dans les Arts du Dessin, les secours que l’industrie a imaginés pour simplifier, pour favoriser, pour abréger & pour assurer les opération., n’ont des avantages réellement utiles que pour ceux qui sont instruits, & qui, à la rigueur, pourroient s’en passer. Il seroit fort avantageux que les hommes, dont les connoissances sont si souvent moindres que leurs prétentions, fussent convaincus de cette vérité pour leur avantage, plusieurs renonceroient peut-être aux petites supercheries sur lesquelles ils établissent de petites réputations, & à l’aide desquelles ils font souvent parade de talens qu’ils n’ont réellement pas.

CAMAYEU. Le Camayeu est, dans sa définition la plus simple, une imitation faite par le moyen d’une seule couleur, variée par le seul effet du clair obscur, c’est-à-dire, plus claire ou plus ombrée. On a compris sous cette dénomination, des peintures de deux & de trois couleurs, mais dans lesquelles on n’a pas pour but d’imiter la couleur naturelle des objets.

On dit un camayeu bleu, verd, rouge, &c. ; des peintures en camayeu. Voilà à-peu-près les phrases dans lesquelles on emploie le plus ordinairement ce mot. On peut y ajoûter une manière de critiquer & de désapprouver un tableau qui consiste à dire d’un tableau trop égal de couleur, ce tableau n’est qu’un camayeu.

Les Dessins faits à la sanguine, à la pierre noire, à la mine de plomb, aux différens crayons, au bistre, à l’encre ; la plûpart des gravures, des tontisses, des papiers teints, des étoffes travaillées ou brodées, peuvent, à certains égards, être compris dans ce qu’on appelle camayeu.

Une grande partie des toiles peintes, les damas mêmes, &. offrent des camayeux, & représentent plus ou moins bien, par nuances d’une, de deux ou de trois couleurs, les divers objets dont ils sont ornés.

Le mauvais goût qui, non content d’altérer les formes & les effets, nuit encore aux Arts en les déplaçant, je veux dire, en les employant à ce qui ne dot pas leur convenir, a inspiré pendant un tems, qui n’est pas encore fort éloigné, une préférence pour les camayeux, fort contraire aux progrès de la Peinture. Les hommes désœuvrés, ignorons, puissans ou riches, étoient en cela les ministres accrédités & favoris du mauvais goût, comme ils ont été dans tous les tems. L’usage des camayeux devint, dans celui dont je parle, tellement à la mode, qu’on les substituoit presque’en tous lieux à la véritable Peinture. Cette fantaisie épidémique devoit enfanter une multitude d’ouvrages tendans à la barbarie ; & cela arriva. Les palais, les maisons, les temples même se peuplèrent d’enfans, d’hommes verds, bleus, rouges, c’est-à-dire, de monstres, la plupart absurdes & fort ridicules. Ces ouvrages, dignes des siècles d’ignorance, offroient des ornemens peu dispendieux. Ils furent adoptés avec empressement par l’effet d’une sorte de luxe parcimonieux, très-commun parmi nous ; des ouvrages de cette nature ne pouvoient avoir d’attraits pour les véritables Peintres. Les camayeux devinrent conséquemment la ressource des plus foibles talons. Le plus grand nombre de ceux qui se complaiscient, en ornant leur demeure, à y prodiguer avec une somptuosité mesquine ces mauvais ouvrages, ne trouvoient pas une grande différence entre ceux qui étoient exécutés par des Artistes médiocres, & ceux que des hommes de talent ne dédaignoient pas de faire quelquefois par condescendance ou par fantaisie. Il résulta delà une source d’idées absurdes qui dégradoient l’Art ; il en résulta aussi, peur les jeunes Artistes, des occasions de petits profits, trop aisés à acquérir, pour n’être pas saisis, & des ouvrages d’un trop mauvais genre pour n’être pas nuisibles à leurs progrès. Comme les camayeux n’avoient aucune relation à la couleur de la nature, il étoit inutile de la consulter pour les peindre ; en coloriant presque au hasard, avec quelques idées du clair-obscur, on se croyait autoisé à altérer les formes, comme on altéroit la couleur C’est par de semblables bisarreries que les Arts se corrompent ; c’est ainsi qu’ils se dégraderoient absolument parmi nous, si l’inconstance nationale ne s’opposoit à la durée de ces absurdités.

Un principe fort important pour la conservation du bon goût dans les Lettres & dans les Arts, est de retenir chaque espèce de talent dans le district qui lui appartient & qui lui est convenable ; ce doit être le soin d’une administration éclairée, & ce soin demande plus d’adresse qu’on ne pense ; car il faut qu’elle soit persuadée que, quelque mérite que puisse avoir une production, où le talent se trouve déplacé, elle est toujours imparfaite, répréhensible au jugement de la raison, & nuisible au goût.

Au reste, il est certains camayeux nécessaires dans les embellissemens des théâtres, dans les


fêtes, les spectacles, les décorations ; ils sont estimables lorsqu’il imitent avec art & avec intelligence des stucs, des bas-reliefs, des ornemens de bronze & de marbre, des camées. Et ce que j’ai dit en général des eamayeux ne regarde point du tout ces genres autorisés, qui d’ailleurs sont des imitations, des représentations d’objets réels & non pas des matières & des substances idéales, des couleurs fantastiques absolument arbitraires.

Les rehaussés d’or entrent dans les camayeux dont je viens de parler, & peuvent être heureusement employés dans des plafonds.

Je ne conseillerai rien sur les camayeux que j’ai désignés pour en blâmer l’usage. Les Artistes, sans goût & sans principes arrêtés, suivent les caprices du Public ignorant qui les égarent lorsqu’ils ont la foiblesse de se laisser maîtriser ; mais je dirai à ceux qui sont susceptibles d’être conseillés : ne vous permettez que bien rarement des emplois trop faciles de votre talent, ou des ouvrages que vous regardez comme des fantaisies & des abus de l’Art. Peignez la nature colorée, & songez encore que si vous adoptez avec trop de préférence certaines teintes, certains tons de couleur, vous approcherez dans votre coloris des camayeux dont j’ai parlé.

L’accord, par ce moyen, vous semble plus facile. Mais cette facilite vous conduit à perdre de vue la nature ; & cette négligence, qui tourne en habitude, peut vous rendre un Peintre maniéré, ou s’opposer à ce que vous méritiez le titre de Coloriste. La nature, parfaitement harmonieuse, est en même-temps inépuisablement variée dans ses tons ; & il ne vous est pas plus permis d’être harmonieux sans variété de tons, que d’être varié sans harmonie.

CAPITAL. Un ouvrage de Peinture est désigné par le mot capital, soit parce qu’il est d’une dimension considérable, soit parce qu’il contient à un dégré éminent le mérite de l’Art & celui de l’Artiste.

On applique donc principalement le terme qui fait le sujet de cet Article, tantôt au Peintre, tantôt à l’Art de la Peinture ; & l’objet le plus capital est celui qui réunit tous ces différens mérites.

On dit : ce tableau est un tableau capital de tel maître.

C’est dans ce dernier sens que le mot capital est surtout en usage parmi les curieux, les possesseurs de collections & les marchands. On dit encore d’un homme qui a rassemblé un grand nombre d’ouvrages de choix, qu’il a plus d’un tableau capital ; qu’il possède un ouvrage capital de Rubens, de Wandeik, du Corrége, du Guide, de Giraudoux, de Ténieres ; mais on ne devroit employer cependant cette expression qu’à l’occasion des maîtres de chaque Ecole qui tiennen les premiers rangs. Je ne dirai qu’un mot de l’abus que le brocantage, l’intérêt des marchands, & souvent la vanite des curieux font de ce terme distinctif. Le Brocanteur s’en sert souvent pour allumer le désir des curieux. La vanité de l’amateur s’enflamme lorsque le marchand employe le mot capital, & son desir a moins pour objet de jouir d’un tableau excellent & de s’instruire en l’étudiant, que de posséder quelque chose que ne possèdent point les Amateurs avec qui il combat de prétentions. Certainement, un très-bon tableau d’un grand maître est préférable à un tableau de moindre mérite ; mais cette assertion suppose que l’Amateur ait assez de lumières pour sentir réellement les beautés supérieures qui méritent à un tableau le nom de capital ; malheureusement pour la plûpart d’entr’eux, le tableau capital n’est que le plus cher, le plus grand, le plus chargé de figures, souvent le mieux verni, & enfin celui qui a tenu bien ou mal-à-propos sa place dans les cabinets les plus connus, dont les Catalogues sont pour certains ouvrages des titres qu’on peut contester comme un grand nombre de titres de noblesse. Un Amateur instruit, & surtout un Artiste, voit souvent dans un tableau qui n’a pas eu ces distinctions, quelquefois même dans un fragment du meilleur temps d’un maître, un ouvrage plus réellement capital.

Un ouvrage capital d’un maître est donc, pour parler avec justesse, celui que l’Artiste distingué a composé dans le genre auquel il a été le plus véritablement appellé par la nature, celui qu’il a fait dans l’instant de la force de son talent, celui qu’il a senti plus de plaisir à faire. Il est cependant juste d’joûter à cela la conservation, sans laquelle on jouit très-imparfaitement de beautés qu’on ne fait qu’entrevoir.

Il est certain que ce sont des ouvrages pareils à celui que je viens de désigner, qu’on doit appeller capitaux ; que ce sont ceux-là dont un Amateur attaché à la réputation de sa collection, a quelque droit de s’enorgueillir, & mieux que tout cela, ceux dans lesquels & l’Amateur & l’Artiste, peuvent s’instruire en jouissant.

CARACTÈRE. On distingue dans chaque objet visible des caractères généraux & des caractères particuliers.

Le caractère général d’un objet consiste (relativement au Peintre qui veut l’imiter) dans les formes extérieures les plus apparentes au premier coup d’œil.

Mais l’Artiste, qui ne s’attacheroit en peignant qu’à ces seuls caractères, ressembleroit à l’homme qui n’emploie en parlant que des termes génériques. Il se rapprocheroit encore de celui qui, sans aucune notion de l’art d’imiter, entreprend de tracer avec du charbon sur une muraille, des maisons, des chevaux, ou des figures humaines.


La plûpart des jeunes Elèves, dans les premiers momens de leur noviciat, pourroient se reconnoître dans ces deux comparaisons que je viens de présenter ; car n’ayant encore qu’une idée très-vague de l’imitation, ils ne peuvent avoir pour but que les caractères généraux de ce qu’ils veulent représenter.

Lorsque les Arts du Dessin, de la Sculpture & de la Peinture sont au berceau ; C’est aux caractères les plus généraux que s’attachent ceux qui les exercent ; & leurs chefs-d’œuvres consistent à faire distinguer, dans les représentations qu’ils entreprennent, un homme d’avec une femme, & un cheval d’avec un bœuf.

Lorsque les hommes qui imitent joignent à l’idée des caractères généraux celle des caractères particuliers, ils commencent à faire un pas vers les progrès de l’Art qu’ils exercent ; & ce pas est aussi important que celui que font vers le progrès de l’intelligence les hommes que nous nommons sauvages, lorsqu’ils ajoûtent à leur premier langage, composé du plus petit nombre de termes généraux possible, des termes particuliers pour distinguer les objets individuels.

Le Peintre prend donc une des routes principales de la perfection, dès qu’il conçoit le projet de distinguer les objets individuels par les formes particulières qu’il leur remarque en observant leurs dimensions, leurs proportions & leur couleur. On peut dire que l’Artiste tient alors en ses mains le fil qui doit le conduire successivement à toutes les particularités assignées, non-seulement aux différentes natures d’êtres, mais à chacun des différens êtres de chaque nature. Il sera peu-à-peu dirigé par ce fil, (si son intelligence lui en donne les moyens) jusqu’aux nuances les plus fines des caractéres ; car il aura bientôt reconnu qu’aucun objet, de quelque genre, de quelque classe qu’il soit, ne ressemble parfaitement à un autre du même genre & de la même classe.

Pour revenir un moment sur nos pas, avant d’entrer dans quelques détails, j’observerai que le caractère général de l’homme, d’après la première notion que j’ai donnée, consiste dans les formes des parties principales, dont l’apparence est plus sensible à la vue ; tels sont la tête, le corps, les bras & les jambes ; car on peut compter les yeux, le nez, la bouche & les doigts au nombre des premiers caractères particuliers. Aussi voyons-nous, que dans les plus anciens essais de l’art d’imiter, les Sculpteurs Égyptiens & les Artistes Étrusques, ne donnoient que l’idée de ces détails dans leurs ouvrages.

On peut dire que les caractères absolument généraux sont semblables dans tous les objets de même nature & de même genre ; ainsi cette route de l’imitation ne conduit pas bien loin. Les caractères particuliers sont au contraire , comme particuliers sont au contraire, comme nous venons de le faire entrevoir, en aussi grand nombre que les individus, & ce nombre est encore augmenté, relativement au Peintre, par différentes causes attachées à la réunion des hommes & à leur état de civilisation, comme je le ferai remarquer.

D’après ces premières observations, essayons de tracer une espèce de dénombrement des différentes sortes de caractères particuliers.

Caractère des sexes & des âges.

Caractère des conformations principales que nous attribuons au hazard, & auxquelles certaines formes sont attachées.

Caractère national, qui semble dépendre du climat. Ces caractères sont à la fois généraux & particuliers dans les individus qui nous les offrent ; mais chacun d’eux est encore susceptible, sans perdre ces caractères, de particularités que j’appelle individuelles.

Un arbre, un homme, est jeune ou vieux, sain ou débile ; il est sujet aux effets des élémens qui modifient ses formes & leur impriment des caractères sensibles. Toute substance reçoit des marques caractéristiques de ce qui a sur elle quelqu’influence. Les montagnes, les rochers sont sujets à des variétés de formes, & par conséquent de caractère qui désignent jusqu’aux espèces de matières dont ils sont composés, qui annoncent ou qu’ils n’ont pas souffert des atteintes du tems, des effets intérieurs, des accidens dont ils sont susceptibles, ou qu’ils ont essuyé des dérangemens dans les couches intérieures qui les forment, des destructions par les effets de l’air ou des eaux, de la chaleur ou du froid. Il en est de même de toutes les substances de quelques classes qu’elles soient. Les végétaux reçoivent des caractères qu’on peut appeller annuels, de l’effet des différentes saisons. Les animaux en reçoivent qu’on peut souvent appeller momentanés, des circonstances dans lesquels ils se trouvent. Les caractères particuliers des animaux libres ou asservis, domestiques ou sauvages, sont différens les uns des autres, & deviennent sensibles pour tout homme qui les observe ; leurs caractères particuliers sont modifiés par leurs passions, par leurs habitudes ; ils ont même, si l’on peut s’exprimer ainsi, leurs caractères de phisionomie, & le Berger, que la solitude & l’oisiveté conduisent à examiner avec attention chaque individu de son troupeau, démêle dans un mouton une phisionomie qui le lui fait caractériser de malin ou de débonnaire. Je laisse au lecteur à suppléer les détails infinis que comprennent déjà ces divisions indiquées aux Artistes, pour qui elles sont d’autant plus intéressantes, qu’ils aspirent davantage à la perfection de l’Art d’imiter ; & je me contenterai d’indiquer encore quelques-unes de celles que produit l’état de so-


ciété & de civilisation. C’est de cet état, auquel les hommes sont destinés, que s’établissent, par rapport aux Artistes, les caractères que j’appellerai historiques, fabuleux, religieux mythologiques ; &, enfin, tout caractère idéal qui, bien souvent né de l’imagination des hommes, parvient à être reçu comme convention par un grand nombre.

Le caractère particulier historique consiste dans certaines dimensions, proportions, formes & traits que l’histoire nous a transmis, en nous transmettant l’existence & les actions d’un grand nombre d’êtres qui ont existé. Ces caractères regardent particuliérement les hommes qui ont fait une sensation extraordinaire dans le siècle. & dans le pays où ils ont vêcu. Si ce sont (& malheureusement c’est le plus grand nombre) des conquérans, des guerriers, l’Histoire se plaît à entrer dans les détails de leur conformation, & le caractère particulier de cet homme célèbre astreint les Artistes qui les représentent, à les peindre ou sculpter, tels à-peu-près qu’ils sont décrits, & pour l’ordinaire leurs formes, leurs dimensons, leurs traits expriment la force, la vigueur, l’énergie & l’habitude des travaux guerriers. Si ce sont des Législateurs, des Philosophes, des Savans, les formes & les dimensions sont plus vagues, mais les traits du virage tendent à rappeller la gravité, la méditation, toujours d’après un certain caractère particulier de formes & de traits, qui, décrits dans les ouvrages du tems, se trouvent quelquefois attestés par des médailles, des statues, des bustes, des bas-reliefs.

Ces caractères particuliers une fois établis ou convenus, deviennent une loi de costume pour les Artistes, & quand la difformité en seroit la base, comme dans les représentations de Socrate, dans celle qu’on attribue à Esope, il est indispensable à l’Artiste de s’y conformer.

Les caractères particuliers que j’ai nommés fabuleux, astreignent à-peu-près autant que ceux dont je viens de parler ; car les caractères de Jupiter, d’Hercule, de Ganymède, d’Hébé, quoique fabuleux, ont acquis dans les Arts autant de droits que les caractères historiques les plus avérés. Les Poëtes sont les historiens de ce genre de costume : les Artistes anciens, qui se sont conformés aux idées établies par les Poëtes avant eux, ont soumis, sans le savoir, tous ceux qui doivent pratiquer les Arts, à regarder comme véritables les êtres imaginaires qu’ils ont représentés, & le Peintre ou le Sculpteur qui ne se rapprocheroit pas dans la représentation qu’il fait de ces personnages, du caractère particulier, qu’on leur a donnés, ne les désigneroit que d’une manière vague ; ainsi tous les caractères particuliers fabuleux & fantastiques, tels que les furies, certains monstres, les sites infernaux, olympiens, le Tartare, l’Elisée ont un caractère particulier. Il faut que l’Artiste les dessine d’après la nature idéale, dont les Poëtes & les Ecrivains ont été les créateurs.

Les objets religieux offrent aussi pour nous des caractères particuliers convenus & adoptés, dont le Peintre ne peut s’écarter entièrement. Les Anges ont leurs formes caractéristiques : les principaux objets de notre culte ont des physionomies & même des apparences générales consacrées dans les Arts. L’ancien & le nouveau Testament, qui ont fourni tant d’ouvrages, ont imposé aux Artistes la loi de se conformer généralement & successivement à ce qu’ils ont décrit du caractère identique d’un grand nombre d’êtres & d’objets de toute espèce, & comme je l’ai dit, jusqu’à la physionomie du Dieu invisible que nous adorons, que nous regardons comme incompréhensible, a, dans le costume pittoresque, un caractère particulier à-peu-près convenu.

L’on pourrait ajouter à cette énumération le caractère de la beauté idéale, dont j’ai parlé aux articles Beau & Beauté, mais ce caractère consiste plutôt en une perfection extraordinaire donnée à différens caractères généraux & particuliers, que dans un caractère des formes, de dimension absolument individuelles, qui tiendroit à ce qu’on appelle ressemblance.

On ne peut donc regarder le mot caractère à cet égard, comme ayant absolument le même sens sous lequel je l’envisage dans cet article.

Quant à ce qu’on appelle caractère des passions, chacune d’elles en a également de généraux & de particuliers, ce que j’expliquerai, autant qu’il me sera possible, au mot Passion. On doit concevoir d’avance que la colère, par exemple, a des caractères généraux qui la font reconnoître, & qui la distinguent des auges passions, qu’elle en a aussi de particuliers, d’individuels & de convenus, de sorte que le caractère de la colère d’Achille n’est pas celui de la colère de tel ou tel autre homme.

Je me restreindrai sur les détails, parce que ceux qui naissent du sujet de cet article, ainsi que de beaucoup d’autres, pourroient aisément faire la matière d’un ouvrage trop étendu pour les bornes que je dois me prescrire ; mais je me permettrai d’adresser quelques mots encore aux jeunes Artistes sur cet objet important.

Jeunes Élèves, si vous voulez mettre de l’ordre dans vos idées partielles, & par ce moyen vous avancer directement vers la perfection des imitations auxquelles vous vous consacrés, soyez certains que c’est de la finesse de vos observations sur toutes les espèces de caractères particuliers que naîtront la clarté de vos connoissances, & l’intérêt de vos ouvrages, mais cette finesse éclairée par le raisonnement, doit vous apprendre que dans le nombre des caractères particuliers, vous devez vous attacher essentiellement & avec choix à ceux qui ont une juste relation avec l’intention


& la destination de votre ouvrage. Peignez-vous un tableau qui doit représenter des êtres inanimés, votre succès à cet égard naîtra de la finesse avec laquelle vous les distinguerez aux yeux des spectateurs, par des caractères particuliers assez intéressant, pour les attacher, ou les engager à penser & à réfléchir ; dans vos paysages, l’instant du jour que vous choisirez, influera sur le caractère d’une partie de votre imitation, soit par la lumière, soit par des particularités fines qui entreront dans le caractère que vous donnerez aux objets qui en seront susceptibles. Le caractère particulier du climat exprimé de manière à être distingué, vous acquerra la réputation d’un Artiste spirituel & instruit.

Si vous peignez un tems calme ou orageux, les caractères particuliers des substances susceptibles d’être modifiées par ces accidens de l’air en feront passer l’idée de yeux à l’esprit de ceux qui s’occuperont de vos ouvrages, & ces détails, s’ils sont heureux, tourneront à votre avantage.

Dans les tableaux plus intéressans encore par le sujet, tels que les tableaux, des faits, des actions, des passions, la finesse & la justesse de vos observations sur les caractères particuliers vous placeront dans les premières classes des Artistes justement célèbres.

Mais gardez-vous de tomber dans l’excès des détails, & dans le défaut d’un mauvais choix. Vous ressembleriez à certains Poëtes, qui, dans les tableaux descriptifs qu’ils tracent, croyent être d’autant plus parfaits, qu’ils n’omettent pas la moindre circonstance minutieuse des caractères particuliers de chaque objet.

Autant il est important de ne pas perdre de vue les caractères, autant il vous est essentiel d’en faire un choix, & de ne les prodiguer que relativement à l’effet que vous voulez produire sur les objets principaux. Il n’est pas nécessaire que dans la représentation d’une scène intéressante qui se passe dans un lieu champêtre, vous particularisiez le caractère de chaque objet du site ; quand on ne distingueroit pas, comme un Naturaliste pourroit le faire, l’espèce des arbres de vos fonds, l’espèce des plantes qui enrichissent le terrein, on ne vous en fera pas un crime ; & si tout au contraire des soins trop minutieux à cet égard avoient l’effet de trop attacher les regards, & de les détourner des objets principaux, on vous reprocheroit la distraction que produiroit votre excès d’exactitude en détournant les yeux de l’objet principal.

Le caractère particulier dans la Peinture est donc soumis, comme vous le voyez, à des règles ; ou à des convenances qui n’ont point lieu dans la nature ; vous pourriez vous étonner que je semble autoriser par-là une sorte de licence, ou d’imperfection ; mais je serai aisément justifié dans votre esprit, lorsque vous connoîtrez par expérience que la représentation artielle a besoin de secours, qu’exigent tout à la fois les bornes de l’Art, & la nécessité de suppléer par l’artifice à ce que l’Art ne peut faire. Lorsque dans la nature on considère une action, l’intérêt qu’elle occasionne détourne puissamment l’attention du spectateur, de tout autre objet que de celui qui le fixe. L’action & sur-tout le mouvement de ceux que l’action intéresse, arrête les yeux, & alors les caractères particuliers de tout ce qui n’est qu’accessoire, quoique toujours existant dans les objets de la nature, disparoissent pour ainsi dire, aux regards fixés sur des âtres animés. Si les objets accessoires présentent encore leur image, elle n’a plus, par la manière dont ils sont aperçus, que des caractères généraux, & e’est là ce qu’il faut exécuter dans le tableau, parce que, quelque perfection que vous mettiez dans la représentation de l’action que vous avec choisie comme objet principal, vos personnages étant malgré vous, physiquement muets & immobiles, ne pourroient assez fixer l’attention, pour qu’elle ne fût pas distraite, si vous ne preniez pas la licence de sacrifier les détails trop particulièrement caractéristiques des accessoires.

Ne vous appuyez cependant pas trop sur les raisons qui autorisent la sorte de licence dont je parle ; ne pensez pas qu’on peut la porter jusqu’à représenter d’une manière absolument vague les objets accessoires, & qu’il n’importe point du tout qu’on puisse en reconnoître la nature. Vous devez leur donner au moins assez des caractères de leur genre & de leur classe, pour qu’on entrevoye dans certaines formes, dans certaines dimensions, dans certaines proportions ce que vous avez eu en idée de représenter. Car si par malheur, vous n’aviez rien pensé vous-même que d’absolument vague à cet égard ; & par conséquent rien indiqué, on vous regarderoit, c’est-à-dire, votre ouvrage, comme on regarde un homme qui remue les lèvres & ne prononce aucun son, parce qu’il ne pense rien du tout. Représentez donc toujours un peu plus distinctement même que ne vous le suggère votre première intention, chacun des objets que vous y placez.

Mais je hasarderai de vous dire (en prenant le mot le cet article dans un autre sens) que si vous n’avez pas vous-même de caractère, vous aurez bien de la peine à en donner à vos ouvrages. Sans caractère, on ne sait jamais que vaguement ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on veut faire & même ce qu’on fait.

On pourroit parler encore ici du caractère des sujets qu’on traite, du caractère du coloris, de celui du style ; mas il est aisé d’appercevoir que ces emplois du terme dont il est question dans cet article, s’éloignent du sens sous lequel je l’ai envisagé, relativement à l’Art, & l’on peut penser qu’ils trouveront leur place à l’occasion


de termes qui leur conviendront plus directement.

CARESSÉ. Un ouvrage caressé signifie un ouvrage remarquable par un beau fini.

Ici l’expression figurée a un rapport particulier avec le sens propre ; car pour parvenir à ce précieux, à ce fini qu’on exprime par le mot caressé ; il faut qu’en effet, le Peintre passe & repasse souvent, avec légèreté, avec délicatesse, avec une sorte de plaisir & de volupté même, si l’on peut s’exprimer ainsi, la brosse ou le pinceau sur les teintes qu’il doit fondre les unes dans les autres, sans les offenser, sans les altérer, & avec la circonspection, avec quelque chose des sensations, & de l’action même qu’éprouve quelqu’un qui caresse un objet aimé.

Caresser son ouvrage, a, par extension de signification & de figure, un sens relatif à l’amourpropre ; car il donne à entendre une affection trop grande pour l’ouvrage, auquel on se complaît. S’il faut m’en tenir au sens le moins détourné, je dirai qu’un ouvrage de Peinture, lorsqu’il est caressé, peut avoir un grand mérite, relativement au faire. Il peut avoir aussi des défauts, qui naissent du trop grand desir de terminer

Ces défauts sont la froideur & la mollesse.

Un tableau peut être caressé, jusques à perdre une grande partie de ce qu’on appelle l’esprit & le caractère. D’un autre côté, l’esprit & le caractère, trop prononcés, laissent à l’égard de certains ouvrages, désirer quelque chose de plus caressé. Le milieu juste en tout est difficile à fixer, dans la Peinture il est en quelque sorte inappréciable.

On peut dire de Salvator-Rose, que dans plusieurs de ses ouvrages il est trop peu caressé, qu’il est trop fier, trop heurté. Miéris, Vanderverf sont trop caressés dans leurs tableaux, plusieurs de leurs compositions empruntent de cette manière de terminer une froideur qui glace ; ceux de Grimou tombent dans la mollesse.

Au reste ; il est des ouvrages dans lesquels le mécanisme exclud absolument le caressé, & d’autres où il y entraîne l’Artiste. La fresque, ne donne pas au Peintre le tems de caresser son ouvrage ; tandis que l’émail & la miniature invitent le Peintre à être précieux, en exigeant du tems, de la patience, & en lui offrant les moyens de caresser ses productions.

Il est de même certains ouvrages qui demandent un grand soin, & d’autres qui en dispensent.

Les genres qui dispensent des soins qu’on désigne par le mot Caressé, sont les plafonds vastes & élevés. Les tableaux destinés à être vus de loin, les décorations qui doivent être placées en plein-air, celles qui sont faites pour des spectacles de nuit, ou pour des fêtes dont l’appareil doit être vu dans un grand espace, tous ces ouvrages souffrent & exigent même d’être heurtés.

Les tableaux de chevalet, ceux destinés à des appartemens intérieurs, les peintures qui décorent des lieux très-recherchés, très-ornés & de petite dimension, manqueroient d’un attrait qu’on y désire, s’ils n’étoient point caressés.

Les fleurs, les oiseaux, les objets précieux demandent que leurs imitations soient aussi caressées qu’ils semblent l’être eux-mêmes par les mains de la nature.

Il faut enfin que les beautés qu’elle paroît se plaire à caresser en les formant, & qu’elle destine à recevoir l’hommage de nos caresses, reçoivent aussi, dans l’imitation qu’en fait l’Artiste, celle du pinceau, car en nous donnant l’idée de la douceur, de la légèreté, de la délicatesse, avec lesquelles il a été promené sur les couleurs, pour les unir parfaitement, sans leur ôter leur fraîcheur & leur éclat, le Peintre nous rappelle la douceur & la délicatesse dont la nature les a doués

Je dois observer que le caressé plaît généralement au plus grand nombre, & sur-tout à ceux qui n’ont point assez réfléchi sur la théorie & la pratique de l’Art, pour entrer dans les conventions auxquelles il est indispensablement soumis.

Mais ce penchant naturel tourne au désavantage de l’Art, parce que le caressé que le plus grand nombre exige de la Peinture est une sorte de flatterie, par laquelle ceux qui manquent de connoissance, veulent être séduits.

CARICATURE. Ce mot est absolument du langage de l’Art, mais nous l’avons emprunté du terme Italien caricatura, dont on n’a changé que la terminaison. Nous nommons aussi charge, en langage de Peinture, ce que les Italiens nomment caricatura, & nous avons adopté le mot caricature, emprunté d’eux plus littéralement. On pourroit penser que le mot charge a un rapport figuré, avec une accumulation quelconque ; & la charge pittoresque ou caricature en est une en effet de ridicules, sous lesquels on fait plier les formes, les proportions, les traits, qu’on veut soumettre à la dérision.

La caricature est donc dans la Peinture, ce que l’imitation burlesque, ironique & même satyrique, est dans la Poësie. Si l’on veut démêler quelques-unes des causes qui excitent les hommes à se complaire dans le burlesque & dans les caricatures, il faut observer que le sérieux & le gai, la pédanterie & l’ironie burlesques sont des formes générales de l’esprit, qui ont êté adoptées & employées par les hommes de tous les tems & de tous les pays. Ces formes, si l’on y réfléchit, sont si utiles dans les sociétés humaines, qu’on peut les croire indispensables,


quoiqu’elles paroissent souvent peu importantes & qu’elles soient quelquefois nuisibles.

Le sérieux, porté jusqu’à la pédanterie, soutient l’ordre & les formes nécessaires aux hommes rassemblés, mais elle ne manque guère de passer la mesure qui la rend utile. Alors la gaieté, portée de son côté jusqu’à l’ironie en fait justice, & celle-ci à son tour est réprimée par l’ordre & les formes rectifiées & devenues à cette occasion, plus raisonnables.

Les caricatures empruntent donc de la gaieté de l’esprit le droit de présenter sensiblement par les moyens que donne la Peinture, les ridicules, & de rendre sur-tout risibles, l’excès de la gravité, les affectations dans le maintien, dans les traits, les singularités des ajustemens, & ce que les actions peuvent offrir de contraire aux convenances & aux bienséances.

Les caricatures développent, en exagérant les formes, les caractères différens des physionomies, & c’est d’après quelques-unes de ces exagérations que des Auteurs ou des Artistes, conduits par l’imagination, ont trouvé & fait appercevoir des ressemblances visibles & frappantes entre divers animaux & certaines physionomies.

Aristote dit que les Arts, dans leurs imitations, font les hommes, ou tels qu’ils sont, ou meilleurs qu’ils ne sont, ou enfin plus mauvais.

Le Peintre ou le Dessinateur de caricatures les fait plus mauvais ; mais il peut, comme dans la Comédie, avoir un but moral, & alors il ne dit pas : Voilà comme vous êtes ; mais, voilà comme vous affectez d’être. Telles sont les caricatures du célèbre Hogart, qui en exagérant les caractères, les usages & les mœurs de ses compatriotes, eut sans doute intention de les corriger.

La caricature est alors un miroir qui grossit les traits, & rend les formes plus sensibles. Mais, puisque j’ai comparé ce genre de caricatures à la Comédie, qui charge les défauts & les ridicules, pour qu’on les évite. Je dois dire aussi que cette ressemblance, ni l’exemple d’Aristophane ne justifient pas au moins parmi nous les caricatures personnelles & faites dans une intention particulièrement satyrique. Les siècles qui, à force d’être cultivés, parviennent enfin à une sorte de dégoût & d’ennui des occupations, & même des plaisirs, s’accrochent, si l’on peut parler ainsi, pour remédier à ce mal, aux exagérations de tout genre, fussent-elles même blâmables. C’est par cette raison qu’ils se rendent plus indulgens pour la satyre personnelle, pour la Comédie qui désigne les individus, pour l’épigramme, pour les exagérations des sentimens, les accumulations d’événemens, & ils le seroient pour la caricature pittoresque la plus mal intentionnée & la plus injurieuse, si les sensations qu’elle peut procurer étoient d’une plus grande ressource, & à la portée de plus de monde. J’ai déjà dit au mot Decence, que l’intention étoit le juge des Artistes dans tous les cas de conscience de leur Art. Je les renvoye encore à ce Tribunal pour le genre dont il s’agit, en leur recommandant, lorsqu’ils dessinent des caricatures sans mauvaise intention, & seulement par gaieté, ou de l’aveu même de ceux qui en sont l’objet, de ridiculiser plutôt les formes que le caractère moral. Car un homme (je ne sais si je dois dire aussi une femme) souffrira plus aisément que la caricature exagère quelques défauts de sa taille, par exemple, que de son esprit. Les caricatures qui se font à l’amiable, gardent ordinairement une juste mesure, & sont simplement risibles.

Les charges sont donc quelquefois des jeux de la Peinture ; comme les grotesques, dans la composition desquels on les fait entrer. Elles peuvent prétendre, relativement aux Artistes, à une sorte de mérite, car lorsqu’elles sont tracées promptement & pour ainsi dire, par un trait spirituel, elles prouvent, indépendamment d’une grande facilité, une sagacité fine à saisir les caractères & les expressions. D’ailleurs, ne coûtant que quelques instans, elles ressemblent mieux à un jeu & donnent la preuve, en cas qu’on y démêle quelque malice, qu’au moins elle n’a pas été méditée.

Quelques maîtres qui ont donné des préceptes ou des conseils, exhortent les Peintres à porter toujours avec eux des tablettes ou de petits cahiers, & à tracer les caractères des physionomies, & les expressions qui les frappent. Il est naturel, dans ces sortes d’études passagères, & qui ne permettent qu’un instant, que l’Artiste charge plus ou moins, pour mieux graver dans son esprit ce qu’il a observé. Ces espèces de caricatures sont destinées à être en quelque sorte secrettes & au seul usage de l’Artiste qui les fait. Il en devroit être ainsi des observations que les hommes qui s’appliquent à étudier leurs semblables, font habituellement & écrivent quelquefois. c’est l’usage que les uns & les autres font de ces deux espèces de caricatures, ainsi que l’intention qu’on a eue en les faisant, qui les justifie ou les condamne.

Léonard de Vinci non-seulement a conseillé les études dont je parle, mais il les a pratiquées, & nous possédons des caricatures qui ont été gravées d’après ses dessins. Elles semblent, la plupart, avoir pour but de personnifier, pour ainsi dire, quelques-uns des caractères moraux les plus ordinaires aux hommes dans certains états. On verra dans quelques copies de ces gravures qui se trouveront dans le second Dictionnaire, quelques exemples des caricatures que j’ai dit avoir été faites pour rapprocher les traits humains de ceux de quelques animaux ; & l’on y trouvera aussi des copies de quelques-unes des charges de Vinci, dans lesquelles on démêle les caractères, les pen-


chants & les nuances d’idées affectées à certains états ; par exemple, la physionomie madrée, revêtue du froc d’un Moine, un homme à qui le menton, excessivement long, donne un air de bonté qui touche à la niaiserie ; un autre, dont le menton, excessivement retroussé, le nez aigu, la bouche rentrée, & relevée par les coins, donnent le caractère comique & un rire sardonique habituel. On y voit des traits boudeurs, grondeurs, importans, caustiques ; des têtes, telles que les modèlent avec le tems la paresse du désœuvré, l’embonpoint du gourmand, la luxure du mondain, la vie végétative du Cénobite, l’insouciance de la richesse, la bonhomie de l’homme simple, le dédain de l’orgueil, la maussaderie de l’esprit mal-fait, le contentement de l’amour-propre, la grosse finesse ou gaieté de l’homme sans éducation, le rire bête ou affecté du niais, la méditation habituellement triste du mélancolique, &c.

Ces échantillons pourront faire imaginer à ceux qui n’en auroient pas d’idée, combien le genre des caricatures est étendu, & quels sont ses avantages & ses inconvéniens.

CARNATION. J’ai rassemblé, comme on le verra, à l’article Couleur qui appartient, ainsi que Carnation & coloris, à la lettre C, des notions dont la réunion m’a paru convenable. Je me permets d’autant plus aisément cette réunion, que ces trois mots sont destinés dans l’ordre du Dictionnaire, à se rencontrer fort voisins les uns des autres.

Cependant pour que le Lecteur soit quelque peu dédommagé de la peine qu’il prendra, s’il consulte cet Article, je dirai ici d’avance que le mot carnation désigne, en langage de l’Art, comme dans la langue générale, l’apparence que nous offre dans la nature, la couleur de la peau, & principalement celle du visage.

Le mot carnation signifie aussi l’imitation que les Peintres en font, lorsqu’ils peignent la figure humaine. Il désigne enfin la manière qu’employent les Artistes pour imiter la couleur de la peau & sur-tout du teint. Ainsi l’on dit, d’après le sens le plus général ; les femmes Hollandoises ont assez universellement une belle carnation. Ce qui veut dire qu’elles ont la peau & le teint blanc, & aussi colorés qu’il le faut. On dit, en appliquant le mot dont il s’agit à la Peinture, Rubens donne beaucoup d’éclat à ses carnations, & l’on peut dire aussi à son occasion : Les carnations de ce Peintre célèbre sont reconnoissables par les tons brillans & les passages fins qu’il y mêle ; mais les carnations de Wandyck, non moins recommandables, ont plus de vérité.

CARTONS. On appelle cartons, dans le langage de la Peinture, des dessins de figures ou de compositions dont le trait est sur-tout rendu avec ; la plus grande correction sur des cartons plus ou moins épais, plus ou moins étendus, relativement à l’usage que l’Artiste a besoin d’en faire. Cet usage a été primitivement destiné à la Peinture à fresque. Il est nécessaire de donner quelques notions de cette manière de peindre, pour faire comprendre le principal usage des cartons.

Pour exécuter la fresque, on enduit d’un mortier fait de chaux & de sable, la voûte ou la muraille que l’on veut enrichir d’une Peinture. Lorsque cet enduit est assez ferme pour ne pas céder au doigt qu’on y applique à dessein de connoître sa consistance, & qu’il conserve cependant de la fraîcheur & de l’humidité ; l’on applique le carton, sur lequel se trouve dessiné & découpé très-correctement le trait d’une figure ou d’un objet qu’on a le projet de peindre. On trace avec une pointe de bois ou d’y voire aiguisée en forme de crayon, le contour de la figure en suivant exactement les bords du carton. Ce trait légérement enfoncé dans l’enduit, lorsqu’il est frais, guide le Peintre qui ne pourroit, comme sur la toile, dessiner avec le crayon ce qu’il ce qu’il doit peindre.

Le carton découpé n’est propre que pour une figure ou un seul objet ; mais lorsqu’il s’agit de tracer une composition entière, on pique le trait de tous les objets qui se trouvent dessinés sur le carton, alors on passe, en appuyant, un sachet rempli de charbon mis en poudre, on fait ensorte que la poudre passe au travers des trous d’épingles qui marquent tous les contours de ces objets, & le trait de ces contours se trouve dessiné sur l’enduit frais qui est préparé pour recevoir la couleur.

Cette opération se fait par deux raisons. J’ai parlé de la première, c’est-à-dire, de l’impossibilité qu’il y auroit de dessiner sur un enduit frais & humide. L’autre est la promptitude avec laquelle il est indispensable de peindre sur l’enduit, pour qu’avant qu’il soit sec, la couleur qu’on y applique puisse s’y incorporer en y pénétrant. Par ces raisons, il est essentiel de tracer les objets de manière que le trait s’y conserve, parce que les opérations ne peuvent supporter de retardement, & qu’on n’a pas le tems de revenir à plusieurs fois. Aussi des deux manières d’employer les cartonsdont je viens de parler, celle des cartons découpés a été le plus en usage dans la Peinture à fresque, parce que cette petite trace que l’on forme, en suivant les contours du carton, quoique très-légérement approfondie, reste plus inaltérable & se retrouve aux yeux de l’Artiste qui n’a point à craindre de la perdre ou de l’altérer.

CATALOGUE DE TABLEAUX, DESSINS, ESTAMPES, &c. Il est assez difficile aux


hommes raisonnables de s’empêcher de sourire, lorsqu’ils jettent les yeux sur l’importance que la vanité ou l’intérêt mettent aujourd’hui à la possession des objets de luxe ou de ceux que le luxe s’approprie. Tel homme riche & ennuyé, dépourvu de connoissances & tourmenté par l’oisiveté accumule des Tableaux, des Dessins, des Estampes, & bientôt lassé du plaisir qu’il en attendoit, s’en fait un de se procurer, par sa prodigalité à cet égard, un inventaire dont on parlera, & de préparer un Catalogue qui parcourra l’Europe, & y portera son nom, fait pour être ignoré.

Depuis que les productions des Beaux-Arts sont des objets de faste pour une partie de ceux qui les achètent, elles ont dû devenir de plus en plus objets de spéculations & de charlataneries mercantiles pour ceux qui en sont commerce. Les Catalogues, les descriptions, les éloges des Ouvrages qu’on expose en vente, & auxquels on joint après les ventes le détail des prix de chaque objet, sont composés la plupart de manière à exciter les désirs, à reveiller l’émulation des Amateurs qui ont pour but la gloire de l’emporter les uns sur les autres ; & si ces étalages de descriptions empoulées, qui inondent le Public sous le nom de catalogues, n’étoient pas condamnées à un prompt oubli, s’il s’en conservoit quelques exemplaires, & que les hommes devinssent un jour plus raisonnables qu’ils ne sont, on pourroit craindre qu’ils ne jugeassent trop défavorablement de notre siècle, à moins que par une juste compensation, ils n’opposassent a nos futilités, & je dirai même à nos désires, les connoissances réelles & estimables dont nous avons avancé les progrès, & les résultats incontestables de travaux heureux qu’ont produit nos sciences & nos Arts. Au moins est-il juste d’observer que la plus grande partie des ridicules, qu’on attribue à la nation entière, est restreinte dans quelques classes d’hommes peu instruits, quoiqu’ils aient le moyens de l’être, & de désœuvrés, pour qui les ridicules sont moins fâcheux & bien moins pénibles à supporter que le vuide de leurs facultés & les ennuis de leurs jours oisifs. Ces classes, devenues à la vérité trop nombreuses, existent dans nos Capitales, où elles se multiplient en proportion du nombre des habitans & de la richesse. Pour revenir aux inconvéniens des énoncés ridicules & peu sincères qu’on prodigue si souvent aujourd’hui sous le nom de catalogues, un de leurs effets pernicieux par rapport aux Arts & à la Nation, est d’accoutumer à priser généralement les ouvrages vantés d’après des considérations de luxe, de mode, par la seule rareté des objets & sur-tout, beaucoup moins d’après les beautés réelles de l’Art & de la nature, que d’après ce qu’on nomme agréments, la plupart arbitraires ou sujets aux caprices des modes & de des conventions. L’inconvénient relatif aux Artistes est de les détourner du goût qu’ils pourroient avoir pour les premiers genres & pour les grands principes, en leur démontrant par le fait, que les genres inférieurs sont les plus recherchés, & les ouvrages de ces genres les plus récompensés, soit par les louanges, soit par le prix qu’on leur assigne. De-là le refroidissement auquel nous les voyons s’abandonner pour les sujets nobles, graves, pathétiques, dans lequel l’Art peut exercer ses plus admirables illusions. De-là le penchant épidémique pour les sujets qu’on nomme agréables, galans, ou qui se distinguent par quelque singularité.

La foi qu’on ajoute aux catalogues, les prix qu’ils établissent avec une sorte d’autorité, d’après les fantaisies & les ruses des Marchands, tendent à l’intervention des idées justes, des évaluations conformes à la raison & à l’importance des genres d’ouvrages qui demandent plus ou moins de génie, & qui ont plus ou moins de droits réels à intéresser le cœur & l’esprit ; mais si je m’étendois trop long-tems sur le sujet de cet article, ne risquerois-je pas qu’on ne m’accusât d’aller sur les brisées du personnage de notre Comédie, qui vouloit réformer les enseignes ? Les vérités trop particularisées touchent effectivement ou s’approchent du moins de la pédanterie, & par conséquent sont bien près d’encourir la peine du ridicule.

CE

CÉLÈBRE & CÉLÉBRITÉ. La célébrité est différente de la réputation, ou plutôt en est le complément ; car la réputation précède la célébrité, quoiqu’elle n’atteigne pas toujours le degré éminent qu’exprime le mot célébrité. Dans les Arts, les genres qui ne sont pas regardés comme les premiers, ont droit à ce qu’on appelle la réputation ; ils en ont moins à la célébrité. Raphaël sera célèbre, tant que l’Art de la Peinture existera dans nos sociétés instruites : une infinité d’Artistes très-estimables, & qui ont fait des chefs-d’œuvres dans des genres moins élevés, ont joui d’une réputation méritée, qui se conserve, tant que leurs ouvrages existent ; mais qui ne produit point cette célébrité dont jouit encore Apelles, & qui subsiste si long-tems, même après la destruction de ses ouvrages. La célébrité dans les Arts est donc le dégré éminent de la réputation, & ce qu’on nomme renommée est comme le retentissement des voix nombreuses & successives qui proclament la célébrité d’un Artiste, d’après le sentiment & le jugement de plusieurs siécles.

Je parlerai de la considération, qui est différente de la réputation, de la célébrité & de la renommée.

Lorsque le desir de la célébrité provient dans un Artiste d’un sentiment pur dont il a été doué


par la Nature, lorsque ce sentiment est celui des beautés que lui offrent les objets soumis à son Art. Lorsqu’un penchant vif & suivi de les imiter produit en lui une certaine assurance d’y réussir, avec la supériorité capable de fixer une attention générale, & d’obtenir des succès, rien n’est mieux mérité que cette célébrité, s’il l’obtient, & rien n’est répréhensible dans le desir de l’acquérir ; mais lorsque le desir de la célébrité a pour base les prétentions de l’esprit, & qu’il n’est à proprement parler, que l’effet de la vanité, de l’amour-propre, de la satisfaction qu’on se promet de l’emporter, ne fût-ce que dans l’opinion, sur ceux qui peuvent avoir des droits à la même distinction, alors le desir de la célébrité expose l’Artiste à éprouver plus de peine qu’elle ne peut bien réellement lui donner de satisfaction ; alors la célébrité occasionne le plus souvent des contradictions & des mortifications, contre lesquelles il faut combattre sans cesse, & qu’on ne surmonte pas toujours. Enfin la célébrité de ce genre obtenue par tous les moyens qui on se permet, & dont il est un assez grand nombre qu’on hésiteroit d’avouer, ou qu’on doit rougir de se permettre, s’altère, s’évanouit & doit faire aisément prévoir qu’elle n’aura pas une longue durée, dès que celui qui se l’est acquise à tant de frais ne pourra plus les redoubler pour la conserver.

Il est donc une célébrité à laquelle l’Artiste le plus modeste peut & doit aspirer, sans que ce désir puisse altérer la vertueuse simplicité de son ame ; mais aussi ne doit-il travailler à l’acquérir que dans la solitude de l’atelier, par des travaux que troubleroient les soins étrangers à son Art, qu’il se permettroit d’employer. L’Artiste vraiment estimable ne doit donc considérer, lorsqu’il se prête au desir & à l’espoir d’une noble célébrité, que la perfection de ses travaux & non l’humiliation de ceux qui courent la même carrière. Si leur souvenir s’offre à lui, il doit penser qu’ils peuvent acquérir de la célébrité, sans qu’elle nuise à celle à laquelle il aspire. Son esprit ne s’occupe pas à penser si l’artifice, les soins, les discours, les démarches pourroient lui donner quelqu’avantage sur eux, & lui faire attribuer cette célébrité, avant qu’il l’eût bien méritée. Il pense que le tems qu’il emploieroit à faire usage de ces moyens seroit perdu, pour ce qu’il doit à ses études, & qu’au fond, pourvu qu’en ne négligeant rien de ce qui est essentiel, il réussisse à approcher des perfections de l’Art, auquel son penchant l’a fixé ; quand il n’obtiendroit pas la célébrité à laquelle il auroit des droits, le juste sentiment de son ame, le dédommageroit de ce qui peut lui être refusé. Et souvent devroit-il penser encore que peut-être il n’a pas approché autant de la perfection qu’on est en droit de l’exiger de lui.

Mais s’il arrivoit que l’Artiste dont je parle livrât son cœur à un sentiment de chagrin, fondé sur ce qu’il croiroit s’appercevoir que la Nature lui a refusé les avantages qu’il croyoit trouver en lui ; c’est alors qu’il est bon de l’engager à fixer sur ce qu’on nomme célébrité, des regards absolument philosophiques, & dégagés de toute illusion. Qu’il se dise donc dans cette circonstance : la célébrité est le résultat de l’opinion d’un nombre d’hommes assez grand pour que cette opinion soit connue, répandue, & qu’elle paroisse stable & à l’abri des opinions contraires. Mais l’opinion d’un nombre d’hommes est-elle assez juste ? est-elle motivée assez solidement pour former une convention durable ? cette convention peut elle être invariable ? peut-on être certain qu’elle passera de génération en génération ? il en est des exemples, dira-t-on. Oui, quelques célébrités se sont soutenues contre la mobilité des esprits, contre les révolutions des tems, contre celles que les choses éprouvent & font partager aux opinions, enfin contre les préjugés qui s’établissent & se succèdent sans cesse parmi les hommes ; mais il est une vérité incontestable, c’est que ce nombre de célébrités acquises diminue de siécle en siécle, de lustre en lustre ; enfin d’autant plus que l’on suppose des époques successives plus éloignées les unes des autres. Si l’on considére d’une autre part les modifications de la célébrité, sur-tout de celle qui est attachée aux talens & aux Arts, relativement aux lieux où elle peut pénétrer, n’est-elle pas bornée aux grandes sociétés civilisées & éclairées, qui ne forment qu’une très-petite partie des sociétés humaines ? Dans les sociétés éclairées même, la célébrité dont je parle existe-t-elle autre part que dans les grandes Villes dans lesquelles il s’est formé des corps voués à s’instruire & à instruire les autres ? cette célébrité enfin existe-t-elle dans cette immensité de petites villes, de bourgs, de villages, de campagnes, dans lesquelles les Arts eux-mêmes sont à peine connus de nom ? cependant comme il pourroit résulter de ces réflexions sevères un découragement contraire au progrès des connoissances, & à quelques parties des satisfactions humaines, que l’Artiste digne de la célébrité, par le sentiment qu’il a de la nature de ses facultés intelligentes, & des efforts dont il est capable pour imiter les perfections qui le charment, soit convaincu que plus il en approche, en conservant la pureté d’intention que je lui ai supposée, plus il a droit de s’apprécier lui-même & de jouir, sinon d’une célébrité acquise, au moins d’une célébrité méritée, & sur-tout d’une satisfaction habituelle qui contribue à son bonheur ; qu’il se livre sans scrupule à ce plaisir de penser qu’il ne peut manquer d’obtenir un jour la célébrité qui lui appartient, & que cette idée, qui ne tient point à la vanité, mais à une conscience noble & pure de ce qu’il est, le dédommage de la marche tardive de cette célébrité, & l’empêche sur-tout de faire des réflexions contraires


à sa tranquillité sur les célébrités éphémères que les hommes n’accordent légèrement, que pour se conserver un droit plus absolu de se rétracter, & d’ôter quelquefois par une seconde injustice à ceux qui se sont rendus ses victimes, plus qu’ils ne leur avoient accordé.

CHAIRS. On se sert de cette expression dans le langage de la Peinture, lorsqu’on dit, par exemple, dans ce tableau les chairs sont admirablement peintes. Rubens peignoit les chairs d’une manière brillante. Il employoit dans les chairs des passages fins & agréables. Ce mot & les manières de l’employer, ont, comme on le voit, des relations sensibles, avec ce qu’on appelle carnation, coloris & couleurs, qui se trouvent heureusement rapprochés dans la collection des articles qu’exige la lettre C.

Peindre la chair ou les chairs, est dans la Peinture un objet d’autant plus important qu’il a lieu dans tous les tableaux où l’on copie la nature humaine, & sur-tout l’homme vivant & animé, comme dans l’histoire & dans le portrait sur-tout. C’est aussi un des objets les plus difficiles à bien rendre, parce que les chairs en effet sont susceptibles d’une infinité de dégradations, de finesses de tons & de passages qui exigent & une grande étude de la nature, & une grande legereté de pinceau. En parlant ici de la nature particulière des chairs, j’entends principalement la manière dont la lumière se réfléchit sur cette substance. L’Artiste observateur & jaloux de plaire, examine l’effet que produisent les différentes incidences de la lumière sur le visage d’une femme, sur ses bras, sur ses mains, sur son col & sa gorge, sur-tout si elle est blanche ; si sa peau est fine, transparente & légèrement colorée par le sang que couvre le tissu délicat de l’épiderme.

La consistance ferme, souple & poreuse, dont la nature, le printems de l’âge, & la santé douent une jeune beauté, modifie la lumière qui n’est pas renvoyée par le tissu de la peau, de la même manière que par les substances dures ou raboteuses, dont la surface résiste beaucoup davantage à l’incidence de ses rayons, ou en absorbe une trop grande partie.

La chair douce & élastique laisse pénétrer ses pores imperceptibles par une partie de la lumière, jusque dans la première couche de la peau ; delà refletée & renvoyée avec mollesse, elle porte à l’ame par les regards qui la fixent, l’idée de la vie & les sensations de la volupté ; observez encore que les courbures insensibles de la chair & sa transparence qui laisse appercevoir des veines, répandent sur les demi-teintes ou demi-lumières, des nuances légèrement bleuâtres, & qui conduisent par une douce gradation jusqu’aux tons les plus éclatans de la peau. Les tons variés des chairs sont innombrables. Il faut les yeux les plus fins & les plus attentifs pour les demêler ; il faut pour les rendre, un talent en quelque sorte particulier, dans lequel entre plus souvent peut-être qu’on ne le penseroit un penchant délicat à admirer ces sortes de perfections de la nature, qui ne semble donné ni à tous les hommes, ni même à tous les Artistes. Le Corrège, le Guide, Wandyck, Rubens, le Titien, l’Albane, ont peint les chairs avec le sentiment dont j’ai parlé. Les enfans, les jeunes filles, les femmes, doués de santé, offrent les beautés dont j’ai parlé aussi. C’est à l’occasion de ces observations qu’il n’est pas hors de propos de rappeller que l’étude de la bosse, si utile pour le dessin, seroit defavorable au talent de peindre les chairs, si on en faisoit trop d’usage, parce que la bosse offre des réflexions de lumières, qui diffèrent beaucoup de celles que produit la peau.

Jeunes Eleves, vous ne pouvez acquérir cette partie nécessaire à votre talent, qu’en peignant beaucoup d’après la nature, & en réfléchissant encore plus sur les effets que vous offrent les chairs, & sur les moyens que peut vous fournir votre Art pour les imiter. Mais les occasions de faire ces études si utiles & si intéressantes, font à la vérité rares, sur-tout dans les climats où la carnation n’a pas généralement cet éclat, cette fraîcheur & cette finesse qui pour le Peintre en constituent les perfections dans nos contrées. La Flandre, la Hollande, offrent plus fréquemment des modèles de ces beautés de coloris. Notre climat, moins favorable, présente dans les chairs moins de finesse, moins d’éclat, & un coloris d’un blanc plus mat. L’imagination, la mémoire, l’observation des Maîtres qui ont excellé dans cette partie, sont les ressources des Artistes ; mais ces ressources sont toujours infiniment au-dessous de l’étude de la Nature.

CHARGE & CHARGÉ. Le sens du mot charge dans l’Art de Peinture se rapproche tellement de celui que j’ai exposé à l’article Caricature, que ce premier article paroîtroit devoir suffire pour donner l’intelligence des deux. Cependant l’adjectif chargé est pris le plus souvent dans un sens qui a plus de rapport au didactique de l’Art, que celui qu’on donne à caricature & au mot charge.

En effet, lorsqu’on se sert du premier de ces deux termes, on joint à l’idée d’une sorte d’incorrection volontaire l’idée d’un motif burlesque, comique ou satyrique ; & lorsqu’on dit qu’un trait, qu’un contour est chargé, qu’une figure, qu’une expression est chargée, on a pour objet seulement de blâmer une incorrection de l’Artiste, qui n’est relative qui’à sa négligence ou à quelque fausse idée qui l’a égarée. Ainsi le Professeur


dit très-sérieusement à un Elève qui dessine d’après le modèle, soyez plus correct, plus exact. Ne voyez-vous pas que le contour de votre figure, que le trait de cette partie est chargé ? De même, si l’Elève dans le seul but de désigner plus sensiblement dans ses figures une action, un sentiment, exagère l’expression, le Maître lui dit encore : il ne s’agit pas de représenter avec exagération le mouvement physique ou moral, *[1] mais de saisir l’un & l’autre avec justesse, car en chargeant, vous nuisez à l’effet que vous voulez produire, & la charge que sous vous permettez, au lieu de toucher ou d’affecter, devient & paroît ridicule.

L’Artiste charge encore quelquefois par la prétention de paroître savant dans la partie anatomique de son Art, c’est-à-dire, qu’il exagère les muscles & leurs renflemens, les articulations & les effets de leurs mouvemens. Il prononce trop les parties intérieures que recouvre la peau, qui en adoucit les apparences. Il semble craindre, en ne désignant pas toutes celles dont il a la connoissance, qu’on doute de sa science.

Ainsi l’homme qui parle, & l’Auteur qui écrit avec prétention, cherchent à amener, l’un dans sa conversation, l’autre dans son ouvrage, tout ce qu’il sait, au risque qu’on trouve que les détails dans lesquels il entre, & les connoissances dont il fait parade, sont de trop.

La simplicité & l’élégance, fondée sur une juste & parfaite correction, excluent tout ce qui est chargé, tout ce qui est outré, exagéré, tout ce qui est de trop, tout ce qui vient enfin plutôt des prétentions de l’Artiste qu’il n’appartient à la perfection de l’Art.

Cependant on doit observer qu’il est peut-être plusieurs circonstances, que je vais désigner, dans lesquelles non-seulement il est permis, mais où il est nêcessaire de charger. C’est, par exemple, lorsque les objets peints doivent être vus à une distance assez considérable, lorsque le point de vue peu ordinaire d’où il doivent être regardés, exige que l’on passe en dessinant ou en peignant les bornes que l’exactitude scrupuleuse des formes, des expressions, & même du coloris, imposent ordinairement. Alors l’ouvrage n’est pas précisément chargé, puisqu’il ne doit pas paroître tel du point de vue pour lequel il est fait. Certainement dans les grands ouvrages de Peinture dont je veux parler, telles que sont entr’autres les coupoles, si l’on s’approche plus ou moins des objets peints, en passant le point d’où ils doivent être considérés, on trouvera la plupart des contours, des traits, des expressions, des tons & des teintes exagérées, outrées & chargées. Mais s’ils ne l’étoient pas, aux yeux de ceux qui les regardent de trop près, ils paroîtroient de leur véritable point de vue, ou trop mols, ou indécis, ou foibles. Ainsi le mérite du Peintre est vraiment alors de charger, mais relativement aux effets de la perspective linéale, qui peut se démontrer par des règles positives ; ou de la perspective aërienne, qui est, intellectuellement au moins, susceptible d’être démontrée.

Si l’on ne considère le mot chargé que comme désignant un défaut, on doit observer que le principe ou la source de cette imperfection est assez ordinairement dans la nature même de l’Artiste. Rien de si commun que des hommes qui ont un penchant habituel à l’exagération. Ce penchant a sa base ou dans l’esprit, ou dans les organes, il vient ou d’une sorte de facilité de l’ame à être plus fortement émue, ou d’une organisation de quelques-uns des sens, qui leur procure des impressions trop vives. Il est aussi par des causes contraires, quelques hommes chez lesquels les objets & les idées transmises ou naturelles perdent, en passant par les organes de leurs sens, ou en naissant dans leur esprit, une partie de leur valeur ; les premiers dont j’ai parlé chargent en plus, & s’il étoit permis de s’exprimer ainsi, les seconds chargent en moins. Ces deux excès qui ne sont que trop communs, prouvent sans cesse à ceux qui observent, combien l’exactitude, la correction & la juste mesure en tout est rare parmi les hommes. Combien d’expressions chargées ! combien d’idées qui passent la mesure que la raison impose ! la nature imparfaite, l’éducation souvent plus imparfaite encore, l’ignorance & les prétentions produisent l’inexactitude, excitent & habituent à charger, & le trait du Dessinateur, & le maintien de l’homme, & ses discours, & ses inflexions, & ses accens, & les offres de service, & ses promesses. Ce défaut, si voisin de plusieurs vices, lorsqu’il est invétéré, devient pour l’Artiste, ainsi que pour l’homme moral, presqu’incorrigible. Il a besoin alors d’une indulgence qu’on est convenu d’accorder jusqu’à certain point dans la société. Mais dans ce qui a rapport à l’Art, l’indulgence est bien moins autorisée, & bien moins en usage avec raison ; car l’Artiste qui a la source de ce défaut dans l’esprit, ou dans les organes, ou qui s’en est fait une blâmable habitude, n’est pas obligé à exercer un Art qui condamne, & ne peut souffrir l’incorrection ; tandis que l’homme qui charge, c’est-à-dire, qui exagère ses affections, ses sensations & ses idées, les éprouve souvent outrées, & ne peut s’empêcher d’en avoir. Car à cet égard il est passif, & l’Artiste, à l’égard de l’exercice de son talent, est absolument actif.

Au reste, quelques ouvrages des Artistes même jouissent d’une indulgence convenue, relativement à la signification du mot chargé, que j’ai exposée. Ce sont les esquisses & les pensées qu’a crayon-


né le Peintre compositeur, d’après une première inspiration de l’ame, & dans lesquelles souvent l’Artiste, pour se rappeller ses idées & ses intentions, charge les signes pittoresques par lesquels il désigne ou les formes ou les mouvemens qu’il se promet d’employer, mais dont il ne se permet les exagérations qu’avec le projet bien formé de les corriger, & d’atteindre à la précision par les études qu’il s’impose de faire en exécutant l’ouvrage.

Cette circonstance rend la charge non seulement excusable, mais même nécessaire en plusieurs circonstances, & jusqu’à un certain point.

CHARLATANERIE dans l’Art de Peinture. Plusieurs de mes Lecteurs seront surpris de rencontrer, parmi les termes qui composent le Dictionnaire de Peinture, le mot qui fait le sujet de cet article ; mais ceux qui connoissent les Arts, ou ceux qui ont l’intention de s’instruire de tout ce qui y a rapport, & par conséquent de ce qui leur est avantageux ou désavantageux, profitable ou nuisible, me sauront gré de présenter quelques notions d’une des causes de l’altération du goût, & par conséquent de celle de nos Arts.

La charlatanerie consiste en général dans l’artifice, ou dans les artifices, à l’aide desquels on trompe au profit d’un vil intérêt, ou de la méprisable vanité, les hommes ignorans, foibles ou prompts à se prévenir.

Dans la Morale & dans la Religion, les charlataneries (les plus odieuses de toutes) sont les hypocrisies & les moyens qu’elles employent, lorsqu’instrumens des plus funestes passions, elles servent à allumer & à entretenir le Fanatisme. Dans la société, la charlatanerie consiste dans les adulations adroites, les mensonges médités & les exagérations expressément employées pour contenter l’amour-propre, ou favoriser la cupidité. Les sciences ne sont pas exemptes de cette charlatanerie. On la voit s’étendre même jusqu’à celles qu’on nomme exactes, quoique leur nature dût les mettre à l’abri de ce fléau, puisque la vérité démontrée est l’objet auquel elles tendent sans cesse.

Les Arts libéraux, fondés sur l’imagination, & qui vivent, pour parler ainsi, d’illusions & de prestiges, doivent être & sont malheureusement plus favorables au charlatanisme, qu’aucune des autres connoissances humaines. L’Art est indispensable pour exercer avec succès l’Eloquence, la Poësie, la Peinture. De l’Art à l’artifice, il y a bien peu de distance, & moins encore de l’artifice à la charlatanerie, dont l’artifice est la base. Les connoissances humaines & les lumières feroient sans doute des progrès trop rapides, & iroient trop loin sans les obstacles que la vanité puérile, la jalousie & la cupidité y opposent par tous les moyens qui leur sont propres. La Peinture proprement dite, devroit se défendre contre les effets de la charlatanerie : car la représentation ou l’imitation de la nature est soumise à être confrontée avec elle. Mais comme cette représentation n’est que feinte, qu’il faut par conséquent que ceux que en jugent, entrent dans quelques conventions & quelques connoissances des parties qui constituent l’Art de peindre ; ceux qui l’exercent peuvent employer & employent quelquefois des artifices contraires à la justesse des idées qu’on doit avoir, par conséquent nuisibles au goût & aux Arts en général.

Il se pourroit qu’on essayât peut-être de justifier ceux qui se permettent les artifices dont je veux parler, en disant que si, relativement à des ouvrages plus que jamais regardés comme objets de pur agrément, l’Artiste parvient à établir, dans l’opinion des personnes peu instruites qu’il met dans l’erreur, une conviction & une satisfaction qui les détermine à louer & à évaluer ses ouvrages autant qu’il le souhaite, les moyens qu’il se permet ne doivent pas être juges à la rigueur, & que l’espèce de charlatanerie qu’il employe est une adresse permise qu’on tolère dans une infinité d’objets plus importans.

Il est facile de répondre à cette justification, car, quelque tolérance que l’on ait, & quelqu’accroissement d’indulgence que puissent comporter nos mœurs, trop peu sévères à cet égard, il sera toujours essentiellement vil de tromper d’une façon méditée, pour l’intérêt personnel d’une vanité puérile, ou d’une cupidité injuste. Mais ce qui est évidemment nuisible, & qui devient la suite inévitable des louanges exagérées qu’on se donne, ou qu’on se fait donner, c’est l’opinion désavantageuse qu’on établit sur les Artistes dont on craint la concurrence, dans l’unique projet de leur être préféré ; c’est la fausseté avec laquelle on trahit les connoissances qu’on a ; c’est l’espèce de bassesse avec laquelle on déroge à la dignité & à l’élévation attachées aux Arts libéraux ; c’est enfin l’altération du goût, dont on se rend complice, puisque l’on y contribue volontairement, en y propageant l’ignorance, & en trahissant ainsi la cause nationale. L’improbité d’état, dont je parle, se permet en général une infinité de moyens qui la rapprochent des artifices à la vérité plus grossiers qu’employent les Charlatans proprement dits. Tels sont les soins de tromper, de séduire, d’intéresser, de captiver, d’employer enfin des Prôneurs, & de former des Enthousiastes.

Les Prôneurs sont ou des ignorans trompés, ou des demi-connoisseurs séduits & échauffés, ou des hommes qui, par imitation & par foiblesse de caractère, empruntent leurs opinions d’autrui, & les défendent ensuite comme si elles leur appartenoient. Dans ce nombre se trouvent les enthousiastes qui, désœuvrés & manquant de talens, sans manquer d’esprit, se forment une


existence qu’on peut appeller parasite, en s’identifiant à des Artistes, qu’ils ont l’air de protéger, de défendre, ou de placer à un rang qu’on leur refuseroit, sans les efforts généreux qu’ils font pour éclairer le Public, & pour lui dicter les jugemens qu’il doit porter. Lorsqu’un certain nombre de ces prôneurs se réunissent & concourent à l’intérêt ou à la vanité d’un Artiste, ils forment ce qu’on appelle un parti, & ce parti ou cette cabale est moins délicate encore sur les moyens dont elle se sert, que l’Artiste même, qui en est l’objet, & auquel elle finit très-souvent par nuire.

Le charlatanisme doit devenir fréquent, adroit & plus nuisible à mesure que les sociétés dans lesquelles il s’exerce, deviennent riches, & qu’elles le livrent plus généralement au luxe. Car la plupart des usages du luxe ont pour objet de substituer par les artifices souvent les plus grossiers, l’idée de la richesse à celle du mérite.

Pour revenir à nos Arts, on peut observer qu’ils sont d’autant plus exposés au charlatanisme, qu’ils sont susceptibles de plus grands profits, c’est-à-dire, que les Arts dont les entreprises sont vastes, lucratives, produisent plus de charlatans. Il faut y joindre ceux des Arts dont les principes sont susceptibles d’être généralement connus & bien compris. Car il est plus facile de donner des idées fausses, & d’induire en erreur sur les ouvrages artiels, lorsque le plus grand nombre de ceux à qui ils sont soumis, ne peuvent qu’avec peine parvenir à connoître clairement les bases & les principes des beautés qui leur sont propres. Tels sont parmi nous l’Architecture & la Musique.

L’on pourroit, en entrant dans de plus grands détails, parler des singularités & des affectations dans le discours, & dans les habillemens ; mais ces sortes d’artifices, dont l’effet est de fixer quelques momens les regards, manquent souvent leur but, & occasionnent alors un ridicule qui punit suffisamment ceux qui, par ces moyens, marchent de trop près sur les brisées des charlatans de profession. Pour revenir aux artifices plus nuisibles aux Arts du Dessin & de la Peinture, j’indiquerai les préparations, vernis, procédés mystérieux auxquels on attribue des avantages le plus souvent exagérés ou qui, peu durables & nuisibles, altèrent les ouvrages, & par conséquent sont un tort réel aux Artistes & aux Arts. Il est facile d’appercevoir, d’après ces élémens, les artifices que le desir immodéré du gain a suggéré dans presque toutes les branches de nos Arts ; par exemple, dans la Gravure & dans la Typographie.

On sait assez généralement que la Gravure simple & franche depuis son origine jusqu’à sa plus grande perfection, c’est-à-dire, jusqu’aux chefs-d’œuvres des Suyderhofs, des Vischer, des Poillis, des Drevets, n’obtenoit des succès qu’à force d’études, de soins, de tems, & par une longue habitude des outils connus de tout le monde. Il falloit pour rendre, à l’aide du burin, un tableau de grand Maître, qu’un Artiste eût passé la moitié de sa vie à couper le cuivre d’une main intelligente & sûre. Il employoit des années entières à terminer une planche dont la réussite tournoit bien plus au profit de sa gloire que de son intérêt. L’industrie (louable en général) multiplia l’usage d’ un acide qui, mordant & creusant en peu d’heures le cuivre, rendoit plus promptement sans doute, mais avec moins de précision, & sur-tout moins d’accord, le dessin ou le tableau. Cette manière, qui a certainement ses avantages, lorsqu’on l’employe précisément aux objets auxquels elle est propre, l’emporta sur l’usage du burin, & les Artistes l’adoptèrent avec d’autant plus d’empressement, que ce procédé qui demande une pratique moins difficile à acquérir, procure un gain plus prompt. Le burin, sans prévoir le tort que lui devoit faire cette invention, se prêta à réparer les défauts de l’eau-forte, & les négligences de la pointe ; mais la Gravure, devenue ingrate envers lui par l’attrait du gain & par l’introduction d’un plus grand luxe parmi les Artistes, dirigea toute son industrie à se passer entiérement des moyens qui demandoient trop d’étude, de soins & de temps. L’on regarda, & l’on fit envisager au Public les nouveaux procédés, comme des perfectionnemens de l’Art, parce qu’ils imitoient ousingeoient, pour me servir d’une expression moderne, toutes les différentes manières de dessiner des Maîtres & même la Peinture, à l’aide des planches multipliées & imprimées en couleurs.

Ces illusions ont pris faveur, & bien qu’on ne disconvienne pas que ces procédés de Gravure nouveaux, ou remis en usage, ne soient ingénieux ; bien qu’ils puissent être adaptés à certains objets avec beaucoup d’avantage, il résulte de leur facilité, & sur-tout de l’abus qu’on en fait, que d’une part, la véritable Gravure est infiniment trop négligée ; & que de l’autre, la quantité prodieuse d’ouvrages médiocres ou mauvais, produits à la faveur des outils dont l’usage est facile, contribue à altérer de plus en plus le goût, & à dépriser ce qui est véritablement estimable.

Le peu de connoissances pratiques que le Public a des opérations avec lesquelles on produit ces ouvrages, les soins qu’on prend de lui en cacher les procédés, lui font ignorer combien on lui survend les petites illusions auxquelles il se complaît, & combien il s’éloigne de la connoissance des Arts, lorsqu’il pense que des Estampes colorées (invention très-ingénieuse sans doute) sont l’équivalent des Tableaux.

Si le Public, qui se dévoue & se prête si facilement à être trompé, daignoit s’éclairer à cet


égard, il ne proscriroit pas les industries dont je viens de parler ; mais en estimant avec connoissance leurs utilités, il les réduiroit principalement à faciliter des connoissances auxquelles elles peuvent être véritablement utiles. Alors les Éstampes imitant les dessins, seroient restreintes à multiplier & à procurer à un prix modique les études de têtes, de parties, & les Académies des bons Maîtres, pour l’utilité des jeunes Elèves de la Capitale ou des Provinces. Les planches coloriées avec connoissance, & dirigées par des savans, représenteroient & multiplieroient des imitations instructives de Plusieurs objets d’Histoire naturelle, de Botanique ou d’Anatomie. Mais le Public éclairé souriroit à l’Artiste qui voudroit lui persuader qu’un tableau d’Histoire & un beau Paysage peuvent être rendus avec l’harmonie du clair-obscur, unie au charme du coloris par trois ou quatre planches coloriées, qui s’efforcent au moyen de l’impression, d’imiter ce nombre infini de nuances, de tons, de passages, de légéretés qu’un Peintre, habile coloriste, répand dans ses ouvrages.

Si c’étoit ici le lieu de parler de toutes les charlataneries qui se sont introduites, & se multiplient dans l’Art de la Typographie, on mettroit dans ce nombre l’abus qu’on y fait de la Gravure, & des Estampes enluminées ; on insisteroit sur cette prodigalité d’ornemens qui demanderoient le goût le plus exquis & la mesure la plus juste, pour s’accorder parfaitement avec les beautés simples & l’uniformité satisfaisante d’un caractère parfait, mis en œuvre sur le plus beau panier, avec l’intelligence que demande toutes les différentes dimensions & combinaisons dont il est susceptible. Je dois me refuser à ces détails, & même à parler du charlatanisme des souscriptions, des éditions bornées à un petit nombre d’exemplaires, pour attiser le desir trop commun aujourd’hui des possessions exclusives. Ces abus sont si multipliés, si frappans, & souvent mêlés d’une improbité si grossière, qu’ils ne devroient obtenir d’indulgence que de ceux qui ont le but mercantile, d’en tirer eux-mêmes parti, ou de ceux qui préfèrent à tout la satisfaction d’un desir ou d’une fantaisie momentanée. Laissons la plupart de ces curieux ou faux-Amateurs regarder les livres même comme des bijoux de luxe, qu’il faut craindre de toucher, pour qu’ils ne perdent rien de leur valeur pécuniaire.

C’est cette valeur, substituée au mérite intrinsèque des ouvrages artiels, que la charlatanerie aura toujours le plus grand intérêt d’établir, & c’est elle que, sans être censeur trop amer, on peut regretter de voir de nos jours s’introduire trop généralement dans les Arts, dont elle est l’ennemie, comme elle l’est des mœurs, lorsqu’on y tolère avec trop d’indulgence les affectations & les hypocrisies.

CHASSIS. Le chassis d’un tableau est un assemblage de tringles de bois, sur lesquelles on assujettit & l’on tend la toile qui doit servir à peindre. On trouvera, à l’article Chassis du second Dictionnaire, ce qu’on entend par un chassis à clef ; &, dans les figures gravées, on trouvera ce chassis représenté. On appelle encore chassis, un assemblage de tringles de bois, sur leque1 le graveur étend & assujettit un papier huilé ou verni, destiné à adoucir l’éclat que le jour ou la lumière produisent sur le cuivre ; soit qu’on grave au burin, ou bien à l’eau-forte ; soit qu’on travaille à ces sortes d’ouvrages, à l’aide de la lumière du jour ou des bougies.

CL

CLAIR-OBSCUR. Ce qu’on nomme clair-obscur, est l’effet de la lumière considérée en elle-même ; c’est-à-dire, rendant les objets qu’elle frappe plus ou moins clairs, par ses diverses incidences, ou plus ou moins obscurs, lorsqu’ils en sont privés.

Pour rendre plus sensible cette première explication, de ce qu’on entend par clair-obscur, dans l’Art de la Peinture, ne considérons premièrement qu’un objet.

Lorsque la lumière, partant d’un point, se répand sur un corps, une infinité de rayons, émanés de ce point, se dirigent sur l’objet éclairé, & frappent tout ce qu’ils peuvent atteindre de sa surface. Le rayon qui touche le premier quelque point de cette surface, y porte la plus vive lumière, parce qu’il y parvient moins altéré, s’y dirigeant par une ligne plus courte que les autres rayons du faisceau dont il faisoit partie. Les rayons qui atteignent successivement les autres points, plus éloignés du foyer de la lumière, & qui ont eu par conséquent plus, de chemin à parcourir, sont moins éclatans ou moins lumineux. D’ailleurs, si l’objet a des plans ronds ou inclinés, sur lesquels ces rayons ne tombent pas perpendiculairement, ils glissent & ne se réfléchissent alors qui imparfaitement : enfin, lorsque ces rayons rencontrent un corps, une partie ou une surface qui en cachent une autre, celle qui est cachée reste privée de la lumière directe, que lui portoient les rayons. Ce sont ces différens accidents de lumières & d’ombres, qui, dans la Peinture, donnent lieu à la science du clair-obscur. Les effets que je viens d’énoncer sont plus sensibles, lorsqu’on les observe sur un corps, dont différentes parties se trouvent à quelques distances les unes des autres ; & c’est en les choisissant, & les disposant ainsi, pour son instruction, qu’on prend de premières notions justes, qui servent ensuite de base à des observations plus compliquées ; car il s’opère continuellement sur tous les corps éclairés, (soit naturellement, soit artificiellement,) des modifications innombrables de la lumière & de l’ombre.


Dans ces modifications, l’on doit faire entrer comme objet essentiel, & fort intéressant pour l’harmonie colorée de la Peinture, les rejaillissemens de rayons, & par conséquent de couleurs, qui s’opèrent lorsque la lumière, frappant les corps dans certaines directions, est renvoyée sur ceux qui les avoisinent.

Il résulte de tout ce que j’ai dit, que le clair-obscur comprend les dégradations de lumières & d’ombres, & leurs divers rejaillissemens qui occasionnent ce qu’on nomme reflets.

Les dégradations ne se succèdent sans interruption, que dans les objets dont toutes les parties sont lisses ; dans une boule, par exemple ; mais elles y sont si multipliées, & en même temps si unies, que l’œil qui n’est pas exercé, a peine à les saisir ; & que le regard instruit, ne peut même les saisir toutes : mais le raisonnement, sens intellectuel, nous fait voir démonstrativement ce qui ne peut tomber sous la vue.

Les reflets sont de deux espèces, parce que le réjaillissement des rayons ne porte quelquefois qu’une émanation de lumière, & quelquefois porte une émanation ou un reflet coloré ; différence qui provient de la diverse nature des surfaces, desquelles part le réjaillissement. Les corps durs & polis, à un certain point, tels que les pierres, les métaux, ne donnent souvent lieu qu’au reflet de la lumière ; les corps moins unis & plus colorés, c’est-à-dire, de couleurs plus vives, semblent renvoyer, avec les rayons qui réjaillissent, des émanations de leurs couleurs ; mais, parmi les couleurs, il en est, comme je l’ai dit, qui semblent se prêter plus que d’autres à ces accidens.

Il est enfin certains corps qui s’emboivent, pour ainsi dire, de la lumière, & qui n’occasionnent ni réjaillissement de lumière, ni réjaillissement de couleurs.

Il résulte de tout ce que j’ai dit, que les dégradations simples de la lumière, en raison des plans, s’étendent de puis son plus grand éclat jusqu’à la privation totale qu’éprouvent les enfoncemens, par exemple, assez profonds, pour que les réjaillissemens même de la lumière, ne puissent absolument y parvenir.

Il résulte encore que ces réjaillissemens qui occasionnent les reflets produisent des combinaisons & des modifications innombrables, & que l’harmonie colorée provient de ces causes, toujours opérées dans la nature, d’après des loix constantes, & tellement appropriées au sens de notre vue, qu’il n’y a jamais de discordance qui le blesse.

Autant les élémens qui forment cette harmonie sont innombrables, autant il est impossible de parvenir à la parfaite imitation que la Peinture s’en propose, & à l’exactitude géométrique des opérations de la nature. Le clair-obscur d’un tableau, est donc une approximation à laquelle l’Art peut atteindre.

Le Peintre qui, pour y parvenir, est astreint aux loix positives & exactes, de l’incidence & de la réflexion des rayons lumineux, est libre au moins de fixer, dans chacune de ses compositions, le point duquel il suppose que se repand la lumière, sur les objets dont il compose son tableau. Il fait, comme Gédéon, arrêter le soleil, dont il veut éclairer sa composition à un lieu fixe ; il lui présente les surfaces qu’il desire qui soient éclairées, & interpose à son gré des objets pour occasionner des privations plus ou moins complettes, &, par-là, plus ou moins favorables aux effets harmonieux qu’il est tenu de produire.

Ainsi, la science du clair-obscur, consiste dans l’exactitude à se conformer aux loix Physiques, que suit une lumière sixe après les suppositions qu’on se permet de faire, pour l’avantage du sujet qu’on traite.

Cette liberté de suppositions n’est pas indéfinie ; car si elle consiste, par exemple, comme il est le plus ordinaire, à ne pas offrir au spectateur, le foyer de la lumière, dont on éclaire le tableau, il faut cependant que le spectateur instruit & sévère, puisse se démontrer que le Peintre ne fait jaillir les rayons que d’un point, & même découvrir dans quel endroit, hors de la composition, peut être ce point ; comme un Géomètre, en achevant de prolonger des portions de lignes qui s’inclinent l’une vers l’autre, parvient au point de leur réunion.

Le problême à remplir, à cet égard, par le Peintre, est donc, après avoir posé idéalement le foyer d’où il fait jaillir sa lumière, & supposé les accidens d’interpositon & la disposition de ses objets, de se conformer geométriquement aux règles d’incidence & de réfraction, que la nature prescript aux rayons de la lumière véritable.

Il faut cependent ajoûter que, vu l’impossibilité de remplir ces conditions dans leur étendue, & leur plus grande exactitude, on ne sauroit exiger dans la pratique la précision geométrique que prescrit la théorie. Aussi celui qui regarde un tableau, plus occupé de jouir que d’approfondir par des démonstrations, si l’Artiste a pu résoudre complettement le problême qu’il s’est proposé, n’est jamais sévère, sur-tout si le Peintre s’attire son indulgence, par le plaisir qu’il lui cause.

Je me suis étendu sur ces explicatons due mot CLAIR-OBSCUR, bien moins, comme on doit le sentir, pour les Artistes, que l’habitude de voir & d’opèrer instruit, que pour ceux qui ne peigent pas, & qui la plupart n’ont pas une idée bien nette de ce que signifie ce terme.

Pour rendre cette explication encore plus claire, s’il m’est possible, je dois ajoûter que chaque


objet en particulier a son clair obscur, d’après ce qui vient d’être dit, mais que ce qu’on entend plus ordinairement par ce mot, lorsqu’on parle d’un ouvrage de Peinture, c’est l’effet résultant de toutes les lumières, de toutes les ombres, & des rejaillissemens dont on a fait usage dans le tableau.

Ainsi le sistême de clair-obscur, de tel ou tel Peinture, est celui qu’il suit le plus ordinairement dans ses ouvrages ; en disposant dans un certain ordre qui lui est plus familier, les lumières & les ombres pour produire un effet général.

Un moyen d’apprecevoir d’un coup-d’œil l’effet général du clair-obscur dans un tableau, est de s’en éloigner à une distance telle que les objets particuliers, éclairés subordonément, chacun d’après les suppositions établies, n’attachent plus trop les regards, & que les lumières & les ombres principales se présentent à la vue comme par masses, par enchaînement ou par grouppes, qui subordonnés entr’eux, satisfassent les regards par un accord, une harmonie & un repos, auxquels se complaît le sens de la vue.

Le tableau qui produit cet effet, presqu’absolument physique, à la distance d’où l’on peut en juger, est bien combine, quant à cet partie.

Le tableau qui, à quelques distances qu’on le regarde, pour le soumettre à l’épreuve dont je parle, ne présente aux yeux que des lumières & des ombres éparses, incohérentes, est l’ouvrage d’un Artiste qui ignore à la fois la science & l’Art du clair obscur.

Ce qu’il faut concevoir maintenant, c’est que l’Art du clair obscur, qui satisfait essentiellement le sens de la vue, contribue par-là à la satisfaction de l’esprit du spectateur.

Le clair obscur bien entendu, satisfait le sens physique de la vue, parce qu’elle se complait, comme je l’ai dit, dans l’accord des lumières & des ombres ; comme l’oreille dans l’harmonie des sons ; au lieu que les regards sont blessés, pour ainsi dire, par l’éparpillement des lumières & des ombres, & par le manque de liaisons & de subordination entre elles.

Mais si la vue se repose & se promène sans être blessée sur un tableau dont le clair-obscur est disposé avec art, & accordé avec intelligence, on conçoit qu’elle distingue plus facilement chaque objet de la composition, & dans chaque objet les details qui peuvent exciter la curiosité de l’esprit & l’intérêt de l’ame.

Comme dans l’ordre des impressions que sait éprouver la Pienture, l’impression physique est necessairement la première, cette impression doit donc en précédant les autures, favoriser celles de l’ame ou leur nuire.

Voilà la plus développée que j’ai pu donner du clair-obscur, considéré physiquement & moralement, pour ainsi dire, dans la Peinture ; c’est-à-dire, relativement au méchanisme, & au libéral.

Je donnerai place, après ces explications à une sorte d’objection qu’on pourroit opposer aux principes que l’Art prescrit au Peintre.

La nature, dira-t-on, ne prend aucun soin de groupper, ou d’enchaîner, ou de masser ses lumières ; tous les objets mobiles sont assemblés ou dispersés sans méditation pittoresque, & cependant ils offrent toujours un tel accord de clair-obscur, que le Peintre qui imiteroit au hasard, mais qui imiteroit parfaitement, feroit un tableau dont l’effet seroit certainement admiré.

La réponse à cette objection me paroît devoir être celle-ci : imiter parfaitement étant au-dessus des moyens de l’Art, il est nécessaire que l’Artiste mette à la place de cette perfection qui lui est refusée, les ressources de l’intelligence & du génie.

C’est cette raison, qui dans tous les Arts d’imitation a produit les principes, les moyens médités, les règles & les artifices qui les distinguent.

L’absolument parfaite imitation qui est le but des Arts libéraux, ne différeroit pas de la Nature, & par conséquent, auroit tous ses avantages ; mais le plaisir ou la peine, qu’occasionne l’imitation, telle que nous pouvons la faire, ne seroient plus les mêmes. Il se mêle toujours dans le plaisir & même dans les émotions douloureuses que donnent les imitations, l’idée d’une joûte entre l’art & la nature, l’idée des difficultés qu’il faut vaincre, & enfin l’idée d’un mystère plus ou moins ingénieux qu’on a employé, qui offre une autre satisfaction, celle de le pénétrer.

Ce sont donc ces moyens mystérieux d’ordre, de combinaisons & de choix qui servent en effet, ou qui tiennent lieu des perfections d’imitation, que les Arts humains ne peuvent atteindre.

Voilà les notions qui me paroissent les plus essentielles aux lecteurs pris en général, pour se former des idées du clair-obscur. Je vais, suivant mon usage, passer à quelques observations plus particulièrement relatives à ceux qui s’instruisent de l’Art pour le pratiquer.

Le juste emploi des lumières, en raison du foyer, en raison de l’intensité, enfin en raison des accidens qui les modifient, exige que vous observiez souvent l’effet du ciel, du soleil, des nuages & des interpositions qu’ils présentent ; il faut que vous ayez dans le souvenir, en peignant un tableau, toutes les dispositions & les suppositions que vous avez établies, pour parvenir à en composer l’harmonie, comme l’Auteur drammatique ne doit jamais perdre de vue son exposition, & les événemens qu’il suppose arriver dans les intervalles qui divisent chacun de ses actes.

Lorsque vous placez vos modèles pour dessiner ou pour peindre, n’avez-vous pas soin de disposer leurs membres, de manière qu’ils soient plutôt


unis que trop éloignés les uns des autres, & de manière aussi que la lumière frappe principalement les parties qui, dans ce moment, vous intéressent le plus ? eh bien, ce que vous faites, presque par instinct, pour la satisfaction de vos yeux, & pour la facilité & l’agrément de votre étude, est la règle qui vous conduira à opérer dans toutes les circonstances, pour l’avantage de ceux qui verront vos ouvrages.

Attachez les regards sur vos tableaux, vous aurez par cet artifice, un moyen puissant d’attacher l’esprit. Dans les jouissances que procurent les Beaux-Arts, quelque spirituels que soient ceux à qui l’on offre leurs productions, le sens auquel elles s’adressent pour parvenir à l’esprit ou à l’ame, vient avant tout exiger ce qui lui est dû. l’esprit a beau se prévaloir, il n’obtient rien que de la seconde main, pour ainsi dire : bienheureux encore, lorsqu’il reçoit les impressions qui lui sont destinées, sans trop de complication.

Vous, dont le premier devoir dans l’ordre des sensations est de séduire, de flatter, de tromper la vue, étudiez donc avec un soin extrême les moyens qui peuvent vous faire parvenir à ces différens buts ; connoissez les dispositions les plus favorables au clair-obscur ; mais, comme il en est une infinité, ne vous repetez pas par paresse ou par habitude.

On peut attacher le regard, en enchaînant les lumières de façon qu’elles serpentent dans la composition, & qu’elles la fassent parcourir aux yeux qui seront guidés par cet artifice, sans qu’ils s’en apperçoivent.

On peut les attacher par un seul grouppe lumineux, qui décide leur attention & l’arrête.

On peut disposer des grouppes de lumières, qui, subordonnés entr’eux, laissent dominer celui dans lequel vous aurez placé l’objet de vos affections, je veux dire, celui que vous destinez à intéresser davantage.

Je m’étendrois trop, si je parlois de tous les détails, par lesquels les différens maîtres, distingués dans cette partie, sont parvenus à l’harmonie qui lui est nécessaire. D’ailleurs, comme ils ont pris quelquefois différens moyens, si vous voulez donner quelque préférence à l’un d’eux, il n’en a guère été de plus instruits des routes agréablement & profondément savantes, qui conduisent à une magique harmonie du clair-obscur, que le Corrège.

CO

COLORIS, COLORER & COLORIER. J’ai annoncé, à l’article Carnation, que je réunirois dans l’article Couleur, des notions qu’on auroit pu diviser, à l’occasion des mots carnation, & coloris ; mais, en même-temps, j’ai présenté, dans ce premier article, une idée succincte, de ce que l’on entend par le mot dont il est le sujet. Je dois offrir ici de même quelques mots sur le terme coloris.

Coloris a, dans la langue commune, ainsi que dans le langage des Peintres, un sens moins général que le mot couleur. Assez ordinairement on se sert du mot coloris, pour exprimer certains caractères particuliers de la couleur, des objets, & sur-tout des objets agréables à la vue. Car on dira, le coloris de ces fleurs est admirable : le coloris de la tête de cette nymphe a toute la fraîcheur de la jeunesse, & l’on ne dira guère, le coloris de ce désert, de cette côte aride, de cette mer orageuse : de même, on ne se servira pas du mot coloris, à l’occasion d’une vieille, d’un homme de peine, d’un malade, &c.

Dans le langage plus particulièrement adapté à la peinture, le mot coloris se rapproche, à ce que je crois, plus souvent du mot couleur, dont il est synonyme suivant les circonstances : car on dit également, la couleur & le coloris de tel ou tel Peintre, de tel ou tel tableau. couleur & coloris brillans, vigoureux, agréables, &c. Les verbes colorer & colorier s’emploient assez indifféremment aussi l’un pour l’autre, & les petites nuances que l’on pourroit peut-être désigner dans certains usages de ces verbes, ne sont pas, à ce qu’il me semble, assez décidées pour s’y arrêter. L’une de ces nuances, dont je ferai seulement mention, pour apporter un exemple, se remarque lorsque l’on parle d’estampes, auxquelles des couleurs se trouvent adaptées ; si ces couleurs sont appliquées à l’estampe par le méchanisme de la gravure, ou plutôt de l’impression, en employant plusieurs planches. On se sert assez ordinairement du mot coloré, plutôt que du mot colorié. Ce graveur, dira-t-on, réussit très-bien dans le genre des estampes colorées. Lorsqu’il s’agit d’une estampe, sur laquelle on a appliqué, après coup, des couleurs, ce qu’on appelle vulgairement image enluminée, on dira, cette estampe a été coloriée, ou enluminée, On peut appercevoir aisément, que le mot enluminé convient principalement à ce travail, lorsqu’il est grossier ; & que le mot colorié, s’emploie lorsque l’enluminure a plus de rapport à l’Art. C’est ainsi que le mot image signifie le résultat d’une gravure grossière ; & le mot estampe, l’empreinte d’une gravure faite avec plus d’art.

COLOSSAL. On désigne, par le mot colossal, dans nos Arts, ce qui excède les dimensions des objets naturels.

Les imitations de la peinture & de la sculpture, comportent des dimensions, ou semblables aux objets imités, ou plus petites dans toutes les dégradations possibles, ou plus grandes graduellement jusqu’aux bornes que la nature a assignées aux entreprises de l’homme. Je ne dois parler ici expressément, ni des dimensions semblables à celles des objets naturels, ni des dimensions plus petites. Les dimensions plus grandes, qu’exprime le mot colossal, n’entrent point dans les idées simples de l’Art, regardé comme l’imitation exacte de la nature. On imite infidèlement, pour parler rigoureusement, lorsqu’on ne donne pas, aux objets imités, jusqu’aux dimensions qu’ils ont dans la nature. C’est à des idées accessoires qu’appartiennent les infractions, en plus ou en moins, de l’imitation exacte. Mais, dans ces idées que j’appelle accessoires, il en est qui sont liées de si près à la nature & aux Arts, qu’elles en sont comme inséparables. Il en est d’autres qui, plus accessoires, pour parler ainsi, ne se lient aux principes des Arts, que par d’autres idées intermédiaires.

La réflexion qu’on fait sur la place qu’on assigne à des ouvrages de sculpture, par exemple, est une idée accessoire de l’Art, mais qui lui tient de bien près. Elle doit donc s’y réunir naturellement ; & lorsqu’en réfléchissant, on prévoit que la place où l’on doit poser une statue de grandeur naturelle, est à telle distance, ou à telle élévation, que cet ouvrage de l’Art ne pourra pas être vu, de manière à satisfaire ceux qui le regarderont : l’idée d’en augmenter la dimension, doit se présenter, non comme infraction des loix de l’imitation, mais comme perfectionnement de l’imitation. Ainsi, lorsque l’on destine expressément une statue à être posée dans un lieu vaste, dans lequel elle ne doit être vue que d’assez loin ; lorsqu’on la destine à être placée à une certaine élévation, on ne peut guère manquer de réfléchir que la plupart des formes, & que les traits du visage, par conséquent, que le caractère & l’expression, ne seront point assez apperçus & distingués. Alors il s’établit, comme principe, d’augmenter les dimensions jusqu’au degré nécessaire ; & l’idée du mot colossal, quoique produite d’après des idées accessoire & intermédiaires, s’identifie si naturellement avec l’Art, qu’elle lui devient propre. C’est donc d’après la relation de l’Art, avec le sens auquel ses productions doivent être premièrement offertes, que les altérations de dimensions se trouvent autorisées ; & l’on concevra que c’est pour favoriser, dans certaines circonstances & certains usages, la jouissance des ouvrages des Arts, qu’on se permet d’altérer les dimensions, en plus & en moins ; mais il résulte aussi de ces premiers élémens, que rien n’autorise véritablement, ni les réductions trop petites qui fatiguent les organes, & nuisent, par-là, à leur satisfaction la plus complète, ni les dimensions trop gigantesques. Les entreprises qui tombent dans ces deux excès, n’ont ordinairement pour principes que l’amour-propre personnel, ou bien une sorte d’émulation industrieuse, mal raisonnée du Peintre ou du Sculpteur ; ou bien, enfin, leur condescendance à des ordres, ou à des desirs qui manquent de lumières, & auxquels la raison & le bon goût n’ont point participé : & l’on ne doit pas perdre de vue cet élément de la morale & des Arts, que plus l’intérêt personnel des hommes s’isole, en se séparant de l’intérêt général, plus les vrais. principes de la morale humaine, & les solides élémens des Arts deviennent arbitraires, & tendent à se corrompre.

L’orgueil des hommes & l’exaltation, ou l’exagération de leurs idées, ont une analogie sensible avec le colossal dans les Arts. Aussi peut-on penser que c’est à l’orgueil des hommes puissans, que l’on a dû la plupart des figures ou statues colossales isolées, dont il nous reste des notions ? Telle est l’idée de la statue proposée à Alexandre, & que l’Artiste, élevant son imagination au niveau de l’orgueil d’un conquérant, avoit proposé de former d’une montagne entière. Tels sont souvent les ouvrages ampoulés des Auteurs, qui encensent les Rois, sur-tout lorsqu’ils apperçoivent que ces dieux de la terre croyent eux-mêmes les proportions de leurs facultés colossales. Ce qu’ils ne croyent que trop souvent.

Si l’on suit ces rapports, on doit penser que les dimensions vraies, doivent être celles auxquelles se plaisent les bons esprits, les excellens Artistes, & les hommes qui, dans quelqu’état & circonstances qu’ils se trouvent, n’oublient pas que leurs dimensions physiques & spirituelles, sont circonscrites. Quant aux petites dimensions, elles appartiennent ordinairement, dans les Arts, aux moindres talens, comme aux moindres genres. Aussi, sont-elles plus multipliées parmi les hommes, dont la plus grande partie, par nature ou faute de connoissances, sont réduits aux plus petites idées, comme le peuple des Auteurs aux plus petits détails.

CONFÉRENCES. Il est bien plus facile, (comme je l’ai dit dans l’article Artiste) d’établir les avantages qui résultent de l’usage des conférences académiques, que de donner des raisons plausibles de l’abandonner ou même de le négliger.

Lorsque les hommes qui s’occupent habituellement, & par état, des connoissances scientifiques ou Artielles, se réunissent, il est vraisemblable que leur but volontaire ou prescrit, est de s’entretenir de leurs occupations, de s’éclairer sur les théories & sur la pratique dont la connoissance leur est nécessaire, de s’instruire mutuellement, soit en se communiquant ce qu’ils savent, soit en discutant ensemble les objets susceptibles de doutes & d’éclaircissemens. Aussi lorsque l’on se représente les Savans & les Artistes réunis, on les suppose toujours occupés de ces soins, & l’on se forme par-là une idée qui ennoblit leurs assemblées. Si tout au contraire on se représentoit des Savans ou des Artistes


s’occupant ensemble presqu’uniquement des formes relatives à l’organisation de leur société, discutant longuement dans des assemblées qu’on appelle Académiques, les détails minutieux résultant de ces formes. Si l’on venoit à penser enfin qu’un nombre choisi d’Artistes distingués par les divers talens qu’embrasse un des plus nobles Arts, passent ensemble plusieurs heures sans s’occuper principalement de ce qui honore les Arts dont ils tirent leur gloire, & distingue l’Artiste de l’Artisan, on seroit excusable sans doute d’inférer que ces sociétés se rapprocheroient infiniment plus qu’elles ne doivent des Communaurés d’Ouvriers.

Les Fondateurs de la plupart de nos Académies ont prévu cet abus, & dans une grande partie des sociétés destinées à étendre les connoissances humaines, de sages réglemens prescrivent des travaux communs à tous les Membres, ou des travaux qui devant leur être communiqués, donnent matière à des discussions utiles. Dans nos Académies des Arts & dans celle de Peinture entr’autres, l’usage des conférences a été établi & recommandé.

On a eu en vue la communication & l’accroissement des lumières parmi les Maîtres de l’Art, l’instruction des Eleves qui doivent être admis avec choix & comme récompense dans quelques-unes des assemblées pour y entendre de tems en tems la lecture des conférences faites par leurs Maîtres, ou les éloges donnés aux Artistes que la mort enlève, & dont les talens, joints aux mœurs, ont honoré l’Académie ; enfin l’on a sans doute pensé que le choix des travaux Académiques rassemblés & rendus publics un jour, répandroit dans la société & dans la Nation, des connoissances nécessaires pour parler & juger convenablement des productions Artielles.

Les objets propres à des conférences sont inépuisables, relativement aux Beaux-Arts ; & quoiqu’il existe sur cette matière un nombre considérable de livres & de brochures de toute espèce, on peut avancer qu’il n’existe point encore d’ouvrage méthodique, suivi, complet & composé sur un plan général.

Un corps d’ouvrage aussi intéressant & aussi utile que celui que j’indique ici pourroit l’être, n’existe pas même en Italie, où les Arts ont été cultivés si honorablement par des hommes célèbres dont plusieurs joignoient la connoissance des Lettres à celle de plusieurs Arts qu’ils pratiquoient avec succès. Ce corps d’ouvrage ne peut être vraisemblablement composé que par des sociétés Académiques, dont les Membres distingués écriroient sur les parties auxquelles ils se seroient plus particulièrement attachés. On doit penser que des matériaux de ce genre, mis en œuvre d’après un plan déterminé, rédigés ensuite, & examinés par ceux qui n seroient les plus capables, formeroient un monumens propre à honorer la Nation, les Arts, & à constater l’état des lumières d’un siècle éclairé. Il seroit sur-tout nécessaire, dans ce grand ouvrage, de s’appliquer à rendre les idées parfaitement claires, en expliquant toujours le plus intelligiblement possible, le sens principal & les sens particuliers des termes de l’Art. Il s’agiroit de bien distinguer dans les parties qui regardent la pratique, ce qui est positif, ce qui peut se démontrer & s’exécuter même par des méthodes sûres, d’avec ce qui comporte des élémens trop variés, trop nombreux pour être calculés d’une manière rigoureusement exacte.

Un des premiers fondemens de cet ouvrage seroit donc, par exemple, d’excellens traités de Perspective, rédigés d’après ce qui est le moins compliqué, jusqu’aux objets qui le sont le plus. Il faudroit que les problêmes & leurs démonstrations fussent rendus de manière que l’Elève pût les comprendre sans une trop grande contention, & le Maître y avoir recours dans les ouvrages peu ordinaires & compliqués. La Perspective, comprenant les loix que suit inaltérablement la nature dans l’apparence visible de tous les objets que peut imiter l’Artiste, il est certain que cette connoissance est dans l’ordre théorique, la première, & l’une des plus essentielles. Les loix de la Nature, comme je l’ai dit, sont fixes à cet égard ; ainsi les objets & les plans de ces objets, ainsi que la place où on les suppose, étant une fois établis, leurs apparences, telles qu’elles doivent s’offrir à la vue d’après un point donné, sont inaltérablement fixées, & cette partie scientifique peut être rigoureusement démontrée. Comme il existe déjà un assez grand nombre d’ouvrages, il ne s’agiroit que de rassembler en un seul ce qui se trouve de plus clair, de plus méthodique, de moins compliqué, de moins embarrassé par les calculs & par les termes & figures géométriques, parce que ce seroit à des Peintres, & non à des Géomètres que l’ouvrage classique seroit destiné.

La Perspective aërienne sembleroit, par la dénomination, devoir accompagner la Perspective qu’on appelle linéale ; aussi les joint-on souvent ensemble dans les traités de Peinture ; cependant je lui destinerois une autre place, parce que, si les problêmes que cette perspective offre à résoudre peuvent bien être regardés comme étant de nature à être démontrés, cependant les élémens qui y entrent sont trop nombreux, trop variés, trop peu fixes & sensibles, de manière qu’il faudroit un tems considrablement trop grand, & une sagacité peu commune, pour les soumettre à des règles géométriques & à des procédés rigoureux. En effet pour donner une idée de cette difficulté, qu’on pense que la densité de l’air, au travers duquel passe le regard, est susceptible toute seule d’un si grand nombre de variétés, que l’on ne peut véritablement les


soumettre à des opérations méthodiques. Cependant les nuances, les apparences même des corps reçoivent l’influence de tous les accidens de l’air & ils en reçoivent de tous les accidens de la lumière. Si la seule distance géométrique en décidoit, la perspective aërienne se rapprocheroit de la Perspective linéale ; mais, comme je viens de l’indiquer, une infinité d’autres causes s’y joignent, aussi à quelques règles générales près ; c’est de l’observation, de l’expérience & du raisonnement guidé par l’intelligence de l’Art, que les Artistes qui ont excellé dans cette partie se sont formé leurs systêmes.

Je destinerois, d’après ce que je viens d’exposer, la Perspective aërienne, à être placée dans le nombre des parties qui intellectuellement participent des sciences exactes, mais qui, dans la Pratique de l’Art, ne peuvent comporter que des approximations intelligentes. Mais si l’Artiste ne peut espérer de rendre les objets rigoureusement conformes à toutes les loix de cette perspective, ceux qui s’occupent de cet ouvrage de Peinture sont moins en état encore d’apprécier strictement le plus ou moins de conformité de l’imitation avec la nature.

La seconde base de la Peinture, qui est aussi positive que la Perspective linéale, est l’Anatomie. Je ne répéterai pas sur quelle raison est fondée cette assertion. Plusieurs articles de ce Dictionnaire l’expliquent assez. Nous avons aussi un nombre assez considérable d’ouvrages sur cet objet ; mais dans les uns, ce sujet est traité, si l’on peut parler ainsi, trop anatomiquement : dans quelques autres, trop pittoresquement. Dans les ouvrages anciens, tels que celui d’Albert Dur, dans lequel il traite des proportions qui ne peuvent être fondées que sur les observations anatomiques, ces observations, portées à des détails sans fin, rebutent ceux qui veulent s’en instruire. Il faut bien observer que, dans le nombre des hommes à qui ces ouvrages doivent être destinés, les Artistes ont un intérêt continuel & très-grand qu’en les instruisant on ménage leur tems, & que les Amateurs à leur tour, ont un grand besoin de trouver une telle facilîté à s’instruire, qu’ils se laissent amorcer, pour ainsi dire, & induits à acquérir ce dont la plupart ne croyent avoir besoin, ni pour jouir, ni pour décider.

Dans le grand ouvrage, dont j’esquisse ici le plan, la partie Anatomique comprendroit l’Ostéologie réduite à ce qui est nécessaire à l’Artiste, la Myologie, plus étendue, mais restreinte encore aux objets & aux accidens dont l’influence a lieu sur les apparences visibles. Il seroit à propos que ces différens traités fussent relatifs à des figures gravées avec la plus grande intelligence, & à des figures de ronde-bosse, ou modèles en plâtre qui offriroient dans les dimensions naturelles les différentes couches des muscles qui opèrent sur les corps animés des apparences sans cesse modifiées à notre vue. Il seroit nécessaire encore que l’ouvrage d’Anatomie classique pour les Artistes comprît les représentations d’un choix de figures antiques, dans lesquelles se trouveroient les plus renommées, & que ces mêmes figures fussent exactement représentées successivement dans l’état de squelette & d’écorché, pour faire bien appercevoir la relation de la proportion des parties solides & des parties musculeuses de la première & de la seconde couche, dans les attitudes où les Artistes anciens les ont placés. Ainsi l’on rassembleroit ce qui se trouve épars dans plusieurs ouvrages, quelque fois fort difficiles à trouver, & dont les éditions épuisées se renouvellent sans exactitude. D’ailleurs, les préceptes, les exemples & les nomenclatures examinées avec un soin particulier, sous les yeux d’un corps d’Artistes, & avec les secours d’un Professeur éclairé, établi dans l’institution de l’Académie, ces livres de préceptes qui, par l’approbation authentique des corps instruits, ne laisseroient point de doute sur leur mérite, seroient vraiment ouvrages classiques. Le complément de celui dont il est question en entraîneroit quelques autres qui n’ont point été faits. Tel que seroit, par exemple, un traité avec figures des mouvemens démontrés impossibles, qui seroit la condamnation des attitudes exagérées, auxquelles la nature se refuse, attitudes qu’employent trop souvent les Artistes peu instruits, ou entraînés par un desir de rendre l’expression plus sensible, desir que plusieurs prennent pour l’inspiration du génie.

On démontreroit donc par les loix de l’Ostéologie & de la Myologie, que ces mouvemens, qu’on croit souverainement expressifs, expriment mal, puisqu’ils ne peuvent exister ; que les ressorts, les jointures, les extensions fixés par la charpente du corps humain, ne peuvent se prêter sans restriction à l’imagination, & l’on feroit sentir que ces défauts nuisent absolument à l’expression, parce qu’il est dans la nature des vérités qui, sans être démontrées à l’intelligence, sont appréciées assez juste par une sorte d’instinct & par une secrette conscience, dont nous sommes généralement doués, sans nous en rendre compte.

On ajouteroit à ces objets intéressans, pour la perfection de l’Art, des détails infiniment intéressans, dont nous n’avons que des objets imparfaits, sur les muscles qui expriment des passions simples, sur le concours de ceux qui expriment les passions compliquées, les passions extraordinaires & les bornes que la nature a assignées encore au jeu de ces muscles ; enfin l’Anatomie pittoresque des animaux, qui entrent le plus souvent dans les compositions des Peintres, deviendroit nécessaire pour compléter ce cours fondamental, & les explications, les planches, les renvois aux figures en ronde-bosse, qui seroient exposées dans des salles destinées à cet


objet, s’offriroient au moindre desir des Artistes, comme un moyen d’instruction bien préparé, garanti par la sanction des Maîtres de l’Art, & dont pourroient également profiter les Amateurs de l’Art pour jouir plus complettement des leçons utiles, sonder leurs critiques, leurs observations & leur jugement.

Après ces ouvrages élémentaires, classiques & démontrés, viendroit ce qui regarde la pondération, dont quelques Auteurs-Artistes, tels que Léonard de Vinci, ont savamment écrit ; mais dont les instructions excellentes n’ont pas l’ordre qu’on a droit de desirer, & ne sont pas à beaucoup près aussi complettes qu’il le faudroit.

Cette première division d’ouvrages classiques imprimée serviroit de récompense, ajoutée aux médailles & aux prix d’émulation. Il faudroit regarder à cet égard la prodigalité comme un moyen de répandre dans les Arts & dans la société des idées arrêtées, qui y manquent absolument, & sans lesquelles cependant les opinions générales sans base, & par conséquent arbitraires & flottantes, ne peuvent que contrarier les progrès des Arts, les succès des Artistes, en favorisant le mauvais goût & l’ignorance.

Après avoir rédigé les parties fixes & exactes de l’Art, on penseroit aux parties sur lesquelles on ne peut éclairer d’une part que par des raisonnemens sans démonstrations rigoureuses ; & de l’autre part, d’après le dégré d’intelligence, de disposition, de talent & de génie, de ceux à qui les instructions artielles sont destinées.

Je parle, premièrement des parties constitutives de l’Art, soumises à l’observation intelligente de l’esprit, & soustraites par conséquent à une routine par laquelle commence presque toujours l’existence des Arts, avant qu’ils soient éclairés par la méditation, la comparaison & les connoissances étrangères qui ont le droit de leur offrir des secours.

Cette partie de l’ouvrage classique, établiroit donc des notions de ce qu’on doit entendre intellectuellement par le dessin, la couleur & la composition. Un nombre assez grand de manières d’envisager ces parties, seroient exposées avec ordre & clarté, & celles qui seroient les plus simples, les plus sensibles, conviendroient aux Artistes nés avec une intelligence moyenne, & à ceux que le penchant ou les circonstances accidentelles ont attachées aux ouvrages qui ne demandent pas toutes les ressources de l’esprit & du génie ; les explications plus spirituelles, plus profondes, plus étendues, plus rapprochées des principes généraux des Arts libéraux, plus relatives à leurs nobles destinations, seroient developpées à leur tour, mais en prenant le plus grand soin pour ne pas s’égarer dans des discours vagues, quelquefois assez riches d’expression, & pauvre de sens véritable, dans des idées trop métaphysiques, trop spirituelles, qui, pour les saisir, détachent & éloignent trop l’Artiste de son crayon, de sa palette & de ses pinceaux, le transportent trop de son attelier, dans un cabinet de philosophe. Le défaut des premières méthodes des nobles Arts, est d’etre bornées à des notions trop simples, &, si je l’ose dire, trop matérielles ; le défaut des dernières qu’on cherche à établir, lorsque l’esprit est plus généralement exercé, est l’extrémité opposée, & cette extrémité vicieuse, devient peut-être insensiblement plus contraire aux progrès que la première ; car si les notions de l’Art à sa naissance sont effectivement restreintes & trop bornées ; d’un autre côté, les notions spirituelles deviennent vagues, & finissent par embrasser trop d idées étrangères à l’Art : elles sont ordinairement le fruit des imitations & de l’imagination de ceux qui ne pratiquent pas les Arts, & elles excitent les Artistes à des efforts & à des contentions abstraites, dans lesquelles ils s’égarent : ils ne peuvent guère éviter d’y prendre le goût de ce qu’on appelle subtilités, & le dégoût de la pratique qu’ils trouvent trop indocile d’après leur imagination exaltée. On pourroit comparer les Artistes qui entremêlent avec une juste mesure la théorie & la pratique, à ces hommes vraiment respectables qui méditent sur les vertus, sans cesser de les mettre en pratique, & les Artistes trop livrés aux théories, à ces cénobites, qui ne s’occupoient des vertus qu’en contemplation ; & sans qu’il en résultât d’avantage effectif pour les autres hommes. Le Poëte, l’Orateur, l’homme de goût, peuvent se détacher bien plus aisément du méchanisme des Arts qu’ils exercent, parce que ce méchanisme y tient une bien moindre place. Le discours familier même, lorsqu’on parle de Poësie, d’éloquence, est un exercice de l’Art de la parole, Les Poëtes, les Orateurs, en parlant de poësie d’éloquence, pratiquent ce qui fait l’objet de leurs méditations ; mais le Peintre, le Sculpteur, a beau parler de peinture & de sculpture, il laissera toujours des doutes sur son talent, parce que le public ne sépare point en général, la pratique de ces Arts de leur théorie ; & que les plus beaux discours des Artistes, ne garantisient pas la capacité réelle de ceux qui les tiennent. Je souhaiterois donc que les notions rédigées fussent, autant qu’il est possible, réduites à des idées bien claires, bien justes, & dénuées de tout ce que les Auteurs ne se permettent ordinairement d’y joindre, ; que faute de connoissances bien fondamentales, ou pour éblouir les lecteurs, & mériter le titre d’Ecrivains agréables & spirituels. Le dessin, comme partie constitutive, entraînera à expliquer ce qui regarde la correction, la finesse, la beauté des formes, le caractère des objets, &c.


La couleur exigera qu’on explique les procédés par lesquels l’Art s’efforce, dans cette Partie, d’imiter la nature, les conventions générales, les moyens auxquels on est obligé d’avoir recours, pour imiter la lumière & sa privation ; enfin, la différence qui existe, & qu’on peut développer, jusqu’à un certain point, entre le clair-obscur & la couleur en elle-même.

La couleur est, en général, une de ces parties dont les élémens sont trop multipliés, pour que l’on puisse la démontrer : elle a ses relations avec la nature individuelle, puisque les objets n’ont pas précisément les mêmes tons de couleur, dans certains climats que dans d’autres ; que les modifications des couleurs varient sans cesse par les accidens de l’air, de la lumière, par les oppositions, les rejaillissemens, &c. On feroit voir, bien positivement, que le clair-obscur, qui se rapproche de la perspective aërienne, est, comme elle, une science intellectuellement positive ; mais qu’on ne peut cependant démontrer rigoureusement. Pour en donner des notions-il faudroit donc recourir aux exemples ; & malheureusement ces exemples, tirés des ouvrages des Maîtres qui ont plus profondément étudié & pratiqué méthodiquement cette partie, ne peuvent être mis entre les mains de tout le monde, comme les instructions dont je parle. Un grand nombre de tableaux, les plus renommés, sont fixes, immobiles ; & de plus, changent & se détériorent, ou par leur nature, ou accidentellement, de manière que souvent, après une espace de temps, les inductions qu’on croiroit pouvoir en tirer pour instruire, ne se trouvent plus justes. Aussi, comme je l’ai dit, cette partie est elle une de celles dans lesquelles les notions doivent être le plus méditées, le plus clairement rendues qu’il est possible.

Les Arts, dont il est question dans ce Dictionnaire, ne seroient pas ce qu’on appelle libéraux, si toutes leurs parties constitutives étoient soumises à des démonstrations rigoureuses. C’est par les parties qui ne peuvent se démontrer, mais qui se conçoivent & se sentent, qu’elles appartiennent au Génie & au sentiment. C’est par ces parties que tout homme ne peut être Architecte, comme tout homme pourroit parvenir à être mâçon.

On sent aisément, sans que je m’étende trop sur cette esquisse du plan d’un ouvrage national & académique, que les parties relatives aux connoissances accessoires seroient au moins aussi considérables que les parties relatives aux connoissances constitutives, mais qu’il faudroit qu’elles fussent toujours traitées d’après le même esprit. Ainsi les connoissances morales des affections & des passions des hommes ne seroient pas exposées, comme l’a fait Descartes : il s’est occupé de ce que les passions opèrent intérieurement, de leur origine, de leurs effets spirituels ; le Peintre n’a besoin de savoir que généralement ces principes & cette marche. Il faut donc la lui indiquer & s’arrêter principalement à ce qu’elles opèrent sur les apparences visibles des corps. Les passions, spirituelles par leur nature, prennent un corps, pour ainsi dire, & deviennent matérielles par les expressions des traits, par les mouvemens & les signes que nos membres en éprouvent. C’est-là l’objet intéressant pour les Artistes, & sur lequel ils ont besoin d’être guidés. L’Histoire, traitée pour leur usage, demanderoit que les Rédacteurs eussent la plus grande attention à présenter toujours le plus relativement à l’art de représenter physiquement chaque objet, les faits, les sites, les actions, les couleurs, les formes, les usages, &c. Les faits sont du ressort immédiat de l’Histoire ; les sites, du ressort de la Géographie artielle : car il en est une qu’on n’a point encore traitée ; les mouvemens d’où résultent les différentes actions, ressortissent de l’Anatomie & de la pondération ; les effets ont pour base les deux perspectives : les couleurs & les formes propres des objets appartiennent à la Physique, & leurs modifications, à la science du clair-obscur : enfin, les usages qui embrassent aussi les conventions, constituent & la science du costume & celle des allégories, des attributs & des emblêmes. Je ne reprendrai pas chacune de ces divisions, mais je dirai qu’elles méritent d’être traitées avec beaucoup de méthode, & sur-tout avec une sagacité qui sache présenter chaque notion la plus séparée des autres qu’il est possible, & sous la forme la plus relative à l’Art ; ce qui ne peut s’opérer que d’après les vues, les observations & les instructions que les gens de l’Art intelligens & généralement instruits auront consignés dans le magasin général, que je souhaiterois qu’on formât.

On y joindroit, en complettant l’ouvrage dont il seroit la base, la notice impartiale des Artistes & des écoles ; mais au lieu d’abonder dans ces notices en détail personnel, je voudrois qu’on s’attachât préferablement à la marche de l’Art, à ses progrès, aux circonstances qui y influent, enfin, à distinguer les qualités essentielles qui ont fait la reussite des Artistes dont on parleroit ; à faire appercevoir les parties qui leur manquoient, & l’influence de cette privation sur la perfection à laquelle ils se dirigeoient ; les sistêmes des Ecoles différentes trouveroient leur place dans cette partie de l’ouvrage, & cette portion en-


traineroit les notices & catalogues des productions de tout genre qui ont été célèbres, en observant ceux qui ont péri, ceux qui se sont perdus, ceux qui se détruisent, & offrent déjà des preuves d’une altération malheureusement inévitable, mais souvent accélérée, ou par la faute des Artistes, par le mauvais choix & le mauvais emploi des moyens, ou par la négligence & l’ignorance des possesseurs ou dépositaires des ouvrages des Arts, C’est après cette partie que commenceroit celle où se trouveroient compris tous les détails méchaniques, la nature des substances dont on se sert, des ustensiles, des moyens qu’on employe, l’imperfection d’une partie de ces objets, les qualités bonnes ou perfectibles de quelques-uns, les inconvéniens à éviter, les difficultés qui restent à surmonter, & les recherches qui restent à faire, non seulement dans les moyens dont on use, mais dans ceux qui conviennent à toutes les différentes manières d’opérer. Alors s’ouvriroit une autre carrière à parcourir, en traitant de toutes les branches des Arts du dessin, tant qu’elles conservent assez de libéral, pour n’être pas renvoyées à la classe des métiers. On entreroit, à l’occasion de cette dernière observation, même dans ce que les métiers ou professions qu’on regarde comme purement méchaniques, peuvent admettre, suivant les circonstances, d’idées libérales, qui ressortissent à l’esprit général de l’Art.

Je m’arrêterai, parce que cet article deviendroit enfin trop disproportionné par son étendue, à ceux qui le précèdent & le suivent ; mais je crois devoir présenter comme essentiel au mot dont il s’agit, deux exemples de conférences originales, composées dans l’esprit des Statuts de l’Académie de Peinture, lues à ses assemblées, & que je ne crois pas imprimées, elles sont l’ouvrage de MM. Bourdon & Oudry, Artistes connus & distingués. Elles prouveront qu’il n’est pas nécessaire pour faire des conférences utiles, de s’être exercé dans l’Art d’écrire, ni d’avoir une grande étendue de ce qu’on appelle quelquefois si mal à propos génie ; mais que la connoissance raisonnée de l’Art, la clarté d’un bon esprit, qui est plein de son sujet, & la pureté de son intention sont le plus souvent préférables aux efforts & aux agrémens si rarement placés ou mesurés, qu’inspirent l’imagination & les prétentions de la vanité.

_____________________________________________________

RÉFLEXIONS

Sur la manière d’étudier la couleur, en comparant les objets
les uns aux autres.
Par M.Oudry, Professeur.

JE me flatte d’être assez connu de vous, Messieurs, pour n’avoir pas besoin de vous assurer que si j’entreprends ici de m’expliquer sur quelques-uns de nos principes, ce n’est point du tout dans la vue d’attaquer les sentimens d’aucuns de mes confrères, qui pourroient voir les choses d’un autre œil que moi, & que c’est encore moins dans celle de vouloir leur faire la leçon. Vous savez que j’ai toujours respecté les lumiéres & les talens de nos habiles Maîtres. Aussi puis-je dire avec franchise que lorsque je m’avisai de coucher par écrit les réflexions que je hasarde ici, je ne pensois pas à les faire jamais paroître devant vous : je songeois seulement à me les arranger dans l’esprit, & à les mettre ensemble pour l’instruction de mon fils ; mais, depuis qu’on a si bien prouvé que chacun de nous doit contribuer, suivant son talent, à celle de nos jeunes Elèves, que pour cela même vous faites entrer dans nos assemblées, j’ai cru qu’il falloit faire tout céder à cette considération.

Je vous préviens donc que ce que j’ai à dire, je ne compterai le dire qu’à eux. Si vous jugez, après la lecture de ce Mémoire, qu’ils en puissent tirer quelque fruit, il aura pour moi tout le mérite que je desire. Je n’ai pas assez de présomption pour croire qu’il en puisse avoir aucun autre. Ayant fort peu d’habitude à écrire, j’ai tâché de rendre mes pensées tout uniment, comme je les conçois. Je les ai arrangées comme elles me sont venues. Cela n’annonce pas un plan bien recherché. Quant à la diction, je ne m’en suis point tourmenté, comme vous vous en appercevrez aisément.

La même bonne-foi avec laquelle je vous préviens, Messieurs, de ce que vous pourrez trouver à redire à ce Mémoire, m’autorise aussi, à ce qu’il me semble, à vous annoncer ce que vous y pourrez trouver de bon. C’est ce qui en fait le fonds, que je ne croirois pas indigne de vous être proposé à vous-mêmes, si j’étois assez heureux pour rendre les choses comme je les sens. Au reste, ce fonds même, je ne vous le donne pas pour être de moi ; c’est un bien que je tiens d’un Maître qui m’est cher, & de qui je révérerai la mémoire jusqu’au dernier soupir. Vous


savez, Messieurs, quel homme c’étoit que M. de l’Argilière, & les admirables maximes qu’il s’étoit faites, par rapport aux grands effets & à la magie de notre Art. Il me les a toujours communiquées avec un véritable amour de père ; & c’est, je vous assure, avec le plus sensible plaisir que puisse sentir un honnête-homme, aimant véritablement son Art, & la jeunesse qui cherche tout de bon à s’y distinguer, que je les communique ici à mon tour.

M. de l’Argillière m’a dit une infinité de fois que c’étoit à l’Ecole de Flandres où il avoit été élevé, qu’il étoit particulièrement redevable de ces belles maximes dont il savoit faire un si heureux usage ; il m’a souvent témoigné la peine que lui causoit le peu de cas qu’il voyoit faire parmi nous des secours abondans que nous en pourrions tirer. Peut-être étoit-il un peu trop prévenu en faveur de cette mère-nourrice, qu’il n’a jamais cessé d’aimer tendrement. Il est certain qu’à bien des égards, il attribuoit de grands avantages à cette Ecole sur la nôtre. Il alloit jusqu’à prétendre que dans la partie même du Dessin, dans laquelle elle est assez foible, ses Artistes agissoient souvent sur de meilleurs principes que les nôtres ; & voici comme il raisonnoit :

« Qu’est-ce que le Dessin, disoit-il ? Une imitation exacte de l’objet qu’on veut représenter. Comment parvient-on à bien saisir cette imitation ? Par une grande habitude d’accuser le trait, tel qu’on le voit ; mais si le naturel, ou le modèle, dont on peut disposer, n’est pas des plus parfaits, doit-on l’imiter avec tous ses défauts ? Voilà où commence l’embarras. L’Ecole Flamande dit oui : la nôtre dit non. Il faut, dit l’Ecole Françoise, lorsque l’on dessine, d’après le naturel, corriger à l’aide du goût, ses défauts. Il faut, dit l’Ecole Flamande, accoutumer la jeunesse à rendre le naturel, tel qu’elle le voit, & si bien que dans les diverses Académies que dessineront les Élèves, l’on reconnoisse les différens modèles d’après lesquels ils les auront dessinées. Quand une fois ils en seront là, ils porteront la même exactitude l’étude de l’Antique, & avec beaucoup plus de profit que n’en pourront tirer ceux qui se seront laissés aller à dessiner de manière & à ne plus voir ni le naturel, ni l’antique, que par les yeux de leur Maître. »

M. de l’Argillière ne balançoit pas à prendre parti pour ce dernier raisonnement. Je n’oserois dire pourtant qu’il ait bien prouvé ce sentiment où il étoit, par la pratique.

Il louoit fort l’attention qu’avoient les bons Peintres Flamands de son tems, à choisir des modèles différens pour faire, d’après les études, des figures de différens caractères, dont ils avoient besoin dans leurs tableaux ; un modèle plus fin, par exemple, pour faire une figure d’Apollon, un modèle plus fort & plus quarré pour faire un Hercule, & ainsi du reste. « A quel point de perfection ne porterions nous pas la Peinture, disoit-il, si nous voulions ici prendre les mêmes précautions, qui sûrement ne seroient pas difficiles à prendre dans une ville comme Paris ? » Et il regardoit comme un malheur de voir que dans notre Ecole l’on vouloit trouver tous ces différens caractères dans le même modèle, & que l’on se contentoit d’y enseigner que pour une figure d’Apollon, il ne s’agit que de délicater le contour, de même que pour une figure d’Hercule, il ne faut que le charger. Cette variété juste & vraie qui nous plaît tant dans la Nature, il ne croyoit pas qu’on la pût attraper sans le secours de plusieurs modèles ; & lui, qui faisoit tout de génie, assuroit qu’il ne se fioit à son imagination que pour des draperies & des mains qu’il savoit depuis long-tems par cœur ; mais s’il avoit eu à travailler pour l’Histoire, qu’il n’auroit pas manqué de suivre l’usage de l’Ecole de Flandre.

Quand je lui témoignois quelquefois mon étonnement de ce qu’avec cette exactitude & ces précautions, ces Novices étoient, généralement parlant, restés si médiocres pour la partie du Dessin ; il me répondoit que c’étoit moins leur faute que celle de leur pays, où la Nature se montre rarement aussi belle qu’elle l’est en Italie, & là-dessus il me montroit des Académies de Rubens & de Vandyck, dessinées d’après des modèles bien proportionnés, lesquelles effectivement étoient faites d’un grand goût, sans cesser d’avoir cet air vrai que donne la parfaite imitation du naturel.

Enfin, en quoi il estimoit fort les habiles Maîtres de ce pays-là, c’est qu’ils ne se bornoient pas tellement à dessiner la figure humaine, qu’ils laissâssent là tout le reste. Il convenoit bien qu’elle devoit aller avant tout ; mais il souffroit de voir plusieurs de nos grands Maîtres dessiner si mal les parties accessoires de leurs compositions, & n’être pas honteux de dire, quand il ne s’agissoit pas de la figure, que le reste n’étoit point leur talent.

Puisque celui de l’Histoire embrasse tous les objets visibles, il ne vouloit point qu’on se pût


véritablement dire Peintre d’Histoire, sans les savoir dessiner & peindre tous.

« Pourquoi, dans nos Ecoles, disoit-il, ne pas accoutumer la jeunesse à dessiner toutes choses d’après le naturel, ainsi que l’on fait en Flandres ? Paysage, animaux, fruits, fleurs, dont la variété est si grande & d’une si belle étude. Cet exercice lui donneroit de la facilité pour tout. Elle se formeroit l’œil à l’imitation générale, & le rendroit plus juste. S’il est vrai, continuoit-il, que le dessin sert à tout, je dis aussi que tout sert au dessin, & puisqu’il est si difficile de dessiner juste quelque objet que ce soit, on ne peut devenir habile qu’en surmontant cette difficulté, & en se rompant dans l’habitude de dessiner tout. »

Je ne pousserai pas plus loin, Messieurs, les réflexions que je tiens de mon Maître sur le dessin. Je vous les ai annoncées d’avance comme des espèces de préjugés ; mais quand même vous les regarderiez sur ce pied-là, j’espère que vous ne les jugerez pas indignes de votre attention, & que même ses erreurs, si vous lui en trouvez, vous paroîtront être les erreurs d’un grand Artiste.

Où il l’a été bien véritablement, Messieurs, & de votre aveu à tous, avec une haute supériorité ; c’est dans la partie de la couleur, du clair-obscur, de l’effet & de l’harmonie. Les idées qu’il avoit là-dessus étoient infiniment belles & fort claires quand il les expliquoit, comme il faisoit, avec beaucoup de bonté & de douceur. Je ne veux donc plus l’envisager que par ce seul côté. Je tâcherai de me souvenir de ce qu’il m’a dit de meilleur sur tout cela. Je ne le dirai pas si bien que lui ; mais je le dirai d’aussi bon cœur & de mon mieux. Voilà tout ce que je puis promettre : le reste ne dépend pas de moi.

J’avertis encore que je mêlerai souvent mes idées propres à celles de mon Maître ; j’aurois peine à les séparer, & depuis trop long-tems elles ont fait corps ensemble, que cela me seroit presque impossible. D’ailleurs quarante années d’un travail assidu n’ont pu manquer de me donner quelques connoissances nouvelles, dont je ne veux pas être plus avare envers nos jeunes gens, que de celles que je tiens d’autrui. Aimant mon talent comme je l’aime, je voudrois faire en sorte que le peu que je sais, ils le sussent aussi-bien que moi. Car je ne connois rien de si bas dans un Art comme le nôtre, que d’avoir de petits secrets, & de ne pas faire pour ceux qui doivent nous succéder, ce que l’on a fait pour nous.

Comme je l’ai déja dit, je ne prétends parler en tout ceci, qu’à notre jeunesse, & pour ôter toute équivoque là-dessus, je vous prie de trouver bon que je lui adresse la parole en droiture. C’est une leçon de Professeur que je lui ferai en votre présence. Heureux si elle vous plaisoit assez, Messieurs, pour vous donner envie d’en faire autant, voyez, jeunes gens, combien vous y gagneriez, & combien vous m’auriez d’obligation. Écoutez-moi maintenant.

Le coloris est une des parties les plus considérables de la Peinture. C’est celle qui la caractérise, qui la distingue de la Sculpture ; c’est dans la couleur que consiste le charme & le brillant de nos ouvrages. Vous êtes assez avancés pour savoir tout cela. Vous savez encore que dans le coloris on regarde deux choses, la couleur locale & le clair-obscur ; que la couleur locale n’est autre chose que celle qui est naturelle à chaque objet, & que le clair-obscur est l’Art de distribuer les clairs & les ombres avec cette intelligence qui fait qu’un tableau produit de l’effet ; mais ce n’est point assez d’en avoir une idée générale. Le grand point est de savoir comment s’y prendre pour bien appliquer cette couleur locale, & pour acquérir cette intelligence qui la met en valeur par comparaison à une autre.

C’est là, à mon sens, l’infini de notre Art, & sur lequel nous avons beaucoup moins de principes que sur les autres parties. Je dis principes fondés sur le naturel ; car de ceux fondés sur les ouvrages des anciens Maîtres, nous n’en manquons pas. Nous avons assez d’Ecrivains qui ont parlé là-dessus ; mais ce qu’ils ont dit est-il toujours bien solide, ou s’il est solide, faisons-nous bien tout ce qu’il faut pour en tirer le fruit que les bons préceptes doivent produire ? Voilà ma première difficulté.

Que faites-vous ? Pleins de la juste inspiration qu’on vous a inspirée pour’les Maîtres que nous regardons comme les premiers Coloristes, vous vous mettez à les copier. Mais comment les copiez-vous ? Purement & simplement & presque sans aucune réflexion ; mettant du blanc où vous voyez du blanc, du rouge où vous voyez du rouge, & ainsi du reste. En sorte qu’au lieu de vous faire une juste idée de la couleur de ce Maître, vous ne faites qu’en prendre l’échantillon. Que faudroit-il donc faire pour s’y prendre mieux ? Il faudroit, en copiant un beau tableau, demander à votre Maître les raisons qu’a pu avoir l’Auteur de ce tableau pour colorer telle ou telle partie de telle ou telle façon. Par-là, vous apprendriez à connoître par raisonnement, ce que vous cherchez par routine, & qu’elle ne peut vous donner. A chaque Auteur différent que vous copieriez, vous obtiendriez de votre Maître une instruction raisonnée nouvelle & de nouveaux principes qui vous entreroient dans l’esprit, & qui vous garantiroient de cette prévention qu’on prend quelquefois pour toute la vie, en se passionnant pour un Auteur, & en laissant-là tous les autres, ce qui cause presque toujours la perte d’un jeune-homme qui auroit pu réussir.

En évitant ce danger, voici ce qui arriveroit


encore. En copiant, par exemple, un Titien, vous seriez enchantés des beaux tons que vous y trouveriez, & du beau jeu de ces tons par rapport à l’effet général. Mais votre Maître vous diroit : « Prenez donc garde : n’allez pas croire que ces tons auroient la même valeur, s’ils étoient placés ailleurs. Ils appartiennent à cette composition par telle ou telle raison. Et voilà le grand mérite de cet Auteur. Le moindre déplacement que l’on feroit de cette couleur-là, la rendroit fausse & choquante. » La force de ce raisonnement vous frapperoit, & il vous doit frapper dès-à-présent. Car ne sentez-vous pas que la Peinture seroit quelque chose de bien borné, s’il ne falloit qu’un assortiment de teintes d’après le Titien, pour colorer aussi-bien que lui ?

J’aimerois fort encore que pour rendre cette étude plus utile, vous y mélassiez l’étude d’après nature. Oui ; je voudrois, dès qu’un jeune-homme commence à peindre, ayant un bon fonds de dessin, & qu’il connoît passablement la couleur, qu’au sortir de copier un Titien, il prît le naturel, pour faire d’après, un tableau dans la même intention. Cela le meneroit à chercher dans la nature les principes que ce grand Maître a suivis pour la rendre si finement. Pensez-vous que celui qui parviendroit à saisir cette liaison, ne pourroit pas être regardé comme étant dans le bon chemin ? Quand je dis un Titien, je dis aussi un Paul Véronese, un Giorgion, un Rubens, un Rembrandt, un Vandick, tout Maître, en un mot, qu’on estime pour la couleur.

Vous ne sauriez croire combien vous iriez vîte en prenant ce chemin-là, & combien vous auriez d’avantage sur d’autres, même à talens égaux, en peignant tout d’après nature dans cet esprit, c’est-à-dire, par rapport à la couleur. Faites-en l’expérience, & je suis sûr que vous me saurez gré de l’avis. En voici un autre.

La première attention que vous devez avoir, en vous servant du naturel dans cette vue, est de vous mettre en état de bien juger de la valeur qu’il doit avoir sur le fonds que vous lui destinez dans votre tableau. Cela est tout-à-fait de conséquence, & je vais tâcher de vous le prouver.

Tout objet tient toujours sa masse sur son fonds ; & quand vous le peignez sur un fond privé de lumière, par conséquent d’une couleur foncée, il doit tenir sa masse claire. Si c’est un fond clair, il tient sa masse colorée, pour ne pas dire brune. Lors donc qu’en peignant d’après le naturel, vous voyez votre objet sur un fond privé de lumière, & qu’ensuite dans votre tableau, vous lui donnez un fond clair ; il est inévitable que la plupart des parties doivent percer avec ce fond ; ce qui arrivera également, si l’objet que vous aurez vu dans le naturel, sur un fond clair, occupe dans votre tableau un fond privé de lumière. Or, vous devez savoir que rien ne fait plus de tort que cela, à l’effet d’un tableau. Sur quoi, j’ai encore à vous observer que ce n’est pas seulement la même couleur du fond que vous avez qui perce avec, mais aussi toute autre couleur qui seroit du même ton. Ce que je vous dis, c’est afin que vous vous mettiez en garde sur l’un & sur l’autre de ces défauts.

Le moyen de les éviter est si simple, qu’il est étonnant de le voir aussi négligé. Il consiste à se régler sur le fond que l’on veut faire dans son tableau, & de placer le naturel sur un fond pareil avant de peindre d’après ; & vous savez comment cela se peut faire ? c’est en mettant derrière cet objet une toile du même ton, que celui qu’on se propose de donner à son fond. Je demanderois même, pour plus de justesse dans cette étude, qu’on couchât sur cette toile, une même teinte à-peu-près que celle du fond ; que si j’avois une figure à mettre en opposition, sur un ciel bien clair, ma toile en eût la couleur ; si, sur une architecture piquée de lumière, que cette toile fût couleur de pierre ; si, sur un paysage, sur un lambris, sur quelque chose de plus sourd, qu’elle fût chargée d’une couleur approchante de celle qui, dans mon tableau, doit faire fond à mon objet : je voudrois encore qu’on eut l’attention, lorsqu’il s’agit d’un fond piqué de clair, de tourner la toile de façon qu’elle soit frappée du jour, comme dans les fonds sombres il faudroit faire le contraire. Les bons Maîtres de l’Ecole Flamande, n’ont guère manqué à prendre toutes ces précautions-là. Ils en ont tiré cet avantage de voir sûrement ce que les couleurs font les unes contre les autres, & d’en sentir bien la valeur, ce qui ne se peut connoître que par comparaison, d’autant qu’il n’y a point de discours, ni d’indications de dose, qui vous puisse désigner avec précision une teinte de quelqu’espèce qu’elle soit. C’est l’étude seule sur la nature qui conduit de l’une à l’autre, toujours par comparaison, & jamais autrement.

Pour vous mieux inculquer ces principes, je me vais servir d’un exemple : je suppose que vous vouliez peindre sur une toile, un vase d’argent. L’idée générale qu’on se fait de la couleur de l’argent, est qu’elle est blanche ; mais, pour rendre ce métal dans son vrai, il faut déterminer d’une manière juste l’espèce de blanc qui lui est propre & particulier. Et comment déterminer cela ? Le voici : c’est en mettant auprès de votre vase d’argent, plusieurs objets d’autres blancs, comme linge, papier, satin, porcelaine. Ces différens blancs vous feront évaluer le ton précis du blanc qu’il vous faut, pour rendre votre vase d’argent ; car vous connoîtrez par la comparaison, que les teintes de l’un de ces objets blancs, ne seront jamais celles des autres ; & vous éviterez les fausses teintes, que, sans elle, vous courrez grand risque d’employer. Cette intelligence est une de celles que les Peintres Flamands ont fait voir avec le plus de succès, & qui a, de tout temps, donné


à leurs ouvrages cette justesse de ton que nous y admirons avec tant de plaisir.

Je ne me serois pas tant étendu sur cette doctrine des oppositions, sans le besoin que vous avez de la savoir ; besoin qui m’est connu par ce que je vous vois faire tous les jours à l’Académie. Ceux d’entre vous qui ont de la facilité, & qui ont fait leur figure plutôt que les autres, parce qu’ils la font à demi par cœur, emploient le temps qu’ils ont de reste à y faire des fonds ; mais comment les font-ils ? Est-ce en prenant garde à celui qui se présente derrière le modèle ? Point du tout : c’est en mettant du clair & du brun par pur caprice. Les oppositions qu’ils forment ainsi au hasard, sont presque toujours faites à contre sens. Elles ôtent le véritable tour à leur figure. Elles la font percer en vingt endroits. Si vous suiviez la voie qui vous est ouverte, par le fond que vous voyez derrière le modèle, le vôtre seroit raisonnable & raisonné tout naturellement. Vous placeriez dessus ce fond tant d’objets que vous voudriez, sans gâter en rien l’effet de votre objet principal, qui est votre figure. Au contraire, vous lui donneriez des soutiens agréables & convenables ; & vous apprendriez à composer sur des principes sûrs, & pris dans le vrai, c’est-à-dire, dans les effets de la nature, bien vus & bien compris, hors lesquels tout n’est qu’erreur & convention mal fondée.

Tout ce que je vous ai dit-là, sur ces compositions, ne peut avoir rapport, je le sais bien, qu’à un objet unique. Or, comme dans presque tous nos tableaux, il y en entre plusieurs & quelquefois un grand nombre, vous m’allez dire que, dans ce cas, le moyen que je vous propose n’est plus praticable. Il est vrai que je vois souvent agir sur ce pied-là ; mais est-ce à dire pour cela qu’on fait bien ? L’on peint son objet sur un fond, qui est encore inconnu, parce qu’on n’a pas encore bien pris son parti sur le détail de ses oppositions. Cela se voit de reste, par celui qui a des yeux ; car, si on étoit bien décidé sur son fond, il est sûr que l’objet seroit peint tout autrement qu’il ne l’est. Que faudroit-il donc faire en pareil cas ? Il faudroit joindre, autant qu’il est possible, les objets que l’on veut peindre ; si l’on pouvoit les rassembler tous, l’effet en seroit admirable, & la comparaison des couleurs deviendroit si sensible, qu’ayant une fois posé la première, les autres viendroient se placer comme d’elles-mêmes, &, pour ainsi dire, forcément. Et n’allez pas croire, s’il vous plaît, que ces principes & ces façons de faire, peuvent avoir leur bon pour les tableaux Flamands, & n’être pas si propres pour notre goût François, & surtout pour nos tableaux d’histoire. Il n’y a point de goût, premièrement, qui ne doive être puisé dans la nature, & vous devez concevoir que le Peintre d’histoire le plus parfait, est celui qui la consulte & la représente le mieux dans toutes ses parties. La vérité de la couleur, ne se peut apprendre qu’en peignant tout d’après le naturel. Les Peintres qui n’ont pas voulu se donner cette peine, sont souvent tombés dans le faux. Car, ses effets justes & qui sont si piquans, ne dépendent point de l’imagination. Il les faut voir, & encore avec un œil bien exercé, pour les rendre dans toute leur vérité. C’est cette fidèle imitation de chaque objet vû dans sa place, qui seule fait ces Peintres séduisans qui sont si vrais & si rares. Accoutumez-vous donc de bonne heure à vous familiariser avec l’étude d’après la nature. Elle vous offrira des secours, & vous donnera des connoissances que vous ne trouverez jamais qu’en elle.

Je ne borne point cette étude à la seule figure humaine ; je demande que vous l’étendiez à tout. Comment pourriez-vous espérer sans cela de parvenir à ces comparaisons exactes d’une couleur considérée à l’égard d’une autre, qui seule peut faire ce qu’on appelle un bon Peintre ?

Seroit-ce en vous livrant à une pratique de pur préjugé, qui ne vous fait voir la nature que par les lunettes d’autrui ? Mais vous sentez bien que cela vous arrête tout court au milieu de votre route, & fait que votre génie ne vous est bon à rien. Les principes sont faits pour que dans les tems que vous serez vis-à-vis de la nature, vous la voyiez habilement. La nature bien vue, bien étudiée, vous peut seule donner ces lumières originales qui distinguent l’homme supérieur d’avec l’homme commun.

Je dis bien vrai ; car si vous ne la voyez sans cesse avec ces yeux de comparaison que je vous demande, il n’y a rien de fait. Vous comprenez que ce ne seroit pas voir comme il faut que de la soumettre à un goût particulier que vous auriez pris, à un coloris de manière qui ne feroit que vous la déguiser à vous-même, de façon que ce que vous feriez d’après, paroîtroit être fait de pratique. Non ; il faut qu’il n’entre pas un objet dans votre tableau, soit principal, soit accessoire, que vous ne l’ayez étudié dans l’esprit de lui donner la couleur juste qu’il doit avoir par-lui-même, & le ton juste de cette couleur réglée par les objets dont il est environné. Si vous ne prenez pas ce parti, comptez que jamais vous ne viendrez à bout de faire des tableaux estimables pour la couleur.

Ce seroit bien pis encore, si vous preniez le parti de faire exécuter vos accessoires par des mains étrangères. Ce secours est d’un danger infini. Il vous éloigne de cette étude de comparaison que vous ne pouvez trop cultiver. Il jette un faux dans votre ouvrage qui frappe également, soit que le Maître que vous avez choisi pour faire vos remplissages se trouve habile, ou qu’il ne le soit pas. Car, quelqu’habile qu’il soit, il ne voit pas la nature comme vous la voyez, par comparaison d’un objet à un autre. Il trouve votre


tableau fait ; ce que vous lui faites ajouter, ce qu’il met à côté de votre ouvrage, devient une affaire de pratique. Il fait pour le mieux ; mais pas si bien que s’il avoit vu les deux objets ensemble dans le naturel. L’ame de cette intelligence, qui doit partir d’un même point, n’est point dans tout cela. Si celui que vous avez choisi pour vous aider, est plus foible que vous du côté des principes, voyez à quoi vous vous exposez, & combien d’erreurs il semera sur votre tableau.

Pour éviter cet inconvénient, il faut de bonne heure vous exercer, comme vous venez d’entendre que le souhaitoit M. de l’Argilière, mon Maître, à faire de tout ; mais sous les yeux de votre Maître, afin de faire avec principes. Il n’est point d’objet, si léger qu’il puisse être, qui étudié de cette façon, ne vous fit un bien infini.

Je me souviens là-dessus d’un fait qui m’arriva avec cet homme habile, l’exemple des Maîtres, comme des honnêtes-gens. Vous ne serez pas fâchés peut-être que je vous en fasse part. Il me dit un matin qu’il falloit quelquefois peindre des fleurs, J’en fus chercher aussi-tôt, & je crus faire des merveilles que d’en apporter de toutes les couleurs. Quand il les vit, il me dit : « C’est pour vous former dans la couleur que je vous ai proposé cette étude-là. Mais croyez-vous que ce choix que vous venez de faire, soit bien propre pour remplir cet objet ? Allez, continua-t-il, chercher un paquet de fleurs qui soient toutes blanches. » J’obéis sur le champ. Lorsque je les us posées devant moi, il vint se mettre à ma place ; il les opposa sur un clair, & commença par me faire remarquer que du côté de l’ombre, elles étoient très-brunes sur ce fonds, & que du côté du jour, elles se détachoient dessus en demi teintes, pour la plus grande partie assez claires. Ensuite il approcha du clair de ces fleurs, qui étoit très-blanc, le blanc de ma palette, lequel il me fit connoître être encore plus blanc. Il me fit voir en même tems que dans cette touffe de fleurs blanches, les clairs qui demandoient à être touchés de blanc pur, n’étoient pas en grande quantité, par comparaison aux endroits qui étoient en demi-teinte, & que même, il y avoit très-peu de ces premiers, & il me fit concevoir que c’étoit cela qui formoit la rondeur du bouquet, & que c’étoit sur ce principe que rouloit celle de tout autre objet auquel on veut donner cette apparence de relief ; c’est-à-dire, qu’on ne produit cet effet que par des larges demi-teintes, & jamais en étendant les premiers clairs. Après cela, il me fit sentir les touches de brun très-fort qu’on voyoit dans le centre de l’ombre, & les endroits où elles se trouvent privées de reflets.

« Peu de nos Peintres, me dit-il, ont osé rendre l’effet que vous voyez là, quoique la nature le leur montre à chaque instant. Souvenez-vous, ajouta-t-il, que c’est une des grandes clefs de la magie du clair-obscur. Souvenez-vous encore de prendre toujours vos avantages du côté des ombres, pour n’être pas obligé de vous noyer dans les clairs, de les étendre, de les charger de couleur pour faire briller votre objet, & posez enfin comme une règle générale que tout ce que vous pouvez faire par cet artifice vaut bien mieux que de chercher à le faire par l’épaisseur de couleur, parce qu’étant appliquée sur une superficie plate, elle ne sauroit aider à votre effet, & ne peut que lui faire tort, excepté dans certains cas qui sont rares. »

M’ayant ainsi endoctriné sur tout ce que j’avois à faire, il me fit mettre sur la table où étoit mon bouquet, deux ou trois autres objets blancs, pour me régler pour la justesse de la couleur, & me laissa.

A l’instant même je me mis à exécuter de mon mieux ces instructions, dont j’avois la tête remplie, & qui, je vous l’avoue, me transportoient. Je fus surpris moi-même, après avoir achevé mon tableau, de voir l’effet qu’il faisoit. Toutes mes fleurs paroissoient très-blanches, quoique le blanc-pur y fût employé en peu d’endroits, & qu’elles fussent pour la plupart rendues par de grandes & larges demi-teintes. Mon bouquet, dans tout son pourtour, tenoit sa masse colorée sur son fonds, pour ne pas dire brune, & les coups de vigueur dont je l’avois souvent tappé dans les ombres, lui donnoient une force étonnante.

Par ce récit, vous pouvez voir la vérité de ce que je vous viens de dire, qu’il n’est point de si petit objet dans la nature dont nous ne puissions tirer de grandes lumières, en l’étudiant avec soin & selon les vrais principes. Je suis sûr que vous ne manquerez pas d’admirer la belle leçon que je reçus là, & à propos de quoi ? A propos d’un simple bouquet de fleurs. Vous trouverez toujours dans vos Maîtres les mêmes ressources toutes les fois que vous voudrez les chercher. Il y a une certaine volonté de savoir & de bien faire, que vous n’avez qu’à leur montrer pour avoir leur cœur & toutes les richesses de leur savoir. Cette borne volonté, quand nous la trouvons en vous, nous console de toutes les peines que vous nous donnés. N’est-il pas triste que nous la rencontrions si peu ?

Outre ces principes d’opposition, & de comparaison, dont je vous ai parlé, & qui ne peuvent s’appliquer qu’au nombre borné d’objets, que dans le naturel on peut voir ensemble & sur le même plan, nous avons encore à examiner les régles qu’on peut observer pour mettre en opposition, & pour comparer par rapport à la couleur & à d’autres détails, les objets qu’on place sur des plans différens. Mon Maître pensoit qu’il y avoit encore sur ce point des pratiques bien erronées. La première qu’il regardoit


comme telle, étoit l’usage où étoient plusieurs Maîtres de son tems, d’arrêter leurs compositions, sans trop s’embarrasser d’arrêter, dans un certain détail, la distribution de leurs lumières. Cela faisoit qu’ils cherchoient ensuite leurs oppositions comme à tâtons, en portant leur sujet sur leur toile ; c’est-à-dire, qu’ils plaçoient leurs objets à mesure, & sur un fond qui leur étoit encore inconnu.

Tout au plus ils prenoient leur parti sur les masses générales, se réservant de le décider, en travaillant, sur les oppositions particulières. Une grande masse brune sur le devant pour servir de repoussoir ; une masse claire sur le second plan ; un fond grisâtre sur le troisième, faisoient l’affaire. Le reste, encore une fois, s’arrangeoit après. Et mon Maître me disoit : « Quoique la lumière ne marche qu’après le trait, ou le dessin, il est impossible de bien composer, sans avoir prévu l’effet qu’elle doit faire sur chaque figure, ou autre objet qu’on trace & dispose en composant, & sans avoir retourné dans son idée ses figures ou objets, ou les avoir considérés dans la nature, pour savoir ceux ou celles qui doivent recevoir la lumière, ou qui en doivent être privés. »

« Quand on s’accoutume à bien observer la nature dans cet esprit, notre imagination se meuble de mille & mille effets qu’on ne devineroit jamais, & qui se présentent à nous au besoin. Nous les mettrons en œuvre en composant, bien entendu que nous devons les épurer après, par une étude plus particulière, faite sur le naturel. Ceux qui se contentent de suivre les routines triviales dont je viens de parler, donnent dans le faux à chaque pas, ou s’ils n’y donnent pas, c’est par pur hasard, & autant que cette routine, qu’ils suivent en aveugles, ne s’éloigne pas des vrais principes. » « Par exemple, continua-t-il, rien n’est plus faux que cette masse noire dont ils chargent l’un après l’autre le devant de leurs compositions, parce qu’il n’y a rien de plus contraire à l’effet de la nature. » « Jamais elle ne vous offre rien de noir que ce qui est non-seulement privé de la lumière en général, mais qui est assez enfoncé pour être absolument privé de réflets. Aussi quand une fois les sectateurs du systême des repoussoirs ont déterminé cette masse noire pour faire valoir le reste de leur besogne, ils commencent par renoncer à cette vérité de la nature, & font toute cette masse de la même couleur ; chairs, draperies, terrasses, bref tout ce qui s’y rencontre. Ensuite ils peignent leurs figures du second plan éclairées à l’ordinaire. En sorte que celles-ci sont à l’égard de celles du premier plan, comme si l’on voyoit une troupe d’Européens placée à côté d’une troupe de Maures ou d’Indiens. Or, ces figures-ci ne peuvent être supposées toutes dans l’ombre que par le moyen de quelque corps solide, qui les prive de la clarté du grand jour ; & cette privation, comme on le voit, ne leur fait jamais perdre leur propre couleur. Il n’y a que dans les côtés où les reflets ne peuvent aller, que les couleurs se confondent, & qu’il est permis de pousser ces bruns, autant qu’on le veut, ou qu’il est nécessaire pour l’effet général de la machine. »

Ce que M. de l’Argillière avoit encore plus de peine à comprendre, étoit de voir des Peintres d’une réputation établie, qui se servoient de ce repoussoir dans des sujets de grande composition, dont la scène se passoit en pleine campagne. Là, ces grandes masses ombrées ne peuvent cependant l’être que par un nuage. Tous les jours la nature nous offre cet accident, mais il ne produit pas les repoussoirs dont je parle.

Qui de nous ne se souvient pas combien il est éloigné de ce noir outré & égal ; combien dans ces masses privées de lumière, les couleurs locales conservent leurs nuances & leurs variétés, & combien avec cela, ces masses se détachent de celles qui sont éclairées par le grand jour, sans montrer rien qui nous oblige à les barbouiller & à les noircir, comme font ceux qui employent le repoussoir ? Ce n’est pas que je veuille dire qu’il ne puisse l’être quelquefois & fort à propos, parce que le fonds en est dans la nature, ainsi que celui des autres effets ; mais il faudroit en l’employant, la consulter exactement. Elle apprendroit à celui qui ne les auroit jamais employés que par routine & d’un même noir d’un bout à l’autre, que par-tout où se trouvent les grands bruns, certainement se trouvent aussi les grands clairs, & que tout le reste se dégrade, mais avec des masses variées de couleurs.

Celui qui observe bien n’auroit qu’à voir comment les bons Peintres Flamands s’y sont pris pour trouver des repoussoirs. Il connoîtroit bientôt que ce n’est qu’en puisant dans cette source que j’indique ici, & qui donnera à ceux qui y ont recours, cette vérité & cette variété dont nous ne sommes peut-être pas assez jaloux. Ceux qui ne connoissent que ces repoussoirs tous noirs qu’on place sur les plans de devant seroient bien étonnés sans doute, si on leur proposoit d’employer les plus grandes forces en brun sur le second plan.

C’est pourtant un effet qu’ils vérifieroient souvent, s’ils s’habituoient à lire la nature, & qui pour avancer ou éloigner leurs objets, leur fourniroit des ressources infinies. Et comment ? Par les effets de la lumière, qui donneront aux plans une gradation bien plus étendue qu’on n’en peut donner à ces plans qui sont comme entassés les uns sur les autres. En sorte que tel qui dans ces plans par échelons, ne sauroit où mettre le nombre de figures qu’il vou-


droit faire entrer dans sa composition, se trouveroit ici avoir de la place de reste.

J’ai vû nombre de fois dans la nature le grand effet que produit la masse brune placée sur le second plan. Je me souviens entr’autres d’un grand bâtiment qui étoit en opposition sur une futaye. Comme le tout étoit éclairé un peu par derrière, la masse de cette espèce de forét étoit très-brune, & le bâtiment qui étoit privé de lumière, se détachoit dessus en reflets. Tout ce qui étoit sur ce devant ne tenoit en aucune façon de cette masse brune, & les groupes étoient à portée de recevoir la lumière étoin d’un brillant admirable.

Dans l’exemple dont il s’agit ici, c’est un principe capital que lorsque cette force en brun est établie sur le second plan, tout ce qui se trouve sur le devant est clair & vague. Quand même les objets établis sur ce devant seroient supposés prives de lumière, ils ne doivent participer en rien des forces qui se trouvent sur le second plan, & doivent, tout privés qu’ils seroient de lumière, faire masse dessus en reflets & d’un ton subordonné. Ce qui n’exclud point pourtant l’emploi de certaines touches vigoureuse, parce que, ne faisant point masse, elles ne perceront jamais avec le fonds.

L’intelligence des masses est écrite dans toute la nature. Suivez-la avec attention ; elle ne manquera en aucun temps de vous les montrer toutes déterminées.

C’est l’étude du monde la plus agréable & qui vous feroit le plus de bien.

Oui, je voudrois, quand vous auriez un tableau dont la scène seroit en pleine campagne, que vous vous y portassiez avec deux ou trois amis bien unis par l’amour du travail ; qu’après avoir trouvé un aspect ou un effet à peu près convenable à votre sujet, vous vous missiez à en faire quelques bonnes études, tant par rapport à la forme & à la lumière, que pour la couleur ; qu’ayant bien arrêté vos plans, vous missiez dessus quelques figures dans les endroits où vous auriez dessein de les placer dans votre composition, pour voir l’effet qu’elles y feroient & par leur couleur & par leur grandeur.

Deux d’entre vous ou quelqu’un pris sur les lieux peuvent remplir cet objet, parce que vingt figures ou une, c’est le même principe. J’espère que vous sentez que, moyennant ces précautions, vous feriez des choses au-dessus de ce que l’on fait communément, & que vous acquerreriez un fonds d’intelligence qu’on ne peut espèrer de trouver dans le simple raisonnement. Sentez encore combien il vous est aisé de faire cette provision de savoir par les facilités que vous offre la nature qui vous tend par-tout les bras.

Car elle ne vous est pas moins secourable dans les sujets que vous avez à traiter sur un fonds d’Architecture, de ceux dont l’action principale se doit passer dans un Temple, dans un Palais ou tout auprès. Elle ne vous présente pas à la vérité ces édifices tout juste comme il vous les faut ; mais elle vous offre des moyens pour suppléer à ce qui manque, & ces moyens sont les plus simples du monde.

Par exemple, la scène de votre tableau suppose-t-elle le dedans d’un Temple, entrez dans une Eglise ancienne ou moderne, vieille ou neuve, suivant que l’exigera votre sujet. Examinez bien ce qu’y produiront les personnes que vous y trouverez, si elles font masses colorées contre l’Architecture, ou quel autre effet elles y feront ; quel est celui qu’elles feront par rapport au sol ou au pavé de l’Eglise, suivant qu’il se trouvera éclairé par les lumières qui entrent par les croisées. Faites bien attention à la lueur qui environne ces points de lumière, à la façon dont la lumière se dégrade, aux ombres de l’Architecture, par rapport à celles des figures, à ce que les différentes couleurs des habillemens font les unes contre les autres. Vous verrez presque toujours toutes vos figures colorées contre les masses de l’Architecture. Elles se détacheront sur le pavé en brun, & auront sans équivoque l’air d’être debout sur leur plan, & vous ne tomberez pas dans le défaut assez commun de les faire paroître couchées par leur lumière. La nature vous fera voir qu’il est faux que des pieds bien éclairés se puissent trouver sur un pavé ou sur une terrasse fort brune : quand même ils poseroient sur une étoffe noire, elle feroit masse claire avec eux, & ils n’en seroient détachés que par leur propre couleur, mais avec cet accord que donne la lumière qui, frappant sur ces pieds, frapperoit également sur l’endroit où ils seroient posés.

Ce dernier principe fait encore bien le procès à ceux de nos jeunes Peintres qui cherchent à jetter de la poudre aux yeux par des effets de lumière hasardés, quoiqu’impossibles. Nous pouvons, je crois, mettre de ce nombre ceux qui dans une simple demie figure, pour faire valoir un bout de tête, & faire briller un coup de clair sur le front & sur le menton, couvrent tout le reste de leur tableau d’un noir général. Rembrandt, quand il donnoit dans ces sortes d’effets, employoit un art infini pour les autoriser à peu prés, ou du moins en rachetoit l’abus par de grandes beautés. Ceux qui les tentent sans avoir un certain fonds de ces principes, donnent dans un faux insoutenable. Ils tirent leur tête en avant par sa lumière, & par leur grand noir enfoncent les épaules & le reste du corps au dedans & à une distance prodigieuse. Si le jour donne sur la tête en plein, il est difficile de présumer que le buste puisse être dans l’ombre ; mais en le supposant même privé de lumière, il ne sauroit être d’un noir si outré, & doit nécessairement être de reflet ; sinon il doit faire masse


claire avec la tête, sauf à se ménager par les couleurs locales, les oppositions par lesquelles on la veut faire briller. Il n’y a que ces deux moyens pour la faire tenir ensemble avec le corps.

Lorsque j’ai dit que vos figures tiendront presque toujours leurs masses colorées contre vos fonds d’Architecture, c’est en raisonnant sur le pied de la pratique ordinaire, selon laquelle, comme vous savez, tout fonds d’Architecture est peint de couleur de pierre neuve, fût-il composé de fabriques à demi dégradées & ruines. Si vous voulez avoir des figures qui soient opposées en clair sur leurs fonds, il faut aller voir de vieilles Architectures brunes, verdâtres, ou bleuâtres, elles vous guideront pour cette intelligence, comme feront les neuves pour l’intelligence opposée ; les clairs de vos figures soit ceux des chairs, soit ceux des draperies, se détacheront par leurs couleurs, & les ombres par leur force. Quand une fois vous aurez donné au tout un bon ton de couleur, tenant bien sa masse, vous la travaillerez comme vous voudrez, & pourvu que vous n’y fassiez pas de petites parties, votre effet est sûr.

Ainsi que je viens de vous l’insinuer, ces principes vont à tout ; & si vous voulez bien être un peu soigneux à les appliquer, vous y trouverez partout votre compte. Si vous étudiez un fonds de paysage, faites la même chose que je viens de vous indiquer, pour le fonds d’Architecture. Considérez d’après le naturel, l’effet que vos figures feront contre les arbres & contre les lointains ; vous y verrez des couleurs que l’on ne peut rendre par souvenir, parce que c’est la lumière qui donne le ton vrai à tous les plans en général & à tous les objets en particulier.

En vous faisant une règle de cette conduite, vous éviterez bien des fautes où la simple pratique jette souvent. Par exemple, j’ai remarqué dans bien des tableaux de bons Maîtres, des objets éclairés contre un ciel clair, quoique rien n’indiquât que ces objets fussent éclairés par un coup de soleil. Si ces Maîtres avoient consulté la nature, elle leur auroit fait voir que cet effet est tout à fait contraire à ceux qu’elle produit, elle leur auroit montré que tout objet, fût-il blanc, tient sa masse colorée contre le ciel, pour ne pas dire brune, quand il n’est pas éclairé du soleil, & que ce n’est que quand il l’est que les coups de lumière sont clairs contre le ciel, & d’un clair toujours coloré. Les ombres que porte toujours cet objet, deviennent en même tems plus vaporeuses, à mesure qu’il est plus élevé ; & plus fortes, à mesure qu’il est plus proche de la terre.

Dans les objets qui ne sont éclairés que du jour naturel, c’est-à-dire, sans effet du soleil, comme par exemple, dans une figure étant debout, le haut est toujours plus fort dans les ombres, que ne l’est la partie d’en bas, parce que celle-ci est à portée de recevoir les reflets du pavé du terrein, dont l’effet diminue à mesure qu’il s’éloigne de sa cause, & fait place à des masses qui montent en brunissant toujours. Souvenez-vous bien de ce dernier point d’intelligence ; car il est d’un usage universel. En le suivant, votre figure paroîtra être réellement debout : en en la negligeant, elle aura souvent l’air de tomber à la renverse. Ce défaut est bien plus commun qu’on ne le croit, & même assez peu apperçu. Adressez-vous souvent à la nature, vous ne tomberez jamais dans ces inconvéniens.

C’est encore l’exacte contemplation de la nature, qui vous apprendra de ne point faire porter à vos figures, soit sur le terrein, ou sur quelqu’autre corps, de grandes ombres de même longueur, & toujours aussi brunes sur leur fin qu’à leur commencement ; car pour la longueur des ombres, vous sentez qu’elle se doit régler par le point d’où l’on fait partir la lumière. Si le jour vient de haut, l’ombre doit être courte : si la lumière est basse, l’ombre doit être allongée. C’est une attention qu’il faut avoir plus particulièrement dans les sujets dont la scène est en plein air, & qui indiquent déterminément certaines parties du jour. La lumière du midi, se doit caractériser par les ombres courtes, celle du matin ou du soir, par les ombres longues ; & quant au ton trop égal, que plusieurs leur donnent d’un bout à l’autre, vous verrez dans la nature qu’elles ne sont très-fortes que contre ce qui est posé à terre : qu’immédiatement après, elles commencent à se dégrader, ce qu’elles continuent de faire insensiblement & jusqu’au bout, à cause de la lueur qui règne par-tout où il fait jour.

Principe qui a lieu à l’égard de tous les corps qui portent des ombres, avec une distinction cependant, que cette dégradation est beaucoup moins marquée dans les ombres qui sont éclairées par le soleil.

Toutes ces choses, encore une fois, veulent être vues dans la nature, pour être rendues avec cette justesse qu’on aime tant à trouver dans un bon ouvrage. Elles ne peuvent être suppléés par la pratique, quelque rompu qu’on y soit, que fort imparfaitement. Vous le voyez dans certains paysages qu’on reconnoît aisément avoir été faits d’après nature, mais où les figures sont comme postiches, parce que le Peintre les y a ajoutées dans son cabinet. Si en peignant ces terrasses, il avoit eu l’attention de les placer & de les voir dessus, il leur auroit donné leur ton juste, & à leurs ombres la force & la longueur marquées par la nature. On a beau faire, je ne cesserai de le repéter, la réminiscence ne donne jamais ces vérités exactes, qui font la perfection de l’Art ; on ne la peut attendre que d’un examen continuel de le nature : si l’on vouloit bien s’attacher à l’épier soigneusement dans tous ses ef-


fets l’on feroit des choses surprenantes, & d’une vérité à tromper.

Je finirai par dire un mot d’une autre pratique, que M. de l’Argilière regardoit comme très-défectueuse, c’est celle que plusieurs Maîtres de son temps suivoient, pour mettre ensemble des objets qui dans leurs tableaux devoient occuper différens plans, & faire opposition les uns contre les autres. Ce qu’il trouvoit à redire dans la façon de faire de ces Maîtres, étoit qu’en leur voyant prendre le modèle, pour peindre d’après, les figures qu’ils vouloient mettre, soit sur leur premier plan, ou sur le second, ou même sur le troisième, ils le posoient toujours devant eux à la même distance.

Le premier inconvénient qui arrivoit de là, étoit qu’ils voyoient toujours leur modèle éclairé du même ton ; mais ils remédioient à cela, en le colorant par estime, suivant l’idée qu’ils avoient de la gradation qu’ils vouloient donner à leurs tableaux, ou pour mieux dire, ils croyoient y remédier. Car il est aisé de concevoir que cette estime n’étoit pas toujours assez juste, pour n’être pas sujette à mécompte. Quand cela arrivoit, & qu’une figure, placée dans l’éloignement, se trouvoit trop ardente de coloris, ou trop grise, suivant le préjugé où l’on étoit, l’on disoit de sang-froid : je vais éteindre un peu, ou je vais réveiller un peu cette figure ; & comme c’étoit ordinairement par le premier de ces deux défauts qu’elle péchoit pour avoir été vue de trop près, on se mettoit à la salir par quelque teinte grisâtre, dont on la glaçoit : cela fait, on étoit content de soi, & l’on se persuadoit de l’avoir mise dans son vrai ton ; mais ceux dont les yeux étoient accoutumés à comparer la couleur des objets par rapport à leurs distances, & à chercher cette couleur dans la nature, étoient fort loin d’en juger de même. Ils ne se souvenoient point d’avoir vu dans la nature de ces mauvaises couleurs grises ou violettes, qu’ils voyoient employer ainsi pour enfoncer les objets du tableau. Ils se rappelloient au contraire ces couleurs fuyantes, si douces, si agréables, si participantes de l’air ; couleurs qui ne se peuvent décrire & qu’on ne peut bien apprendre à connoître que par cette étude de comparaison à laquelle vous voyez que mon sujet me ramène toujours ; & comment faire cette étude dans le cas dont il s’agit ici ? Rien de plus aisé. C’est en posant deux modèles à une distance convenable pour évaluer au juste la véritable couleur de l’un & de l’autre, & en vous accoûtumant de voir les autres objets de la nature dans le même esprit. Et voilà le grand secret de cette perspective aërienne, qui n’est pas moins essentielle pour la perfection de notre Art, que ne l’est la perspective qui ne regarde que le trait.

Le second inconvénient qui naît de cette pratique, est que cette manière de voir le modèle à distance pareille, à quelque plan que soit dessinée la figure qu’on peint d’après, donne lieu à un travail trop égal & trop prononcé par-tout ; l’éloignement des objets en efface à nos yeux tous les petits détails, & cet effet ne le caractérise guère moins que l’affoiblissement de la couleur. Or en imitant le naturel, de trop près, il n’est presque pas possible de lui donner cet air vague & flou que lui donne le volume d’air qui est entre nous & lui, quand nous le voyons de loin. C’est donc encore une raison, qui décide que pour le bien voir, il ne faut pas trop l’approcher.

Que de choses n’y auroit-il pas à dire encore sur cette matiere, si l’on vouloit la suivre dans toutes ses parties ! Mais il est tems que je m’arrête. Je crains même d’avoir trop abusé déjà de la patience de cette illustre Compagnie, en parlant devant elle si longuement de choses qu’elle sait mieux que moi ; mais je compte sur ses bontés. Elle m’en a donné des marques si touchantes, que je me regarderois comme un ingrat si je pensois autrement. Je suis sûr avec cela qu’elle prendra en bonne part ce que mon amour pour l’avancement de nos jeunes gens m’a fait faire ici. Elle ne les aime pas moins que moi. Elle les regarde comme ses plus chères espérances & les objets de ses plus tendres soins. Elle ne leur demande, pour tout retour, que la docilité & l’application nécessaire pour en faire des hommes d’un mérite distingué, dignes des graces que notre auguste protecteur répand avec tant d’abondance sur eux. Jeunesse qui m’écoutez, donnez-nous la satisfaction de nous prouver votre parfaite reconnoissance par vos succès.

RÉPONSE

au précédent Discours.
Par M. Coypel, Directeur de l’Académie.
MONSIEUR,

L’OUVRAGE que vous venez de me communiquer, fait connoître en vous trois choses également estimables & très-difficiles à rencontrer, même séparément. Nous sommes frappés de la solidité de vos principes ; nous ne pouvons assez louer la générosité avec laquelle vous nous faites part de vos plus profondes méditations ; & vous avez attendri par ce sentiment de reconnoissance si digne & si rare, qui vous porte à renvoyer à votre illustre Maître, tout l’honneur que dans ce moment, vous devez au moins, partager avec lui.


Pour profiter, Monsieur, comme vous avez fait, des leçons de cet excellent homme, il ne suffisoit pas de la docilité avec laquelle vous les écoutiez ; il falloit, pour en connoître tout le prix, ce goût & cette conception vive & facile, que le ciel n’accorde pas à tous. Il falloit enfin être né pour devenir un jour ce que vous êtes.

Je le redis encore, Monsieur, votre Dissertation est à la fois l’ouvrage d’un Peintre consommé dans son Art, d’un Académicien zélé, & qui plus est encore, d’un galant homme. Elle instruit non seulement nos Elèves des moyens qu’ils doivent employer, pour mériter de nous succéder un jour ; mais aussi de ce qu’ils auront a faire, s’ils veulent reconnoître les soins que nous prenons pour leur avancement.

Je plaindrois celui d’entre’eux qui vous auroit écouté, sans être échauffé du desir de mettre en pratique ce que vous venez de dire sur notre Art, & je le mépriserois si, vous ayant entendu parler du célebre M de Largiliere, il ne sentoit pas à quel point nous nous honorons nous-mêmes, en publiant ce que nous devons à ceux qui nous ont formés.

Nous espérons, Monsieur, que vous ne vous en tiendrez pas là & que vous voudrez bien mettre en ordre d’autres idées qui sont éparses dans votre porte-feuille. Vous n’avez plus à vous défendre sur le peu d’habitude où vous êtes de coucher vos idées par écrit. Vous venez de nous prouver que Despréaux a eu grande raison de dire dans son Art Poëtique :

 « Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire, arrivent aisément. »

1749.

EXTRAIT DES REGISTRES de l’Académie Royale de Peinture & de Sculpture.

Aujourd’hui 7 Juin, l’Académie s’étant assemblée pour les Conférences, M. Oudry, Professeur, les a ouvertes par la lecture d’une Dissertation sur la manière d’étudier la couleur, en comparant les objets les uns aux autres.

Cet Ouvrage, qui renferme d’excellens principes sur la partie du Coloris & sur celle de l’intelligence des masses, a été goûté unimment par la Compagnie, qui en a remercié l’Auteur par un Discours que M. Coypel lui a adressé, lequel sera couché sur le Registre à la suite de la présente délibération.

_______________________________________________________

CONFÉRENCE

SUR LA LUMIÈRE
Lue pour la première fois, par J. H. Bourdon, dans l’Assemblée de l’Académie
Royale de Peinture & de Sculpture, tenue le 9 Février 1669.
MESSIEURS,

Les remarques que je vous ai communiquées & que m’ont fourni les deux admirables tableaux de Carrache & de M. Poussin, dont je m’étois chargé de vous faire le rapport, ne vous auront peut-être pas satisfaits aussi pleinement que je l’aurois desiré, & que la matière le comporte. Vous savez cependant que je n’ambitionne rien tant que de vous être agréable ; & pour vous en donner des preuves plus complettes, je suis résolu, quelques difficultés que j’y envisage, de me frayer une route différente de celle dans laquelle vous m’avez vu marcher jusqu’à présent. Au lieu de choisir, suivant l’usage ordinaire, quelques tableaux du cabinet du Roi, pour sujet de cette Conférence, ce qui m’abrégeroit bien du travail, je vous demanderai la permission de revenir sur mes précédentes observations. J’ai dessein de les étendre, & je sens qu’on le peut. Je ne vous promets pas de vous donner quelque chose de complet, mais je tâcherai du moins, en vous proposant mes idées, de les rendre de quelqu’utilité pour la pratique d’un Art qui embrasse la nature toute entière, & sur lequel on ne peut trop réfléchir.

Si mes deux dernières Conférences vous sont encore présentes à l’esprit, vous devez vous rappeller que les observations qu’elles renferment étoient partagées en six parties, & que ces observations, relatives à l’examen que je faisois de chaque tableau, répondoient à autant de points capitaux de la Peinture : la Lumière, la Composition, le Trait, l’Expression, la Couleur & l’Harmonie. Je ne changerai rien à cette distribution : tous ces points, je compte les reprendre l’un après l’autre, & les discuter séparément, & suivant ce plan, je traiterai de la Lumière dans ce discours.

Ce sera de celle qui émane du Soleil & qui produit le jour ; car pour celle qui, par le secours de la flamme, dissipe l’obscurité, & fait, disparoître les ombres de la nuit, il n’en sera point question. La Lumière dont j’entreprends de


vous parler, change à chaque instant. En passant par différens degrés, elle éprouve diverses modifications, selon que le Soleil darde plus ou moins vivement ses rayons sur les objets qu’il éclaire, & ce sont ces effets que j’ai résolu d’examiner & d’approfondir. Je suivrai la Lumière dans tous ses passages, & je diviserai pour cela le jour en six parties. Je le prendrai au moment que la lumière ne fait que commencer à poindre, qui est ce qu’on appelle l’aube du jour. Je ferai voir ensuite le soleil se levant, & cet Astre, devenu plus brillant, quitter l’horizon, & après être parvenu au milieu de sa course, descendre pour se coucher & disparoître.

La Lumière qui luit dans ces six instans du jour, varie dans ses effets à chacun de ces instans. & à chaque fois, elle prend un caractère particulier & distinctif qu’apperçoit aisément quel qu’un qui apporte à sa contemplation des yeux de Peintre. Si après cela, on veut la considérer dans un esprit philosophique, peut-être trouvera-t-on que ces différents modes de la lumière sont autant d’agens qui influent sur l’ame & qui l’affectent de mouvemens & de desirs divers, à proportion que la lumière accroît ou diminue de force.

Je ne sçai si cette idée vous plaît, mais toute extraordinaire qu’elle puisse vous paroître, loin de la rejetter, je suis tenté de vous exposer ce que les diverses impressions que la Lumière fait sur l’ame, me laissent imaginer. Je vais hasarder de vous en tracer le tableau. La Nature n’est point encore animée, lorsque le jour commence à poindre, & je vois régner de tous côtés un silence profond : ce sera le lot de cette première heure du jour. Une douce joie s’empare des esprits au lever du soleil. L’heure qui vient ensuite appelle les hommes au travail ; bientôt les ardeurs brûlantes du Soleil de midi, en abattant les corps, les invitent à prendre du repos, des bras duquel ils ne sortent que pour se livrer le reste de la journée à des plaisirs tumultueux, & à ceux-ci succèdent les plaisirs paisibles, qu’on commence à goûter au moment de la cessation des travaux & à la chûte du jour.

Je ne suis pas assez plein de mon opinion, pour exiger, Messieurs, que cette progression systématique d’idées soit adoptée dans toute son étendue. J’avoue qu’elle pèche peut-être par trop de singularité, & je suis le premier à en reconnoître le foible ; mais du moins faut-il m’accorder qu’un Peintre jaloux de montrer de l’esprit & de mettre du sentiment dans ses productions, peut & doit en tirer parti, quand cela ne serviroit qu’à lui suggérer les moyens de diversifier souvent les effets de ses lumières, qu’à lui en mieux faire sentir le besoin, ainsi que les désagrémens de la monotonie ennuyeuse que causent la répétition & l’emploi trop réitéré d’une même espèce de lumière

Car voilà ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Un Peintre a-t’il réussi à bien exprimer un certain effet de lumière, il s’y complait, il en contracte l’habitude & il s’en fait une manière à laquelle il demeure constamment attaché & qu’il ne quitte plus. Voyez, par exemple, le Bassan, personne n’a mieux peint que lui l’aube du jour : personne aussi ne l’a répétée plus souvent. Il n’est presqu’aucun de ses tableaux qui ne soit éclairé d’une lumière naissante, venant de l’horison ; & il en faut convenir, tout précieux que soient ses ouvrages, cette répétition y met une sorte d’uniformité qui déplaît. Le Caravage s’est vu applaudi, parce qu’avant lui, aucun Peintre n’avoit représenté avec autant de vérité, des lumières qui, perçant dans des lieux obscurs & ténébreux, & y tombant à plomb sur les corps qu’elles y rencontrent, produisent sur ces objets de grandes ombres & de grands clairs qui les sont paroître avec une force, une vigueur & un relief surprenans ; & depuis cette acquisition nuisible, ce maître appauvri n’a plus su peindre des figures en plein air & n’a pas même cru qu’on le dût faire. A ces noms illustres, j’en pourrois joindre d’autres qui ne seroient pas moins imposans ; mais croyez qu’aucune de ces autorités ne feroit l’excuse des Artistes qui, trop peu sur leurs gardes, se laisseroient emporter à une pratique aussi dangereuse.

L’erreur pour être couverte d’un grand nom n’en demeure pas moins une erreur ; & toute uniformité, toute répétition d’idée est un vice. Il accuse dans celui qui s’en rend coupable, une disette & une stérilité de génie, que ne montrent point les ouvrages du Titien, ceux des Carraches & de leurs savans élèves, & surtout ceux de M. Poussin qui, s’il m’est permis de dire ce que j’en pense, a connu & pratiqué les règles de son art, mieux qu’aucun Peintre. On ne voit point que ces habiles gens aient épouse un goût & une manière particulière ; ils se sont remplis de tous les goûts & de toutes les manières, & n’en ont imité aucune servilement. La nature a été leur


unique guide : plus il l’ont étudiée, plus ils ont fait l’expérience qu’elle varioit perpétuellement dans ses effets, & à son exemple, ils se sont pareillement attachés à diversifier les effets de la lumière dans leurs tableaux. Belle leçon pour nos élèves, qui, s’ils s’y rendent dociles, leur servira d’un puissant préservatif contre cette pente naturelle, ou, pour mieux dire, contre la paresse & l’indolence qui nous portent trop volontiers à imiter, sans y rien mettre du nôtre, ce que nous avons vu pratiquer avec succès par nos prédécesseurs & qui, nous empêchant de nous êlever, nous fait demeurer pour toujours dans une humiliante, médiocrité.

Ne perdons point de vue, Messieurs, l’importante vérité que je viens de mettre sous vos yeux. Mais ce n’est pas assez d’avoir fait connoître au Peintre qui veut plaire la nécessité de varier ses lumières, il faut lui montrer encore que la lumière fait partie du sujet qu’il doit traiter & que conséquemment il doit, avant toutes choses, commencer par examiner dans quelle partie d jour & sous quel ciel la chose qui constitue son sujet a dû se passer. Il ne peut se refuser de se conformer à l’Histoire, si elle lui prescrit quelque chose d’essentiel & de particulier à cet égard ; mais si elle lui laisse le champ libre, il n’en sera que plus circonspect & plus attentif à garder les convenances ; il jugera par lui-même de l’heure & du moment qui seront les plus propres & les plus vraisemblables, ainsi que de l’intérét que peut jetter dans sa composition une lumière produifant un des effets que je vais parcourir.

L’Aube du jour

Je suppose qu’un Peintre eût à représenter quelqu’attaque ou quelque surprise de ville, qu’il eût à exprimer le commencement d’une bataille, il pourroît alors faire choix de l’Aube du jour, parce que c’est assez ordinairement à cette heure que se méditent & s’exécutent ces expéditions. La ville de Jéricho, celle de Haï, toutes deux forcées par Josué à la pointe du jour, la fameuse bataille d’Actium & beaucoup d’autres qui ont commencé avec le jour, vous diront que le choix de cette heure est convenable & ne répugne point à la vérité. Mais est-il besoin de fournir au Peintre qui ne seroit pas encore bien persuadé, un exemple du bon effet que produit en ces occasions sur une multitude de figures qu’il faut démêler & auxquelles il est nécessaire d’assigner différens plans pour éviter trop de confusion, une lumière qui frise la surface de la terre & qui, à peine sortie de l’horison, frappe doucement sur les corps & laisse dans l’ombre ou la demie-teinte ceux de ces corps qui sont interposés entre elle & l’œil du spectateur ? Qu’il consulte M. le Brun & qu’il admire le bon emploi que cet habile homme a fait de cette lumière, dans le merveilleux tableau qu’il vient de mettre au jour & dans lequel il a représenté Alexandre victorieux de Darius dans les campagnes d’Arbelles ; qu’il apprenne à s’en servir heureusement comme lui, pour former ses grouppes & les détacher les uns des autres.

Si je voulois faire parler la Poësie, elle vous diroit que cette première heure a favorisé plus d’une fois les desseins des amans. Ce fut à son lever que l’Aurore enleva Céphale & le ravit à Procris. Le soleil ne paroissoit pas encore, lorsque Pâris arracha Helene d’entre les bras de Ménélas ; & si vous traitez ces sujets ou d’autres, semblables, ne leur cherchez point une autre heure du jour. Elle parôit encore très-convenable pour des sujets de chasse. Avez-vous à nous faire voir Adonis se séparant de Vénus pour s’enfoncer dans les forêts, ou Meléagre allant à la poursuite du sanglier de Calydon ? Je vous conseille de les faire partir avant que le soleil se soit montré. Je ne pousserai pas plus loin ces indications ; mais souvenez-vous, je vous prie, que lorsque j’ai caractérisé les six principales heures du jour, j’ai attribué à celle-ci le caractère du silence, & en est assez pour vous mettre sur la voie.

Je dois présentement vous tracer un léger crayon des effets de la lumière dans ce premier insant du jour ; elle n’a pas encore acquis à beaucoup près toute sa vivacité & elle n’en met que plus de douceur dans tout ce qui elle éclaire. Si je ne devois pas vous en parler, lorsque je traiterai l’article des Couleurs, je vous ferois observer combien les objets gagnent à être ainsi éclairés. L’Aurore qui colore agréablement les extrémités de tous les corps, ne fait que commencer à dissiper les ténèbres de la nuit, & l’air continue à être chargé de vapeurs & d’un brouillard qui laisse les corps dans une espèce d’indécision, à proportion qu’ils s’éloignent de l’œil. Si, dans certains jours, les vapeurs sont moins denses, les objets seront plus distincts ; d’un autre côté, comme le soleil ne s’est pas encore montré, les ombres ne peuvent pas être fort sensibles. Tous les corps doivent participer de la fraicheur de l’air & demeurer tous dans une espèce de demi-teinte. A l’égard du ciel, qui est la partie la plus caractérisante, il ne doit pas être chargé de beaucoup de nuages ; & s’il y en a, ils ne seront lumineux que sur lestes bords. Le fond ou l’azur du ciel doit aussi tirer un peu sur l’obscur, observant dans les parties qui seront plus voisines de l’horizon, que cet azur prenne un ton plus clair, afin que le ciel fasse mieux la voûte, & parce que c’est de cet endroit que vient la lumière naissante ; elle y doit être rassemblée toute entière & le ciel s’y colorer d’un incarnat vermeil, qui s’étendant parallèlement à l’horizon, formera, jusqu’à une certaine élévation, des bandes alternativement dorées & alternativement argentines, qui diminueront de vivacité à proportion qu’elles s éloigneront du point d’où part la lumière. Cette


description n’est point à moi : c’est un tableau du Bassan qui me la fournit.

Le Lever du Soleil

Le lever du Soleil suit de près celui de l’Aurore & bientôt la Nature s’embellit de couleurs vives & brillantes que l’astre du jour amène & fait éclore ; la joie renaît, tous les êtres en paroissent pénétrés. Le soleil lance ses premiers rayons sur les nuées, sur le sommet des montagnes & sur la cime des plus grands arbres ; il en illumine principalement les contours par des éclats de lumière, dans les parties qui sont tournées vers lui, & ces objets, qui, sans ce secours, resteroient entièrement dans la demi-teinte, s’en dessinent & s’en détachent mieux sur un beau ciel ; car je supposé & il est rare que le ciel ne soit pas serein, lorsque le soleil se montre, la lumière de cet astre naissant opère de la même manière sur les fabriques, sur les terreins, & généralement sur tous les corps sur lesquels elle se répand, elle en frappe vivement les arrêtes & les bords, les colore, & en même-temps elle produit dans tout ce qui forme angle rentrant, des ombres que leur allongement rend à cette heure plus sensibles & qui marquent par conséquent plus distinctement les saillies & les différens plans de tous ces objets.

A ce détail, il vous est aisé de vous appercevoir que dans ce moment j’ai principalement en vue les Paysages, que je veux vous y faire observer l’heureux effet d’un Soleil levant ; & il n’est point douteux que de toutes les lumières, il n’en est point qui soient aussi favorables que celle-ci à ce genre de tableaux. Je vous ai parlé de plans, & je crois pouvoir assurer encore qu’aucune sorte de lumière ne les fait mieux ressentir. Le Soleil, n ayant pas encore abandonné les bords de l’horizon, jette ses traits de lumière, de façon que, dirigés parallèlement à la surface du terrein, quand il est uni, ils se répandent sur les parties de ce terrein qu’ils peuvent éclairer sans obstacle ; tandis que celles où ils ne peuvent pénétrer, demeurent privées de lumière ; & ces oppositions alternatives de lumières & d’ombres, bien ménagées, allongent un terrein, en dessinent les plans & les inégalités, & mettent une distance immense entre l’œil du spectateur & le fond du tableau.

Pour vous mieux faire appercevoir ce que je veux vous exprimer, souffrez que je vous propose l’examen des paysages de Paul Bril, qui me semble avoir merveilleusement bien entendu l’art de distribuer sa lumiére pour la distinction de ses plans. Permettez moi aussi de vous nommer un autre Peintre de Paysages que j’ai connu autrefois à Rome, & qui a si bien ; peint les effets du Soleil levant, c’est Claude Le Lorrain : les tableaux sont des images parfaites de la nature ; on y voit luire le soleil ; & ce qui est admirable & qui n’est guère qu’à lui, c’est à travers une vapeur, un brouillard léger que cet astre lumineux n’a pas encore tout-à-fait dissipé, & qui en modérant la vivacité de sa lumière, conserve dans le tableau une fraîcheur délicieuse.

Mais pour ne point quitter les Peintres d’Histoire, celui de tous qui paroît avoir connu le mieux les effets de la lumière d’un soleil naissant & en avoir fait une application plus juste & plus judicieuse dans ses tableaux, c’est, sans contredit, M. Poussin. Je crois l’avoir suffisamment établi, lorsque je vous ai fait la description & l’analyse de son excellent tableau de la guérison des Aveugles. Aussi après l’étude de la Nature même, celle des ouvrages de cet habile homme est, à mon avis, la plus utile & la plus nécessaire. Je voudrois qu’on s’accoûtumât à penser comme lui, qu’on apprît à son école à éclairer ses tableaux avec dessein, & qu’à son imitation, on réservât la lumière d’un soleil levant pour des sujets susceptibles de cette même joie, qu’inspire l’arrivée du soleil, tels que le sujet de Moyse sauvé, de S. Jean baptisant dans les eaux du Jourdain, exemples sensibles, que j’emprunte avec plaisir des propres ouvrages de ce grand Peintre & qui vous conduiront, si vous en avez besoin, à la découverte d’une infinité d’autres sujets de même caractère.

Le Matin

Il arrive assez fréquemment qu’avant que le Soleil parvienne au milieu de sa course, le ciel se trouble & se charge de nuages épais qui se résolvent bientôt en pluie, que les vents grondent & qu’ils excitent des orages & des tempêtes. Le Soleil se retire alors ; l’air épaissi & le ciel couvert empêchent ses rayons de percer, & les objets qu’il auroit dû éclairer, demeurant dans une ombre presque totale, sont prêts à se confondre & prennent un ton morne & lugubre. Ce dérangement dans le ciel, que je place le matin, quoique je n’ignore pas que le même accident ne puisse arriver dans toute autre partie de la journée, est trés-difficile à bien exprimer. Ce n’est pas le tems qui offre de plus agréables effets ; mais comme rien de tout ce que la nature présente ne doit être rejetté, ni ne doit être indifférent à un Peintre qui aime son Art, un tel Artiste ne doit pas négliger de se rendre familiers, par une contemplation méditée, les accidents que souffre alors la lumière ; il aura assez d’occasions d’en faire usage ; car s’il avoit à traiter quelque sujet qui tendît à la tristesse, il seroit aussi absurde que ridicule de choisir un tems pur & serein ; l’un contrarieroit l’autre, & vous pouvez vous rappeller les éloges que j’ai cru devoir donner au Carrache, pour avoir supposé un ciel couvert & ténébreux dans la représentation de son Martyre de Saint Étienne, qui, au moyen de cet incident, en est devenue plus touchante. Soyez persuadés que tout sujet destiné à inspirer de l’horreur, ou à maintenir dans l’affliction, doit être, autant qu’il est possible, privé d’une lumière vive & brillante, il fera plus d’impression sur le spectateur & ira plus sûrement à son but.

Le Midi

À l’heure de midi, le Soleil est dans sa plus grande force & brille de tout son éclat ; les yeux éblouis n’en peuvent supporter la vue ; & puisque cet astre tout de feu se refuse à nos regards dans la nature, un Peintre pourroit-il sans témérité oser entreprendre de le repésenter en cet état dans un tableau ? Non, il y auroit de l’imprudence. J’ajouterai qu’il faut bien se garder de rien peindre qu’on puisse arguer de faux, & certainement il n’y a aucune couleur sur la palette qui puisse rendre la plus grande splendeur de l’astre du jour. Le meilleur est d’éviter ce qui est au-dessus de ses facultés, & j’applaudis à un Artiste intelligent qui, obligé de traiter un événement qui se sera passé à cette heure du jour, & ne voulant point blesser le costume, auroit la sage précaution de cacher dans son tableau le soleil, qui se contenteroit d’indiquer cet astre par quelques rayons échappés, & qui interposeroit au-devant, sans qu’il y parût de l’affectation, des nuages, des arbres, des montagnes, des fabriques ou d’autres semblables corps. Indépendamment de cet expédient, fruit de l’Art, la Nature en offre un autre qui détermine suffisamment le milieu du jour, s’il est nécessaire de le faire sentir dans un ouvrage ; car à cette heure, le soleil tombant à plomb sur les corps, fait qu’ils ne portent point d’ombres sur eux-mêmes ; & si l’on y prête attention, la grande vivacité de la lumière fait encore que les couleurs même les plus ardentes ont pour lors beaucoup moins d’éclat que dans les heures où la lumière est plus tempérée.

Aussi un Peintre, qui doit avoir pour règle constante de ne jamais s’écarter de celles que lui prescrit la Nature, seroit-il fort répréhensible, si la lumière de l’heure de midi lui ayant été donnée pour celle qui doit éclairer un de ses tableaux, il employoit dans les figures & dans les autres objets qu’il feroit servir à sa composition, des couleurs entières & tranchantes, qui non-seulement voudroient le disputer à celle du soleil, mais qui sembleroient même avoir dessein de l’éclipser. S’il a véritablement à cœur de se rendre un parfait imitateur de l’effet naturel & laisser briller la lumière que donne le Soleil, ses couleurs doivent être rompues, sans quoi il peut être assuré que les objets sortiront du ton qui leur appartient : & c’est ici une des grandes difficultés de la Peinture, d’autant plus que le Peintre manque de secours, le soleil de midi ne fournissant point, comme dans les autres heures du jour, de ces grandes masses & de ces accidens de lumière qui ont tant de pouvoir sur les corps, pour les détacher les uns des autres & les faire paroître isolés. Chaque objet dans cet instant du jour a sa lumière particulière & son ombre qui ne porte point sur les objets voisins, ce qui nuit beaucoup à la formation des grouppes. Voilà aussi pourquoi la lumière de midi seroit celle dont je conseillerois le moins de faire usage ; & dans le cas qu’un Peintre ne pourroit pas s’en dispenser, je ne voudrois pas qu’il mît dans son ordonnance un trop grand nombre de figures. Quant aux sujets qui paroissent cadrer davantage avec cette lumière, j’incline toujours pour des actions de repos. Par exemple, Jesus-Christ s’entretenant avec la Samaritaine, Abraham recevant les Anges & les invitant à se reposer sous ses tabernacles, & si vous me permettez d’en proposer un tiré de mes propres ouvrages & qui me semble avoir eu quelque succès : Jésus-Christ palant à ses Disciples qui cueillent des épics de bled un jour de Sabat.

L’Après-Midi

Comme le tems a essuyé de grandes variations avant l’heure de midi, il continue quelquefois d’en éprouver lorsque cette heure est passée, & même de beaucoup plus considérables, surtout dans la saison de l’Eté. Le Soleil est plus ardent l’après-midi que le matin, & plus il est dans sa force, plus le ciel est prompt à s’enflammer. Il arrive assez fréquemment que dans un tems le chaleur, les nuées s’assemblent, se grouppent, s’amoncèlent d’une façon singulière ; le Soleil s’y peint & les dore admirablement ; elles prennent des couleurs d’un brillant étonnant. Il ne faut pas manquer ces beaux & heureux effets qui enrichissent un tableau, & qui le rendent extrêmement lumineaux ; mais s’il a plu & que le Soleil reparoisse, toute la nature se revêt de couleurs dont il semble qu’elle avoit négligé jusqu’alors de se parer, & c’est un nou veau spectacle qui mérite toute l’attention d’un Peintre. La liumière venant à frapper sur tous les objets qui s’offrent à notre vue, & les trouvant encore humides & chargés de gouttes d’eau, elle en fait autant de miroirs séparés, dans lesquels les couleurs des objets voisins se mirent & se multiplient, & acquierent une force & une vigueur qu’on ne leur connoissoit point auparavant.

Cette partie du jour est celle qui met plus à l’aise un Peintre ingénieux & qui lui permet plus de libertés ; il peut ordonner, arranger son ciel & ses lumieres comme il lui plaît ; il peut monter les dernières au point qu’il jugera nécessaire pour le meilleur effet de son tableau, faire partir la lumière par grands éclats, qui portant un jour très-lumineux dans les endroits où il en sera


besoin, y occasionneront des ombres tout aussi fières ; & il arrivera de-là que les reflets qui se répandront sur tous les entours des corps ainsi éclairés, devenant plus sensibles, le tableau dans sa totalité redoublera de force & de vigueur. Remarquez aussi que cette lumière est celle dont tous les grands Coloristes ont fait un plus fréquent emploi ; c’est elle qui anime ces admirables Bacchanales qui ont fait tant d’honneur au Titien ; & à en juger par le succès, on ne peut guères se refuser de la regarder comme consacrée à ces sortes de sujets bruyans. De tous les effets de lumière, aucun ne me piqueroit davantage ; mais après ce que j’ai conseillé, il ne me conviendroit pas de montrer de la prédilection pour une sorte de lumière plutôt que pour une autre. Je dois au contraire continuer de soutenir que la beauté du génie dépend autant de la façon dont un Peintre diversifie ses lumières, que de la variété qu’i met dans la distribution de ses figures.

Le Soleil Couchant

Ne soyez plus surpris après cela de me voir si vif, quand il faut recommander à tous ceux qui marchent dans la carrière de la Peinture, & surtout aux jeunes gens qui y mettent le pied, de suivre le progrès de la lumière dans tous ses instans. Il me reste à vous en faire encore appercevoir un, c’est celui qui se fait sentir lors du passage du jour à la nuit, ou, si vous l’aimez mieux, l’heure à laquelle le Soleil se couche ; l’horison paroît alors presque tout en feu, la lumière qui en sort & tout ce qui se rencontre sur son passage & qu’elle touche, participe de cette couleur de feu. Dans certains tems même, ceux, par exemple, qui promettent du vent pour le jour suivant, le ciel, dans la partie qui touche à l’horison, est presque rouge ou d’un orangé fort vif ; on voit quelquefois les nuages se charger d’une couleur violette, dans les parties qui sont en opposition avec le Soleil.

Plus ces accidens sont bisarres, plus il est nécessaire d’en prendre des notes ; & comme ils ne son tque momentanés, il faut être prompt à les copier tels qu’ils se montrent, non pas cependant pour les employer, sans y rien changer ; car quelque fidèle que soit la représentation d’une chose qu’on aura vue dans la nature, si, dans sa singularité, elle s’éloigne trop de la vraisemblance, inutilement voudra-t-on la faire recevoir pour vraie ; c’est de plus un des grands principes, qu’il ne faut rien outrer, & par conséquent la Nature n’est pas imitable lorsqu’elle tombe elle-même dans le vice. Mais on peut admirer ce qui paroît trop révoltant dans les effets surnaturels & pue communs que la Nature présente ; en usant de ce tempérament, ils demeureront toujours assez piquans, & il n’en est aucun dont on ne puisse alors faire usage avec succès & sans la moindre contradiction.

Il est encore bon d’observer de quelle manière les corps, au moment que le soleil se plonge sous l’horizon, deviennent lumineux, & se coorent principalement sur leurs bords, d’un jaune fort différent de celui de l’aurore. Celui-ci étoit plus pâle & plus argentin ; cet autre tire davantage sur la couleur d’or. Les ombres, au lever du soleil, avoient de la fraicheur ; c’est le contraire le soir : elles ont alors un caractère de sécheresse, reste de la chaleur du jour, qui a retiré toutes les vapeurs de dessus la terre. Il n’en subsiste plus à la fin de la journée, ce qui fait que les objets, pendant que le soleil paroît encore sur l’horizon, tranchent net sur leur fond, que les lumières & les ombres tranchent avec la même netteté, & que les reflets qu’occasionne dans les ombres des corps, le voisinage d’autres corps, y opèrent une répercussion plus vive & plus sensible, en participant cependant toujours de la teinte générale de la lumière répandue dans ce tableau. Cette règle est essentiell, sur-tout pour amener les paysages à l’intelligence ; car n’y régnant presque qu’une seule couleur, ce ne peut être qu’avec les secours des reflets & en modifiant la lumière avec art, que les tons, ainsi que les formes, s’y seront sentir & s’y arrangeront chacun à leur place. J’oubliois de faire remarquer, que le soleil étant près de tomber, se trouve dans la même position que lorsqu’il se levoit, & que la même raison qui prolongeoit alors les ombres, les met le soir dans la même disposition.

Je souhaiterois, Messieurs, en dire davantage. La chose est possible, mais elle est au-dessus de mes forces. Je vous supplie de vous contenter de ce foible essai : tout imparfait qu’il est, recevezle comme un témoignage de mon zèle & de mon attachement à remplir les devoirs d’Académicien.

Je n’ai point voulu traiter de la perspective aërienne, qui paroît cependant dépendante de mon sujet. Pour vous faire connoître la gradation & les effets des lumières & des ombres sur les corps, il eût fallu entrer dans des discussions de perspective pratique, donner des démonstrations, les accompagner de figures, & je n’ai point envie de mettre la main dans la moisson d’autrui. Vous avez dans votre Compagnie un Professeur intelligent ([2]) & exercé, qui ne laisse rien ignorer de cette science à vos Etudians. Je les exhorte de recourir à lui, de prêter une oreille attentive à ses utiles leçons, & de se ressouvenir qu’un Peintre qui sait la perspective & qui la pratique, est autant au-dessus de celui qui l’ignore, qu’un profond Dessinateur est supérieur à un misérable Artiste, qui n’auroit que des notions fort imparfaites du dessin.

Ce que je viens de vous lire, Messieurs, n’est que le prélude des engagemens que Bourdon avoit


contractés avec vous : il vous avoit promis de parcourir toutes les parties de la peinture, & à en juger par cet essai, il est aisé de voir que, si trop de vivacité dans l’imagination ne lui eût peut-être pas permis d’approfondir assez les matière, il y eût porté cet esprit d’invention qui le suivoit dans toutes ses opérations, & vous pouviez du moins compter sur une excellente esquisse, qui tôt ou tard eût animé quelqu’un d’entre vous & eût fait naître un cours de Peinture complet, ouvrage qui vous manque & dont les vues droites de Bourdon lui faisoient sentir la nécessité.

La mort qui rompt si souvent des projets utiles, a fait évanouir celui-ci. Il est pourtant vrai que notre Artiste auroit pu vous faire part encore une fois de ses réflexions, puisqu’au mois de Juillet de l’année 1670, il se trouva en tour de parler, & que sa mort n’arriva qu’en 1671. Mais un objet plus pressant & qui étoit à la vérité d’une beaucoup plus grande importance, s’offrit à lui & lui parut devoir mériter la préférence. L’Académie, vivement occupée de l’instruction de ses Elèves, délibéroit sur les moyens de rectifier & d’améliorer les études. Le Brun avoit prononcé tout récemment un excellent discours, dans lequel il enseignoit la meilleure manière de dessiner d’après le modèle. Plusieurs Académiciens avoient proposé chacun leur avis ; tous montroient un grand zèle pour la perfection de l’Ecole. Comment Bourdon eût-il pu demeurer muet, lui qui dans toutes les rencontres s’étoit toujours montré aux premiers rangs ? Craignant que son silence ne reçût quelque mauvaise interprétation, il n’atendit pas qu’on le prévint ; il se fit à lui-même crime de n’avoir pas parlé plutôt ; & des qu’il lui fut permis, il appuya de son sentiment ceux de ses illustres confrères.

Je ne vous rapporterai point mot pour mot ce qu’il dit en cette occasion, d’autant même qu’il se répandit moins en paroles qu’en démonstration ; je vous en serai simplement le récit. Bourdon pensoit qu’on ne peut trop-tôt se former une bonne manière de dessiner, & n’en connoissant point de préférable à celle a laquelle conduit l’étude de l’Antique, voici le chemin qu’il conseilloit de suivre aux Etudians, à ceux qui, déjà avancés dans la pratique du Dessin, sont en état de rendre avec justesse ce qu’ils se propesent d’imiter.

Il vouloit que, pour éviter de tomber dans le mesquin, & ne point contracter la manière de l’Artelier qu’on fréquente, on se familiarisât de bonne heure avec les belles Antiques, qu’on les dessinât partie par partie & ensuite dans leur totalité, & qu’en s’en fît une telle habitude qu’on pût, quand on le voudroit, ou que quelqu’un le demanderoit, les dessiner même de mémoire. Mais craignant encore que cette pratique, quelque sûre qu’elle soit, ne dégénérât en manière, il crut y devoir chercher un préservatif, & il imagina l’avoir trouvé dans un éstablissement de mesures & de proportions qui, différentes dans chaque figure, ainsi que pour chaque partie en particulier, mais toujours fixes, mettroient celui qui en seroit pleinement instruit & qui y auroit recours, en état de pouvoir exprimer avec la plus scrupuleuse exactitude ce qu’il auroit sous les yeux, & ne lui permettroit pas de s’éloigner en rien des formes données. Il ne redoutoit plus après cela aucuns écarts. Il sentoit bien qu’il y avoit dans cet assujettissement quelque chose de méchanique ; mais il devenoit nécessaire pour contenir une jeunesse, toujours prête à s’échapper & à prendre des licences, & il en pouvoit parler plus savamment que personne. De toutes les Ecoles, la sienne étoit peut-être celle qui, plus libertine, demandoit une plus prompte réforme.

Quoiqu’il en soit, après avoir amené les Elèves au point de dessiner les figures antiques avec facilité, & dans toute la précision ; après les avoir accoûtmés à calculer sans difficulté les nombres qui constituent les proportions de ces figures, & à en rendre compte toutes les fois qu’on l’exigeroit d’eux, il les introduisoit dans la saile du Modèle, où, les ayant fait asseoir & leur ayant mis le crayon à la main, il ne leur demandoit plus que de l’assiduité & de la persévérance, & surtout un respect inviolable pour les Réglemens.

Ces Réglemens, qui avoient pour principal objet l’étude d’après le Modèle, avoient été arrêtés dans les Assemblées précédentes, & Bourdon qui en connoissoit la sagesse, étoit fort élegné de proposer qu’on y fit aucun changement aucune innovation. Une nouvelle idée vint cependant le frapper, & il ne put se refuser d’en faire part à la Compagnie. Il lui fit entendre qu’il seroit à souhaiter, qu’après avoir dessiné une figure d’après nature & y avoir mis tout ce qu’il savoit faire, le même Etudiant fit un autre trait de cette figure, sur un papier à part. Il supposoit cet Etudiant encore plein de l’Antique, & il demandoi qu’en faisant cette seconde opération, le jeune Dessinauteur cherchât dans ce nouveau trait, à donner à sa figure le caractère de quelque figure antique, de l’Hercule-Commode, par exemple, ou bien de telle autre statue dont il se sentiroit plus particulièrement affecté & qui seroit plus sraîchement imprimée dans sa mémoire ; qu’il vérifiât ensuite, le compas à la main, si ce qu’il avoit dessiné d’après nature étoit dans les mesures que donnoit l’Antique, & supposé qu’il différât en quelqu’endroit, il exhortoit l’Elève de se corriger & de s’assujettir à des mesures dont on pouvoit d’autant plus sûrement lui répondre, qu’elles sont justes & n’ont rien d’arbitraire dans l’Antique.

Bourdon ne proposoit cette méthode, que parce qu’il étoit persuadé qu’il applanissoit par-là bien


des difficultés, & que les Elèves alloient faire avec elle de grands & de rapides progrès. Pour être mieux fondé dans son sentiment, il en avoit conféré avec l’illustre Poussin, & il se trouvoit muni de l’approbation de ce grand-homme. C’étoit son oracle, & pouvoir-il en consulter un qui fût plus sûr ? Il eut encore recours à lui, lorsque non-content des mesures des plus belles statues antiques qu’il avoit prises lui-même, étant à Rome, il chargea Mosnier, son disciple, qui alloit dans cette ville, d’y mesurer de nouveau ces statues. Il lui avoit enseigné la méthode qu’il devoit mettre en pratique & dont il étoit sûr, pour en avoir déjà fait lui-même l’épreuve. Il ne voulut pourtant pas que son Elève entreprît rien que de concert avec le Poussin, & il eut la satisfaction d’apprendre que l’habile Artiste dont il recherchoit l’avis, avoit fort goûté la justesse & la simplicité de sa méthode, que l’entreprise n’avoit pas été moins de son goût, & que tout usé qu’il étoit par le travail & par les années, l’amour de l’Art lui avoit fait retrouver de nouvelles forces ; & ce fut en effet avec les propres instrumens & presque sous les yeux & la direction du bon-homme que l’opération se fit. J’ai voulu laisser subsister l’expression de Bourdon dans toute sa simplicité.

Mosnier rapporta à son maître les principales figures antiques mesurées avec une exactitude & une précision qui ne laissoient rien à desirer, & Bourdon en choisit quatre qu’il offrit dans la séance du 5 Juillet 1670 & qu’il pria la compagnie de lui permettre d’exposer dans l’Ecole de l’Académie. On les y a vues pendant longtems ; mais à force de passer par les mains des Eléves qui les copoient ou qui les consultoient, ces dessins se sont entièrement détruits & ont disparu. Le souvenir du bienfait n’en est pas gravé moins profondément dans votre mémoire, il ne s’en effacera jamais. Est-il rien de plus flatteur ni de plus propre à encourager ceux qui vous sécondent dans l’exercice des travaux pénibles de cette Ecole, & qui sacrifient leur tems à l’éducation de votre jeunesse ?

Et vous, Monsieur, ne vous lassez point de leur être favorable. Faites valoir cet amour & ce goût que vous avez pour les Beaux-Arts. Que les Maîtres & les Elèves continuent de trouver en vous un protecteur & un père. Quelque grande que soit la perte qu’ils ont faite, vous pouvez la réparer ; & ce que nous osons vous demander encore, c’est que vous honoriez le plus souvent qu’il vous sera possible, nos Assemblées de votre présence. Vous y êtes assis dans une place où s’est vû le grand Colbert. Il aima l’Académie qui étoit son ouvrage, & par un retour de sentiment, toutes les fois qui il s’y fit voir, elle parut animée du même zéle & du même esprit qui faisoit agir ce sage Ministre. Elle ne fut occupée, comme lui que de la gloire de son Prince, de celle de la nation, de la sienne propre. Montrez-vous, Monsieur, & vous éprouverez les mêmes effets ; une douce joie s’emparera de tous les cœurs, l’émulation augmentera, les ouvrages y gagneront ; vous maintiendrez l’ordre qui fait toute la force de l’académie. Elle en sera plus digne d’approcher du trône, & de mériter, sous vos auspices, les bienfaits & la protection de notre auguste Monarque. (Article de M. Watelet).

COMPOSITION. (s. f.) Suivant son étymologie ce mot signifie l’action de mettre ensemble plusieurs choses, plusieurs objets, plusieurs substances. La composition, dans les arts, consiste dans l’agencement des objets que l’imagination a conçus. On se sert du terme de composition en parlant d’une seule figure, parce qu’une figure n’est pas une chose simple ; elle est composée de parties qui peuvent être présentées d’un grand nombre de manieres différentes : souvent elle est drappée, souvent encore elle est accompagnée d’accessoires. L’art de la composition, dans une seule figure, consiste en ce que ses traits, son attitude, les mouvemens de tous ses membres, les accessoires, les draperies concourent à l’expression qu’on veut lui donner, & forment en même temps un tout digne de plaire au spectateur.

Avant de traiter un sujet fourni par la fable ou par l’histoire, il faut lire & relire avec soin l’auteur qui l’a traité, en connoître les circonstances, s’en pénétrer fortement, & se représenter enfin les divers instans offerts par ce sujet, pour choisir celui qui est le plus favorable à l’art. L’historien, le poëte représentent des instans successifs ; le peintre n’en représente qu’un seul dans un tableau : c’est à bien saisir cet instant, à le fixer dans son imagination comme ille fixera sur la toile, qu’il doit forcer toutes les facultés de son ame.

Pour donner aux personnages qu’on se propose de représenter le caractère de physionomie & l’attitude qui leur convient, il faut bien connoître leurs caractères. Les hommes fiers, modestes, audacieux, timides, francs, dissimulés, légers, profonds, n’ont pas la même physionomie, le même geste, le même maintien. Marius & César mirent sous leur joug la république romaine ; mais César, consiant, aimable, clément, ami des lettres, ne pouvoit ressembler au sombre, au farouche, au cruel Marius qui avoit conservé toute la rudesse de son origine. Annibal & Scipion furent deux généraux peut-être également habiles : mais la différence de leur caractère ne permet pas au peintre de leur donner les mêmes traits. L’historien nous décrit le caractere des hommes ; le peintre ne peut nous montrer que leur extérieur : il doit nous faire connoître par cet extérieur ce que l’historien nous apprend par ses descriptions.

Si le sujet qu’il veut traiter est grand, noble


& fier (& c’est à de tels sujets qu’il doit sur-tout consacrer ses talens), qu’il monte son ame à la noblesse, à la grandeur sublime des héros qu’il veut reproduire. Si pour représenter de grands hommes il se borne aux ressources techniques de son art, il ne fera de son art qu’un métier. Le peintre est un poëte : la premiere qualité qui lui est necessaire est cette sensibilité qui lui fait eprouver les passions de tous les personnages qu’il fait agir. Vous voulez faire revivra Curtius ; ne vous hâtez pas de prendre le pinceau ; attendez que, par un noble enthousiasme, vous vous sentiez disposé vous-même à vous dévouer pour la patrie.

Choisissez-vous un sujet gracieux ? N’occupez votre esprit que d’images riantes ; lisez des poésies agréables, n’ouvrez votre ame qu’aux douces passions, ne promenez vos regards ou votre esprit que sur des sites gracieux. Pour peindre Lesbie, il faut être Catulle.

En même-temps, instruisez-vous des vêtemens que portoient vos personnages, du pays où ils vivoient, du caractère distinctif du peuple dont ils faisoient partie. En un mot, avant d’esquisser votre sujet, soyez en état de vous le peindre à vous-même avec tous ses accessoires. Vous risqueriez de perdre des parties de votre composition qui vous causeroient du regret, & de ne réparer que froidement des sacrifices nécessaires, si après avoir vêtu vos figures d’amples draperies, vous étiez ensuite obligé de leur donner des draperies serrées, ou de suppléer à de riches étoffes par des étoffes légères.

Il est bien essentiel que le site réponde au sujet, sauvage, austère, majestueux, riant, suivant la scène qui doit s’y passer ; car tout doit concourir à l’impression que l’artiste veut exciter dans l’ame du spectateur. Mais que la décoration, convenable à l’événement, lui soit subordonnée, & ne partage pas l’attention : que le peintre d’histoire sache exécuter, comme objets secondaires, de l’architecture, des ruines, du paysage, des fleurs ; mais qu’il ne se montre pas principalement peintre de fleurs, de paysge, de ruines, d’architecture.

Il doit se procurer des notions sur le pays où s’est passée la scène qu’il veut représenter, & le faire reconnoître par les plantes & les arbres naturels au climat, par le caractère de l’architecture, par celui des ouvrages de l’art. Si la scène se passe en Égypte, qu’on y voye des pyramides ou des satues égyptiennes, & non les statues ou les ordres de la Grèce.

Des maîtres instruits par une longue pratique ont conseillé de faire plusieurs esquisses de la composition que l’on se propose de traiter ; d’abord une très-légère, où soient indiqués seulement les principaux objets ; une seconde où l’on puisse reconnoître par des traits caractéristiques dans quelle contrée l’action s’est passée, où le site soit au moins indiqué, où l’on reconnoisse déjà l’effet général de la lumière large ou resserrée, où les principales figures soient au moins convenablement placées. Quand on sera ainsi parvenu à se rendre compte de tout son sujet, de ses convenances, de ses accessoires, on sera une dernière esquisse qu’on pourra regarder comme le modèle du tableau projetté, & qui semblera ne devoir subir d’autres changemens que ceux qu’indiquera l’étude de la nature pour chaque figure & potirles draperies.

De grands peintres, entre lesquels on compte le Poussin & Paul Veronèse, modeloient en cire les figures de leur sujet, les grouppoient convenablement, & tournant ensuite autour de cette composition en relief, ils en choisissoient l’aspect le plus pittoresque. Cette méthode est encore utile pour établir avec certitude les ombres & la lumière, pour s’assurer que, dans le tableau, tout sera conforme à la nature.

Il est inutile d’avertir qu’un seul sujet doit être representé dans un seul tableau. Aucun peintre n’imitera sans doute Paul Véronèse qui, dans la partie droite d’un de ses tableaux, a représenté Jésus-Christ bénissant l’eau dont il va être baptisé par Saint-Jean, & dans la partie gauche, Jésus-Christ tenté par le diable. Il faut tans doute rejetter le ridicule de cette composition sur ceux qui la demandèrent au peintre de Vérone. On trouve aussi des exemples de duplicité, & même de triplicité de sujets dans des bas-reliefs antiques. Il faut, pour que le sujet soit tellement un, que tout y appartienne, & si le peintre se permet quelques épisodes, il faut du moins qu’ils y soient lies, & qu’on reconnoisse, si on les en détachoit, qu’ils ne sont pas un tableau, mais seulement une partie subordonnée d’un tableau. Boileau a dit en critiquant une tragédie de Quinaut : chaque acte en sa pièce est une pièce entière. On ne cririqueroit pas moins justement un tableau dont chaque grouppe seroit un tableau entier. Le Poussin paroît avoir mérité ce reproche dans son tableau de la guérison du paralytique : le grouppe, représentant un vieillard qui donne l’aumône à une femme, est entièrement étranger au sujet, n’y est aucunement lié & n’y fait pas même la plus légère attention. On peut l’en détacher & ce sera un tableau entier. On a fait la même critique de la célèbre transsiguration de Raphaël. La partie supérieure du tableau, & sa partie inférieure, sont deux sujets & deux tableaux différens ; mais ce défaut est bien compensé par l’extrême beauté du tableau inférieur.

On ne peut donner un principe général sur la place que doit occuper le principal grouppe, la principale figure ; mais quelque place que l’artiste juge à propos de lui donner, tout doit tendre vers cette figure, tout doit y rappeller ; l’effet général, dont elle est la cause & l’objet,


toutes les parties enfin de l’ensemble. Telle est la seule loi rigoureusement obligatoire de la composition pittoresque. Si rien n’engage à prendre un autre parti, la figure principale doit être au centre & plus élevée que les figures subordonnées qui l’environnent. Ce n’est point une règle, mais une convenance sujette à des exceptions. Si un peintre avoit à représenter un roi charitable, qui s’incline pour panser lui-même un malade, pourroit-on le condamner parce que sa figure principale seroit la moins élevée de sa composition, lorsque d’ailleurs tout rappelleroit à cette figure. Jésus-Christ ayant un genou en terre & le corps incliné pour laver les pieds des apôtres, ou pour écrire sur le sable, est toujours la principale figure, quoique les autres soient plus élevées & plus développées.

On n’établira ni le nombre de grouppes qui doivent entrer dans un tableau, ni le nombre de figures qui doivent composer chaque grouppe. Il suffira de dire que les différens grouppes doivent être variés entr’eux dans leurs formes, dans leurs mouvemens, & même en général dans le nombre des figures, parce que la nature elle-même donne ordinairement l’exemple de cette variété, & parce que l’artiste marqueroit peu de ressources s’il étoit réduit à se répéter dans le même quadre.

Il y a pour les grouppes des préceptes d’école, qu’il faut connoître sans les recevoir comme des loix. Ces règles ont leur mérite & leurs avantages ; mais elles n’ont pas le droit d’asservir le génie, & doivent céder souvent à d’autres convenances. « Un des principaux objets de la liaison des grouppes, dit M. Dandré Bardon, est de conduire l’œil du spectareur sur le héros du sujet. Il convient que cette opération se fasse par une marche diagonale ; les procédés par lignes horizontales out paralleles à la bordure du tableau, produisent rarement des aspects pittoresques. »

On sent que cette marche diagonale, qui conduit à la principale figure, tend à donner à toute l’ordonnance pittoresque une forme pyramidale qu’on a grand soin aussi de recommander, & qu’on n’est pas non plus étroitement astreint d’observer. Ajoutons qu’on doit la déguiser même à l’instant où on l’observe, ensorte que l’ordonnance ne devienne pas une pyramyde parfaite, & que l’art dissimulé semble un effet de la nature.

En général on doit éviter que chaque grouppe, ou le total de la composition décrive une figure régulière, & trace une ligne horizontale ou perpendiculairement au-dessus d’une autre ; que les figures, les jambes, les bras décrivent des lignes paralleles ; que la distance soit parsaitement égale entre les différentes figures ou entre leurs parties ; que les membres semblables se trouvent dans une même position, ou présentent les mêmes raccourcis. Il faut chercher autant qu’il est possible à faire paroître les belles parties du corps. Si la composition générale décrit un demi cercle, ou concave, ou convexe, elle se développe mieux à l’œil du spectateur, que si elle étoit tracée sur une ligne droite.

Ecoutons encore le professeur que, nous avons déjà cité. « Un beau grouppe, ce sont ses termes, doit ressembler à une grappe de raisin. Il est la collection de plusieurs parties réunies par des liens pittoresques qui ne forment qu’un seul tout. Il doit avoir sa chaîne, c’est-à-dire, des objets qui s’échappent avec adresse de la masse du grouppe, & servent à le lier avec les grouppes voisins, ou avec d’autres figures qui l’agrandissent. Tous les grouppes doivent avoir leur soutien ; on nomme ainsi les grouppes subordonnés qui font la balance, la pondération, l’équilibre du tour ensemble, & qui concourent à faire valoir le grouppe capital. »

Il faut convenir qu’excepté le grand principe de l’unité de sujet & d’intérêt, toutes les règles de composition ne sont que des conseils qu’il est bon de se rappeller souvent, mais qu’on ne s’astreint pas à suivre toujours, L’un dés quatre tableaux de Rubens, qui représenrent la chûte des anges rebelles, n’offre ni une figure pyramidale, ni une grappe de raisin. L’ensemble général donneroit plutôt l’idée d’un paquet d’intestins retenus au sommet par un lien invisible ; c’est une des plus fougueuses conceptions du génie pittoresque. Il y a de très-belles compositions sur une ligne droite ; d’autres qui décrivent un croissant, ensorte que les deux côtés de l’ordonnance sont beaucoup plus élevés que le centre ; d’autres encore qui manquent d’équilibre & ne chargent qu’un des côtés du tableau.

Des figures nobles doivent être noblement drappées : cela ne signifie pas qu’elles doivent être richement vêtues. Les dessins des riches étoffes, l’éclat de l’or & des pierres précieuses arrêtent trop l’attention des spectateurs, qui alors, comme dans la société, risquent de faire moins d’attention aux personnes qu’aux habits. Si le peintre d’histoire multiplie les ornemens & les parures, pour montrer son talent à représenter ces objets, il devient peintre de genre. Les sujets de l’histoire ancienne ne permettent pas l’emploi des riches étoffes, à moins que la scène ne se passe dans une Cour Asiatique : encore voyons-nous que le Poussin a répandu dans son tableau d’Esther devant Assuérus une richesse bien différente de celle des étoffes.

Un précepte utile seroit de n’admettre dans un tableau que les grouppes qui sont essentiellement nécessaires au sujet, & qu’autant de grouppes qu’il en faut pour concourir à l’effet de l’action. Je crois que le peintre qui se distingueroit par une exquise pureté de dessin, par


l’exactitude de l’expression, & qui approcheroit le plus qu’il est possible de la beauté, ne devroit pas multiplier dans ses tableaux les grouppes & les figures. Comma ses figures nous attacheroient fortement, il devroit nous laisser le moyen de savourer notre jouissance en ne la partageant que sur un petit nombre d’objets. S’il les multiplioit, son art l’obligeroit à en sacrifier une partie pour n’appeller le spectateur qu’au principal grouppe, à la principale figure, & il ne pourroit faire aucun sacrifice sans nous inspirer des regrets.

« La beauté ètoit en si grande estime chez les anciens Grecs, dit Rapnaël Mengs, qu’ils ne regardoient comme digne d’être imité que ce que la nature leur offroit de plus beau : on peut dire que c’est ce peuple qui a créé & perfectionné le beau style. Le soin singulier que leurs meilleurs artistes donnèrent à cette. partie leur fit négliger les grandes compositions qui font la gloire de quelques artistes modernes. Les tableaux de leurs plus célèbres maîtres étoient en général composés d’un très-petit nombre de figures, & leurs compositions, quoique pleines de génie, ne contenoient pas un grand nombre d’objets. Par les ouvrages qui nous restent des Grecs, il est facile de s’appercevoir que, dans leurs grandes compositions mêmes, ils s’appliquoient plus à rendre parfaite chaque figure en particulier, qu’à en former un bon ensemble. Si les anciens peintres ne mettoient pas beaucoup de figures dans leurs ouvrages, c’est qu’ils sertoient qu’un objet beau & parfait par lui-même, n’est pas dans son vrai jour, s’il n’est pas avantageusement placé. En effet la multiplicité d’objets nous empêche de jouir de la perfection du sujet principal. »

« Mais quand au commencement du quatorzième siècle, la Peinture commença, pour ainsi dire, à renaître en Italie ; les Peintres s’occupèrent à peindre des murs d’église, des cimetières, des chapelles : ils représentoient les mystères de ja passion, ou d’autres semblables sujets. Il s’offrit donc un vaste champ pour rendre la Peinture plus abondante que parfaite ; & chez les modernes, cet Arta conservé beaucoup de défauts de ces premiers essais. Aussi, de nos jours, n’est-il pas nécessaire que l’artiste cherche à satisfaire, comme chez les Grecs, des hommes instruits & des Philosophes : Il suffit de plaire aux yeux des gens riches, & d’une multitude grossière & ignorante. Delà vient que nos Artistes, au lieu de chercher à atteindre à la perfection de l’Art, ont recours à l’abondance & à la facilité ; parce que ce sont les parties les plus propres à être appréciées par les Amateurs, pour qui la plupart des ouvrages sont destinés. »

Sans négliger, comme les anciens, les parties de l’ordonnance d’où résulte un bon ensemble, il faudroit préférer, comme eux, la beauté d’un petit nombre d’objets à l’abondance d’une grande composition. Mais il est diverses classes de talent, égales peut-être, quoique différentes entre elles. Il faut livrer à l’impulsion de la nature les artistes qu’elle a moins destinés à nous plaire par la beauté parfaite de chaque objet, que par une autre partie de l’art que les Artistes appellent la grande machine.

Le Statuaire, ne faisant ordinairement qu’une seule figure, est sévèrement astreint au devoir de la faire belle. Si la Nature ne l’a pas formé pour sentir & exprimer le beau, il n’est pas né pour son Art, mais d’autres parties pourroient lui procurer des succès dans la Peinture.

Aucun Peintre ne diffère plus de Raphaël que Rubens, & cependant tous deux ont des droits à l’admiration de la postérité. Raphaël, Statuaire, eût approché des Artistes de l’ancienne Grèce : Rubens, Statuaire, eût, peut-être, égalé le Puget dans une seule partie, le sentiment des chairs, & lui auroit été fort inférieur dans tout le reste ; ou plutôt le caractère propre de son Art l’auroit forcé de se faire une manière toute différente de celle que nous lui connoissons, & de s’appliquer à la correction des formes.

Jeune Artiste, cherchez à vous connoître : examinez le penchant que vous a donné la Nature. Si en voyant les tableaux des grands Maîtres, vous êtes principalement touche de la beauté des formes, de l’expression des passions douces, de l’imitation de la nature parfaite, du sentiment de la sagesse, d’un rendu précis & cependant animé, ne vous livrez pas à des compositions qui supposent plus de fougue que de précision, plus d’abondance que de sensibilité, plus de richesse que de perfection. Ne traitez par choix que des sujets qui vous permettent toute l’étude dont vous êtes capable. Mais si, dans les ouvrages de vos prédécesseurs ou de vos contemporains, c’est ce qu’on appelle la grande machine qui vous charme le plus, livrez-vous aux vastes compositions, étonnez par la variété, la richesse, le nombre de vos conceptions ; peignez des batailles, des assemblées publiques, des sacrifices solemnels, des émotions populaires ; que, sous vos pinceaux, Virginius frappe sa fille à la vue de tout un peuple ; assemblez tout l’Olympe aux nôces d’Alcide & d’Hébé ; creez une foule ivre de vin & de joie pour lui faire accompagner le triomphe de Bacchus. Que votre couleur soit brûlante comme votre imagination ; &, par l’enthousiasme que vous inspirerez aux spectateurs, étourdissez-les sur les incorrections qu’entraînera l’impossibilité de faire autant d’études attentives que vous leur présenterez d’objets. Mais souvenez-


vous que si l’on vous pardonne quelques défauts d’exactitude, un rendu moins précis, le choix d’une nature moins parfaite, des exagérations dans les mouvemens & dans les formes, on ne vous permettra pas des incorrections trop choquantes, & que sur-tout vous prenez l’engagement de racheter chacune de vos fautes par autant de beautés. Vous lutteriez vainement, il est vrai, contre Raphaël, le Dominiquin, le Poussin ; travaillez donc à rendre Rubens, ou Paul Véronèse aux Amateurs des Arts. Proposez-vous toujours plus que le but auquel il vous est permis d’atteindre ; c’est le seul moyen de vous forcer vous-même à employer toutes vos forces. N’oubliez pas que la grande machine de la composition exige les grands effets de la couleur. Une composition chaude, exécutée d’un pinceau sec, & n’offrant qu’une couleur froide, fait un contraste barbare dont le plus foible connoisseur est choqué. Cherchez, dès vos premières esquisses, à disposer vos grouppes, votre site, vos accessoires, de manière qu’ils puissent vous procurer des masses imposantes d’ombres & de lumières, & que même indépendamment de la couleur, on voie de grands effets dans le clair-obscur de votre composition.

La profusion est vicieuse, même dans les plus vastes ordonnances. Au lieu de donner de la beauté & de l’expression, dit Gérard Lairesse, elle diminue au contraire l’effet d’un ouvrage. Il faut éviter aussi, même dans les compositions d’un petit nombre de figures, de laisser de trop grands espaces vuides, & de présenter en quelque sorte une toile nue. Mais ce n’est pas par des accessoires inutiles que l’espace doit être en quelque sorte rempli ; c’est par le sujet même. On connoît des tableaux, justement estimés à plusieurs égards, où l’Architecture l’emporte trop sur l’objet principal. On pourroit dire que ce sont des Tableaux d’Architecture ornés de figures, où du moins les deux genres y sont tellement partagés, qu’on ne sait auquel des deux on doit les rapporter.

Tous les Amateurs connoissent les règles triviales de la composition ; elles sont à leur portée : il ne faut qu’en avoir entendu parler une fois pour les retenir. Mais ce n’est qu’une longue étude & une pratique raisonnée qui apprennent les grands principes du Dessin & les autres parties capitales de l’Art. C’est donc sur la composition qu’ils se rejettent le plus volontiers pour faire briller leurs connoissances aux yeux de ceux qui sont plus ignorans ou plus modestes qu’eux. Ils élèvent leur voix magistrales contre les compositions modernes qui ne pyramident pas bien, qui grouppent mal, qui ont des trous, &c. Mais ils se taisent si le tableau est du Dominiquin, du Poussin, de le Sueur : une conscience secrette leur dit qu’ils pourroient bien avoir tort contre ces grands Maîtres, & qu’une imitation vraie de la Nature peut bien valoir les règles de l’Ecole.

Il est très-vrai que ces règles sont justes ; elles sont fondées sur l’observation du bon effet que produisent les ouvrages qui les ont fait naître : mais si elles sont généralement bonnes, elles ne sont pas d’une bonté absolue, & doivent céder à des raisons supérieures, à un autre genre de convenance. C’est au bon esprit de l’Artiste à juger d’après la manière dont il conçoit le sujet, s’il fera bien de s’y soumettre, ou s’il est plus à propos de s’en affranchir. Il ne s’en affranchira jamais, sans s’imposer des obligations plus difficiles à remplir ; celle de satisfaire le spectateur par la perfection du Dessin & la justesse de l’expression. S’il renonce à être riche, il ne peut plaire sans être beau.

Il ne peut y avoir de meilleure leçon de composition pittoresque, que l’examen d’un Tableau bien composé ; & cette leçon aura encore bien plus d’autorité, si l’examen est fait par un grand Artiste. Nous croyons donc ne pouvoir terminer plus utilement cet article, qu’en rapportant l’examen que le Brun fit d’un Tableau du Poussin dans une conférence de l’Académie.

Ce Tableau représente la Mane envoyée aux Israélites dans le désert. Il est connu par la bonne estampe qu’en a fait G. Chasteau.

On voit à la droite, sur le devant, une femme assise donnant la mammelle à sa mere, & caressant son enfant. Auprès d’elle est un homme de bout qui admire sa vertu, & un peu plus en arriere un autre homme malade, assis à terre, & se soulevant un peu à l’aide de son bâton.

Un autre vieillard, près de cette femme, paroît affoibli par une longue misere. Il a le dos nud : un jeune homme lui passe la main sous le bras pour l’aider à se lever.

Sur la même ligne, mais du côté opposé, paroît une femme qui tourne le dos, & tient entre ses bras un petit enfant. Elle a un genou à terre & fait signe de la main à un jeune homme qui tient une corbeille pleine de manne d’en porter au misérable vieillard dont on vient de parler. Près d’elle sont deux jeunes garçons, dont le plus âgé repousse l’autre d’une main, lui fait renverser le vase où il a déjà recueilli de la manne, & tâche d’en ramasser seul. Auprès du jeune homme portant une corbeille, est un homme à genoux, joignant les mains & levant les yeux au Ciel. Devant la femme dont on vient de parler, & plus près de la bordure du Tableau, on voit quatre figures. Les deux plus avancées représentent un homme & une femme inclinés pour recueillir de la manne. Derriére la femme est un homme qui en porte avidement à sa bouche, & une fille


de bout, regardant en haut, & levant sa robe pour recevoir la manne qui tombe du ciel.

Ces deux parties qui occupent les côtés opposés du tableau, forment deux grouppes de figures qui laissent le milieu ouvert ; en sorte qu’on apperçoit librement vers le centre de la composition & sur un plan plus reculé, Moyse & Aaron accompagnés des anciens du peuple dont les attitudes variées concourent à la scène qui les rassemble.

On voit dans le lointain, sur les montagnes & les collines, des tentes, des feux allumés, & une infinité de gens épars de côté & d’autre ; enfin tout ce qui peut donner l’idée d’un campement.

Telle est la disposition du tableau. Le ciel est couvert de nuages dont quelques-uns fort épais. La lumière qui se répand sur les figures, paroît une lumière du matin : l’air chargé de vapeurs ne lui permet pas d’être fort brillante, & du côté d’où tombe la manne, il est rendu plus épais, parce qu’il est chargé de cet aliment miraculeux.

La composition du site présente l’image d’un désert affreux, & d’une terre inculte ; on voit que les Israëlites sont réduits à la dernière nécessité dans un pays dépourvu de tout. Les figures sont dans une langueur qui fait connoître la longue disete dont elles sont abattues. La lumière a coutume d’inspirer la gaité ; mais ici elle est si pâle & si foible qu’elle n’imprime que la tristesse. L’œil, en se promenant dans ce paysage, où régne tout l’art du grand maître, n’y trouve pas le plaisir dont on se sent pénétré à l’aspect d’une belle campagne. Il n’apperçoit que de grands rochers qui servent de fond aux figures ; les arbres qui les couronnent sont sans fraîcheur, le feuillage en est desséché, la terre atide ne nourrit ni herbes ni plantes, aucun sentier ne témoigne que le pays soit fréquenté.

Les grouppes, continue le grand peintre dont nous rapportons ici les observations, sont formés de l’assemblage de plusieurs figures jointes les unes aux autres qui ne separent point le sujet principal, mais qui servent au contraire à le lier, à arrêter la vue, & à l’empêcher d’errer incertaine dans une grande étendue de pays. Lorsqu’un grouppe est composé de plus de deux figures, il faut considérer la plus apparente comme la principale partie du grouppe, & l’on peut dire de celles qui l’accompagnent, que les unes en sont le lien, & les autres le support.

Ainsi, dans le tableau qui nous occupe, la figure de la femme qui allaite sa mère, est la principale du grouppe : la mère & le jeune enfant en sont la chaîne & le lien, le vieillard qui regarde ce spectacle touchant, l’autre vieillard qu’un jeune homme aide à se lever en le prenant sous le bras, en forment le soutien, lui donnent une grande étendue dans le tableau & sont fuir les figures qui sont derrière.

Mais si le grouppe n’étoit compose que de la femme, de la mère & de son enfant, si n’ayant pas d’autres figures pour support, il étoit seul opposé à la figure de Moyse & aux autres qui sont encore plus reculées, il demeureroit sec & maigre, & tout l’ouvrage sembleroit composé de trop petites parties.

Il en est de même de la femme qui tourne le dos : elle est soutenue d’un côté par le jeune homme qui tient une corbeille, & par l’homme qui est à genoux ; & de l’autre côté par les deux figures qui ramassent la manne, par l’homme qui en goûte, & par la jeune fille qui en reçoit dans sa robe.

L’effet de la lumière mérite d’être observé. Elle se répand confusement sur tous les objets. Il est aisé de reconnoître que l’action se passe de grand matin, parce qu’on voir encore sur la surface de la terre & au bas des montagnes un reste de vapeurs qui y répand un peu d’obscurité & rend les figures moins apparentes. Cet effet de clair-obscur contribue à faire brille. davantage les figures qui sont sur le devant ; elles sont frappées des éclats de la lumière qui sort par les ouvertures des nuages que le peintre a ménagées exprès pour autoriser les jours particuliers qu’il distribue sur différentes parties de son tableau.

Il a même affecté de tenir l’air plus sombre du côte où tombe la manne ; & de ce côté où l’air est plus obscur les figures sont plus éclairées que de l’autre côté où l’air est plus serein. Il a employé ce moyen pour les varier toutes aussi bien dans les effets de la lumière dont elles sont frappées que dans leurs actions, & pour donner une plus agréable diversité de jours & d’ombres à son tableau.

Nous reviendrons sur cet excellent ouvrage de l’art à l’article Expression, pour prouver que les expressions de toutes les figures concourent à l’expression générale qui doit animer la composition. (Article de M. Levesque. Tous les articles précedens sont de M. Watelet).

CONFUS, CONFUSION. Les objets sont confus dans un tableau, quand ils y sont mal adroitement multipliés, quand le spectateur ne peut se rendre compte du plan qu’ils occupent, quand les lumières mal-entendues, mal distribuées, mal dégradées, égarent la vue sur toutes les parties du tableau sans l’appeller à l’objet dont elle doit principalement s’occuper, quand enfin le ton de ce qui doit s’avancer ne se détache pas de ce qui lui sert de fond. Ainsi, la confusion peut être quelquefois un vice de composition, & quelquefois un vice de clair-obscur & de couleur.

On peut en général poser pour principe que la


multiplicité de figures dans un tableau y apporte moins de richesse qu’elle n’en trouble la composition, & cause plus de distraction que de plaisir au spectateur. Notre attention est bornée ; elle peut se fixer sur une figure, sur un grouppe ; elle se relâche si l’on veut la promener sur un peuple entier. L’art a des moyens de supposer une foule, en ne montrant qu’un petit nombre de figures. Si l’on en représente un grand nombre, il faut du moins qu’un seul grouppe domine, attire, retienne le spectateur, & le rappelle encore quand il veut le quitter pour des objets subordonnés.

Il est des sujets qui ne se prêtent pas à ce principe, & qui exigent un grand nombre de figures sans permettre de les groupper : ces sujets sont vicieux, & ne doivent jamais être du choix de l’artiste.

Ce n’est qu’aux grands coloristes qu’il peut être permis de multiplier les objets dans leurs compositions : ils ont toujours des ressources pour les empêcher d’être confus. Rubens en a donné des preuves ; mais les artistes plus attachés à la beauté & à l’expression qu’au prestige de la couleur & à cette fougue de composition qui ne peut s’accorder avec leur sagesse, doivent se contenter de commander à notre admiration par un petit nombre de figures.

On trouve dans Pline un passage qui semble embarrassant : Appelle, dit-il, cédoit à Amphion pour la disposition, & à Asclépiodore pour les mesures, c’est-à-dire, pour la distance qui doit se trouver entre chaque objet : Cedebat Amphioni de dispositione, Asclepiodoro mensuris, hoc est quanto quid à quo distare débet. L. 35, cap. 10, sect. 10.

Ce passage n’est difficile que parce que nous voulons l’expliquer par les principes de composition des modernes. Quelle est en effet cette distance qui doit se trouver entre chaque objet lorsqu’on nous recommande de groupper tous les objets, de lier tous les grouppes entr’eux, d’éviter ce qu’on appelle des trous dans le langage de l’école ? Mais si, comme nous espérons le prouver ailleurs, on peut juger de la composition des tableaux des anciens par celle de leurs bas-reliefs, les peintres grecs ne cherchoient pas moins à détacher que nous cherchons à lier, à groupper. Bien plus attachés à la pureté du trait, au choix exquis des formes qu’à la grande machine de la composition qu’ils ne connoissoient même pas, & à l’expression qu’au prestige de la couleur, ils recherchoient curieusement tous les moyens que l’art pouvoit leur fournir de développer & de détailler chaque figure. Ils n’auroient pas consenti comme nous à perdre des parties considérables d’une figure en les cachant derrière celle qui l’avoisi. Soigneux de tout étudier, ils ne vouloient sacrifier aucune partie de leurs études. Nous vous donc entendre par le passage de Pline qu’Asclépiodore l’emportoit sur Apelle par la juste distance qu’il ménageoit entre chaque figure, distance peut-être variée avec un art, une intelligence à laquelle il étoit difficile d’atteindre. Dans un grand nombre de bas-reliefs antiques les figures sont fort éloignées les unes des autres, & l’on ne peut gueres soupconner que les auteurs de ces bas-reliefs aient employé aucun art à ménager entr’elles une distance capable de plaire. Dans la noce Aldobrandine, elles sont plus rapprochées, plus agréablement disposées. Je croirois que l’auteur de ce tableau a mieux connu que ceux des bas-reliefs, en général, l’art des distances dont parle Pline, mais qu’il n’a pas été cependant l’égal d’Asclépiodore dans cette partie.

Tout éloignée qu’est cette pratique de celle des modernes, & de leurs principes de composition, on peut présumer que Raphaël, le Dominiquin, le Poussin se sont quelquefois accordés avec la méthode d’Asclépiodore. (Article de M. Levesque).

CONNOISSANCE, (subst. fém.) Ce mot, dans la langue des Arts, est pris pour la faculté de s’y connoître. Il y a deux sortes de connoissances : l’une que j’appellerois intellectuelle, & l’autre matérielle.

Par la connoissance intellectuelle, on apperçoit si l’ouvrage est bon ; par la connoissance matérielle, on découvre, ou l’on croit découvrir, quel en est l’Auteur.

La connoissance intellectuelle dépend en partie de l’intelligence naturelle, & s’acquiert en partie par l’etude de l’Art : la connoissance matérielle dépend entièrement d’une longue comparaison d’un grand nombre d’ouvrages de différens Maîtres.

Connoître si l’attitude d’une figure est naturelle ou gênée, si cette figure n’est pas estropiée, cela dépend de l’intelligence naturelle & de la justesse de vue. Pour appercevoir si les expressions sont justes, il faut de la sensibilité & une grande attention à observer les changemens qu’apporte aux traits du visage la présence des diverses passions. Il est aisé de s’appercevoir si un tableau appelle ou n’appelle pas, s’il est foible ou vigoureux de couleur, & par conséquent s’il a de l’effet ou s’il n’en a pas. Voilà, à-peu-prés, jusqu’où peut conduire l’intelligence naturelle dans la connoissance de l’Art.

Pour connoître si une figure nue ou drappée est bien dessinée, il faut avoir acquis la connoissance des formes de la Nature nue, parce que les principales de ces formes doivent se sentir, même sous la draperie. Ce n’est pas d’un œil distrait qu’on apprend à les connoître, il faut les avoir étudiées avec l’intention de


les imiter, & par conséquent avoir dessiné. Une foible habitude du dessin ne donne qu’une connoissance très-bornée des formes. Il faut donc avoir dessiné beaucoup pour être bon connoisseur dans la partie du dessin : il faut encore avoir fait une étude de l’anatomie pour oser prononcer si le Peintre a bien rendu l’action ou le repos des muscles dans les divers mouvemens, & si sous la chair & la peau il a bien exprimé la charpente osseuse, comme il a dû exprimer la forme des membres sous la drapperie.

Il ne faut que des yeux pour voir si un tableau fait de l’effet ; mais pour voir si cet effet est juste, si les loix du clair-obscur y sont bien observées, il faut connoître le jeu de la lumière sur les parties qu’elle frappe ; comment elle glisse sur les parties les moins saillantes, comment elle se degrade en une demi-teinte à laquelle succède l’ombre qui est elle-même remplacée par le reflet ; quelle est la grandeur de la lumière, la grandeur & la forme des ombres portées, suivant la grandeur du corps lumineux & sa distance. Il faut savoir encore que l’air couvre les objets comme un voile dont l’épaisseur augmente & diminue en proportion de l’éloignement de ces objets : il est bien à craindre que le connoisseur, s’il n’a aucune pratique de l’Art, ne prononce bien légèrement sur une partie qui exige tant de théorie & de pratique.

S’il a considéré attentivement beaucoup de Tableaux, je crois bien que, sans avoir pratiqué l’Art, il aura acquis quelque connoissance dans ce qu’on appelle le beau maniement du pinceau : mais je crains que cette connoissance ne lui soit plus dangereuse qu’utile, & ne l’entraîne à de faux jugemens. Le beau maniement du pinceau n’est point une partie méprisable de ce qui, dans l’Art, doit s’appeller le métier. Elle témoigne l’adresse de l’ouvrier ; &, dans les opérations des hommes, on aime à voir qu’elles ont été faites avec adresse. Mais le Peintre peut avoir été grand Artiste & médiocre ouvrier ; il peut même s’être fait un Art de cacher sa manœuvre ; & le prétendu connoisseur ne manquera pas alors de sacrifier l’Artiste à l’ouvrier, à moins qu’il ne soit éclairé dans ses jugemens par quelque connoisseur véritable.

Quant au coloris qui est encore plus varié que le nombre des Artistes, puisque bien des Artistes ont entièrement changé plusieurs sois en leur vie leur systême de couleur, quel parti prendra le connoisseur qui ne s’est fait qu’une idée bornée de l’Art, qui n’en a pas bien distingué l’essence, les parties accessoires & les conventions ? Ou il flottera dans l’incertitude, ou il se fera un systême exclusif, d’après la manière particulière de son Peintre favori. S’il connoit la Fable, l’Histoire, les usages & les vêtemens des différens peuples, il tirera grand parti de son érudition pour juger les ouvrages de l’Art ; il ne s’appercevra pas qu’il juge l’Historien, le Savant, & non le Peintre. Un Artiste peut se tromper sur des détails historiques, donner des habits persans à Romains, contrarier les usages du peuple qu’il il réprésente, & être cependant un grand Peintre ; un Artiste médiocre, mais qui a quelque littérature, peut faire un tableau très-foible sans pêcher contre l’histoire & le costume.

Mais c’est la connoissance matérielle, celle dont se piquent les Marchands de tableaux, qui est sur-tout recherchée par le vulgaire des connoisseurs. Elle consiste, non pas à juger le tableau lui-même, mais a y attacher le nom d’un Artiste : ce nom décide le mérite de l’ouvrage, & ce mérite risque de s’évanouir, si l’on découvre dans la suite que le nom a été mal appliqué.

Un bon nomenclateur de tableaux doit savoir distinguer la manière générale qui caractérise chaque Ecole, & la manière particulière qui caractérise chaque Maître.

En effet, quoique chaque Maître ait un dessin, une touche, une couleur qui lui soit propre, il y a encore, dans le total de sa manière, un style qui témoigne à quelle Ecole il appartient. Pour reconnoître ce style, il faut avoir vu un bien grand nombre de tableaux de chaque Ecole, & même de leurs différens âges ; car les Ecoles ont leurs âges comme les hommes. L’Ecole Françoise du dix-huitième siècle est bien différente de la même Ecole au dix-septième. D’ailleurs, certains Maîtres font école dans l’Ecole ; d’autres semblent appartenir à une Ecole étrangère. Le Poussin est tout Romain ; on en en peut dire autant de le Sueur, qui cependant n’a jamais vu Rome ; le Brun est plus Romain que François ; de Troy, Coypel, sont des François qui ont pris quelques leçons à Rome. Par quel caractère distinguera-t-on que Boucher appartient à la même Ecole que le Poussin, le Sueur & le Brun ?

Il n’est souvent guère moins difficile de disstinguer le style particulier de chaque Artiste, parce que plusieurs ont varié leur style suivant les sujets qu’ils avoient à traiter, parce que tous ont changé de style à différens âges. La première manière d’un artiste est celle de son maître, & souvent il est à cette époque très-difficile de distinguer les ouvrages du maître & de l’élève : il se forme ensuite une manière qui lui appartient : quelquefois il s’en dégoute & en prend une différente ; il en change presque toujours avec l’âge. Il devient plus froid, plus timide ; il néglige l’étude & travaille de pratique ; il se fait une manœuvre plus expéditive parce qu’il est plus employé, & diminue de


talent en même-temps qu’il augmente de réputation.

Enfin il y a des artistes qui ne manquent pas d’habileté, mais qui n’ont pas un talent qui leur soit propre. La nature ne les a destinés qu’à être de bons imitateurs : ils composent avec l’esprit d’un autre, colorent avec les yeux d’un autre, travaillent en quelque sorte avec la main d’un autre. Pensée, touche, coloris, disposition, maniement de pinceau, rien n’est à eux. Ils deviennent un double du maître qu’ils ont pris pour modèle, & sont capables de tromper souvent même de bons connoisseurs. On ne prendra pas leurs ouvrages pour les chef-d’œuvres des artistes qu’ils ont imités ; mais on croira qu’ils sont de leur main. Leur fortune ira même plus loin. Comme un propriétaire veut toujours que le tableau qu’il possède soit le plus beau du maître dont il porte le nom, l’imitateur l’emportera dans quelques esprits sur l’artiste qu’il a imité, & l’œuvre du singe sera préférée a celle de l’homme.

Les artistes & les bons connoisseurs peuvent être quelquefois embarrassés dans leurs jugemens par d’excellentes copies. Voyez COPIE. (Article de M. LEVESQUE.)

CONNOISSEUR (subst. masc.) n’est pas la même chose qu’amateur. Connoisseur en fait d’ouvrages de peinture ou des autres arts qui ont le dessin pour base, renferme moins l’idée d’un goût décidé pour l’art, qu’un discernement certain pour en juger. On n’est jamais parfaitconnoisseur en peinture sans être peintre ; il. s’en faut même de beaucoup que tous les peintres soient bons connoisseurs. Il y en a d’assez ignorans pour voir la nature comme ils la font, ou pour croire qu’il ne faut pas la faire comme ils la voyent. (Article de l’ancienne Encyclopédie).

Ne pourroit-on pas répondre à l’auteur de cet article que l’artiste n’est pas obligé de rendre la nature comme il la voit, parce qu’il ne l’est pas de faire ce qui est impossible. Voyez l’article CONVENTIONS, & sur-tout l’addition a cet article extraite des œuvres de Mengs : au-reste, il faut avouer que tous les artistes ne sont pas parfaits connoisseurs, d’abord parce que l’art a une si grande étendue qu’il est bien difficile à un seul homme d’en embrasser toutes les parties, & ensuite parce que beaucoup d’artistes ont un goût exclusif, & qu’ils ne savent pas reconnoître le beau qui ne s’accorde point avec leur goût. (Article de M. Levesque).

CONSEILS sur les ouvrages de peinture.

Rien de plus incontestable théoriquement que la nécessité de demander des conseils, lorsque’on travaille à des ouvrages qui sont destinés à plaire ; demandez donc des conseils, recevez des avis, profitez-en. Voilà des préceptes que tout le monde sait, que tous les hommes se repètent les uns aux autres : mais bien des difficultés se représentent à ceux qui veulent les mettre en pratique.

S’il existoit une classe de juges doués d’une intelligence étendue, & libres de préventions, de préjugés, d’affections personnelles, les auteurs & les artistes n’auroient aucun prétexte pour refuser de se soumettre à leur jugement, & de recevoir d’eux les avis dont ils ont tous besoin ; alors ces avis se trouveroient incontestablement bons, & ceux qui ne s’y soumettroient pas seroient inexcusables. Mais ces conseillers parfaits n’existent guères ; ils sont même si rares que, sur-tout relativement à certains arts, on peut généralement les regarder comme des êtres de raison. Mille gens sont toujours préts à donner leur avis, même quand on ne les leur demande pas. On n’en rencontre pas moins qui offrent d’en donner à tous ceux qui en demandent ; mais ce qu’on trouve dans tous ces hommes si prodigues de conseils, c’est communément ou peu de lumiére ou peu de sincérité, & sur-tout le défaut de cette réunion de connoissances si nécessaire à ceux qui exercent les arts, lorsqu’ils consultent dans le dessein d’être éclairés.

Il faut observe que chacun des Beaux-Arts exige de ceux qui veulent juger de ses productions, des connoissances générales & particulières ; car les Arts ont des élémens communs & des élémens propres à chacun d’eux : il y en a même dont, sur-tout, les élémens particuliers ne sont guère connus que de ceux qui les exercent, & le sont même imparfaitement de plusieurs d’entre eux. Comment donc espérer de trouver des conseillers utiles parmi ceux qui ne les exercent pas ? C’est cependant cette classe immense qui aime le plus à être consultée. Quels seront ceux que consulteront l’Architecte & le Compositeur de Musique ? Quels seront ceux que consulteront avec confiance & résignation le Sculpteur & le Peintre ? Cette question seroit moins embarrassante à l’égard des ouvrages d’esprit & de goût, parce que dans ces ouvrages, le méchanisme étant beaucoup plus connu, le nombre de ceux à qui l’on peut demander conseil, & dont on peut en espérer d’utiles, est beaucoup plus grand. Ainsi le Poëte & l’Orateur peuvent soumettre leurs productions à un plus grand nombre de personnes que le Peintre & le Statuaire, & recueillir par ce moyen des avis plus utiles. Mais les Artistes n’auront-ils donc aucuns moyens de recueillir des avis & d’obtenir des conseils profitables ? Qu’ils se gardent bien de le penser. S’ils sont de bonne foi, s’ils desirent sincèrement d’être éclairés par de sages avis, ils trouveront des moyens d’en obtenir, en employant une sorte d’art pour se les procucurer. Je crois utile de les mettre sur la voie, en leur soumettant mes idées sur cet objet.


Je pense que ce n’est guère que partiellement qu’ils pourront se procurer les conseils les plus utiles. La classe dont l’Artiste doit les espérer, est celle dont il fait partie. Mais les inconvéniens qu’il y trouvera le plus fréquemment, sont le défaut de sincérité des Artistes qu’il consultera, & le défaut de lumières assez étendues pour réunir des idées bien réfléchies sur toutes les parties de l’Art. Les artistes qui aspirent à être admis dans les sociétés académiques, n’éprouvent que trop souvent le défaut de sincérité dont je parle. Trop souvent les aspirans qui montrent leurs ouvrages à plusieurs artistes, avant de les exposer au jugement définitif par la voie du scrutin académique, sont trompés par une réticence qui leur est funeste. Ceux qui se la permettent, loin de s’en faire un scrupule, la regardent ordinairement comme une politesse non-seulement excusable, mais autorisée par l’usage & par la crainte de blesser l’amour-propre.

Pour vaincre cet obstacle, il faut demander avec un empressement & une franchise dont on ne puisse douter, des conseils sur la partie de son ouvrage dont l’artiste qu’on consulte doit être le plus instruit. Par exemple, si c’est un artiste dont la supériorité consiste dans la correction, le consultant, en le pressant de lui donner spécialement son avis sur cette partie ; doit espérer de lui plus de sincérité ; parce que flattant son amour-propre par un endroit sensible, il l’engage à une attention particulière dont le résultat est presque toujours un conseil ou un jugement de bonne foi. D’ailleurs, l’homme, dont la supériorité est bien reconnue dans une partie, craint moins d’humilier celui qui le consulte, en lui montrant les fautes qu’il peut avoir commises contre cette même partie. Il n’est pas d’Artistes qui réunissent au même dégré toutes les parties d’un art aussi étendu que la peinture ; mais il est aussi peu d’Artistes distingués, qui n’aient de la supériorité dans quelqu’une des parties qui constituent son art. Si vous desirez donc sincèrement des conseils & des observations profitables, ne demandez pas au coloriste ce qu’il pense de la correction de vos figures, au dessinateur ce qu’il pense de la composition ou de l’effet : mais demandez à chacun d’eux ce qu’il pense en examinant votre ouvrage, de la partie qu’il connoît & pratique le mieux.

Ce seroit cependant un manque de bienséance de se borner uniquement à cette demande, parce que le silence sur les autres parties pourroit faire penser, ou qu’on est trop satisfait de soi-même, ou qu’on ne croit pas celui que l’on consulte assez habile pour desirer ses avis ; mais attachez-vous, comme je l’ai dit, à la partie dans laquelle il peut vous éclairer le plus véritablement ; & en lui soumettant aussi les autres, vous obtiendrez des observations qui pourront encore vous instruire ; mais réservez-vous le droit de les comparer avec les observations qu’auront faites d’autres Artistes plus essentiellement éclairés sur ces parties, parce qu’ils s’en sont plus plus particulièrement occupés.

Cet exemple suffit, je crois, pour les avis qu’on a droit d’attendre des Artistes. Il reste a démêler comment on pourra tirer aussi quelque parti du sentiment de ceux qui n’exercent pas les Arts. Je me sers ici du mot sentiment, préférablement aux mots jugement & conseils, parce que j’ai reconnu en effet que c’est le sentiment & la sensation qu’excitent les ouvrages des Arts sur les gens du monde à qui on les montre, qui peut éclairer l’Artiste bien plus que les jugemens qu’ils prononcent, & que tous les raisonnemens dans lesquels ils s’égarent. Mais si l’on doit être infiniment attentif à recueillir les impressions & l’effet de leur premier sentment ou de leurs premières sensations ; on est, je crois, très-autorisé le plus souvent, à se mésier des raisonnemens & des conseils étendus dont ils ne manquent guère de les accompagner. Nos sens, notre ame sont susceptible des premières impressions qui sont sincères & souvent justes, sans que nous sachions pour ainsi-dire comment. Notre esprit, lorsqu’il n’est pas assez éclairé, lorsqu’il est imbu de notions vagues, de préjugés & de préventions, lorsqu’il est arrêté par la difficulté d’énoncer avec justesse & clarté ses idées, est fort sujet à se détourner de plus en plus de la rectitude naturelle qui lui est propre.

Entre les moyens de tirer des lumières des personnes qui n’ont pas les connoissances intimes de l’art, on peut compter les sensations des hommes même les moins éclairés, des femmes qui naturellement ont des sensations vives & promptes, & quelquefois des enfans. Il résulte, comme on le voit, des notions que je viens de développer, que bien qu’il soit difficile d’obtenir dans les Arts dont traite cet ouvrage, des conseils éclairés & parfaitement appropriés aux objets sur lesquels on cherche à en obtenir, il est cependant une sorte d’adresse qui conduit à en recueillir partiellement, & que la réunion des avis & des sensations peut être fort utile aux Artistes.

Il est nécessaire, comme on le voit, que ces artistes soient assez éclairés eux-mêmes pour distinguer dans ceux qu’ils consultent, en quelle qualité, si l’on peut s’exprimer ainsi, ils s’adressent à eux. Si un homme connu pour être spirituel & sensible n’est pas affecté de l’expression de vos figures & de la disposition poëtique que vous avez churché à leur donner, il y a apparence qu’elle est commune ; s’il est arrêté ou choqué, elle est défecctueuse. Si un homme qui n’a point d’idées sur ces objets, mais qui a des yeux justes, le méprend sur les formes, la couleur ou le plan de quelques parties de votre tableau, certainement ces


formes, ces couleurs & ces plans sont défectueux en quelque chose d’essentiel. Si un enfant ne rit pas en regardant une figure que vous faites rire dans votre tableau, s’il ne prend pas un air triste en voyant pleurer une mere qui regarde son enfant malade, s’il n’a pas l’air allarmé d’un péril manifeste que vous faites courir à un de vos personnages, s’il n’est pas effrayé par l’image d’un homme que vous représentez en colère, votre but n’est pas complettement rempli ; car les enfans & les personnes qui n’ont pas beaucoup d’idées compliquées, dès qu’ils fixent un objet, en reçoivent une sensation relative très-juste & en portent un premier jugement exempt de prévention.

Apelle exposoit les ouvrages au jugement du public & faisoit bien. Ce n’étoit pas que le peuple d’Athènes se connût mieux que lui en peinture, ni qu’un peintre fit bien d’adopter les corrections que le public lui prescrit : mais c’est que le public qui ne sait pas en quoi consiste ce qui lui déplait, voit confusément dans l’ouvrage de l’art ce qui ne lui plait pas, & que l’artiste en se corrigeant & cherchant à lui plaire se surpasse lui-même.

Je ne parlerai pas des conseils de ceux qui d’eux-mêmes s’ingèrent d’en donner sur nos Arts, sans qu’on leur en demande ; rien ordinairement n’est plus sujet à erreur que leur jugement. On peut remarquer que plus l’homme qui n’est pas Artiste, ou qui est peu instruit de ce qui regarde les Arts, s’étend sur son jugement & veut motiver ses conseils, que plus il disserte enfin, plus il s’égare & plus l’Artiste a droit le penser qu’il n’a rien d’utile a en tirer.

Ce qu’on auroit à desirer (mais ce qu’on n’a pas lieu d’attendre) c’est que les personnes dont je parle bornassent leurs jugemens à un énoncé simple de ce qui les affecte.

Il seroit à souhaiter aussi que les Artistes qui sont eux-mêmes sujets aux prétentions & à des préventions trop favorables à leur égard, employassent tous les moyens qui leur sont possibles pour se dégager quelques momens des liens dont les garrote leur amour-propre.

Je ne dirai rien de l’Art qu’ils employent trop souvent contre leur propre intérêt, pour offrir sous des aspects propres à faire illusion, les ouvrages sur lesquels ils souhaitent d’être flattés & sur lesquels ils redoutent un jugement sévère ; ils savent exposer leurs ouvrages au jour le plus favorable, sans réflechir qu’il n’y a pas d’apparence que l’ouvrage se trouve peut-être jamais dans un aspect aussi avantageux ; ils agissent en cela à-peu-près comme les Gens-de-lettres qui lisent avec un artifice & un agrément infini leurs productions. Cet artifice adoucit ou fait disparoître des défauts qui reparoîtront immanquablement, parce ce que la chose la plus rare est qu’un ouvrage soit lu par quelque personne que ce soit, aussi adroitement que par l’Auteur. On a parlé souvent du talent merveilleux qu’ont les Auteurs & les Artistes pour excuser les défauts de leurs ouvrages, ainsi je n’insisterai pas. Je finirai seulement par dire, que le moyen le plus certain de se procurer des conseils utiles, est de les demander dans le dessein bien sincère de les obtenir. Demandez peut-on dire alors, & vous obtiendrez. (Article de M. Watelet.)

CONSIDÉRATION attachée aux Arts & aux Artistes.

Fixer l’attention du Public & quelquefois d’une Nation entière par des occupations qu’on remplit avec succès & par des vertus sociales auxquelles on se montre fidèle, c’est mériter & acquérir une véritable & complette considération. Chaque Etat, hors ceux qui sont trop dédaignés par l’injustice des grandes sociétés, peut conduite à une considération qui lui soit propre.

La considération à laquelle un Artiste peut parvenir, doit être aujourd’hui fondée non-seulement sur les succès qu’il obtient par des soins, des études suivies : mais comme il se montre bien plus qu’autre fois dans la société, il doit encore établir l’estime à laquelle il aspire sur l’exercice habituel des vertus sociales. La réputation qui vient du succès des ouvrages, fixe avec intérêt les regards du Public sur celui dont il admire les talens ; mais cette faveur établit pour l’Artiste qui la reçoit, des devoirs plus exigeans qu’ils ne le sont pour le citoyen ignoré. Ces devoirs peuvent être gênans, si les penchans de celui qui les contracte y mettent quelque opposition ; les penchans des Artistes (je parle en général) sont trop souvent de nature à se plier difficilement aux obligations sociales auxquelles on attache de la considération ; parce que leur imagination trop vive & toujours exercée, se porte naturellement à un goût de liberté, d’indépendance, je dirois même, de libertinage d’esprit qui sont contraires à plusieurs convenances absolument indispensables pour que la considération se soutienne toujours inaltérable.

On doit appercevoir, d’après ces notions, que la réputation acquise par l’exercice heureux du talent, ne fait aujourd’hui qu’une partie de la considération que l’Artiste doit rechercher. Il pourroit, par des succès nombreux, acquérir une réputation méritée & ne pas jouir de toute la considération à laquelle il peut prétendre ; de même qu’il pourroit ne pas se distinguer dans son talent, & donner cependant de sa personne, par l’exercice habituel des vertus & des bienséances sociales, une opinion avantageuse, qui n’auroit aucune liaison avec son Art.

Il est donc une considération complette que les Artistes peuvent & doivent se proposer d’obtenir. Quand ils se tenoient plus isolés, l’idée de la réputation l’emportoit presqu’entièrement


pour eux sur l’idée de la considération ; parce que, dévoués à la retraite & an travail, & vivant dans des sociétés absolument privées, leur existence sociale fixoit trop peu les regards du Public, pour qu’il eut droit de les juger sous une double relation.

Nos mœurs à cet égard sont changées, les Artistes, & l’on en pourroit dire autant des Savans & des Gens de Lettres, sont admis dans la société générale, &, par cette raison, ils ont droit à cette considération plus complette dont j’ai parlé. Les Artistes sont donc en effet aujourd’hui susceptibles d’une ambition de plus ; ambition louable, & qui bien dirigée, tourne absolument à l’avantage de celui qu’elle anime, & n’est pas même inutile à l’Art. On doit en effet présumer que l’Artiste engagé à respecter les convenances & les bienséances sociales, observera plus exactement encore celles qui sont relatives à ses ouvrages ; & que ces deux mérites devenus plus fréquens, feront rejaillir sur l’Art une opinion plus honorable. Cependant cette ambition, ce desir extrême de la considération peut égarer celui qui s’y livre si, manquant de justesse & d’idées, il cherche à s’attribuer les nuances de considération qui sont dues à d’autres états que le sien ; ses efforts alors, en le détournant de la route qu’il doit tenir, peuvent nuire à la réputation qu’il doit obtenir par ses talens & le priver enfin de la double gloire qu’il recherche.

Rien de plus commun aujourd’hui que ces méprises ou ces inconséquences ; rien de plus commun que les inconvéniens qu’elles occasionnent. Un Magistrat veut acquérir la considération d’homme d’Etat, de Politique, de Savant, d’Artiste. Un Artiste à son tour prétend quelquefois à celle d’homme de Lettres, d’homme du monde ; il perd le tems qui l’auroit conduit à de plus grands succès dans l’état sous lequel il s’est montré ; & l’incertitude qu’il cause sur l’espèce de considération qu’il demande, engage quelquefois à ne lui en accorder aucune. Il a trop demandé, & finit par ne recevoir que du ridicule. Il est bien rare qu’un homme puisse réunir plusieurs réputations bien fondées & plusieurs sortes de considérations à la fois. Si l’Artiste a la prétention de vouloir persuader que l’Art dans lequel il pourroit rèussir n’est que le moindre de ses talens, il risquera de perdre la considération à laquelle il avoit droit, & qui feroit la jouissance de sa vieillesse, comme le souvenir des actions honnêtes & des travaux utiles devient celle des hommes vertueux. (Article de M. Watelet.)

CONTORSION, (subst. fém.) Se dit en peinture des attitudes outrées, quoique possibles, soit du corps, soit du visage. Le peintre, en voulant donner de l’expression à ses figures, ne fait souvent faire que des contorsions . (Article de l’ancienne Encyclopédie).

CONTOUR, CONTOURNER.

Les objets qui tombent sous le sens de la vue ne sont distincts à notre égard que par la couleur que nous fait parvenir la lumière ; mais nous ne distinguerions vaguement que des masses colorées, si chaque objet, doué d’une couleur différente ou différemment nuancée, ne nous offroit une apparence distincte des autres, par les bornes dans lesquelles cette couleur qui lui est propre se trouve renfermée. Ce sont les bornes de ces diverses apparences colorées qui forment le contour ou les contours de chaque objet.

Ainsi, une surface apparente, telle que celle du soleil ou de la lune, dont la matière colorée est comme renfermée dans un cercle, nous donne l’idée d’un objet rond ; & les points ou la ligne supposée qui le circonscrivent, sont pour nous les contours d’un objet rond. Je crois cette première & simple notion d’autant plus suffisante, que dans ce sujet, comme dans une infinité d’autres, les termes reçus, connus & convenus équivalent à une définition.

Il n’y aura personne, à ce que je pense, de ceux qui liront ce Dictionnaire, qui n’ait une idée plus claire encore que mon explication, de ce qu’est un contour : il me sera donc permis de ne pas m’appesantir sur une définition, d’autant qu’il est souvent impossible d’en faire, qui soit complettement juste, & je regarderai mes Lecteurs même les moins instruits en Peinture, comme sachant ce que je veux dire, lorsque j’employerai le terme qui fait le sujet dont je m’occupe. Mais il n’est peut-être pas inutile d’expliquer comment les contours d’une figure ou ceux d’une statue se manifestent à l’œil, relativement au dessin & à la Peinture, de manière à être imités par un trait ; car on peut dire avec raison, qu’il n’y a point, à proprement parler, de trait dans une figure dont toutes les parties sont des suites de superficies plus ou moins rondes & dont les points qui forment la surface se joignent sans interruption. Il sembleroit alors que le trait ou contour que dessine ou que peint l’Artiste fût une sorte de convention de l’Art ; & effectivement lorsque le contour est tracé presqu’également & fortement marqué par un trait de sanguine ou de crayon noir, par exemple, certainement le contour est alors mêlé de vérité & de convention. Aussi le contour le plus parfait est-il celui qui, tracé avec légéreté & avec une intelligence fondée sur la vérité, comme je vais le dire, fait en quelque façon oublier la trace du moyen, pour ne donner à penser que l’image précise du corps qu’on regarde attentivement du point de vue où l’on est placé.

Ce qui donne l’idée du contour dans l’objet narel, sont des nuances plus ou moins obscures qui successivement servent de fond à l’objet qu’on destine, & qui le circonscrivent entièrement. En effet, posez une figure humaine ou


une statue dans un endroit quelconque, placez-vous dans un point d’où vous l’observerez avec l’intention de concevoir ce que je desire vous faire comprendre (je m’adresse, comme on le sent, à ceux qui n’ont aucune idée de ces détails des arts), vous verrez en conduisant votre regard tout autour de l’objet de votre observation, la couleur générale qui le distingue à vos yeux paroître tantôt plus claire, & tantôt plus obscure, parce que si le fond, c’est-à-dire, les couleurs des objets sur lesquelles elles se dessinent à votre œil, se trouvent plus claires ou plus obscures que la sienne ; la dernière ligne de sa surface vous paroîtra tantôt plus claire, tantôt plus obscure elle même par l’effet de l’opposition. Les extrêmités des surfaces de cette figure paroîtront donc terminées ou dessinées par un trait ou contour diversement marqué que vous vous figurerez lui appartenir, quoiqu’il n’appartienne pas plus réellement à cet objet qu’à ceux qui se trouvent derrière ou à côté. C’est-là cependant ce que veut imiter le trait que vous formez avec le crayon ou le pinceau. Si le fond se trouve moins clair que la partie de la figure que vous dessinez, alors le contour que vous attribuez à votre figure semble disparoître ou appartenir au fond. Voilà pourquoi, dans les dessins, il y a telle partie du contour qui n’est décidée que par l’ombre du fond, sans qu’il y ait aucun trait ; ou bien, si l’on n’indique point de fond, l’on rend au moins le trait du contour si léger, si fin, si peu sensible, qu’on désigne à l’imagination ce qu’on n’a pas dû représenter plus sensiblement. Voilà pourquoi, comme je le dirai encore au mot Trait, le contour a d’autant plus de ressemblance avec ce qu’offre la nature, qu’il est moins apparent dans les endroits où la figure s’oppose en clair sur un fond plus obscur ; & le trait qui représente le contour est d’autant plus conventionnel que, sur une surface également blanche, par exemple, il est plus fortement ou plus également marqué & prononcé. Si l’on veut rapprocher plusieurs des notions qu’on trouvera aux mots Académie, Dessin, Trait, Touche, elles s’éclairciront les unes par les autres ; & cela est nécessaire pour avoir une idée juste de ce que c’est réellement que le contour & le trait employés par les Artistes.

Les observations qu’on peut faire avec un Artiste-Destinateur intelligent, en les rapportant à l’explication que je donne, acheveront de la faire comprendre entièrement, s’il reste quelqu’obscurité.

Pour revenir aux deux termes que j’ai rassemblés à la tête de cet Article, je ferai remarquer que le substantif & le verbe offrent entr’eux une différence dans leur signification, ce qui n’est pas sans exemple dans notre langue. Contour signifie, comme je viens de le dire, la ligne tracée qui désigne les formes d’une figure, & c mot n’entraîne que l’idée simple du trait qu’on employe à cet usage & tel qu’il doit être employé. Contourner a un sens qui annonce un défaut : car lorsqu’on dit, une figure contournée, on peut entendre que le contour de cette figure a de l’affectation, qu’il est tourmenté, qu’il s’éloigne enfin de la simplicité de la nature. On ne diroit pas que Raphaël contourne ses figures, mais l’on dit avec raison que nul dessinateur n’a donné à ses figures des contours plus purs & plus élégans que lui. Je ne conçois pas assez clairement la cause de cette différence d’acception, pour hazarder de la faire connoître ; mais il est nécessaire de l’établir pour être utile à ceux qui veulent parler avec justesse le langage de l’Art, & comprendre ce que disent les bons Auteurs ou les Artistes qui s’expriment avec précision.

Pour revenir au mot contour, il signifie donc, dans la figure vivante ou de ronde-bosse, l’extrêmité des surfaces apperçues dans un point de vue fixe où l’on est placé pour les observer & les étudier. Le contour d’une figure, d’un membre, d’une partie de quelqu’objet naturel ou d’une imitation en ronde-bosse, varie au moindre déplacement de l’objet fixé par le regard, ou da l’œil qui le fixe. Il n’en est pas de même du contour de la figure tracée, dessinée & peinte. Le contour alors est fixe, invariable ; & c’est d’après l’observation qu’on en fait qu’il est plus facile de l’apprécier, d’en appercevoir les défauts ou d’en sentir les beautés.

La justesse, la correction, la noblesse, l’élégance, la grace, la force, l’énergie, sont des caractères différens par lesquels on désigne le contour ou les contours des figures, soit dans les dessins, soit dans les tableaux. Il n’est pas inutile de faire sentir ici, avant d’entrer dans quelques détails sur les caractères que j’ai désignés, combien, à l’égard des contours, la Sculpture a plus de difficultés que la Peinture, non que je veuille ici établir de prééminence entre les deux Arts. Ce projet, tenté plus d’une fois, soit de bonne soi, soit par jeu d’esprit, n’a aucune utilité, est impossible à exécuter & ne sert de rien au progrès des Arts & des connoissances. Il y a dans la Peinture des difficultés à surmonter qui n’existent point dans la Sculpture, puisque la couleur, l’harmonie du clair-obscur, les ordonnances ou compositions dans lesquelles il entre un grand nombre d’objets, ne sont pas de son ressort. Mais pour me borner au sujet de cet Article, les contours de chaque objet que représente la Sculpture doivent avoir à l’œil qui se promène autour d’une figure représentée, toutes les perfections auxquelles le Dessinateur & le Peintre ne sont astreints que pour le seul point de vue sous lequel ils présentent l’objet qu’ils dessinent ou qu’il peignent. Si le Peintre a réussi à rendre ce


contour exact, correct, & s’il n’a rien omis des beautés qui lui appartiennent, ce succès suffit. Le spectateur, en changeant de place & de point-de-vue, n’exige pas davantage. Ainsi le Peintre n’est pas obligé, comme le Statuaire, de promener, pour ainsi dire, la correction, la beauté, la grace, dans tous les points-de-vue de son ouvrage, où l’observateur peut s’arrêter en tournant autour de sa figure.

C’est donc en quelque sorte principalemunt pour le Sculpteur statuaire que les contours sont un objet d’attention, d’études & de difficultés toujours renaissantes. Cette observation n’ôte rien au mérite que le Dessinateur & le Peintre peuvent acquérir par la science approfondie des contourscar si, d’un côté, ces Artistes ne sont tenus de présenter chaque figure qu’ils créent que sous un seul point de vue, ce qui réduit à un seul élément, pour parler ainsi, le problême qu’ils avoient à résoudre, d’un autre côté, qu’elle multitude de figures différentes ne sont-ils pas obligés de produire souvent dans un même ouvrage, en comparaison du Sculpteur, dont les compositions sont bornées à deux, trois ou quatre figures tout-au-plus ? Le Peintre d’Histoire est obligé, en quelque sorte, de représenter souvent dans un seul tableau la figure humaine sous une infinité de points de vue, dans chacun desquels on exige autant de perfection que dans la figure de ronde-bosse.

Je vais tracer actuellement avec le plus de clarté & le moins d’étendue qu’il me sera possible quelques notions des différens caractères que j’ai énoncés relativement aux contours. On dit d’un contour qu’on veut louer, qu’il est juste, exact, correct, pur, décidé, ferme, sévère, simple, grand, prononcé, articulé, liant, ondoyant, & c..

On exprime les défauts contraires à ces beautés par des épithétes contraires à celles que je viens d’offrir, telles que faux, inexact, incorrect, sans pureté, indécis, mol, libre ou libertin, manièré, petit, mesquin, hésité, sans caractère, heurté, sec.

Il est nécessaire, pour l’intelligence plus parfaite & pour la brièveté des notions que je vais donner, d’observer que toutes les sortes de contours dont j’ai parlé & sur lesquels je vais m’étendre un peu plus, sont ceux que le Dessinateur ou le Peintre exécutent, lorsqu’ils imitent la figure humaine, ou la bosse, ou des dessins donnés peur modèle.

Un contour juste est donc (dans les Arts du Dessin) celui qui imite avec précision l’extrêmité des formes d’un objet observé d’un certain point fixe. La justesse exprime la fidélité de l’imitation, indépendamment des autres perfections théoriques ou pratiques de l’Art ; ainsi l’on peut tracer uncontour très-juste d’une figure imparfaite ; & quoique cette justesse ne produise pas alors une imitation agréable, elle est à certains égards estimable, parcequ’elle suppose dans l’Artiste qui l’a exécutée une perfection d’organe & une habitude acquise par un grand nombre d’essais & d’études sans lesquelles il ne seroit pas parvenu à faire agir la main dans un parfait accord avec les sensations de la vue. Il y a des hommes qui éprouvent plus ou moins de difficulté pour acquérir la justesse dont je parle, soit parceque l’œil a peine à se fixer avec préoision sur le contour que la main doit imiter, soit parceque la main n’est pas assez souple, assez adroite pour représenter exactement ce que l’œil voit & ce que la volonté exige. Nos divers organes ont entr’eux une relation physique, & ils en ont une qu’on peut appeller morale avec nos facultés intellectuelles ; mais les différentes qualités, les perfections ou les imperfections de nos organes & de nos facultés intellectuelles favorisent ou contrarient les opérations dans lesquelles elles doivent concourir & s’accorder.

Le contour exact emporte à-peu-près le même sens que le contour juste, mais il me sembleroit cependant qu’on dit plus ordinairement à un Elève qui copie bien un bon dessin : votre contour est exact, parceque le jugement que porte le Maître a toute la clarté qu’il peut avoir, lorsqu’il est énoncé en ces termes.

Le contour correct annonce plus d’idées théoriques de l’Art, car c’est ainsi qu’on désigne le contour, qui est non-seulement exact, mais encore conforme à la nature choisie. La correction donne une idée de justesse & d’exactitude ; & de plus, comme je viens de le dire, une idée relative aux proportions reconnues comme bases de la perfection. On ne doit donc pas dire d’un Artiste qui a dessiné exactement un modèle imparfait, que son contour est correct, parceque l’ensemble qu’il a imité est lui-même incorrect. Le contour correct annonce une connoissance des proportions & une exactitude à s’y conformer. On entend plus précisément encore cette correction répandue sur tout le contour en l’appellant un contour pur. Certaines têtes antiques ont un contour pur ; certains traits des plus célèbres Dessinateurs présentent des contours purs.

Un contour correct, pur & décidé rappelle l’idée de Raphaël, dessinant sans hésiter la tête d’un de ces Anges qu’il a placés dans le tableau d’Héliodore : ceux qui ont eu l’avantage de voir dans ce siècle le célèbre Boucharodon dessiner d’après le bel Antique, ont pu concevoir clairement ce que c’est qu’un contour décidé, & nombre de ces dessins attestent cette savante aptitude qu’il avoit acquise, & à l’aide de laquelle il dessinoit quelquefois le contour d’une Académie presque d’un seul trait, sans hésiter & sans se reprendre, ou se corriger. Un contour sévère n’exige pas cette décision ; mais quand plus de lenteur y seroit employée, il suppose toujours l’exactitude,


la correction & la pureté ; il suppose surtout que l’Artiste n’a point altéré, quand ce seroit avec l’intention d’adoucir quelques légers défauts, l’exactitude du trait : un Dessinateur sévère porte cette exactitude au même point qu’un homme qu’on nomme sévère, la porte dans ses mœurs ou qu’un Moraliste sévère à porte dans ses principes.

Le contour simple est celui qui rend naïvement la nature. L’exactitude s’y montre plus dans le caractère général de l’ensemble, que dans la correction de chaque partie.

La naïveté se trouve comprise dans cette dénomination, & ces caractères sont convenables à certains objets plutôt qu’à d’autres. Le contour de l’Antinoüs a plus de simplicité ou de naïveté que celui de l’Apollon, plus que celui du Gladiateur, & surtout plus que celui du Laocoon.

La grandeur convient, au contour du Dieu qui vient de débarrasser la terre d’un monstre malfaisant, & la qualification de prononcé convient au contour d’un Athlète & sur-tout du malheureux Vieillard, qui, enlacé par les serpens, expire dans un supplice dont la mort de ses enfans accroît les horreurs.

Le contour liant est celui dans lequel l’intelligent Dessinateur fait sentir la mollesse agréable, dont la nature a doué la jeunesse de l’un & l’autre sexe dans ses mouvemens & dans ses formes.

Le contour ondoyant prend sa source dans les mêmes idées, rapprochées de celles d’un élément flexible. Aussi ne convient-il qu’à certains mouvemens, certaines positions, d’une nature souple, telle que l’est la jeunesse & le sexe le plus foible. Lorsque ce caractère de contour est employé trop souvent par l’Artiste, il se tourne aisément en habitude, il peut dégénérer en manière, & par consèquent devenir un défaut.

Je ne m’étendrai pas sur les qualités blâmables des contours qui peuvent être mises en opposition avec celle que je viens d’énoncer, mais je rapprocherai ces oppositions.

Contour faux, contraste avec contour juste ; l’inexact est opposé à l’exact, & l’incorrect au correct. On ne-dit pas un contour impur, pour exprimer l’opposition au contour pur ; mais on dit que le contour manque de pureté ; qualité aussi rare dans le dessin & dans la Peinture que dans les mœurs.

Le contour indécis s’oppose à celui qui a la décision dont j’ai parlé, le contour mol au contour ferme, & même au sévère ;le bas ou le mesquin à celui qui a de la grandeur & de la noblesse. Le fier, le prononcé, excluent le trait ou contour insignifiant, indéterminé. Le contour liant est’l’opposé du contour sec, & l’ondoyant enfin ; de celui qu’on appelle heurté.

Voilà les principaux caractères par lesquels on distingue le contour. S’il s’agissoit à présent d’ indiquer aux jeunes disciples celui qu’ils doivent préférer, on sent aisément qu’on leur donneroit pour précepte de les connoître, de les distinguer, de s’habituer à les pratiquer tous & sur-tout de les mettre en usage à propos & convenablement ; mais ils pourroient exiger, indépendamment de ce précepte trop général, quelques notions au moins sur l’ordre dans lequel ils doivent procéder à cette étude si intéressante de l’art auquel ils se dévouent.

L’ordre dans lequel j’ai énoncé moi-même les différens caractères des contours leur indique à-peu-près la marche qu’ils doivent tenir ; car on exige d’abord d’un dessinateur l’exactitude dans la présentation de l’objet qu’il se propose de nous transmettre, sans laquelle il manque de la première qualité essentielle.

En regardant ensuite le dessinateur comme artiste, on veut de la correction & de la pureté. Comme artiste annonçant du talent & du génie, on est satisfait si on le voit dessiner ses contours avec une certaine décision qui prouve qu’il apperçoit vivement ; avec une fermeté, preuve de l’énergie de son ame ; avec une sévérité qui annonce le bon goût. On exige du dessinateur, suivant le différent caractère des objets, que tantôt il employe cette simplicité, cette naïveté, appanage de la grace ; cette noblesse appartenant à la beauté ; ce prononcé, cet articulé par lesquels l’ame du dessinateur fait connoître fortement les impressions vives dont il est susceptible ; tantôt ce liant & cet ondoyant qui le montre susceptible, lorsqu’il est nécessaire, d’un sentiment de volupté, qu’on n’exige que trop souvent des arts, dans les temps & parmi les nations où leur emploi est plus recherché pour l’intérêt des plaisirs que pour celui des vertus & des mœurs. (Article de M. Watelet).

CONTOURNÉ, (adj.) affecté dans les contours. Ce terme est toujours pris en mauvaise part, & s’employe également pour les ouvrages de peinture, de sculpture & d’architecture. Il a été transporté aux ouvrages d’esprit ; on dit une phrase, une période contournée. Ce vice naît de l’affectation mal-adroite d’éviter la trop grande simplicité. Un Architecte contourne le plan & les détails d’un édifice pour rompre la ligne droite ou la ligne circulaire. Un Peintre, un Sculpteur contourne une figure, c’est-à-dire, lui donne une position, une attitude peu naturelle, pour éviter la froideur. Toutes les fois qu’une figure fait plus de mouvement, plus d’effort que n’en exige l’action qu’on lui suppose, elle est contournée. Par exemple, l’action du commandement doit être d’autant plus simple, que celui qui le reçoit est plus subordonné à celui qui le donne. Un coup-d’œil, un geste suffit pour assurer de l’obéissance


celui qui a le pouvoir de commander. Moins il fait de mouvement, plus il montre de grandeur, parce qu’il est certain qu’on ne tentera pas de lui résister. Jupiter, pour ébranler l’Olympe, ne fait que remuer le sourcil.

Que dire de certains peintres qui, pour représenter un prince, un général qui commande, lui sont porter la tête en arrière avec effort, étendre & roidir le bras droit, ployer le poignet en l’arrondissant avec une sorte de contraction, & tendre violemment le doigt index ? Ce n’est pas représenter un homme qui jouit de la grandeur, mais un homme qui veut se faire grand. Une semblable position seroit bonne pour représenter le ridicule d’un insolent subalterne qui affecte de commander.

On contourne les figures pour leur donner de la grace : c’est oublier cjue la grace ne se trouve qu’avec la nature, qu’elle est negligée, & que tout ce qui est affecté est en même-temps disgracieux.

La plus légère étude de l’antiquité suffit pour empêcher les artistes de faire des figures contournées. Les Grecs, dans tous les genres, n’ont aimé que la nature : ils ont été simpies dans les plans de leurs tragédies, simples dans les expressions qu’ils ont prêtées à leurs personnages ; simples dans les attitudes qu’ils ont données à leurs statues. S’ils représentoient une figure tranquille, ils la montroient dans le plus parfait repos.

L’homme, dans quelque situation qu’il se trouve, prend toujours l’attitude la moins pénible, celle dans laquelle il est le plus à son aise. S’il ne fait pas une action difficile, il évite toute position, tout mouvement qui peut lui donner quelque peine. Toutes les fois qu’un artiste oublie ce principe, il pêche contre l’art, puisqu’il pêche contre la nature : tout genre a sa naïveté, & la naïveté plaît toujours.

On dit aux élèves : donnez eu mouvement à vos figures ; & ce précepte est fondé ; mais il faut ajouter : ne leur donnez que le mouvement qu’elles doivent naturellement avoir dans la situation où vous les supposez.

Contourner une figure par des mouvemens violens, lorsqu’elle ne fait qu’une action aisée & simple ; c’est commettre le même contresens que si on lui faisoit ouvrir violemment la bouche pour indiquer qu’elle parle.

Enfin, le peintre doit éviter constamment les formes contournées dans l’architecture dont il décore ses tableaux, dans les ornemens & les meubles qui en forment les accessoires. (Article de M. Levesque).

CONTRASTE, (subst. masc.) On peut observer plusieurs sortes de contrastes dans un ouvrage de l’art ; contraste des ombres & de la lumière, d’où résulte le clair obscur ; contraste dans l’âge, le sexe, les passions des personnages ; contraste dans les mouvemens des différentes figures ; contraste dans le mouvement des parties d’une seule figure. C’est à ces deux derniers objets que le mot contraste est plus particulièrement consacré.

« Par contraste, on entend en peinture la variété bien raisonnée de toutes les parties ; c’est l’opposé de ce qu’on appelle répétition. Si, par exemple, dans un grouppe de trois figures, l’une se montre de face, l’autre de profil, & la troisième par le dos, il y aura un bon contraste. Ainsi, chaque figure & chaque membre doit être en contraste avec les autres du même grouppe, comme les différens grouppes d’un tableau doivent contraster entr’eux. Mengs. »

Si plusieurs figures dans un même tableau ont le même mouvement ; si, quoique leur mouvement général soit varié, leurs jambes ou leurs bras ou quelques autres parties tendent à décrire des lignes semblables, le spectateur sera justement choqué que le peintre ait trouvé si peu de ressources dans son art, quand la nature lui offre tant de variété. Les mouvemens doivent donc être variés, mais cela ne signifie pas qu’ils doivent être contraires les uns aux autres.

Il y a quelques circonstances où les principaux mouvemens des différentes figures doivent être les mêmes, comme lorsqu’elles concourent ensemble à tirer ou à pousser quelque chose. Alors la variété ou le contraste se trouvera dans des mouvemens accessoires, dans l’expression, dans la différence des âges, des formes, &c.

On recommande d’observer le contraste, même dans une seule figure. Les deux épaules, les deux hanches, les deux genoux ne doivent pas être à une même hauteur. La tête s’incline du côté de l’épaule la plus élevée ; le bras se porte en avant du côté où la jambe est portée en arrière ; on voit le dessus d’une main & la paume de l’autre. Il faut cependant observer que la recherche affectée & trop apparente des contrastes ne seroit pas moins vicieuse que la symmétrie.

On a vu des peintres qui rendoient affreux les visages d’hommes pour les faire contraster avec les femmes. Cette ressource ne suppose pas un grand art & ne mérite pas d’être adoptée. On peut seulement en profiter quand elle est offerte par le sujet. La face de bouc, le teint brûlé d’un satyre contraste fortement avec la beauté d’une jeune nymphe & la blancheur de son teint ; le visage ridé d’une vieille nourrice fait un contraste heureux avec les jeunes attraits de Danaë.

On n’a pas besoin de chercher les contraires pour contraster suffisamment. Le front chauve d’un vieillard, l’expression de son austère sa-


gesse contrastent bien avec le front ingénu d’un adolescent que parent les boucles naturelles de ses cheveux. Les traits d’une prudente mère qui a la beauté de son âge contrastent avec la beauté naissante de sa modeste fille. La fière Junon & la tendre Vénus, toutes deux également belles, contrastent par le caractère différent de leur beauté.

Il est un autre contraste trop négligé par les peintres d’histoire : c’est celui des proportions. On a mesuré un petit nombre de statues antiques, & l’on a donné pour règle d’en suivre les proportions : on est convenu d’éviter le trop d’embonpoint & la maigreur. Mais, comme le remarque le célèbre Mengs : « Les peintres doivent mettre infiniment plus de variété dans leurs productions que les sculpteurs, & sont parconséquent renfermés dans des bornes moins circonscrites. » Raphael semble avoir pensé de même : il s’est servi de toutes sortes de proportions, & l’on connoît de lui des figures qui n’ont que six têtes & demie de hauteur ; c’est encore le même artiste qui fait cette observation.

Sans doute, si l’on fait un tableau d’un petit nombre de figures, on doit leur donner, suivant leur état, leur âge & leur sexe, la plus élégante proportion. Sans doute encore ce seroit un défaut de représenter un guerrier chargé d’embonpoint, à moins qu’on ne fasse un portrait, parce que les exercices & les fatigues d’un homme de guerre semblent exclure une corpulence qui suppose l’abondance & le repos. Mais, dans une assemblée de magistrats, de savans ; dans un concours de peuple, dans une réunion d’hommes, dont plusieurs mènent une vie sédentaire, tandis que d’autres sont livrés à de rudes travaux, pourquoi ne rassembleroit-on pas toutes les proportions qui ne sont ni ridicules ni vicieuses ? Pourquoi n’imiteroit-on pas la variété de la nature ? N’est-ce pas avertir qu’on ne l’imite pas que de mesurer tous les hommes sur un même module ? N’a-t-elle pas des beautés véritables dans le nombre infini de ses varietés ? Pourquoi dans une assemblée d’anciens philosophes, Diogène, volontairement misérable, ne seroit-il pas d’une extrême maigreur ; le laborieux Aristote un peu maigre ; le voluptueux Arstippe un peu trop gras, & le fastueux Platon pourvu d’un juste embonpoint ? La proportion de Voltaire, celle de Montesquieu seroient-elles déplacées dans une conférence de gens de lettres ? Puis-je croire que je vois un peuple assemblé, si je cherche envain des hommes d’une haute stature, s’élevant de la tête presqu’entière au-dessus de quelques gens d’une taille moyenne, tandis que ceux-ci ont auprès d’eux des hommes d’une proportion courte & ramassée ? (Article de M. Levesque).

CONTRE-ÉPREUVE. CONTRE-ÉPREUVE . (subst. fém.) Terme de dessin & de gravure. On couvre d’une feuille de papier blanc & mouillée le dessin, mouillé lui-même, ou l’épreuve d’une gravure encore fraîche, & on les passe sous la presse d’un imprimeur en taille-douce ; alors le dessin ou l’estampe se trouve répété en sens contraire sur la feuille de papier qui y étoit appliquée. Ce double du dessin ou de l’estampe est plus foible que ne l’étoit l’estampe ou le dessin, qui eux-mêmes sont plus ou moins affoiblis suivant que la presse étoit plus ou moins chargée. Alors le dessin est fixé, l’on ne craint plus qu’il s’efface par le frottement. Ce n’est pas par la même raison que l’on tire une contre-épreuve d’une estampe, puisque le noir à l’huile qu’on emploie pour l’imprimer en assure lui-même la fixité : mais cette opération est utile aux graveurs, parce qu’elle leur montre l’estampe a laquelle ils travaillent dans le même sens que le dessin ou tableau qu’ils copient, & qu’elle leur fait voir plus aisément s’ils s’en sont écartés. Cependant les graveurs négligent assez ordinairement de se procurer une contre-épreuve de leurs estampes. Je ne condamne pas leur pratique ; mais je pense qu’il est avantageux de regarder son ouvrage sous tous les aspects qu’on peut se ménager, sur la planche, sur l’épreuve, sur la contre-épreuve & au miroir. (Article de M. Levesque).

CONTRE-HACHER, Terme de dessin. C’est couper par de nouvelles hachures les premières hachures ou Lignes de crayons qu’on a tracées. Ces nouvelles hachures se nomment des contre-hachures . Elles doivent tendre à former avec les premières plutôt des losanges que des quarrés. (Article de M. Levesque).

CONTRE-TAILLE, terme de gravure. C’est une seconde taille dont on coupe la première que l’on a tracée. Si l’on veut imiter de la pierre on coupe le premier rang de tailles de manière que les contre-tailles y forment des quarrés : mais pour imiter de la chair ou des draperies, on affecte d’approcher plutôt du lozange que du quarré. Cependant le lozange outré devient désagréable parce que les sections que les contre-tailles font avec les tailles produisent un noir qui ne s’accorde pas avec le reste du ton. Les graveurs disent que ce travail maquerotte. Le travail le plus agréable est celui qui tient le milieu entre le quaré & le lozange. Si l’on hasardoit des lozanges outrés à des travaux qui devroient passer à l’eau-forte, elle mordroit les sections formées par les tailles & les contre-tailles bien plus vivement que le reste du travail, & l’on risqueroit d’être obligé de recouvrir long-temps avant que la totalité de l’ouvrage fût assez mordue. (Article de M. Levesque).



CONVENANCE (subst. fém.) Les couvenances n’appartiennent point à l’essence de l’art ; mais elles en sont une des plus importantes dependences. Un Tableau restera toujours un excellent ouvrage de peinture, si les parties essentielles de l’art y sont d’une grande beauté, quoique le peintre y ait minqué aux convenances d’histoire, de costume, &c. : mais en jouissant de ses talens, on regrettera qu’il n’ait pas observé les convenances.

Les tableaux vénitiens sont remplis d’anachronismes, de fautes contre l’histoire & contre le costume : & quoique en même-temps ils ne soient pas d’une grande correction de dessin, on leur pardonne toutes ces défectuosités en faveur du pinceau, de la couleur, & de l’imitation des plus riches étoffes.

Rembrandt dessinoit encore plus incorrectement que les Vénitiens : il étoit encore bien plus bizarre & beaucoup moins riche dans le costume : on prétend qu’il appelloit ses antiques de vieilles armures, de vieilles hardes barbares, bien plus convenables à un cabinet du curiosités, qu’au cabinet d’étude d’un artiste ; mais il réunissoit à un si haut degré les qualités qui constituent le peintre (je ne dis pas le dessinateur) qu’on est captivé par l’admiration quand on voit ses ouvrages, & qu’il ne reste plus assez de liberté pour lui faire des reproches.

Mais si les vrais connoisseurs ont cette indulgence en faveur de l’ignorance de quelques artistes, de leur humeur capricieuse, du goût de leur école, ils proportionnent cependant cette indulgence aux beautés, & montreroient avec justice beaucoup plus de sévérité envers des artistes qui ne compenseroient pas les mêmes défauts par un mirite égal, qui n’auroient pas le degré de talent qui fait pardonner le caprice, qui sortiroient d’une école où ils ont appris les convenances en même-temps que les règles de leur art, & qui vivroient dans un siécle de la facilité de s’instruire rend l’ignorance inexcusable.

Michel-Ange étoit loin d’être ignorant : aussi, malgré la science de ton dessin & la fierté de son ciseau, ne lui a-t on pas pardonné les défauts des convenances qu’il s’est permis, sans qu’ils pussent lui fournir aucune beauté particulière. On lui a justement reproché d’avoir introduit Caron & sa barque dans le tableau du jugement dernier : on a sévèrement condamné l’inconvenance de son Moyse à visage de bouc & vêtu comme un forçat. Ecoutons M. Falconet sur ce dernier ouvrage ; Mengs ne lui est pas plus favorable.

« Un héros, le législateur, le chef d’un peuple doit être représenté dans l’attitude la plus convenable à la grande idée qu’on s’en en est faite. Il doit avoir une action caractéristique, & un vêtement qui marque sa dignité, surtout lorsque celui qu’il portoit n’étoit pas ignoble. Si l’artiste s’éloigne quelquefois du costume, ce ne doit être que pour ajouter à la dignité de son sujet : tous les grands peintres & les grands artistes sont d’accord sur ce point.... Un homme vêtu d’une espèce de camisole fort serrée, qui laisse voir les bras nuds jusques par-dessus les épaules, ressemble plutôt à un forçat qu’à un legislateur. Le défaut d’expression & de convenance est tout aussi frappant ; un homme qui d’une main tient le bas de sa barbe, & dont l’autre main sans action est posée sur son ventre, n’exprime rien, absolument rien : il ne dit pas un mot de ce que Moyse avoit sans cesse à dire à son peuple indocile. Quel heureux sujet pour un statuaire ! que d’expression, de grandeur, de pathétique il présente ! »

Sans doute le défaut de convenance le plus choquant est celui de l’expresson, parce qu’elle tient de plus près à l’essence de l’art. On a reproché au Guide d’avoir extrêmement affoibli l’expression de ses figures dans la crainte d’en altérer la beauté, comme si la beauté expressive n’étoit pas la première due l’art dôt se proposer pour objet.

L’expression pittoresque étant la première convenance de l’art sollicite l’indulgence pour les ouvrages où elle se trouve jointe à des défauts contre d’autres convenances. Je me ferai mieux entendre en laissant parler M. Falconet sur la fameuse descente de Croix de Rubens. « C’est en Flandres, dit-il, à Anvers sur-tout qu’il faut voir ce peintre dans les compositions à grands ressorts. Je ne parle pas de ses différens ouvrages que j’ai vus ; je me borne à dire ici que sa fameuse descente de Croix est un des plus effrayans tableaux que je connoisse, & peut-être celui qui, en me présentant ce que l’art a de plus expressif, m’a fait le plus d’horreur. L’idée d’un corps divin n’avoit pas pénétré l’artiste : son christ mort est un vil supplicié qu’on détache du gibet ; si l’on no voyoit pas la croix, on penseroit que c’est même de la roue. Chaque fois que je verrois ce tableau, je croirois être à la grêve quand on en ôte un malfaiteur après l’exécution. Est-ce ou n’est-ce pas l’éloge de Rubens que je fais ? Je n’en sais rien : je peint l’effet que son tableau fit sur moi quand je le vis à Anvers ; & si, en ne le voyant plus, les traces en sont en quelque sorte affoiblies, elles ont cependant assez de force encore pour me faire à-peu-près la même impression. »

L’idée que les anciens Grecs s’étoient formée de l’art les entraînoit à un défaut de convenance. Ils regardoient l’imitation de la plus grande beauté comme l’essence de l’art, & le


corps humain dans sa forme la plus parfaite comme le complément de la beauté. Ils ne se prêroient donc pas volontiers à voiler, & faisoient souvent céder les autres convenances à l’idée qu’ils avoient du bean, en représentant les figures nues dans les sujets où elles auroient du être drapées. C’est ainsi qu’ils ne donnerent aucune draperie au Laocoon, quoique ce prêtre ne dût pas être nud au moment où il fut attaqué avec ses fils par les serpens qui leur donnèrent la mort. La célèbre collection du Duc de Malborough nous offre plusieurs exemples de semblables disconvenance. Dans la trente-huitième pierre, le soldat ou l’Achille descendant d’une roche est nud. La trente-neuvième pierre représente la dispute d’Ulysse & de Diomède ; les figures sont nues & d’une grande beauté. Sur la pierre quarante-deuxième on voit un soldat blessé qui tombe, & un autre qui poursuit le meurtrier ; tous deux sont nuds, leur tête seulement est couverte d’un casque. Les soldats Grecs quittoien-ils leurs habits pour aller aux combats ? On soupçonne que la pierre quarante-cinquième représente un Alexandre : sa tête est aussi casquée, son corps est absolument nud, son cheval est derrière lui. Alexandre avoit-il coutume de monter nud à cheval ? (Article de M. Levesque).

CONVENTIONS. Si les arts employoient absolument les mêmes moyens que la nature, ils seroient la nature, & le mérite de leurs productions ne seroit plus fondé sur les mêmes bases. Les arts imitent la nature, & ne la doublent point ; on peut dire même que la peinture ne peut parvenir qu’à feindre des imitations, c’est un des arts dont les illusions & les conventions sont les bases. Ces arts, qui ne peuvent créer, sont obligés d’employer pour opérer leurs prestiges, des moyens que la méditation fait inventer, & que l’industrie perfectionne ; mais ces moyens ne suffiroient pas, s’il ne s’établissoit encore entre ceux qui sont destinés à jouir des ouvrages des arts & ceux qui les produisent, des conventions plus ou moins avouées, plus ou moins secrettes. La première de ces conventions est, pour ceux qui fixent les yeux sur un ouvrage de peinture, d’oublier, autant que cela est possilble, pour quelques momens que la représentation peinte est une imitation. De son côté l’Artiste, en exposant son ouvrage, est sensé dire à ceux qui le regardent : en vous laissant séduire, si j’ai ce bonheur, ne perdez pas absolument de vue que cette illusion qui vous séduit est l’effet de l’art ; qu’elle est mon ouvrage, & songez combien il faut de soins & d’études pour y parvenir. Ces pactes mutuels sont tellement indispensables que, s’il étoit possible que le spectateur se trompât irrévocablement, les artistes perdroient ce qui les flatte le plus, l’admiration de leur talent ; & les spectateurs le principe du plaisir que produisent les arts ; car il est certain que le but des arts pour les uns & les autres ne peut être que des erreurs momentannées. L’artiste & le spectateur souffrent donc volontiers, & doivent desirer même que l’ouvrage ne trompe pas absolument ; mais qu’il engage à se laisser tromper. Si l’erreur étoit entière au premier abord, ce ce qui peut avoir lieu dans certaines circonstances, il est indispensable, comme je l’ai dit, pour que la réussite soit complette, qu’on reconnoisse enfin que cette erreur est l’effet de moyens inventés & employés avec la plus grande intelligence ; car c’est de cette connoissance que naît, dans ceux qui jouissent des productions artielles, un sentiment agréable, qui, mêlé d’admiration, se partage, sans qu’on s’en rende précisément compte, entre l’ouvrage, l’artiste & l’art, & souvent l’objet réel qu’on a imité, lorsqu’il a été bien choisi.

Le spectateur joint encore assez souvent à ces idées celle du moyen qu’il a de reproduire en lui ce sentiment agréable, en revoyant l’imitation ; comme on se fait un plaisir d’avance de pouvoir relire un ouvrage imprimé qui satisfait l’esprit ou le cœur : je serois tenté d’ajouter encore à tout cela la satisfaction des personnes qui partagent la jouissance de ceux a qui ils procurent la vue d’un bel ouvrage, & qui sont témoins dès mêmes illusions qu’ils ont éprouvées.

Il résulte de ces élémens que des conventions plus ou moins développées sont inséparables de l’art de la peinture, comme il en est d’essentiellement attachées aux autres arts libéraux. Il est indispensable, par exemple, que tout spectateur convienne tacitement de se placer (pour éprouver les illusions qu’a eu dessein de produire sur lui l’artiste) à la distance & au point de vue qui doit contribuer le mieux à le tromper ; il faut qu’il se soumette à renfermer en quelque façon ses regards dans l’espace peint, qui, pour lui rappeller cette convention, se trouve ordinairement circonscrit par unebordure, dont le véritable avantage est, de fixer la vue & d’opposer quelqu’obstacle à la distraction que causeroient les objets voisins, & à la comparaison d’objets naturels & vrais, & d’objets imités.

C’est par cette nécessité de conventions tacite que nous nous accordons même avec le joueur de gobelets pour nous en laisser imposer ; & que, d’après une sorte de pacte secret, nous nous prêtons à nous approcher de lui, à nous laisser placer à son gré, & à nous soumettre à toutes les préparations qui favorisent ses adroites supercheries.

J’ajouterai, puisque j’y sais naturellement conduit, que ceux qui, n’ayant aucun penchant pour les arts & pour la peinture eu particulier,


se refusent avec affectation à observer les conventions nécessaires, & se sont une sorte de vanité de se défendre opiniâtrement de ce qui peut favoriser les illusions artielles, ressemblent à certains speactateurs des jeux dont j’ai parlé, qui croyent montrer de l’esprit, de la sagacité, & ne se montrent que ridicules, en faisant, s’ils le peuvent, manquer les tours d’adresse dont on se propose de les amuser. La dérision qu’ils essuyent, ou l’impatience qu’ils causent, vient de ce que, par une petite vanité mal entendue, ils rompent ouvertement les conventions que les autres observent pour leur amusement, sans se croire plus dupes que ceux qui ne veulent pas se laisser tromper.

Plus on entre dans les détails-pratiques de la peinture, plus on apperçoit le nombre considérable de conventions, qui doivent nécessairement s’établir & s’observer pour que cet art puisse exister. Une des plus indispensables encor, est celle qui, relative à la différence de dimension, fait que nous nous prêtons à l’illusion, même pour les imitations plus ou moins grandes que les objets imités. Sans une convention tacite, il ne pourroit certainement y avoir aucune illusion pour le spectateur, & sur-tout à l’égard des tableaux qui représentent la nature humain, dont les dimensions ordinaires nous sont plus habituelles. Aussi-tôt que l’art de la peinture s’établit, il s’établit donc aussi de la part de tous ceux pour qui ses ouvrages sont destinés, cette convention, qu’une figure de quelques pouces de hauteur représentera un homme ou une femme de la grandeur ordinaire. Dès-lors, chacun se charge, à l’aide de son imagination, de grandir ou de diminuer les figures petites ou colossales ; & l’on conçoit aisément que si l’imagination est susceptible de ce miracle, relativement à la figure humaine, elle doit avoir moins de peine a opérer un semblable effet pour les objets inanimés, qui la plupart sont susceptibles eux-mêmes de très-grandes différences dans leurs dimer sions naturelles.

Ne passons pas sous silence une autre convention non moins difficile à remplir, & sur laquelle on ne réclame pas plus cependant que sur celle dont j’ai déjà parlé ; c’est celle de se prêter à l’immobilité effective dans les objets que l’imitation suppose en mouvement.

Il existe, dans les arts libéraux, deux genres d’imitation de la nature ; les ouvrages de l’un de ces genres sont dénués de mouvement, telles sont lea imitations produites par la peinture & la sculpture : les productions de l’autre genre sont dtées de mouvement, ou s’opèrent à l’aide du mouvement ; telles sont les imitations qu’exécutent la pantomime, la poësie, l’éloquence & la musique.

Le premier genre exige que l’on suppose des instans d’existence fixe & permanente dans le mouvement même. L’on peur comparer ces instans incommensurables de fixité aux points mathématiques, ou plutôt à ces parties infiniment petites du cercle, lorsqu’on le regarde comme un polygone compose d’une quantité innombrable de côtés ; une action & une expression dans l’homme vivant, quelque promptes qu’elles soient, peuvent donc être conçues comme une suite de mouvemens ou de modifications innombrables du corps, des membres ou des traits, quoique cette division ne puisse tomber sous le sens de la vue. C’est sur cette vérité abstraite que le peintre se fonde, & c’est d’après elle qu’il doit avoir pour but de représenter tout ce que comprend une de portions ou de ces modifications instantanées des actions, des mouvemens ou des expressions. Il doit l’imiter de maniere que rien ne soit retardé ni anticipé dans l’instant qu’il choisit, & qu’il est le maître de choisir. C’est de la plus ou moins grande exactitude dans l’observation de cette unité, que dépend en partie la vérité de l’imitation. L’on concevra aisément, d’après ce développement, combien la perfection est difficile ; parce que la nature, ne s’arrêtant pas dans le mouvement au regard ni à la volonté du peintre, & pour la nécessité qu’il en auroit, sa mémoire & son imagination sont ses seules ressources ; & l’on sait combien il est difficile à la mémoire, si sujette à s’altérer, & à l’imagination si mobile, de se fixer à un point, d’embrasser de ce point tout ce qui peut y être relatif. Mais pour ne pas nous écarter de ce qui regarde les conventions respectives, je continuerai d’observer que le spectateur à son tour se prête à croire, autant qu’il peut, que l’instant supposé auquel l’artiste s’est fixé dans son imagination, est assez sensible pour qu’il puisse juger si l’artiste a fidèlement rendu tout ce qui peut y avoir rapport ; il faut encore qu’il se prête à imaginer que cet instant ne fait que d’exister ou va passer, quoiqu’il ne passe pas en effet, & que le personnage représenté en mouvement soit resté immobile, comme s’il étoit frappé du regard de Méduse.

Il existe, comme je l’ai dit encore, une infinité de conventions respectives qui appartiennent ou à l’essence de l’art, ou à sa théorie, ou à la pratique. Parmi les conventions qui regardent plus particulièrement cette dernièr, je ferois mention de celle qui a rapport aux couleurs matérielles, à l’aide desquelles on imite sur la toile les couleurs réelles des objets. On a pu prendre dans l’article Blanc de la lettre précédente, des notions qui sont relatives à certaines conventions ; car l’usage du blanc & du noir, comme couleurs significatives de la lumière & de la privation de la lumière, doit certainement être mis au nombre


des conventions. Il en est de même des couleurs effectives ou réelles, avec lesquelles on imite, autant qu on le peut, l’ombre qui n’est qu’une privation ou qu’une abstraction.

Je dois observer que si dans le ; nombre infini des conventions dont je viens de donner une idée, il en est d’indispensables, il en est aussi qui sont fondées sur des opinions. Les conventions dont j’ai parlé sont du premier genre, c’est-à-dire, qu’elles tiennent à la constitution de l’art : les autres ne sont que des modifications de quelques-unes de ces conventions. Je donnerai pour exemple de celles-ci les différens systêmes de coloris adoptés particulièrement par certaines écoles, & adoptés ou convenus dans le pays où ils ont été exercés avec succès & assez généralement ensuite par les amateurs de la peinture. Ces conventions dans le coloris regardent plusieurs parties principales de l’art ; elles ont pour objet, dans le clair-obscur, les ombres sur-tout, & les teintes sur lesquelles est fondée l’harmonie générale d’un tableau.

J’ai déjà fait comprendre à ceux qui ne sont pas versés dans les arts, que les ombres, qui, dans la nature, ne sont qu’une privation de lumière, sont représentées dans le tableau par une couleur véritable. Il faut se décider sur la couleur qu’on employera pour cette illusion. On ne doit pas y employer le noir, quoique cette couleur de la palette soit regardée en général comme représentative de la privation de la lumière On a vu dans l’article BLANC, & on verra dans plusieurs autres les raisons qui doivent obliger les peintres à s’en abstenir. Il faut donc, pour représenter les ombres, choisir une autre couleur ou plutôt un mêlange de couleurs & de teintes, dont le résultat rappelle à l’imagination du regardant l’idée & à peu-près l’effet de l’ombre. Dans le nombre des artistes qui ont médité sur cet objet, en observant la nature, les uns ont cru remarquer qu’un ton bleuâtre, relatif à l’interposition de l’air, dominoit dans les ombres ; d’autres (peut-être d’après le climat où ils étoient & l’heure du jour) ont cru appercevolr que des tons & des teintes rousseâtres participoient le plus souvent à celle des ombres ; d’autres, que c’etoit une couleur verdâtre ou jaunâtre. Ils se sont décidés, d’après leur manière d’être affectés, soit qu’elle eùt pour principe la conformation de leurs yeux, soit qu’elle est d’abord été occasionnée par les momens de la journée où ils étoient plus accoutumés à observer & à travailler, ou par l’exposition de leur attelier, ou par la nature du climat & du ciel ; enfin ils se sont décidés sur une teinte qu’ils ont dès-lors rendue plus ou moins dominante, jusques dans les demiteintes de leur ouvrage. Alors ce moyen adopté trop exclusivement est devenu convention dans le coloris, parce que les élèves de ces maîtres s’y sont conformés ; & comme plusieurs ont exagéré & exagèrent l’usage de ce moyen, qu’avoient adopté leurs maîtres, peut-être avec beaucoup plus de circonspection ; les uns ont peint roux ou doré, les autres bleu ou argenté, les autres jaune ou verd, & d’autres enfin, en tâchant d’éviter ces désauts & de rompre leurs teintes, ont peint sale ou gris dans les ombres, & dans l’accord de leur harmonie colorée.

Voilà une des conventions qui doit varier davantage, parce qu’elle a pour cause l’impossibilité de rendre la privation de la lumière par le même moyen que la nature. Cette sorte de convention commence toujours par s’établir de l’artiste observant à l’artiste opérant. Elle devient plus véritablement convention, lorsqu’elle est adoptée par d’autres, & enfin elle a tous les titres de convention dont elle est susceptible, lorsqu’elle est reçue par ceux qui s’occupent des ouvrages de peinture ; mais elle ne peut jamais devenir convention absolument générale & unanime.

Il existe des conventions dans la partie du dessin ; car parmi les dessinateurs, les uns tracent les contours & les formes des objets qu’ils dessinent, d’une manière très-marquée, en imprimant à presque tous les contours un certain carré, qu’ils ont apperçu dans quelques objets. Ils se fondent sur ce que cette manière a quelque chose de décidé, qui entrane à l’idée qu’ils veulent donner du caractère des formes, & ils ressemblent aux auteurs qui adoptent dans leur style un caractère prononcé, & le mettent en usage à tout propos. Alors ce caractère est une conventionque le peintre ou l’écrivain se fait avec lui-méme. D’autres artistes & d’autres écrivains arrondissent toutes leurs phrases & tous leurs contours, & ceux-ci forment en eux-mêmes une convention qui a un inconvénient contraire à celle dont j’ai parlé ; car la convention du style prononcé qui convient aux objets très-caractérisés, ne convient pas aux objets plus doux, & au contraire la convention du style coulant & arrondi qui conviendroit à une nymphe, à un adolescent, détruiroit toute l’énergie de la figure d’un Hercule..

Il faut toujours remarquer cependant que les conventions d’artistes, quoique sujettes à une juste critique, sont adoptées, lorsqu’un grand mérite les soutient, & qu’elles le sont aussi, en raison des lumières de ceux qui s’occupent des ouvrages des arts ; différence fort grande de ces conventions artielles avec plusieurs conventions d’opinions & de préjugés, qui sont rejetées si-tôt qu’on apperçoit clairement que ce ne sont que des conventions. La composition pittoresque ne comporte pas moins de conventions que les deux parties dont j’ai parlé, les contrastes affectés, les repoussoirs menteurs, &


un nombre d’habitudes que prennent les artistes, sont des espèces de conventions qu’ils forment avec eux-mêmes, ou qu’ils adoptent aveuglément, comme la plupart de celles de la société ; mais les dernières dont je viens de parler relativement à la composition, ne sont adoptées ou tolérées que jusqu’à un certain point par les connoisseurs. Elles n’ont pas la même excuse que les systêmes sur la couleur des ombres & sur l’harmonie : car l’observation de la nature apprend d’une manière bien décidée aux artistes qui l’étudient, qu’elle ne forme pas continuellement des contrastes parmi les hommes qui vivent ou se trouvent ensemble ; que souvent au contraire, ils sont assemblés pour le même but ou par le même intérêt ; que souvent leurs membres, leurs mouvemens enfin, ont la même direction ; que rien, en un mot, ne tend plus à donner l’idée d’un spectacle apprêté, que les contrastes multipliés. Quant aux repoussoirs qui consistent en certains objets, grouppes ou terreins fort colorés ou fortement ombrés, que tant de peintres placent sur le premier plan de leurs tableaux, les observateurs de la nature ne les pardonnent point aux peintres qui doivent l’observer plus souvent & plus exactement encore que les spectateurs de leurs ouvrages. L’on fait généralement aujourd’hui que les objets ombrés qui se trouvent sur les devans, sont transparens, quoique vigoureux par la couleur locale ; que les ombres voisines de celui qui les regarde, loin d’être noires & trop obscures, laissent voir tous les détails, les formes, les couleurs des objets qui s’y rencontrent ; que la nature enfin n’a pas besoin de cet artifice pour repousser, comme on dit en langage de l’art, les plans & les objets éloignés, parce que l’effet de l’interposition de l’air, les dégradations de tons & les proportions relatives des objets plus ou moins éloignés avec les objets rapprochés, suffisent pour les mettre tous à leur place.

Je prononcerai encore plus décisivement sur les conventions qui regardent la partie de l’expression ; & je dirai que celles par lesquelles certains artistes expriment en chargeant, & avec exagération les affections, les passions, les mouvemens, ne peuvent & ne doivent pas être adoptées. Elles sont cependant tolérées trop fréquemment par les hommes qui ont peu de lumières sur les arts. Pourvu qu’on excite en eux des sensations vives, ils ne cherchent pas si elles sont motivées, & ne se soucient pas plus d’observer avant de décider, que le peuple d’une grande ville ne se soucie de s’instruire si un fait qu’on raconte est faux ou vrai, avant de dire ce qu’il en pense.

Distinguez donc avec justesse, jeunes élèves, premièrement, les conventions qui sont établies & reçues avec unanimité par les artistes, ou plutôt par l’art lui-même, & par ceux à qui sont destinés ses ouvrages. Ces conventions sont raisonnables, lorsqu’on n’en abuse pas, & elles sont justement autorisées.

Distinguez ensuite les conventions qui prennent leur source dans les atteliers, & qui se sont ensuite fait adopter, mais qui ne peuvent l’être universellement. Celles-là sont délicates, quoique nécessaires à l’artiste. C’est à l’intelligence, à l’observation, à l’étude bien raisonnée des grands-maîtres, qu’il faut avoir recours pour se décider, & se garder sur-tout de se livrer à cet égard avec une aveugle confiance.

Enfin regardez comme défauts, les conventions que vous n’êtes que trop disposés à vous former par la disposition d’esprit ou de talent que vous avez reçu, plus souvent encore par négligence & par une certaine paresse d’esprit ; ces conventions se tournent en habitudes blamables ; elles ne peuvent être adoptées ni long-temps tolérées, & par conséquent elles ne sont conventions qu’a votre égard, & non à celui du public ; je veux dire du public clairvoyant, à qui vous devez soumettre le sort de vos ouvrages. (Article de M. Watelet).

Conventions. A l’article qu’on vient de lire, & dans lequel M. Watelet est entré dans de si grands détails sur les conventions pittoresques, on peut ajouter que même les deux parties fondamentales de l’art, le dessin & le clair-obscur, sont, à beaucoup d’égards, conventionnelles.

Les parties d’un corps sont dans un nombre, sinon infini, du moins inappréciables. Il s’en faut bien que l’artiste puisse les rendre toutes ; il se contente donc de choisir celles qu’il peut & doit imiter. Pour faire ce choix, il considère les parties différentes dans leur masse & à la distance où l’œil peut en saisir l’ensemble sans en remarquer les plus petits détails. Il néglige même encore une grande partie de ces détails qu’il pourroit très-bien remarquer ; mais qu’il trouve indignes de son art, & qu’il appelle les pauvretés de la nature, comme certaines rides, certains plis de la peau, certaines formes subalternes enveloppées dans les grandes formes. Premier mensonge, puisqu’il feint de rendre un nombre innombrable de parties, par un nombre qu’il seroit facile de calculer.

Après avoir menti dans le dessin, il est forcé de mentir dans le clair-obscur, puisqu’il n’a pas à sa disposition une lumière véritable, ni l’entière privation de la lumiere. Il y a bien plus : c’est que la couleur très-peu lumineuse par elle-même dont il se sert pour représenter la plus grande clarté, n’est qu’une couleur plongée dans l’ombre.

En effet, si le tableau étoit frappé directement de la lumière, il seroit reluisant, & on n’y pourroit rien distinguer, Il faut donc, pour


être vu, qu’il soit dans une place ombrée. La plus grande lumière que le peintre y a établie n’est donc qu’une lumière ombrée, ou, pour éviter ces deux expressions contradictoires, ce n’est qu’une couleur claire placée dans l’ombre. Ainsi la partie censée lumineuse d’un tableau n’étant qu’une partie ombrée, il faut que la partie censée ombrée soit moins distincte qu’elle ne l’est dans la nature, sans quoi l’illusion seroit perdue. Comme le peintre part d’une couleur claire, mais ombrée, qu’il suppose être de la lumière, pour parvenir à une couleur obscure, qu’il supposera être de l’ombre, quoique, dans son tableau, elle ne soit pas moins éclairée que la partie lumineuse ; comme d’ailleurs il a moins de tons dans les matériaux qu’il emploie que n’en a la nature dans l’immense variété de la création, il ne peut opérer que par comparaison. Puisque, pour peindre la lumière, il part d’une couleur qui n’est pas lumineuse par elle-même, & qui d’ailleurs est dans l’ombre, il doit rendre sa seconde teinte plus obscure aussi qu’elle ne l’est dans la nature, & c’est en accumulant ainsi les mensonges, pour couvrir un premier mensonge, qu’il parvient à l’air de la vérité.

Ces observations très-fines & très-justes ont été faites par le célèbre de Mengs. Il en résulte que le tableau le plus vigoureux est bien éloigné de la vigueur de la nature ; puisque le peintre, pour imiter la lumière la plus brillante, n’est parti que de la demi-teinte du blanc ; & que, pour arriver à l’ombre la plus forte d’une étoffe noire, il ne peut employer non plus que la demi-teinte du noir. (Article de M. Levesque).

COPIE, (subst. fém.). Tableau fait d’après un autre tableau. On emploie aussi ce mot pour les statues, les dessins, `les estampes. Quand c’est le maître lui-même qui s’est copié, le second tableau s’appelle un double. Il y a des copies faites avec tant d’art, qu’il est difficile de les distinguer des originaux. Il y en a qui ont été faites, sous les yeux du maître, par d’habiles élèves, & retouchées par lui. Il y a enfin des tableaux qui ne sont en quelque sorte ni de vrais originaux, ni de véritables copies : tels sont la plupart des tableaux de chevalet de Raphaël : il en faisoit les dessins, les laissoit peindre par ses élèves, & y mettoit la dernière main.

Vasari, témoin oculaire, raconte un fait capable de rendre circonspectes les connoisseurs qui prétendent ne pouvoir être trompés par des copies. Raphaël avoit fait le portrait de Léon X, Jules Romain y avoit travaillé. Le Duc de Mantoue obtint ce tableau du Pape Clément VII ; mais Octavien de Médicis différa d’envoyer le portrait, sous prétexte de l’orner d’une bordure plus riche, & en fit faire une copie par André del Sarte. Ce fut cette copie qui fut envoyée au Duc. Personne ne soupçonna la supercherie ; Jules Romain lui-même, qui étoit à Mantoue, fut trompé comme les autres, & crut reconnoître l’ouvrage de sa main. Il ne put être désabusé que par Vasari, qui avoit vu faire la copie, & qui lui montra les marques qu’on y avoit mises pour la reconnoître. Ce fait est à peine vraisemblable ; mais il faudroit pousser à l’excès le pyrrhonisme historique, pour récuser en cette occasion le témoignage de Vasari.

Bien des artistes conviennent modestement qu’ils pourroient être trompés à des copies : les marchands sont loin de faire le même aveu, & l’on trouve des amateurs qui s’expriment à cet égard comme les marchands.

En général, de belles parties des originaux sont perdues dans les copies ; celles sur-tout qui dépendent de la main du maître, & cette liberté qui donne tant de charmes au travail. Mais d’autres parties bien importantes sont conservées, si le copiste est habile : la composition, l’entente générale du clair-obscur & de la couleur, le dessin, si l’on en excepte les plus grandes finesses & l’extrême intelligence. On recherche une estampe faite d’après un bon tableau ; une bonne copie, même une copie passable en donne encore une idée plus juste. Les copies ne sont donc pas méprisables ; mais elles sont dédaignées par la vanité des amateurs. Ils les rejettent avec dédain quand ils sont avertis ; ils les révèrent comme des originaux quand ils sont abandonnés à leurs propres connoissances. Ils sont parvenus à les faire mépriser des jeunes artistes qui pourroient en retirer de grands avantages.

On distingue trois sortes de copies : les première, fidèles & serviles ; les secondes, faciles & peu fidèles ; les troisièmes, fidèles & faciles à la fois. La gêne que le copiste a éprouvée dans les premières, les fait aisément reconnoître, quoique le dessin & la couleur de l’original y soient conservées.

La facilité des secondes peut leur donner une apparence d’originalité ; mais comme le copiste ne s’est pas asservi à imiter exactement la touche, le pinceau, le style du maître qu’il a copié, on voit que le tableau n’est pas de la main de ce maître.

Les troistèmes, réunissant la facilité à une imitation précise, jettent dans le doute les plus grands connoisseurs.

Au reste si Jules-Romain fut trompé à la copie du portrait de Léon X, c’est que le tableau original n étoit pas entièrement de lui, & que son travail avoit été en grande partie recouvert par celui de Raphaël. On a beau raconter qu’un élève d’un peintre habile copia


si parfaitement un tableau de son maître que celui-ci y fut trompé. Croire tout ce qu’on raconte sans en examiner la possibilité, c’est se disposer à prendre pour des vérités une foule d’erreurs. M. Chardin assuroit qu’il ne se méprendroit jamais aux copies que l on pourroit faire de ses tableaux. Il faut avouer que tous les peintres ne sont pas aussi difficiles à copier que M. Chardin. (Article de M. Levesque.)

COPIER, faire des copies. Des hommes qui n’ont pas assez de talent tour produire de bons ouvrages, se consacrent a copier les ouvrages des autres : ce sont des copistes. De jeunes artistes copient les bons tableaux pour apprendre à les imiter ; ce sont des étudians, des élèves. Des hommes qui ont un talent déjà formé, copient des ouvrages des grands maîtres polir acquérir, des parties qui leur manquent. Le Poussin a copié le Titien ; Rubens a copié Raphaël : ces exemples semblent prouver que cet exercice rapporte peu de fruit quand on a déjà une manière faite.

Cette pratique de copier, nécessaire aux commençans, ne doit pas être trop long-temps continuée. On risque de se fatiguer à copier servilement les ouvrages des autres. L’ennui seul que cause cet exercice continuel peut dégoûter de l’art. On peut aussi contracter l’habitude de ne voir la nature qu’avec les yeux des autres, & de ne l’imiter en quelque sorte qu’avec le pinceau des autres. Il est à craindre enfin qu’on ne parvienne pas s’approprier les beautés des modèles qu’on copie, mais qu’on prenne leurs défauts, & qu’on les exagère encore. D’ailleurs, il n’est aucun chef-d’œuvre qui dans certaines parties, n’offre ce qu’on peut appeller des lieux communs de l’art, & l’étudiant en tireroit peu d’instruction. Il est d’autres parties qui sont foibles & défectueuses, qui tiennent à la manière propre de l’artiste & non pas à la nature. Il ne suffit pas de prendre pour exemple un bel ouvrage ; il faut en choisir les belles parties.

Si la principale beauté d’un tableau consiste dans l’effet général, on pourra prendre, en quelque sorte, note de cet effet par une esquisse, copier la pensée plutôt que la touche, l’ensemble plutôt que les `détails, & marcher dans la carrière des grands maîtres, sans repasser servilement sur leurs traces. Les facultés de s’engourdissent, quand elles ne sont pas exercées, quand on ne fait d’autre effort que celui de doubler les productions des autres. Nous n’avons fait que retracer dans cet article les conseils que M. Reynolds a donnés aux élèves de l’académie royale de Londres. (Article de M. Levesque.)

CORRECTION, (subst. fem.) « La correction du dessin consiste dans l’observation exacte des justes proportions du corps, conformément à l’indication qu’en donnent les ; ouvrages des grands maîtres, les chef-d’œuvres de l’antique, & le beau choix de la nature. Donner à une figure plus ou moins de noblesse, de Sveltesse, de grandeur, suivant l’âge, l’état, le sexe & le caractère du personnage ; en travailler toutes les parties ; en ressentir ou en passer légèrement les contours & les muscles, relativement au genre de son action ; réformer sur les beautés de l’antique les insipidités du modèle rarement parfait, & ajouter à ces beautés les vérités de la nature ; voilà ce qui constitue un dessin correct. » (Traité de Peinture, de Dandré Bardon). Le savant professeur me paroît avoir ici trop exigé, en demandant pour la correction, ce qui constitue l’élégance le grand style, le beau choix. Il suffit a la correction, que la nature, même commune, soit fidellement imitée, que les emboîtemens, la longueur & la forme des ; os, les attaches, la longueur & l’action des muscles soient bien accusés ; bien rendus. C’est pour parvenir au beau & non pas au correct qu’on réforme le modèle vivant sur les beautés de l’antique. Il y a des figures de Rubens qui sont d’un dessin correct & même savant, quoiqu’elles ne soient pas réformées sur l’antique, quoique les formes n’en soient pas même du plus beau choix qu’on puisse faire dans la nature. On ne pourra pas même accuser d’incorrection une figure difforme, lorsque l’artiste a eu intention de rendre les difformités que lui présentoit son modele. Une incorrection est toujours une faute, & ce n’en est pas une de peindre un bossu, un boiteux, un rachitique avec leurs difformités. En un mot, des fautes constituent l’incorrection du dessin ; le choix d’une nature commune l’empêche d’être beau ; l’imitation des pauvretés de la nature d’être grand ; le défaut de sveltesse, d’être élégant ; & le défaut de conformité avec l’antique & avec les plus rares beautés de la nature observées dans différens modèles d’être idéal. (Article de M. Levesque.)

CORRESPONDANCE des parties. La correspondance, l’accord des différentes parties d’une même figura, mérite une attention particulière. Le peintre, suivant le caractère qu’il veut donner à une figure, peut choisir une proportion haute, courte, médiocre, forte, svelte ; mais son choix fait, il faut que toutes les parties de la figure soient exactement proportionnées entre-elles. Si les bras sont musculeux, les jambes ne doivent pas l’être moins ; si les mains sont charnues, les pieds ne doivent pas être secs ; si la face arrondie témoigne une santé brillante, tout le corps doit briller d’un égal embonpoint. Il est vrai que, dans ; la nature, le modèle n’offre pas toujours cet accord parfait


entre toutes ses parties ; mais alors le modèle est défectueux, & l’art ne doit pas le suivre dans ses défectuosités. L’artiste n’est pas obligé de choisir toujours un modèle de la plus élégante proportion ; mais il doit être constant à la proportion qu’il a une fois choisie.

Quelquefois un artiste, content de certaines parties d’un modèle, prend pour d’autres parties un modèle différent qui les a plus belles que le premier. Mais il ne suffit pas de chercher la beauté absolue ; il faut encore avoir égard à la beauté relative ; il faut examiner si les deux modèles sont à-peu-près du même âge, de la même stature, du même embonpoint. La belle main d’un adolescent n’est pas une belle main pour un homme fait, ni même pour une femme. Les belles jambes du faune nourricier de Bacchus, ne seroient pas de belles jambes pour l’Antinoüs ou pour l’Apollon.

Si nous avions, autant que les Grecs, l’habitude de voir la nature nue, il nous arriveroit souvent de découvrir dans des ouvrages de l’art une figure qui auroit des bras de quarante ans, & des jambes qui n’en auroient pas plus de vingt. Que diroit-on d’un visage dont la partie supérieure peindroit l’âge fait ; & la partie inférieure, l’adolescence ? si nous sommes moins sensibles à ce défaut d’accord entre les autres parties, c’est que nous ne sommes accoutumés à voir que des hommes enveloppés de leurs vêtemens. (Article de M. Levesque.)

COSTUME Ce qu’on appelle costume dans l’art de la peinture, est ce qu’une juste convenance exige des peintres d’histoire, relativement aux usages des temps, aux mœurs des nations, & à la nature des lieux. L’éxactitude sévère à se soumettre à cette loi, est difficilement praticable pour les artistes ; mais les infractions trop sensibles & les négligences marquées dénotent une ignorance qu’on pardonne difficilement, ou une bizarrerie que l’on condamne toujours.

Quelquefois l’intérêt de la composition, ou plutôt celui des dispositions pittoresques, entraîne le peintre à certaines licences, dans lesquelles, au fond, l’artiste & ceux qui jouissent de ses ouvrages, gagnent plus qu’ils ne perdent. Si les juges des ouvrages de peinture, étoient tous savans, instruits, habituellement occupés des détails de l’histoire ancienne & moderne, & profondément versés dans la connoissance de l’antiquité, l’exactitude du costume seroit sans doute regardée comme une des loix les plus importantes de la peinture ; si d’une autre part la plus nombreuse partie de ceux qui s’occupent & qui jouissent des ouvrages de la peinture, étoient d’une telle ignorance ou si indifférens sur la plupart des convenances de ce genre, qu’ils ne pussent s’appercevoir des fautes de costume, ou qu’ils regardassent comme fort peu intéressant qu’un persan eût l’habillement d’un Grec, & qu’un Consul n’eût pas sa toge, le costume pencheroit à être absolument arbitraire.

Ces deux extrêmes existent successivement, lorsque les ouvrages de peinture sont exposés librement aux regards du public. Les hommes instruits (trop peu nombreux à la vérité pour avoir la plus grande autorité) s’attachent rigoureusement à la conformité que doit avoir la représentation avec le costume, dont ils connoissent les détails : la foule plus nombreuse des hommes du commun, ou de ceux qui sont profondément ignorans, ne fait attention aux habillemens, aux armes, aux accessoires relatifs au costume, qu’autant que ces objets plaisent ou déplaisent à leurs yeux ; & ce qu’il est bon d’observer, c’est que les savans, égarés par l’amour-propre de leur érudition, se permettent quelquefois une assez grande indulgence sur l’incorrection, sur les défauts du clair obscur, & même sur les fautes d’expression, pourvu que l’artiste ait observé d’ailleurs avec une scrupuleuse exactitude les formes des vêtemens, des armures & des autres objets qui désignent précisément le temps, l’époque, la circonstance qui fixent toute leur attention. I1 peut en exister même qui résistant à l’attrait du sentiment, se refuseroient à cette partie si séduisante, qui parle au cœur, & qui fait pardonner tant d’autres fautes, je veux dire la grace & la sensibilité, si malheureusement ils découvroient une violation de cette convenance scientifique, à travaux, les attachent exclusivement les travaux, les peines & les veilles qu’ils ont employés pour s’en instruire.

On sent aisément (ce qu’il est raisonnable d’inférer) que lorsqu’il s’agit de se décider envers ces deux excès contraires, on doit tenir, le plus qu’il est possible, un milieu entre la sévérité trop minutieuse, & la trop grande indulgence. Si la balance panche vers un côté, ce doit être du côté qui, donnant plus d’intérêt à l’ouvrage, méritera plus d’indulgence, en cas qu’il soit critiqué ; car il faut observer que la sévérité des différentes loix de la peinture, doit être d’autant plus ou moins rigoureuse que leur objet est plus ou moins positif.

Les règles des proportions, celles de la perspective & de la pondération, sont absolues, parce qu’elles sont positives. Le clair-obscur a droit à plus d’indulgence ; parce que sans cesse variable dans la nature, & difficile à démontrer rigoureusement, il laisse quelques suppositions, à la volonté de l’artiste La justesse imposée à l’expression, a quelques nuances arbitraires, parce que la connoissance qu’en ont les hommes, n’est pas généralement la même, & qu’elle ne comporte pas de règles fixes ; aussi certaines finesses dont elle est susceptible échappent-elles à ceux qui sont peu sensibles, peu attentifs,


ou peu exercés à les démêler dans la nature, & les approximations suffisent au plus grand nombre.

Le costume est, à ce que je crois, moins connu, moins démontré, & par conséquent encore plus susceptible de licences. Mais il est pourtant des bornes dans lesquelles ces licences doivent se contenir ; car si la sévérité ne doit pas être trop rigoureuse, les libertés excessives qui offensent trop la vérité, approchent de l’ignorance & de la barbarie, dont les idées humilient les hommes qui font partie des sociétés éclairées.

Pour parvenir à un sentiment modéré, il faut considérer qu’en peinture le genre de l’histoire embrasse ce qui est fabuleux & ce qui est historique.

Le fabuleux le plus en usage dans la peinture, est celui qu’offre aux artistes la mythologie égyptienne & grecque.

Ce que les auteurs & les monumens nous ont transmis sur les divinités payennes, offre un costume qui originairement a dû participer des changemens plus ou moins grands que les mœurs & les usages ont occasionnés. Sur ces détails, dans les pays où ces divinités étoient honorées, les artistes anciens ont eu le droit eux-mêmes de prendre quelques libertés, ce qui autorise déjà celles que nos artistes peuvent se permettre ; cependant comme le costume ancien renferme certains accessoires absolument caractéristiques, tels que sont des attributs indispensables qui sont connoître ses Dieux, les Déesses, certains héros & les différens climats, nos artistes doivent distinguer dans le costume ce qui demande d’être respecté. Le costume de la mythologie est donc en général celui qui se prête davantage en quelques parties, & qui rend aussi plus blamables les transgressions importantes ; d’ailleurs ce costume, à-peu-près renfermé dans ce que nous ont transmis les Poëtes célèbres, & dans ce que nous offrent un certain nombre de statues, de bas-reliefs & de médailles, est facile à connoître, au moins superficiellement, par les artistes à qui ces sources doivent être plus familieres.

En effet l’étude de ce qu’on appelle l’antique, qui fait l’objet des occupations les plus assidues des artistes, les instruit de costume, en même-tems qu’elle les instruit de ce qui est le plus essentiel à leur art, de sorte que, par cette heureuse réunion, ils gagnent sur l’emploi du temps, trop court & trop rapide pour la multiplicité des connoissances qu’ils doivent acquérir Ils apprennent donc à la fois comme ils doivent dessiner pour parvenir à représenter les formes humaines les plus parfaites, & comme ils doivent revêtir & parer ces formes conformément aux temps, dont les grands artistes & les grands poëtes leur ont conserve le souvenir. Ll en résulte que manquer grossièrement au costume mythologique des anciens, seroit avouer qu’on n’a point dessiné, ou qu’on a étudié trop superficiellement les monumens qui sont devenus les bases de l’art.

De même, ne pas représenter Achille, Diomède, Ajax, AEnée avec les armes & les habillemens qui leur conviennent, ce seroit avouer qu’on n’a lu ni Homère, ni Virgile ; & cette négligence seroit aujourd’hui moins pardonnable que jamais, quoique la connoissance approfondie de l’antiquité soit peut-être plus rare parmi nous qu’elle n’a été. Mais s’agit-il de représenter quelques traits ou quelqu’action tirés des histoires & des monumens moins connus, des temps plus reculés, ou des temps plus modernes dont on s’occupe moins ; d’un côté les peintres sont refroidis sur l’exactitude du costurme par les recherches qu’ils seroient obligés de faire, recherches plus étrangères à leur art que celles dont j’ai parlé, & qui prendroient sur le temps dont ils croyent avoir un emploi plus indispensable à faire pour les autres parties de leur art ; de l’autre, ils considèrent le petit nombre de juges qui sont en état de leur savoir gré d’une si pénible exactitude.

Une autre raison s’oppose souvent encore à la bonne volonté qu’ils pourroient avoir ; c’est que le costume de plusieurs pays & de plusieurs temps n’ayant pas été adapté aux arts, qui ne florissoient point assez alors, ou y ayant été employé d’une manière mal-adroite & barbare, les artistes se trouvent rebutés par une disconvenance pittoresque qui leur semble une suffisante excuse.

Mais, je le répete, ils ne sont pas autorisés par ces difficultés & ces ; raisons à des transgressions qui blessent trop la vérité.

Les secours que peuvent employer les artistes pour se tirer de ces embarras, sont les ouvrages que des savans, amis des arts, ont déjà composés pour leur épargner la porte d’un temps, que l’étude de leur art ne peut leur permettre de sacrifier.

Peut-être la méthode la plus raisonnée n’a-t-elle pas encore été mise en usage à cet égard ; & je pense qu’un des points de vue qu’il faudroit avoir dans ces ouvrages, seroit premièrement de diviser les temps historiques, quant au costume, par intervalles, qui ne devroient pas être égaux.

En effet les histoires des temps très-anciens permettent que les artistes, sans trop blesser les vérités historiques, choisissent dans un espace de temps assez considérable, les costumes qui s’accordent le mieux à l’intérêt pittoresque, d’autant plus que les différences partielles & successives qui pourroient avoir existé sont à peine connues.

Cette latitude ne doit pas être aussi grande dans les siècles plus florissans, parce que trop


de livres ou de monumens, & une tradition trop répandue autorisent à exiger plus d’exactitude & à juger avec plus de rigueur.

Voilà une idée générale des bases que peuvent prendre, à l’égard du costume, les artistes & les auteurs. Je dois dire encore un mot des incertitudes où se trouvent les peintres relativement au costume de nos temps modernes.

Le costume en usage de nos jours, les contrarie souvent, sur-tout lorsqu’ils le comparent à des usages plus favorables à leurs travaux : en effet la coëffure & les habillemens Grecs & Romains sont sans contredit préférables pour l’intérêt de l’Art à nos vêtemens ordinaires, parce que nos habits, & la plus part de nos coëffures altèrent ou déguisent le nud & les formes de la nature.

Je ne repéterai pas ici d’une par tout ce qu’on a dit sur l’extravagance & la mobilité continuelle de nos modes, qui la plupart, en effet, changent les proportions naturelles, & qui par-là sont aussi contraires à l’intérêt des personnes qui les adoptent, qu’aux arts. Je ne répéterai pas non plus ce qu’on peut dire en faveur de ce qu’on appelle vérité à cet égard ; cette vérité qui change chaque année ne perd-t-elle pas de ses droits en raison de sa mobilité ? Mais les licences trop grandes, qui ne sont pas rachetées par de très-grandes beautés, sont aussi contraires à la raison & à l’art, que la trop grande exactitude à suivre l’usage, si l’ouvrage, où on peut la louer, n’a que ce seul mérite. Il est certain qu’un Monarque François, représenté nud, & le front & les épaules seulement couverts d’une large & ample perruque, est un objet ridicule & un abus excessif de la liberté que se sont donné de tout temps les peintres, comme les poëtes. Il est certain encore qu’il faut qu’un Roi, un grand, un héros modernes, habillés de l’habit & de la coëffure les plus en usage parmi nous, ayent un caractère bien noble & bien imposant, pour réparer ce que cet ajustement en diminue. Le milieu raisonnable est de choisir au moins dans tous nos ajustemens de guerre, par exemple, & même da chasse, en se permettant encore d’y faire quelques légères corrections, ceux qui contrarient moins les formes naturelles, qui dérobent moins les proportions, qui cachent moins les jointures, & c’est au génie à faire d’autant plus d’effort que la mode semble lui opposer de plus grands obstacles.

Mais si l’artiste brave la critique en empruntant un costume absolument étranger, il faut, comme je l’ai dit, qu’ilen tire un tel avantage, qu’on soit forcé de lui pardonner cette licence.

D’ailleurs, dans le costume héroïque, par exemple, en se rapprochant autant qu’il est possible de celui de l’antiquité, on doit éviter certaines dissemblances trop grandes, telles que les armes inusitées parmi nous, & la nudité de plusieurs parties du corps, qui convenoit à des climats plus chauds que le nôtre, & que notre température, principe d’une partie de nos usages, rend trop invraisemblable. (Article de. M. Watelet).

Costume. Après l’article ingénieux de M. Watelet, nous croyons devoir placer celui de M. le Chevalier de Jaucourt, parce qu’il renferme des principes plus positifs.

Le costume est l’art de traiter un sujet dans toute la vérité historique : c’est donc, comme l’a défini fort bien l’auteur du dictionnaire des beaux arts, l’observation exacte de ce qui, suivant le temps, fait reconnoître le génie, les mœurs, les loix, le goût, les richesses, le caractère & les habitudes du pays où l’on place la scène d’un tableau. Le costume renferme encore tout ce qui constitue la chronologie, & la vérité de certains faits connus de tout le monde ; enfin tout ce qui concerne la qualité, la nature & la propriété essentielle des objets qu’on représente.

Suivant ces règles, dit M. l’Abbé Dubos (& les gens de l’art conviennent de la justesse de ces réflexions), il ne suffit pas que, dans la représentation d’un sujet, il n’y ait rien de contraire au costume, il faut encore qu’il y ait quelques signes particuliers pour faire reconnoître le lieu où l’action se passe, & quels sont les personnages du tableau.

Il faut de plus réprésenter les lieux où l’action s’est passée, tels qu’ils ont été, si nous en avons connoissance ; &, quand il n’en est pas demeuré de notion précise, il faut, en imaginant leur disposition, prendre garde de ne se point trouver en contradiction avec ce qu’on en peut savoir.

Les mêmes règles veulent aussi qu’on donne aux différentes nations qui paroissent ordinairement sur la scène des tableaux, la couleur du visage, & l’habitude de corps que l’histoire a remarqué leur être propres. Il est même beau de pousser la vraisemblance jusqu’à suivre ce que nous savons de particulier des animaux de chaque pays, quand nous représentons un évènement arrivé dans ce pays-là.

Le Poussin, qui a traité plusieurs actions dont la scène est en Egypte, met presque toujours dans ses tableaux des bâtimens, des arbres ou des animaux qui, par différentes raisons, sont regardés comme étant particuliers à ce pays.

Le Brun a suivi ces règles avec la même ponctualité dans ses tableaux de l’histoire d’Alexandre ; les Perses & les Indiens s’y distinguent des Grecs à leur phisionomie autant qu’à leurs armes : leurs chevaux n’ont pas le même corsage que ceux des Macédoniens ; conformément à la vérité les chevaux des Perses y sont


représentés plus minces. On dit que ce grand maître avoit été jusqu’à faire dessiner à Alep des chevaux des Perses, afin d’observer même le costume sur ce point.

Enfin, suivant ces mêmes règles, il faut se conformer à ce que l’histoire nous apprend des mœurs, des habits, des usages & autres particularités de la vie des peuples qu’on veut représenter. Tous les anciens tableaux de l’écriture sainte sont fautifs en ce genre. Albert Durer habille les Juifs comme les Allemands de son pays. Il est bien vrai que l’erreur d’introduire dans une action des personnages qui ne purent jamais en être les témoins, pour avoir vécu dans des siècles éloignés de celui de l’action, est une erreur grossière où nos peintres ne tombent plus. On ne voit plus un Saint François écouter la prédication de Saint Paul, ni un confesseur, le crucifix en main, exhorter le bon larron ; mais, ne peut-on pas reprocher quelquefois aux célèbres peintres de l’école Romaine, de s’être plus attachés au dessin, & à ceux de l’école Lombarde, à ce qui regarde la couleur, qu’à l’observation fidèle des règles du costume ? C’est cependant l’assujettissement à cette vraisemblance poétique de la peinture, qui, plus d’une fois, a fait nommer le Poussin le peintre des gens d’esprits, gloire que le Brun mérite de partager avec lui. On peut ajouter à leur éloge d’être les peintres des savans.

On comprend encore dans le costume tout ce qui concerne les bienséances, le caractère & les convenances propres à chaque âge, à chaque condition, &c. (Article de l’ancienne Encyclopédie.

Nous ne renverrons pas les artistes, pour la science du costume, a des livres qu’il soit difficile de se procurer, ou écrits dans une langue peu familière à la plupart d’entr’eux. Ils trouveront d’utiles instructions dans les costumes des anciens peuples, par M. Dandré Bardon. Il semble inutile de leur recommander l’étude des bas-reliefs antiques : ils y sont appellés par l’étude de leur art. Les livres de voyages leur procureront une récréation nécessaire après leurs travaux, & des connoissances dont ils pourront avoir besoin (L.)

COUCHE (subst. fem.) ce mot signifie en peinture un enduit de couleur qu’on met sur des treillages, des trains de carosses, des auvents &c., sur des planches, sur des murailles, sur des toiles avant de peindre dessus. On appelle cette façon d’enduire, imprimer. Cette toile, dit-on, n’a eu qu’une couche de couleur. On dit bien en peinture coucher la couleur. Avant de fondre les couleurs, il faut qu’elles soient couchées : mais on ne dit pas : ce tableau a eu trois couches de couleurs, pour exprimer qu’il a été repeint trois fois sur l’ébauche : (ancienne Encyclopedie)

On pourroit employer ce mot, si l’on peignoit comme Pline prétend que Protogene peignit son Jalise. « Il mit, dit-il, à ce tableau quatre couleurs l’une sur l’autre, pour le défendre des injures du tems & de la vétusté, afin qu’une couleur venant à tomber l’autre lui succédât. » Il faut donc croire, sur la foi de Pline, que Protogene fit quatre fois sur la même planche ce même tableau, copiant toujours avec la plus froide exactitude, sur la couche supérieure ce qu’il avait fait sur la couche inférieure.

« Cette manière de s’exprimer, dit M. Falconet il mit quatre couleurs l’une sur l’autre, n’est point celle d’un connoisseur ; l˚. parce qu’elle ne présente à l’esprit aucun des procédés de l’art ; 2˚. parce qu’elle n’est pas claire ; 3˚. parce qu’elle est triviale & qu’elle est dans les termes dont on se serviroit pour l’impression d’une toile. Peut-être Protogene a-t-il ébauché & empâté trois fois son tableau avant de le finir ; opération qui demande de la chaleur : mais s’il a peint quatre tableaux finis l’un sur l’autre, étoit-ce un peintre ? Pline ne voit pas combien cette marche & ces petits moyens sont opposés aux ressorts, à l’esprit, aux procédés de l’art : la fatigue & l’ennui devoient au moins sauter aux yeux dans ce triste chef-d’œuvre. »

Il y avoit un chien dans ce tableau, & le peintre ne pouvoit exprimer d’une manière satisfaisante la bave de ce chien haletant. Dans sa colère, il jette son éponge chargée de couleur contre cette partie, & ce hazard produisit ce que son travail & son adresse n’avoient pu rendre. Mais, dit plaisamment M. Falconet, « la bave du chien avoit elle les quatre couches de couleur, ou Protogène avoit-il jette successivement l’éponge aux quatre chiens ? (Article de M. {{sc|Levesque.)

COULEUR (subst. fem.) Ce mot dans la langue de la peinture, a plusieurs acceptions différentes. Il signifie, comme dans la langue ordinaire, l’apparence que les rayons lumineux donnent aux objets : la couleur de cette drapperie, est d’un jaune tendre, d’un bleu foncé. Il signifie les substances minérales ou autres, que les peintres employent pour imiter la couleur des objets qu’ils représentent. Ainsi l’ocre, le vermillon, la laque, le stil de grain sont des couleurs. Il signifie enfin le résultat de l’art employé par le peintre pour imiter les couleurs de la nature : c’est ainsi que l’on dit ce peintre a une banne couleur, la couleur de ce tableau est d’une grande vé-


rité. C’est dans ce dernier sens, que nous allons traiter de la couleur.

Il faudra joindre à cet article les excellentes réflexions de M. d’Oudry sur la manière d’étudier la couleur, que M. Watelet à insérées dans son article Conférence.

Indépendamment de l’habileté à représenter sur la toile les couleurs propres aux objets qu’on imite, l’entente du clair obscur, c’est-a-dire la distribution des lumières & des ombres, entre pour beaucoup dans l’art du coloriste. On peut même dire que cette seule partie exprimée d’un ton vigoureux, peut sans une imitation fort étudiée de la couleur propre, donner un grand effet à un tableau. Cette vérité est démontrée par les dessins d’une seule couleur, les estampes, & les tableaux en grisaille ou de clair-obscur. Aussi dit-on souvent, en parlant d’une estampe, qu’elle est d’une bonne couleur, d’une couleur vigoureuse, quoiqu’elle n’offre en effet que du clair & de l’obscur, c’est à-dire du noir & du blanc.

Les tableaux des plus grands maîtres de l’école romaine, & sur-tout leurs fresques, pourroient être regardés, si je puis m’exprimer ainsi, comme des ouvrages de clair-obscur enluminés. La pratique ordinaire de ces artistes, étoit de faire des cartons ou dessins fort étudiés des différentes parties de leurs ouvrages. C’étoit d’après ces dessins d’une seule couleur, qu’ils peignoient sans prendre la nature pour imiter la couleur propre des objets. Aussi voit-on, quelles que soient les couleurs de leurs drapperies, rouges, jaunes, bleues, qu’ils les peignoient sur les mêmes principes que si elles eussent été blanches. Une draperie rouge, par exemple, est peinte chez eux, comme s’ils eussent copié une étoffe blanche avec une couleur rouge, ou à-peu-près comme on feroit l’étude d’une draperie blanche avec du crayon de sanguine. C’étoit ainsi que peignoit Raphaël.

Dès que l’art naissant employa quelque chose de plus qu’un simple trait pour imiter la nature, dès qu’il fut donner quelque relief aux objets, il fut obligé d’exprimer les lumières & les ombres ; car sans ombre & sans lumière tous les objets visibles n’offriroient qu’une surface plane. L’art du clair-obscur a donc pris naissance en même tems que la peinture. Mais ce n’est pas de cette première simplicité de l’art qu’on entend parler, quand on demande si les peintres de l’antiquité cnnoissoient le clair-obscur, ou quand on dit de quelques peintres célèbres entre les modernes qu’il ne les connoissoient pas.

On entend parle clair-obscur pris dans cette dernière acception, le contraste des parties claires & des parties obscures du tableau, l’artifice par lequel un peintre distribue savament en grandes masses qui se prêtent une valeur mutuelle, les clairs & les bruns, les jours & les ombres.

Si l’on borne la doctrine du clair-obscur à l’incidence des lumières & des ombres, elle se réduit à savoir quelle ombre doit recevoir & porter un corps placé sur un certain plan & exposé à une certaine lumière. Ce n’est point un art, c’est une pratique soumise à la démonstration, qui se fait en tirant des lignes du corps lumineux, sur le corps éclairé.

La théorie du clair-obscur porte sur un plus grand nombre d’observations. Nous allons les rapporter ici d’après le célèbre Mengs.

1°. Si vous présentez un corps sphérique à la lumière, elle frappera sur la partie saillante & glissera sur les parties fuyantes, se dégradant toujours jusqu’à la partie ombrée. Dans cette partie, la plus grande obscurité ne sera pas sur l’extrêmité. La lumière suit les mêmes loix sur les corps, qui, sans être parfaitement sphériques, tendent cependant à une forme ronde.

2°. La lumière rejaillit de l’objet qu’elle éclaire sur celui qui l’avoisine. Ainsi’ l’extrêmité de la partie ombrée est la moins obscure, parce qu’elle recoit la lumière réfléchie de l’objet qui l’approche. Une ombre également forte dans toute son étendue ne représenteroit donc pas une ombre, mais un trou dont aucun reflet ne diminueroit nulle part l’obscurité.

3°. Un corps entreposé entre un autre corps & la lumière empêche qu’elle n’y parvienne, & le couvre de son ombre.

4°. La lumière dl plus étroite, mais plus vive sur un corps poli ; elle est plus foible, mais plus large sur un corps poreux & raboteux, parce que chaque partie de ce corps a une saillie qui reçoit la lumière & la reflette sur les parties voisines.

5°. L’air est un corps composé d’un grand nombre de parties subtiles qui se remplissent de lumière & qui en éclairent, quoique plus foiblement, les corps qui ne sont pas frappés de la lumière principale.

6°. L’air étant un corps, diminue la lumière & la couleur de l’objet en proportion de la quantité dans laquelle il se trouve entre l’objet & l’œil. Ainsi en proportion qu’un objet est plus éloigné de l’œil, sa lumière est plus vague, sa couleur plus foible, sa forme plus indécise. C’est sur cette observation qu’est fondée la théorie de la perspective aërienne. Comme la dégradation est plus ou moins rapide, suivant que l’air est plus ou moins chargé de vapeurs, cette théorie ne peut être soumise à des principes invariables.

I1 résulte de la première observation que la figure sphérique, la plus amie de l’œil par sa forme continue qui n’offre aucun angle, au-


cune aspérité, est aussi la plus favorable à l’harmonie, puisque la lumière s’y dégrade par des nuances insensibles jusqu’à l’ombre la plus forte, & que l’ombre y éprouve la même dégradation depuis sa plus grande obscurité jusqu’au reflet. Cette vérité conduit à une autre ; c’est que la nature s’est plue à répandre l’harmonie sur les corps qu’elle a créés, en leur prodiguant les formes arrondies. On trouve cette forme dans les corps des animaux, & même dans chacun de leurs principaux membres. C’est aussi celle des plantes dans leurs tiges & dans la masse de leurs feuilles. L’art profite avantageusement de cette leçon de la nature, en arrondissant, quand le sujet le permet, la composition générale, & les grouppes particuliers. La pratique la plus ordinaire, est de donner à l’ordonannce une forme concave.

Les lumières différentes dont les corps peuvent être éclairés, causent des différences dans les effets du clair-obscur. Les corps peuvent recevoir la lumière du soleil, celle du feu, ou celle de l’air. Les peintres choisissent plus ordinairement la dernière, & c’est avec raison, puisqu’ils n’ont pas dans leurs matériaux de clair assez vif pour rendre l’éclat que procure la lumière du soleil aux objets qu’il frappe immédiatement de ses rayons. Encore moins seroit-il possible de rendre le corps du soleil lui-même, à moins que de le supposer enveloppé de vapeurs.

On employe de deux façons la lumière de l’air. On la nomme lumière serrée, lorsqu’elle vient d’une ouverture quelconque, comme celle d’une fenêtre : elle est de la même grandeur que l’ouverture d’où l’on suppose qu’elle se répand, & n’est pas plus éloignée que cette ouverture. La lumière ouverte est ; celle d’une pleine campagne, lorsque le soleil est couvert de nuages, ou, ce qui revient au même, lorsqu’un objet fort éloigné & hors du tableau, est censé priver le lieu de la scêne, de la lumière du soleil. Dans ces deux cas, la lumière vient du côté où est le soleil, quoiqu’il ne soit pas visible. La lumière ouverte est moins favorable à l’art que la lumière serrée, parce que toute la masse de l’air se trouve également éclairée. C’est une difficulté que les peintres doivent s’accoutumer à vaincre puisqu’un grand nombre de sujets les obligent à la surmonter.

Les ombres des corps qui reçoivent la lumière par une ouverture plus grande que ces corps, dit le même artiste, que nous continuons de suivre, se resserrent & se perdent plus ou moins promptement suivant la grandeur de la lumière. Les corps exposés à une lumière ouverte, sans soleil, ont à peine des ombres, & ne privent que foiblement de clarté les objets qui sont près d’eux, parce que toute la masse de l’air se trouve également imprégnée de lumière. La lumière du soleil, est d’une force égale dans toutes ses parties, & la projection des ombres, suit la direction du corps qui les produit.

Si le corps lumineux est petit, comme la lumière d’un flambeau ou d’une chandelle, ou celle qui entre par une ouverture étroite, la plus grande partie de l’objet éclairé se trouve privée de lumière, les ombres s’aggrandissent en s’éloignant du corps qui les porte, & sont d’autant plus larges que l’objet qui les reçoit est plus éloigné.

Les principes du clair-obscur que nous venons de rapporter en établissent la théorie & suffisent pour éviter une pratique vicieuse : mais non pour en connoître l’idéal qui conduit à ce qu’on appelle la magie du clair-obscur. Le peintre a, pour produire les grands effets de son art, l’harmonieuse opposition du clair & de l’obscur ; la nature offre elle-même cette opposition, mais elle ne l’offre pas toujours de la manière la plus favorable à l’art ; c’est donc à l’artiste à la créer : c’est à lui de commander à l’ombre & à la lumière, & de leur prescrire de se répandre sur la scêne qu’il veut traiter de la manière la plus propre à enfanter de beaux effets,

Si le peintre veut produire la beauté, il doit choisir les formes, & ne pas imiter celles que lui offre le premier modèle qu’il rencontre. De même s’il veut éclairer ses sujets d’une lumière pittoresque, il ne doit pas se contenter de la lumière que le hazard lui offre dans la nature, mais il doit s’en procurer une de son choix. La manière dont il disposera ses grouppes, dont il leur fera recevoir la clarté, lui fournira de grandes masses d’ombre & de lumière, en lui permettant d’enchaîner ensemble ce qu’ils ont d’obscur & ce qu’ils ont de lumineux. C’est ce que le Titien comparoit à la grappe de raisin. Détachez-en les fruits, dispersez-les ; chacun d’eux aura son ombre & sa lumière, ils partageront la vue & ne concourront pas à un effet général : mais réunis en grappe, ils font ensemble une masse harmonieuse de clair & d’obscur.

Il peut aussi se procurer une lumière accidentelle différente de la lumière principale, & qui réveillera à son choix les parties qui seroient plongées dans l’ombre. Il trouvera cette lumière dans la clarté d’un flambeau, dans l’interruption des nuages, dans celle du feuillage des arbres, dans une ouverture pratiquée dans l’appartement où se passe la scêne. A-t-il besoin d’une ombre accidentelle ? il peut la trouver dans un corps placé dans le tableau ou hors du tableau, dans un, ou plusieurs nuages, dans un édifice, des arbres, un rocher. S’il suppose cette cause hors du tableau, il doit la rendre vraisemblable au spectateur qui ne la voit pas. Une vapeur, de la fumée, de la poussière peuvent aussi lui fournir d’heureux secours & lui procurer les ressources que lui refuse la perspective aërienne ordinaire. Enfin la couleur propre des objets plus claire ou plus sombre peut lui servir à continuer harmonieusement un effet d’ombre où de lumière. L’écorce argentée du bouleau, le feuillage blanchâtre du saule, auront quelque ressemblance avec la clarté dans l’obscurité d’une forest ; des vêtemens bruns ressembleront à de l’ombre dans un grouppe de figures éclairées.

Que les couleurs claires ou obscures, savamment distribuées, puissent concourir aux effets de l’ombre & de la lumière, c’est ce qui est démontré par les estampes gravées sous les yeux & sous la direction de Rubens : tout ce qu’on y voit d’obscur n’est pas de l’ombre ; c’est souvent de lacouleur.

Comme on sera sûr de produire un bon effet en traduisant en noir & blanc un tableau où le clair-obscur est bien entendu, il sera facile aussi de faire un tableau d’un bon effet, en traduisant en couleurs un dessin où une estampe dont les masses auront été savamment distribuées suivant les principes positifs & l’idéal du clair-obscur. Ce sont donc ces principes qui doivent régler l’emploi des couleurs. Le clair-obscur, dit encore Mengs, est la base de l’harmonie ; les couleurs ne sont que des tons qui servent à caractériser la nature des corps.

Le peintre, pour imiter l’innombrable variété des couleurs offertes par la nature, n’a d’autres matériaux que trois couleurs primitives, le rouge, le jaune & le bleu, dont le mélange produit toutes les autres couleurs & toutes leurs nuances. L’histoire des arts nous apprend que les anciens peintres ont longtemps opéré avec ces seules couleurs. On en employe aujourd’hui un nombre bien plus considérable, parce qu’on a trouvé tout fait par la nature, dans différentes substances, les mélanges que les anciens étoient obligés de faire sur leur palette. On ne peut douter que cette augmentation dans le nombre des matériaux n’ait conduit l’art à une nouvelle perfection, en donnant aux artistes des moyens nouveaux d’y parvenir. Sans doute les substances colorantes qu’ils ont multipliées leur procurent des tons qui leur auroient été refusés par le mélange des trois couleurs capitales : mais enfin quelque soit le nombre de ces substances colorantes, & celui des tons que produit leur mélange ; on sera toujours réduit en dernière analyse aux trois couleurs primitives auxquelles on joint le blanc pour exprimer la lumière, & le noir pour en exprimer la privation.

Quoique l’on doive convenir que la quantité des substances colorantes donne un avantage aux peintres modernes sur les anciens qui n’employoient que les couleurs capitales, il ne faut pas croire que ceux-ci fussent réduits à une disette qui les empêchât d’être grands coloristes. Les couleurs dont ils faisoient usage, & qui ne montoient qu’au nombre de cinq, en y comprenant le noir & le blanc, produisoient par leurs différentes combinaisons 819 changemens. C’est M. Mayer, Professeur de Gœttingue, qui en a fait le calcul. Pour affirmer ou mer qu’Appelle ou Protogène, ont été grands coloristes, il faudroit avoir vu de leurs tableaux : mais l’argument qu’on tireroit du petit nombre de couleurs primitives dont ils couvroient leur palette ne pourroit fournir contre eux aucune preuve concluante. On assure que Santerre, qui pouvoit profiter de tous les matériaux qu’employoient ses comtemporains, s’étoit volontairement réduit au cinq couleurs des anciens Grecs. Il plaît aux amateurs par un coloris tendre & gracieux il auroit tiré des mêmes matériaux une couleur vigoureuse s’il y avoit été porté par son goût naturel. Les substances qu’il employoit étoient l’outre-mer, le massicot, le gros rouge-brun, le blanc de craie & le noir de Pologne.

La couleur, ou le coloris, car ces deux mots se prennent souvent l’un pour l’autre dans le langage de l’art, le coloris dis-je, se considère relativement à l’ensemble d’un tableau, & relativement au détail de ses parties.

Relativement à l’ensemble, il consiste dans une conduite de tons liés ou opposés entre eux, & qui soient dégradés par de justes nuances en proportion des plans qu’occupent les objets. Ajoutons qu’il en est de la disposition des couleurs, comme de celle des figures dans la composition. Il doit y avoir dans un tableau une figure principale ; il doit y avoir aussi une couleur dominante un ton général, sans lequel il n’y auroit point d’harmonie.

Relativement aux détails, le coloris consiste dans la variation des teintes ; variation nécessaire pour parvenir à l’arrondissement des corps. Ce principe confirme ce que nous avons établi, que la couleur est subordonnée au clair-obscur, puisque lui seul donne l’échelle des tons que doivent suivre ces teintes différentes. C’est par les règles du clair obscur qu’une drapperie bleue, par exemple, ne doit pas consister en une couche de couleur bleue, également appliquée sur le champ du tableau : ce sont ces règles qui apprennent, indépendamment de l’inspection de la nature, toutes les dégradations que cette couche bleue doit éprouver depuis le plus grand clair, jusqu’à l’ombre & au réflet : un artiste qui peindroit une drapperie bleue d’après un dessin au clair-obscur, savamment dégradé, ne


rendroit peut-être pas toutes les teintes que la nature pourroit lui offrir ; mais cette imitation seroit satisfaisante, parce qu’on y trouveroit la dégradation nuancée que prescrit la nature.

Les teintes principales sa distinguent en cinq nuances : le grand clair, la couleur propre de l’objet, la demi-teinte, l’ombre & le réflet. Des teintes intermédiaires, & bien plus nombreuses dans la nature que l’art ne peut l’exprimer, forment les passages du clair à la couleur propre, de celle-ci à la demi-teinte, à l’ombre, & au réflet. Tous ces principes résultent encore de la théorie du clair-obscur, ou, ce qui est la même chose, ils sont fondés sur l’étude de la dégradation de la lumière & de l’ombre.

La même conduite de tons qu’on observe pour l’arrondissement d’un seul objet, doit se retrouver dans l’effet du tout ensemble. L’artiste ménage, dans sa composition, une masse dominante de couleur & de lumiere ; il la soutient par des lumieres, par des tons subordonnés qui se prêtent une valeur réciproque ; il la rappelle par des échos qui réveillent les masses, & l’assortit avec des demi-teintes & des ombres dégradées.

Le premier ton d’un tableau est arbitraire ; il n’a de valeur que celle qu’il reçoit des contrastes qu’on lui oppose. Le ton le plus simple sur la palette peut devenir très-brillant ; une couleur par elle-même très-brillante, peut devenir lourde, sèche & discordante. Les couleurs matérielles sont mortes, c’est l’art du Peintre qui les anime. Un blanc morne, un jaune mat, prennent sous son pinceau l’éclat de l’argent & de l’or. Avec quelques couleurs qui n’ont aucun agrément par elles-mêmes, il va créer la carnation de Vénus.

Que le ton du tableau soit convenable au sujet & concoure à son expression générale. Tout doit être riant dans un sujet qui respire la gaîté : tout doit être sombre dans un sujet triste. Si vous voulez me remplir d’horreur, que j’y sois préparé par la couleur de votre composition. Le soleil recula au festin d’Atrée : une couleur brillante détruiroit la terreur dans un sujet affreux.

Si la scène se passe dans l’air, le ton doit être suave, lumineux, léger : si elle se passe sur la terre, il faut avoir égard au climat ; le ton sera plus chaud dans les contrées le l’Asie méridionale, que dans les plaines de la Scythie qui ne reçoivent que les rayons obliques du soleil. En pleine campagne le ton sera plus vague que dans l’intérieur d’un palais ou d’un temple. Il sera frais & verdâtre, si la scène se passe sur les eaux ; ardent, rougeâtre & mêlé de teintes enfumées, si la scène est dans les enfers, ou dans les forges du Mont-Ethna. Enfin le peintre doit observer que la nature varie ses couleurs aux différentes heures du jour.

Ainsi les différents théâtres que vous serez obligé de choisir demanderont un systême différent de couleur. Après avoir établi dans votre pensée le ton général avant de l’avoir porté sur la toile, il faut penser aux nuances différentes qu’exigent les objets divers. Les nuances ne sont pas les mêmes dans les clairs des hommes, des femmes, des enfans : elles varient encore dans les différents individus du même âge & du même sexe, suivant la couleur qu’ils ont reçue de la nature, suivant le climat qu’ils habitent, la profession qu’ils exercent, l’habitude de vivre à l’abri de l’air ou d’être exposés à l’ardeur du soleil, à la rigueur des saisons. Ces variétés de tons doivent, par des passages très-doux & en quelques sortes insensibles, concourir à former la teinte générale : des passages plus brusques peuvent lier entre eux des objets inanimés tels que les métaux, les drapperies ; mais que les plus fortes discordances soient par-tout sauvées avec art & rendent l’accord général plus piquant, sans jamais le détruire.

Les différences qui distinguent les tons de deux objets, peuvent être sensibles, quoique douces & légeres, si elles sont traitées par grandes masses : elles échapperoient à l’œil, si elles ne lui étoient offertes que par petites parties. Il faut cependant éviter en donnant trop d’étendue aux masses brillantes, de nuire à l’équilibre des nuances.

« Les couleurs claires, dit, M. d’André-Bardon, que nous suivons en général ici, parce que ses préceptes sont positifs & classiques, les couleurs claires qui ont du rapport dans leurs nuances, doivent être employées à former les grandes masses de lumière. Les couleurs sourdes qui diffèrent de ton seront destinées aux parties de demi-teinte & à former les passages ou les liaisons d’un ton à l’autre. Les couleurs vigoureuses qui seront opposées quoique brunes, serviront à établir les masses d’ombres & à ménager les contrastes dans ces masses. »

Elles suppléeront aussi, comme nous l’avons dit, aux effets que la distribution générale ne permet pas de trouver dans le seul jeu des lumières & des ombres."

« Chaque corps solide doit tenir sa masse de couleur sur son fond, ajoute le même Professeur, & en être détaché d’une maniére plus ou moins prononcée à proportion qu’un veut le faire saillir de la toile, ou l’éloigner plus ou moins de l’œil du spectateur. »

Quoique la couleur brune puisse suppléer à l’ombre & servir comme elle à interrompre la lumière, elle peut cependant entrer


elle-même dans une masse claire, parce qu’elle a ses tons lumineux dans sa partie éclairée. Il faut seulement observer que ces clairs soient subordonnés à ceux des objets avec lesquels Ils font contraste. Les couleurs les plus claires peuvent réciproquement entrer dans les masses d’ombre ; mais elles n’y ont qu’une vigueur subordonnée & n’y prennent en général qu’un parti de reflet.

Les chairs & sur tout les chairs délicates doivent avoir un ton suave & tendre ; il faut donc rejetter les tons fort bruns. C’est l’exemple qu’ont donné le Correge & Rubens. Si, comme le Titien & Paul-Véronese, on donnoit aux ombres des carnations, des teintes solides & vigoureuses, il faudroit leur opposer des fonds plus vigoureux encore & les détacher par le ton propre, ou par des bruns fouillés au-dessous des parties que rien ne peut refletter.

Les effets des couleurs doivent être variés comme ceux de la lumière. Des objets détachés en clair sur un fond brun, s’opposent à des objets détachés en brun sur un fond clair, des figures colorées à des figures livides & grisâtres, des grouppes d’un ton sourd & vigoureux à des grouppes d’un ton brillant & argentin.

Des tons colorés peuvent s’introduire dans le lointain, mais en ménageant des oppositions qui les tiennent à leur place. Un terrein clair tient dans l’éloignement une forêt obscure, un ombre vigoureuse fait fuir un temple lumineux, un horizon que le soleil couchant teint d’une masse de feu, semble être loin de l’œil, parce que les objets qui occupent les premiers plans sont déjà abandonnés de la lumiére. Un objet coloré repousse un objet grisâtre ; & un objet grisâtre un objet coloré.

Dans les sujets de nuit, les lumières resserrées & aigües ne sont distribuées que par des échappées & des échos : les ombres sont larges & sourdes, les reflets sont à peine apperçus. La lune colore d’une lumière argentée les parties qu’elle éclaire : mais elle ne darde pas comme le soleil un fluide lumineux dont toute la masse de l’air soit imbibée : ainsi les parties qui ne reçoivent pas sa lumière immédiate, restent plongées dans une ombre noirâtre & tranchante.

La nature réunit les nuances les plus antipatiques : l’art, émule de la nature, fait concourir à l’harmonie les nuances les plus discordantes. Il y parvient en les grouppant de manière qu’elles se mirent les unes dans les autres, que la lumière ne prête qu’une nuance presque semblable aux premiers clairs, & que les ombres ne présentent qu’une masse uniforme dans son obscurité, quoique l’on y reconnoisse toujours la couleur propre de chaque objet.

Tous les objets ont & conservent leur couleur propre. Ils doivent être peints du ton que leur donne la nature, qui ne pousse pas tellement la lumière au blanc, ni l’ombre au noir, qu’on ne puisse toujours distinguer cette couleur. C’est ce que n’ont pas observé les peintres de l’école Romaine & leurs imitateurs.

Non-seulement une figure a sa couleur propre, mais chacune de ses parties a aussi la sienne. Des teintes différentes doivent colorer les parties exposées au soleil, au hâle, aux froissements, aux effets d’une transpiration plus abondante. Certaines parties sont revêtues d’une peau plus fine, d’autres d’une peau plus épaisse ; la graisse n’est pas répandue par-tout avec la même abondance ; le sang ne se porte pas par-tout avec la même force : toutes ces variétés en occasionnent dans la couleur & doivent être observées par l’artiste.

Plusieurs objets voisins, plusieurs objets grouppés ensemble, se mirent en quelque sorte les uns dans les autres, se reflettent mutuellement & produisent des nuances plus belles que la couleur propre de ces objets en particulier. C’est ce qu’un nomme couleur réfléchie. De deux tons réfléchis, le plus éclatant communique de sa nuance plus qu’il ne reçoit. Une étoffe jaune prête aux plus belles chairs un ton doré sans rien recevoir nuance,

La couleur propre, c’est-à-dire, celle qui appartient à chaque objet, est affoiblie dans les corps éloignés de nôtre vue par l’air intermédiaire qui les enveloppe. Nous l’avons considéré seulement comme un corps, en parlant du clair-obscur : nous devons en parlant de la couleur, le considérer comme un corps qui a sa couleur propre, sa teinte plus ou moins azurée suivant que sa masse a plus ou moins d’épaisseur. Il faut donc teindre de cette couleur de l’air les corps qui en sont enveloppés, & rendre cette couleur d’autant plus sensible qu’ils sont dans un plus grand éloignement. C’est ce qu’il faudroit convenir d’appeller la couleur locale, puisque c’est la couleur que prend chaque objet par le lieu qu’il occupe à une distance plus ou moins grande du spectateur. Il faut convenir que c’est un défaut de précision dans la langue de l’art, d’avoir confondu lacouleur locale avec la couleur propre, celle qui appartient aux objets & celle qu’ils doivent à la distance où ils sont placés. Pour que les idées soient nettes, il faut que les expressions soient précises, & que chaque idée ait son nom qui n’appartienne pas à une autre idée.

L’exactitude de l’imitation ne consiste pas toujours à donner à la couleur locale la nuance juste de la nature, mais à paroître la lui donner, & à imiter l’effet de la nature par l’artifice des oppositions. En général la peinture est un mensonge adroit ; elle est vraie quand elle ment assez bien pour sembler dire la vérité.

Comme le ton le plus vif absorbe celui qui l’est moins, ainsi qu’on le remarque dans les reflets, la lumière absorbe en quelque forte la couleur des objets & leur prête à tous une nuance presqu’égale. Conduits par cette observation, de grands coloristes ont imaginé l’emploi des couleurs changeantes, qui, dans les premiers clairs, se rapprochent du ton de la lumière qui les frappe. Ce rapport de nuances dans les jours, n’est pas moins essentiel que l’uniformité des teintes dans les ombres ; comme l’ombre conserve la teinte de l’obscurité, ce qui est éclairé porte celle de la lumiére. Un ton vermeil règnera donc sur un tableau éclairé par l’aurore, une couleur dorée témoignera la présence du soleil, une nuance argentée fera connoître que c’est la lune qui éclaire la scène, des lumiéres rouges seront communiquées par la clarté d’un flambeau.

Les matériaux colorans, qu’on appelle aussi couleurs, ne s’employent guere par les artistes tels que la nature les produit, ou qu’ils ont résulté de diverses opérations chymiques. L’emploi de ces couleurs sans mélange répand de la crudité, à moins qu’elles ne soient nuancées avec le plus grand art. La vive enluminure d’un beau rouge, d’un beau jaune, ne charme que les regards du peuple : c’est à l’artifice des couleurs rompues, c’est-à-dire mélangées, que l’art doit sa séduction.

Les couleurs brillantes ne peuvent donc s’employer que dans les masses de lumières : encore exigent-elles des ménagemens judicieux. Elles sont exclues des demi-teintes, des ombres & sur-tout des reflets. On n’y doit employer que les couleurs rompues, qui, dans la langue des atteliers se nomment couleurs sans couleurs. On leur a donné ce nom, parceque, dit D’André-Bardon, elles ne doivent pas être formées de deux teintes entières, capables de produire une couleur capitale, quoique formées de deux tons rompus l’un par l’autre.

De ces mélanges résultent les couleurs tendres & les couleurs fières.

Les couleurs tendres sont formées des couleurs les plus douces & les plus amies, c’est-à-dire de celles qui ont entre elles le plus parfait accord. Les couleurs fières sont produites du mélange de couleurs fortes & quelquefois discordantes, & produisent des nuances vigoureuses. Lescouleurs tendres se réservent pour les plans reculés, les couleurs vigoureuses ont leur place aux premiers plans. Les unes & les autres doivent être si bien unies, qu’elles ne produisent ensemble qu’une nuance générale qui forme l’harmonie.

Les couleurs transparentes sont ainsi nommées parce qu’elles ouvrent un passage à la lumière, laissent voir la couleur qui est au-dessous d’elles, & ne font que lui prêter la teinte qui leur est propre. Elles conviennent donc moins par leur peu de consistance à peindre qu’à glacer. Le glacis unit & accorde les tons en leur donnant une teinte générale & prête de la sympathie auxcouleurs les plus antipatiques.

Sans l’emploi des couleurs moëlleuses & transparentes, observe le Chevalier Mengs, on ne pourroit représenter des ombres véritables. C’est par le choix de ces couleurs, & par la manière de glacer, qu’on parvient à tenir dans l’obscurité les parties ombrées. Les couleurs sombres qui ne sont ni moëlleuses ni transparentes, ne peuvent imiter une ombre réelle, parce que la lumière n’en étant point absorbée, se réfléchit sur leur superficie, & les représente en même-tems obscures & éclairées, au lieu que les couleurs transparentes laissent passer les rayons lumineux & conservent une superficie réellement obscure. C’est le Correge qui a le premier découvert cette théorie & qui l’a mise heureusement en pratique.

L’empâtement, la belle pâte des couleurs consiste à les coucher successivement sur la toile d’une manière large & facile. Des couleurs tourmentées sont celles qui ont été altérées par un frottement timide de pinceau, trop souvent répété. Il résulte de cette fatigue une couleur sale. Une manière plus franche produit les couleurs brillantes.

On peut empâter en plaçant les teintes les unes à côté des autres & les fondant, les noyant ensemble : c’étoit la pratique du Correge. On peut aussi ne faire que les unir, c’est ce qu’à souvent pratiqué Rubens. La première manière a plus de moëlleux, de vérité, & la seconde plus d’éclat.

Peindre à pleine couleur c’est travailler avec un pinceau bien chargée de couleur & ne pas trop l’étendre. Cependant les tournans, les ombres, les lointains ne doivent pas être aussi chargés de couleurs que les clairs & les objets des premiers plans.

Le moyen de parvenir à l’effet qui est le résultat de la vigueur, c’est d’établir dans l’endroit du tableau où se passe l’action principale, la lumière la plus brillante & l’ombre la plus forte qu’il soit possible à l’art de créer. Si le tout ensemble est harmonieux, il faudra bien qu’il soit aussi de la plus grande vigueur, puisque le peintre aura passe de la plus éclatante lumière à sa plus entière privation.

Quand le tableau est assez avancé pour produire son effet général, il reste à faire un travail qui doit lui donner la vie. L’Artiste reposé sur son ouvrage & le revoyant d’un œil frais, rend par des teintes & des touches légères les montagnes, les arbres, les richesses du loin-


tain. Il pratique au milieu de la scène des effets qui affoiblissent ceux du fond & les repoussent à leur place. Déjà le brillant des nuances se joint à la hardiesse de la manœuvre, déjà les objets s’arrondissent ; déjà de belles touches enrichissent les parties saillantes & lumineuses. « Parvenu aux figures des premiers plans, il ranime le feu de son enthousiasme. Il touche, il heurte, il frappe savamment à droite & à gauche. Son art assaisonne les masses par des fiertés, les couleurs par des frais, les effets par des piquants, les contours par des finesses, les lumières par des épaisseurs affectées, les ombres par de savans laissés. Ici il raffraîchit la beauté de ces demi-teintes, là il réveille ces reflets trop amortis, ailleurs il rehausse par des glacis quelques nuances trop sourdes ; plus bas il prononce des détails peu formés, il adoucit des travaux trop durs, il varie des travaux trop uniformes, & par des touches aussi hardies que caractéristiques, détachant les objets de leur fond, il les tire hors de la toile. » On sent que c’est un artiste (M. d’André Bardon,) qui vient de parler & qu’il étoit animé de tout le feu que l’art inspire.

Des leçons écrites sur le coloris seront toujours très-insuffisantes. C’est par les yeux que de telles leçons doivent se communiquer à l’intelligence. Pour devenir coloriste, il faut regarder avec attention & souvent les chefs-d’œuvre des peintres qui se sont distingués par la couleur, y étudier le maniment du pinceau, les artifices des oppositions, les beaux partis de lumière & tous les expédiens qu’ont employé les grands maîtres pour imiter la nature. Mais cette utile étude n’est pas sans danger si l’on ne s’est pas préparé à la bien faire. On risque de se perdre si l’on ne sait pas distinguer l’ouvrage de l’artiste de celui de la dégradation. Cherchez dans un vieux tableau, non ce qu’il vous présente, mais ce qu’il étoit en sortant de l’attelier : craignez de confondre avec le résultat de l’art, les effets d’un vieux vernis, de la fumée, de la moisissure, des couleurs qui ont poussé au noir, de l’huile qui a pris une teinte jaune ; en un mot ne prenez pas pour objet de votre étude les ravages du temps.

On fait que les écoles les plus célèbres pour le coloris, sont celles de Venise & de Flandres. Par leur succès dans cette partie de l’art, elles partagent la gloire de l’école Romaine. Si l’on pouvoit douter que des plus grands efforts des coloristes, il ne résulte que des mensonges imposans, on en trouveroit la preuve dans la comparaison de leurs ouvrages. Mettez à côté l’un de l’autre de beaux tableaux du Titien, de Paul-Veronese, du Bassan, de Rubens ; vous reconnoîtrez que ces tableaux tous bien colorés, sont d’une couleur différente. Ensuite comparez seulement école à école, & l’un des chefs-d’œuvre de l’école Venitienne à un chef-d’œuvre de l’école Flamande, vous verrez deux tableaux d’une belle couleur, mais vous reconnoîtrez aussi que la couleur de ces deux tableaux porte sur des principes tout-à-fait différens. Quelle est celle des deux écoles qui nous représente le coloris de la nature ? Mais puisqu’aucun des artistes de ces écoles n’a eu la même couleur qu’un autre, quel est celui de tant de coloristes qui a rendu parfaitement la vérité ? Tous n’ont fait que mentir d’une manière séduisante, & ils doivent leur gloire au plaisir que nous cause cette innocente séduction.

Comme tous ces artistes ont différé entre eux avec un succès à-peu-près égal, on trouvera dans la manière de chacun d’eux des leçons différentes qui auront leur utilité. Mais le peintre d’histoire, qui doit principalement attendre ses succès de la haute poésie de son art, consacrera-t-il une grande partie de ses études à penétrer l’adresse, la subtilité, les prestiges dont les coloristes ont appuyé leurs mensonges ?

Je n’ai pas le droit de répondre à cette question. Je rapporterai seulement quelques réflexions d’un artiste célèbre, M. Reynolds.

Entrer dans les détails des couleurs, copier minucieusement des étoffes, c’est un soin qui caractérise, suivent lui, un genre inférieur à l’histoire. Comme les figures du peintre historien ne sont pas les portraits de tel ou tel homme, ses draperies ne sont pas des copies de telle ou telle étoffe : ce ne sont pas des étoffes de soie, de coton, de laine, ou de lin ; ce sont des draperies & rien autre chose. Une grande partie de son art consiste à en bien disposer les plis. Copier une étoffe telle qu’ellé est sortie d’une manufacture, c’est une opération mécanique qui ne demande pas de génie & qui me suppose qu’un goût subalterne. Mais il faut un grand talent, une étude profonde pour disposer une draperie de manière que les plis correspondent bien les uns aux autres, & se suivent facilement & avec une négligence si ressemblante à la nature que cet effet semble celui du hazard, que la figure soit vêtue sans qu’aucune de ses principales parties soit incertaine, que tous les plis concourent à exprimer les mouvemens & les formes du nud.

Carle Maratte pensoit que bien drapper étoit encore plus difficile que bien dessiner la figure, & que c’étoit un art dont il étoit moins aisé de donner des leçons, parce qu’on ne pouvoit en démontrer les règles avec la même exactitude.

Les trois grandes écoles Italiennes, celles de Rome, de Florence & de Bologne, ont conservé la simplicité dans les draperies. Cette simplicité ma-


jestueuse a été adoptée par les plus grands maîtres de l’école Françoise, le Poussin, le Sueur, & le Brun. Les écoles de Venise, de Flandre, s’en sont écartées pour surprendre l’admiration par un style plus brillant, mais inférieur. Elles avoient besoin de cet artifice pour compenser ce qui leur manquoit des plus grandes parties de l’art. Leur principal objet étoit l’élégance : elles étoient plus curieuses d’éblouir que de rechercher la beauté parfaite, de sonder les affections de l’ame, les porter sur la toile & les exciter dans les spectateurs. Leurs raffinemens nuisoient au sublime qui doit soutenir l’épopée pittoresque. La grande manière a une sévérité peu compatible avec ces affeteries ; elle agit sur l’ame ; l’autre manière n’a d’action que sur le sens de la vue.

Les écoles qui s’occupent à parer la nature, au lieu de la montrer dans sa noblesse simple & négligée, qui cherchent plus à enrichir leurs figures qu’à leur donner la beauté & à peindre le caractère, se distinguent plus par l’abondance que par le choix, par le luxe que par le jugement. Elles employent le langage de la peinture pour montrer qu’elles savent bien parler, & non pour dire de grandes choses. Comment comparer aux sublimes affections, aux conceptions profondes d’un Raphaël, d’un Poussin, d’un le Sueur, à la vérité des expressions qui donnent tant de prix à leurs chefs-d’œuvre, au beau choix qu’ils ont fait de la nature, à l’art qu’ils ont eu de l’embellir encore, la représentation de beaux satins, de beaux velours, de riches broderies ; opération qui distingue ce qu’on appelle les peintres de genre ? Qui pourra préférer des contrastes violeras dans les figures, un clair-obscur affecté, au repos qui règne dans les tableaux des plus grands maîtres, qui se communique à l’esprit du spectateur, & lui laisse la liberté nécessaire pour s’occuper des plus grandes beautés de l’art ? L’ame d’un Raphaël, la fierté d’un Michel-Ange, la sagesse d’un Poussin, l’emporteront toujours sur le brillant d’une belle palette. N’abandonnons pas de chastes beautés pour les parures & le fard d’une courtisanne.

La qualité prééminente de l’école Vénitienne est due à l’habitude qu’avoient les maîtres de cette école, de faire des portraits & convient en effet plus particulièrement aux peintres de portraits qu’aux peintres d’histoire. L’art d’imiter de riches étoffés entre comme partie nécessaire dans le talent du peintre de portraits, parce qu’il doit représenter avec leurs habits, des personnes richement vêtues.

Mais la perfection ne résulteroit-elle pas d’un accord de la beauté des ouvrages romains, avec l’éclat des ouvrages flamands ou vénitiens ? C’est risquer d’amener la décadence de l’art que de proposer pour sa perfection des qualités contradictoires. En cherchant à la fois les qualités sublimes de Raphaël & les qualités brillantes de Paul-Véronese, l’artiste restera au-dessous de Raphaël & du Véronese & de ce qu’il auroit été lui-même, s’il n’avoit pas poursuivi plus qu’il ne pouvoit atteindre. Les facultés humaines sont bornées ; il faut donc qu’elles se prescrivent des bornes.

D’ailleurs, supposez un sujet noble, tel que Raphaël pouvoit le concevoir ; supposez aux figures l’expression qu’il pouvoit leur donner ; ajoutez-y toute la beauté des formes dont les plus parfaites antiques nous offrent le modèle : en voilà bien assez pour occuper l’ame du spectateur. Si vous joignez à tout cela le coloris du Titien ou de Rubens : au lieu d’ajouter à l’impression, vous l’affoiblissez, parce que le spectateur n’est plus dans l’état de repos nécessaire pour jouir uniquement des beautés qui doivent sur-tout l’occuper. Vous avez cru faire plus, & vous avez fait moins ; vous avez voulu ajouter à l’effet de votre art & vous l’avez affoibli.

On pourroit comparer la couleur de l’école romaine ou de celle de Bologne au style noble & simple de Virgile, ou plutôt au style encore bien plus simple d’Homere, & la couleur de l’école Flamande au style ronflant de Lucain ou de Claudien. Le style d’Homere charme doucement l’oreille, tient l’ame en repos par le moyen d’une tranquille harmonie, & lui laisse la liberté de se livrer à toutes les beautés que lui présente le poëte : le style de Lucain ou de Claudien frappe avec force le sens de l’ouie, l’occupe entièrement, & ne laisse pas à l’ame le calme dont elle auroit besoin pour se livrer aux beautés intellectuelles.

Les Vénitiens aimoient autant à multiplier les figures de leurs compositions, que les teintes de leur palette. Leurs sujets favoris étoient des fêtes, des banquets, des noces, des processions, des martyres, des miracles ; tous sujets qui ne causent pas une impression profonde aux spectateurs, parce que leur attention est trop partagée dans la foule qu’on leur met sous les yeux. Paul-Véronèse auroit cru que quarante figures étoient à peine suffisantes pour montrer sa secondité dans la composition, son talent à distribuer des grouppes, à disposer des masses de clair-obscur, à varier les étoffes de ses draperies. Annibal Carrache, pensoit que douze figures suffisoient pour quelque sujet d’histoire que ce pût être, & Annibal Carrache, étoit encore loin d’être un Raphaël.

Enfin rien n’est plus grave que le genre de l’histoire, il doit conserver sa gravité même dans la couleur.

Le Poussin disoit que « cette application à la recherche du coloris n’étoit qu’un obstacle pour parvenir au véritable but de la

peinture, & que celui qui s’attache an principal, acquiert par la pratique une assez belle manière de peindre. »

Peignez-vous pour parler sur-tout à l’œil ? Que l’étude du coloris soit votre principale occupation. Peignez-vousour parler à l’ame ? Que l’étude de la couleur soit subordonnée aux parties dont l’ame est sur-tout affectée.

Mais comme chaque genre de talent a un grand mérite quand il approche de la perfection, il ne faut donner à aucun l’exclusion. Un seul doit avoir la prééminence ; les autres méritent d’être accueillis puisqu’ils savent plaire. C’est donc l’artiste à consulter & à suivre le penchant qu’il a reçu de la nature. Celui qui se sont entraîné vers les écoles de Flandre ou de Venise, feroit vraisemblablement peu de progrès dans l’école Romaine. Si les premieres couronnes sont réservées aux Emules de Raphaël, il reste des palmes glorieuses à cueillir sur les pas du Titien, de Paul-Véronese & de Rubens. L’école Romaine est celle de la haute poésie pittoresque ; les écoles de Venise & de Flandres sont celles de la peinture proprement dite. Il est encore beau d’être peintre, quand on ne peut être poëte. Voyez l’article couleur dans le Dictionnaire de pratique (Article de M. Levesque).

COUP. Au premier coup. On dit un coup de pinceau, un coup de brosse, peindre à grands coups, peindre au premier coup.

Le coup de pinceau ou de brosse est l’action par laquelle, après avoir chargé la brosse ou le pinceau de couleur, on l’applique sur la surface sur laquelle on peint. Cette action désignée par le mot coup, n’est pas absolument celle que l’on exprime par le mot maniement du pinceau, quoiqu’elle y soit comprise. La première suppose plus de promptitude, elle signifie que l’on applique la couleur d’une façon libre, sans hésiter, sans revenir à plusieurs fois ; & en effet on ne distingue le coup de pinceau dans un objet peint qu’autant que l’artiste a opéré de manière à faire connoître le caractère de liberté dont je viens de parler.

L’on ne peint à grands coups que des objets considérables qui comportent cette manière de peindre ; mais tout ouvrage de peinture pourroit à la rigueur être peint au premier coup.

Peindre au premier coup un tableau, une figure, un paysage &c, c’est donc, comme je l’ai dit, le peindre de manière à ne point revenir sur ce qu’on a fait & à ne pas retoucher. C’est ce que dans l’art d’écrire, on appelle composer du premier jet. On doit sentir aisément que cette définition restreint la manière de peindre au premier coup à un usage infiniment-moins général que je n’ai paru le faire entendre d’abord.

En effet tout ouvrage qui exige d’être rendu avec soin, ne peut assurément guere être exécuté au premier coup, & si un artiste peignoit tout ce qu’il exécute au premier coup, ce qui pourroit se faire à la rigueur, la plus grande partie de ses productions seroit très-imparfaite.

On peut dire même qu’il est difficile que quelqu’ouvrage que ce soit puisse être assez parfaitement rendu, si l’on ne revient à plusieurs fois, soit pour se corriger, soit pour parvenir, après avoir ébauche, à terminer chaque partie & souvent à changer d’après les réflexions & l’observation de son ouvrage, ce qui paroît y manquer.

La manière dont je parle semble donc & est effectivement réservée aux études particulières que l’on fait sur la nature même, parceque d’une part la nature vivante, par exemple, ne peut rester assez immobile pour qu’on puisse revenir à plusieurs fois, & que si l’on peint d’après nature hors de l’attelier & en plein air ; les lumières changent trop de moment en moment, pour qu’il soit possible de revenir à plusieurs reprises sur son travail, pour mieux rendre l’effet qu’elles produisent.

Il est donc alors nécessaire de peindre souvent le plus promptement qu’il est possible, & comme on dit au premier coup ; mais quelquefois cette manière a rapport au caractère particulier du peintre, à l’habitude qu’il s’est formé. Il est tel artiste qui ne fait jamais mieux qu’en peignant au premier coup & comme l’inspire la nature ou l’imagination ; de même il est tel Auteur qui ne compose jamais mieux que lorsqu’il travaille de premier jet & d’inspiration. Ces caractéres d’esprit, de génie ou de talent, se réfroidissent par la lenteur des moyens méthodiques que les autres employent pour rendre leurs ouvrages plus parfaits. Ils ôtent à leurs productions, en y travaillant à plusieurs fois, cette fleur du génie, cette liberté qui les manifeste, ce feu dont la promptitude conserve toute sa vivacité. Si ces Auteurs sont contraints à revenir sur leurs pas, la pesanteur, la contrainte, le froid, désignent les soins laborieux qu’ils ont pris pour rendre plus conformément aux règles & aux principes de l’art, leurs ouvrages.

Je ne prétens, en exposant ces dispositions inhérentes à certains talens, ni les approuver, ni les exclure. La nature qui répand sur les productions qu’imite la peinture, une variété inépuisable, la répand aussi sur les dispositions qu’elle donne aux artistes, & les condamne souvent à s’y astreindre, sans que le raisonnement, l’instruction, la conviction qui résultent des méthodes artielles, puissent vaincre le pen-


chant & l’habitude, ni procurer un succès plus grand.

Pour revenir à la pratique dont je viens de parler, les esquisses, les premieres pensées comportent presqu’essentiellement d’être exécutées au premier coup : je dirai encore qu’une infinité d’études, d’ouvrages même, inspirés par des sentimens prompts ou d’amitié ou d’amour, tels que des portraits, des évènemens singuliers dont on est témoin, des circonstances personnelles, enfin des amusemens de société, comportent & demandent souvent même d’être exécutés au premier coup pour avoir tout le mérite qu’on peut y desirer. Le sentiment ne peint qu’au premier coup, & il est dangereux, si l’on ose porter plus loin cette image, d’y retoucher. Le cœur qui sent à deux fois, on qui, pour sentir, revient sur lui-même, ne s’exprime bien, ni en peignant des sentimens, ni en se livrant à ce qu’ils inspirent ; mais la nature qui conduit le sentiment a bien de l’avantage a cet égard sur l’art qui conduit le Peintre. L’une est le modèle & l’autre artiste. (Article de M. Watelet.)

COUP-D’ŒIL, (subst. composé masc.) C’est l’habitude de saisir, à la simple vue, la figure, la grandeur & les proportions avec tant de précision qu’il s’en forme un tableau exact dans l’imagination. Le coup-d’œil est le premier & le plus indispensable des talens que les arts du dessin exigent. Ni la règle, ni le compas ne peuvent suppléer au défaut du coup-d’œil. Il faut, comme s’exprimoit Michel-Ange, que le dessinateur ait le compas dans les yeux, & non dans la main ; & l’un des plus grands peintres, le célèbre Mengs, veut que la première tâche de l’élève soit de se rendre l’œil juste au point de pouvoir tout imiter. C’est, selon lui, au coupd-d’œil que Raphaël même devoit une grande partie de ses succès. Le coup-d’œil ne fait pas simplement qu’on puisse imiter chaque objet ; mais il met encore dans cette imitation un si haut degré de vérité, que l’ouvrage en acquiert une énergie frappante.

Il en est-du coup-d’œil comme des autres talens ; la nature en fait les premiers frais par les dispositions qu’elle donne ; mais un long exercice y peut beaucoup ajouter. Presque tous les peintres qui vivoient lors de la restauration des arts possedoient le coup-d’œil dans un degré éminent. On voit plusieurs dessins & tableaux du temps d’Albert-Durer qui sont estimables par leur grande vérité ; des portraits mal peints, mais qui sont d’un grand prix à cause de la correction du dessin. Tous les peintres de ce siécle-là, dit M. Mengs, avoient le coup d’œil juste : s’ils avoient su, comme Raphaël, faire de bons choix, ils auroient tous aussi bien dessiné que lui. C’est-là une observation bien intéressante pour ceux qui se vouent aux arts du dessin. Une moitié de l’art consiste à s’exercer sans relâche au coup-d’œil ; voilà sans doute le sens de la devise d’Apelle : nulla dies fine lineâ. (Article de la première Encyclopédie).

Il ne suffit pas de dessiner beaucoup pour acquérir la justesse du coup-d’œil. On peut remplir exactement la devise d’Apelle, sans en avoir le coup-d’œil plus juste. Cette qualité dépend sur-tout de la méthode qui l’on suit en dessinant, à la méthode qui seule pourroit conduire à la justesse ducoup-d’œil est précisément celle qui depuis long-temps est abandonnée. Elle consiste à rendre avec la plus grande précision les formes quelconques que l’on se propose d’imiter. Un élève aujourd’hui, des qu’il s’est fait quelqu’habitude de manier le crayon, ne se met à dessiner la nature, qu’avec le projet de la corriger, c’est-à-dire, de l’altérer, de la détruire. Au lieu de s’attacher à voir & à copier son modèle tel qu’il est, il se pique d’en faire disparoître les défectuosités ; il n’entreprend de le copier que pour ne le pas copier en effet : & comme il prend l’habitude de copier la nature sans précision, ce sera de même sans précision qu’il copiera l’antique, ou Raphaël, ou les formes les plus parfaites que lui offrira la nature vivante. Toutes ses études porteront l’empreinte de la manière qu’il a contractée ; d’ailleurs il a déjà la plus grande prétention à la facilité, & met plus d’orgueil à faire vîte qu’à bien faire. Il rougiroit s’il étoit long-temps à étudier le contour de sa figure, à effacer un trait commencé pour le remplacer par un trait plus conforme au modèle. Il n’a que six heures, quelquefois que quatre pour dessiner une académie : c’est à peine assez pour en bien arrêter le trait ; mais il fait ce trait dans la première demi-heure, & consacre le reste du temps à faire un beau dessin, c’est-à-dire, à montrer un maniement adroit d’estompe ou de crayon.

Dans le temps de la renaissance des arts, les dessinateurs n’étoient pas adroits, mais ils vouloient être précis ; ils n’avoient pas une estompe large, un crayon moëleux ; mais ils cherchoient à faire un trait pur, à imiter avec la plus exacte vérité le modèle qu’ils copiaient. Pour les égaler par la justesse du coup-d’œil, il faut adopter leur méthode : ce sera avoir déjà fait un grand progrès dans l’art du dessin, que d’avoir appris à dessiner difficilement. (Article de M. Levesque.)

COUPOLE (subst. fém.) C’est la party intérieure convexe et non d’dôme. De Ce mot appartiendroit Fait Exclusivement A l’architecture de SI Les Coupoles n’étoient Pas souvent ornées de peintures. AINSI Mignard a peint la coupole du Val-de-Grâce, et la Fosse Celle des Invalides. Portals Nous parlerons de la peinture des Coupoles aux mots Fresque & Plafond.

CR

CRAYON. Porte-Crayon. On nomme ainsi, comme tout le monde le fait, des matières colorées, susceptibles de laisser des traces sur le papier, d’être taillées convenablement, pour remplir le but de l’artiste qui dessine. L’usage du crayon consiste à placer les portions plus ou moins longues des matières colorées dont on veut se servir dans un ustensile, qu’on nomme porte-crayon. On trouvera, dans la seconde partie, aux mots crayon & porte-crayon, les détails qui y sont relatifs & dans les planches, les formes des porte-crayons & la position que la main doit observer en les tenant, pour s’en servir avec plus d’avantage.

Je me contenterai de dire ici que l’on commençoit autrefois, plus généralement qu’on ne fait aujourd’hui le premier trait d’un dessin avec le fusin, qui est un petit fragment de branche de saule, réduit en charbon. L’avantage qu’on trouvoit a s’en servir, c’est que ce trait, fort léger, ne s’attache point au papier, qu’on l’efface aisément, & qu’ainsi l’on corrige facilement l’ensemble, pour le rendre plus précis, avant de le marquer avec une autre sorte de crayon, qui s’attache au papier & laisse une trace durable.

Les crayons dont on se sert aujourd’hui plus ordinairement sont la sanguine, la pierre noire & la mine de plomb. On trouvera une notion de ces substances à leur article. (Article de M. Watelet.)

CRITIQUE (subst. fém.) C’est la faculté de juger. Ce mot est dérivé d’un verbe grec qui signifie juger. Il est aussi quelquefois substantif masculin, un critique éclairé. Enfin, il est adjectif dans ces phrases, un moment critique, une conjoncture critique, une démarche critique.

Demander si la critique est utile, c’est demander si la faculté de juger est utile, ou s’il est utile d’exercer cette faculté.

Pour nous en tenir à notre sujet, c’est-à-dire aux arts qui dépendent du dessin, c’est par la critique ou la faculté de juger que l’artiste connoît ce qui convient à l’ouvrage qu’il entreprend, & que le spectateur prononce s’il a bien rempli ces convenances. C’est la critique qui classe les différentes parties de l’art suivant leur importance, les différentes écoles suivant leur mérite relatif, les différens ouvrages suivant leur beauté. C’est elle qui garantit les arts de la barbarie, en enseignant aux artistes ce qu’ils doivent faire & aux amateurs ce qu’ils doivent estimer. La critique s’épure avec l’art & dégénère avec lui. Quand il n’y avoit pas de meilleurs peintres que le Cimabué ou le Giotto, les critiques regardoient comme des chefs-d’œuvres de l’art, comme ce que l’on pouvoit produire de plus beau, les peintures du Giotto & du Cimabué. Si dans un certain temps & un certain pays, les artistes donnent des mignardises pour de la grace, leur manière pour de la beauté, les critiques oublieront eux-mêmes ce qui constitue la beauté & la grace. Le langage des critiques grecs étoit sans doute bien différent au temps de Solon, au siécle de Périclès, & sous le règne de Constantin.

Le meilleur critique des arts est sans doute l’artiste, parce qu’il a dû rassembler plus de principes nécessaires pour bien juger, & que ces principes lui sont chaque jour rendus plus familiers par la pratique.

Les gens de lettres ont tenté d’enlever aux artistes cette prérogative pour s’en emparer, & l’ont exercée de manière à venger ceux qu’ils en avoient dépouillés. Les amateurs armés à la legère, se sont joints au parti des gens de lettres, & l’on ne s’est pas apperçu qu’ils lui aient procuré plus de force.

L’Abbé Dubos dans ses réflexions sur la pœsie & sur la peinture, prétend que la plupart des gens du métier jugent mal des ouvrages par trois raisons : parce que leur sensibilité est useé. Il seroit plus vrai de dire qu’elle est exercée. Parce qu’ils jugent de tout par discussion. Tout n’est pas du ressort de la sensibilité dans les ouvrages de l’art ; ce qui n’y tient pas au sentiment, ne peut être mieux jugé que par discussion, & les artistes sont plus capable de cette discussion que des personnes étrangères aux arts. Enfin parce qu’ils sont prévenus en faveur de quelque partie de l’art, & qu’ils la comptent dans les jugemens généraux qu’ils portent pour plus qu’elle ne vaut. C’est un défaut dans les artistes d’être trop prévenus en faveur de quelque partie de l’art : mais ils seront encore de meilleurs Juges que des gens qui ne possèdent bien aucune de ces parties. Ils porteront du moins les jugemens les plus sains sur la partie qu’ils connoissent le mieux & pour laquelle ils seront prévenus, & en rassemblant les jugemens de différents artistes prévenus pour différentes parties, on composera un jugement général, qui sera celui de la vérité, & qui, avec le temps, deviendra celui du public, (Article de M. Levesque).

CROQUIS. Le besoin d’exprimer d’une manière concise certains détails de la pratique ou de la théorie des Arts, suggère aux Maîtres & souvent aux disciples des expressions comparatives & figurées. Elles sont quelque fois


communes ou même basses, quelquefois nobles ou élevées. Elles paroissent heureuses quand elles sont significatives. Celles qui sont créées par les peintres, sont souvent pittoresques. Elles se répétent d’attelier en attelier, de bouche en bouche, deviennent en usage, font alors partie du langage de l’Art dans lequel elles sont créées & de-là, repassent avec la signification nouvelle qu’elles ont acquises dans la langue générale.

L’on pourroit, à quelques égards, observer dans les atteliers la marche de l’invention des langues, parce que des besoins nouveaux & des sensations promptes y contraignent plus souvent que dans la société ordinaire, à inventer des signes ou des mots & à donner à ceux qui existent dans la langue générale des acceptions particulières.

Ces expressions, comme je l’ai observé, prennent leur caractère de ceux qui les premiers en ont fait usage, & c’est d’après ce caractère qu’elles se trouvent être nobles, familières, sérieuses, gaies, quelquefois basses & burlesques.

Croquis est du nombre de celles-ci.

Croquer, c’est manger vîte : croquer, en termes d’atteliers de peintres, c’est exécuter à la hâte.

Un croquis est une première idée, indiquée par quelques traits de crayon, quelques griffonnemens de plume ou quelques traces de couleurs sans dégradations.

Cette expression convient mieux aux Arts dont les objets sont des imitations visibles, qu’aux Arts dont les productions s’opèrent par des signes convenus ; aussi l’on dit plutôt : un croquis de composition, de figure, de paysage, qu’un croquis de poëme où de musique. Les croquis des grands artistes sont prisés des curieux, comme les moindres reliques des saints sont recherchées par les dévots ; aussi cette sorte de vénération, est-elle souvent poussée trop loin ; car des griffonnemens qui ne désignent presque rien & des indications à peine reconnoissables de composition ou de parties de figure ne valent certainement pas plus l’affection de certains amateurs, & la vénération qu’ils exigent de ceux à qui ils les montrent, que certains fragmens apocriphes ne méritent les honneurs d’une chasse.

Les croquis qui approchent de ce qu’on nomme étude, esquisse, pensée achevée, méritent d’être conservés, parce qu’on y peut démêler sensiblement la marche de l’esprit des artistes & l’empreinte du talent naturel.

On ne trouve pas sans doute le même mérite dans les brouillons des Poëtes, aussi est-il rare qu’ils obtiennent la vénération des littérateurs ; c’est que l’écriture étant familière à tout le monde, il se trouve trop de facilité à tracer des idées informies d’un poëme, ou d’un ouvrage qu’on ne seroit jamais en état d’exécuter, au lieu que pour désigner les formes des objets, ou une composition quelconque, il faut nécessairement avoir pratiqué un art qui n’est exercé que par un petit nombre & n’est pas à la portée des autres. D’ailleurs un croquis de composition, par exemple, rend sensible aux regards, & presque au premier coup d’œil, l’idée de toute une composition, tandis que le brouillon qui contiendroit la premiere pensée d’un Poëme, est souvent difficile à déchiffrer & n’est jamais un garant aussi valable de l’exécution de l’ouvrage que celui du Peintre.

On appelle donc brouillon en littérature, à peu près ce qu’on nomme croquis en peinture.

L’esquisse, comme je le dirai, a un sens plus un peu plus étendu ; elle équivaudroit, pour suivre le rapprochement, à ce qu’on entend par un plan detaillé. Aussi le mot esquisse a-t-il lieu au figuré dans le langage de tous les Arts libéraux.

On dit l’esquisse d’une tragédie, d’un Poëme, d’un discours, d’un grand ouvrage, comme on dit, l’esquisse d’un tableau.

Pour revenir à ceux qui ordinairement font plus de croquis que d’esquisses, je parle des jeunes artistes, je hazarderai de leur dire : si rien n’est si attrayant & si commode pour vous, que de produire en un instant vos conceptions, peu méditées, par des croquis qui leur ressemblent, soyez assurés que rien n’est plus nuisible à vos talens naissans, que d’en faire une trop grande habitude.

Cette habitude flatte votre penchant & votre amour-propre ; mais elle met obstacle à un développement qui est nécessaire. Il n’est que trop ordinaire dans la jeunesse, de se croire Peintre & Poëte, pour avoir eu quelques idées vagues, & tracé quelques indications de ces idées, soit avec le crayon, soit avec la plume. Cette marque si incertaine du talent coute peu ; mais il en coute souvent beaucoup à ceux, qui ont un talent véritable pour mettre la dernière main, ladernière correction à leurs ouvrages, & la distance du premier de ces deux points à l’autre est grande.

Je ne prétends pas, par cette observation. priver entièrement le jeune artiste du plaisir d’essayer son génie ; mais si j’étois digne de vous guider dans vos études & de conduire votre talent, je ne vous permettrois de vous satisfaire par quelques croquis, que pour vous récompenser d’avoir terminé d’une manière satisfaisante, la copie de quelque beau dessin des grands Maîtres, parce que vous conserveriez, en vous livrant à votre imagination, l’idée de ce qu’il faut ajouter de


soins, pour tirer d’un croquis, un ouvrage terminé.

Le Genie est un feu dont l’apparition la plus legère est toujours brillante. Si vous êtes doués de ce feu, & si vous lui avez préparé quelqu’aliment, il conservera sa chaleur & vos croquis enfin auront d’autant plus de mérite que vous serez plus en état de les exécuter. Ceux de Rubens, de Tintoret, de Jordans de Naple, de la Fagc même, qui s’en est permis jusqu’à l’abus, ont droit d’intéresser les amateurs qui ont des connoissances & les Artistes qui ont assez de talent pour les bion déchiffrer.

Mais gardez-vous de la manie de grossir les porte-feuilles de ces demi-connoisseurs, qui supposent du mérite à ramasser dans les atteliers une multitude de croquis qu’ils baptisent de noms imposans & qui ne valent pas mieux que les brouillons de nos jeunes Poëtes.

Ne croquez pas sur-tout ce qui doit être exécuté avec soin, car si vous vous permettiez quelquefois de croire qu’une manière expéditive est suffisante pour montrer du génie, & que la facilité fait tout excuser, vous ne vous tromperiez pas moins que le jeune Auteur, qui se croiroit d’autant mieux Poëte, qu’il composeroit plus promptement ou qu’il écriroit plus rapidement des vers.

Si c’est par négligence que vous prenez l’habitude de croquer vos ouvrages, vous perdrez votre talent. Si c’est par le désir du gain, vous avilissez l’Art & vous finirez par vous avilir vous-mêmes. (Article de M. Watelet.)

CROUTE (subst. fem.) On appelle de ce nom certains tableaux anciens, presque toujours noirs & écaillés, quelquefois estimés des curieux & méprisés des connoisseurs. Ce n’est pas qu’il n’y ait des croutes dont le fond soit véritablement estimable. Il y en a des plus grands maîtres ; mais le temps ou les brocanteurs les ont tellement altérées, qu’il n’y a qu’une ridicule prévention qui puisse les faire acheter. (Article de l’ancienne Encyclopédie)

Le mot croute est plus ordinairement employé pour exprimer tout mauvais ouvrage de dessin ou de peinture. On dit ce tableau, ce dessin est une croute. On appelle même crouton celui qui fait des croutes. Mais ces deux mots sont plutôt du jargon des atteliers, que de la langue des Arts. Les jeunes éléves prennent l’habitude d’en faire usage, & la conservent dans un âge avancé (L.)

CRUD, crue adjectif. Un ton crud est celui qui ne se marie pas, ne se perd pas avec le ton qui l’avoisine. Une couleur crue est une couleur tranchante, discordante, trop entière ; c’est le contraire d’une couleur rompue. On dit qu’une lumière, qu’une ombre, est crue, lorsque les grands clairs ne sont pas séparés des grands bruns, par des passages. (L.)

CRUDITÉ (subst. fem.) L’effet de ce qui est crud. Cette couleur, n’est pas assez rompue, elle fait des crudités. Il y a des crudités dans ce tableau. (L.)

CURIEUX (adjectif pris substantivement.) Un curieux en peinture est un homme qui


amasse des dessins, des tableaux, des marbres, des bronzes, des médailles, des vases &c. Ce goût s’appelle curiosité. Tous ceux qui s’en occupent ne sont pas connoisseurs ; & c’est ce qui les rend souvent ridicules, comme le seront toujours ceux qui parlent de ce qu’ils n’entendent pas. Cependant la curiosité, cette envie de posséder, qui n’a presque jamais de bornes, dérange presque toujours la fortune ; & c’est en cela qu’elle est dangereuse. (Article de l’ancienne Encyclopédie)

On est connoisseur par étude, amateur par goût, & curieux par vanité (L.)




  1. * On trouvera au mot Exagération quelques développemens & quelques autres applications des idées que j’ai exposées dans cet Article,
  2. (1) M. Mignon.