Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Lettre A


Panckoucke (1p. 1-49).

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ACADÉMIE, (subst. fém.) Ce qu'on appelle en langage d'Artiste, une académie, est l'imitation d'un modèle vivant dessiné, peint, ou modelé. Cette imitation a pour objet d'étudier particulièrement les formes & l'ensemble du corps humain, de s'exercer à ces études, ou de se préparer à quelque ouvrage projetté.

On dit dessiner, peindre, modeler une académie. Les Eleves qui se destinent à la Peinture ou à la Sculpture, & les Artistes même qui professent ces Arts dessinent ou modèlent ces imitations de la figure humaine dans les atteliers & dans les écoles Académiques.

On y dispose la lumière du jour, ou celle des lampes, convenablement pour cet objet.

Les Maîtres de l'Art placent un homme nud, dans une attitude qu'il garde pendant un espace de temps proportionné à la gêne plus ou moins grande qu'on lui occasionne.

Dans les Écoles publiques, les Dessinateurs, assis sur des gradins, comme dans un amphithéâtre, s'exercent à saisir le trait, l'ensemble & l'effet que présentent les Modèles. Les Professeurs qui président à cet exercice, dirigent les Elèves par des conseils & corrigent les études qu'ils soumettent à leur censure.

C'est, sans doute, du lieu où se font habituellement ces sortes d'études qu'elles ont emprunté le nom d' académies ; cette dénomination est un exemple des mots qui prennent dans le langage particulier d'un art, un sens absolument différent de celui qu'ils avoient & qu'ils conservent dans la Langue générale.

Une bonne académie est celle qui est exécutée avec un faire facile, sans négligence ; une correction fine, sans sécheresse & sans maigreur ; une touche ressentie avec justesse ; du goût sans manière, & un travail plus ou moins soigné, sans être peiné ni froid.

L'objet du Peintre étant de parvenir à exécuter l'imitation de la figure à l'aide de la brosse & des couleurs, s'il s'accoutume à dessiner d'une manière pénible, il sera embarrassé, lorsqu'il lui faudra employer la brosse chargée de couleurs ; car ce moyen lui semblera moins facile, moins commode & moins précis que ne l'est l'usage des crayons.

Si, lorsqu'il s'exerce au dessin, il est indécis, négligé dans son trait & dans ses formes, il sera bien plus indéterminé, bien moins correct encore, lorsqu'il se trouvera embarrassé par la couleur & par le maniement du pinceau.

S'il est pesant, affecté, manieré, ces défauts deviendront plus sensibles dans sa façon de peindre. S'il ne s'efforce pas d'acquérir, en dessinant, une propreté & un soin nécessaires à l'agrément de ses ouvrages, il sera sujet à salir ses teintes &


ne parviendra peut-être jamais à leur conserver la fraîcheur & l'éclat qu'elles doivent avoir pour approcher de la nature.

Si, par un excès contraire, le soin & la propreté dans ses dessins alloient jusqu'à la froideur, il seroit à craindre avec raison qu'il n'eût un manière léchée qui flatte assez généralement les yeux, sans satisfaire l'esprit, & sans toucher l'ame.

Enfin, l'Elève dessinateur doit faire entrevoir dans ses académies, le systême qu'il suivra lorsqu'il sera Peintre.

Il doit donc avoir présentes dans l'esprit la liaison & la relation des moyens qu'il emploie, avec ceux qu'il lui faudra employer.

Il est nécessaire, par cette raison, qu'en dessinant il cherche à indiquer, autant qu'il est possible, jusqu'à l'effet de la couleur qu'il a devant les yeux, ainsi que la touche qu'il doit employer bientôt à l'aide du pinceau.

On peut procéder de plusieurs manières pour dessiner une académie ; mais les moyens qui ont plus d'affinité avec le but où tend l'Artiste, doivent être préférés.

L'usage des papiers colorés en bleu ou en gris, est en conséquence plus généralement propre à ceux qui se destinent à peindre ; &, dans la manière d'employer les crayons, l'usage d'estomper, pour préparer les ombres, pour former des passages, des demi-teintes, pour étendre & pour adoucir les touches, a un rapport sensible avec la manière d'employer la couleur, de produire des dégradations de tons, & de fondre les teintes les unes dans les autres.

L' estompe qui rend les touches plus larges, plus mœlleuses & mieux préparées, conduit à procéder de même avec la brosse ; enfin, le blanc, que l'estompe étend aussi & nuance relativement aux plans qui se trouvent plus ou moins frappés de la lumière, accoutume à disposer, sur les objets d'une composition, & sur les parties d'une figure les couleurs lumineuses, dont les loix du clair-obscur déterminent la place. D'ailleurs, cette manière de dessiner, plus prompte que les autres, est par-là plus convenable encore pour faire des études d'après le Modèle vivant, qui ne peut rester immobile qu'un espace de temps limité.

Les académies dessinées sur le papier blanc avec la sanguine, ou avec la pierre noir en égrénant, ou bien encore par hâchures, demandent plus de préparation. Ces manières d'opérer sont les plus lentes, parce qu'il faut former les demi-teintes, que la couleur bleue ou grise d'un papier teint offre toutes préparées ; d'ailleurs l'opposition trop tranchante de la couleur des crayons rouges ou noirs avec le fonds blanc, demande à être adoucie & sauvée par un travail quelquefois fort long.

Les fonds qu’on est obligé de faire avec propreté emportent en effet une perte de temps assez considérable, le soin de parvenir à l’effet, le desir d’offrir aux yeux un dessin propre & agréable, conduisent aisément l’Artiste à être froid.

Il est vrai que quelques Maîtres du premier ordre, au nombre desquels on doit nommer Bouchardon, ont eu l’art & l’adresse exécuter dans cette manière patiente & propre, des études & des académies qui méritent d’être admirées ; mais ces Artistes ou ne se destinoient pas à peindre, ou sacrifioient à cette manière d’opérer qu’ils avoient adoptée & qui leur plaisoit, un temps qu’ils auroient pu employer à des occupations plus importantes. Enfin, l’imitation servile, toujours dangereuse lorsqu’on n’a pas le talent de ceux qu’on imite, ne produit le plus souvent que des Copistes froids, ou des Artistes manierés.

Pour en revenir à cette relation d’idées qui doit s’établir entre la manière de dessiner & l’intention de peindre, j’ajouterai, à ce que j’en ai dit, que plus celui qui dessine une académie aura l’attention de supposer dans l’ame de son Modèle une affection convenable à l’attitude que présente ce Modèle, plus il contractera l’habitude si nécessaire de ne jamais représenter une figure, sans être occupé de l’idée qu’elle en animée. Il n’est pas de position ou d’attitude qui ne soit relative à quelque affection, ou à quelque nuance d’affection. L’usage, lorsqu’on pose le Modéle pour une académie, est de le disposer le plus souvent d’une manière pittoresque, sans autre intention que de développer ou de groupper ses membres, pour former un aspect agréable ou piquant. On dessine ce Modèle dans une intention semblable, & il en résulte une sorte de travail, qui, tenant trop du méchanisme, produit souvent des imitations sans esprit, sans ame, dans lesquelles on copie les défauts même du Modèle, tels que sa lassitude presqu’inévitable, le caractère d’ennui ou d’indifférence qu’il est difficile qu’il n’ait pas & sa ressemblance fort inutile.

Lorsque le jeune Dessinateur prend cette route, il risque de transformer l’Art en métier.

Au contraire, il devient d’autant plus Artiste, qu’il s’occupe davantage à ajouter aux formes & aux traits, cette vie pittoresque qui rend les passions & les affections sensibles aux regards.

L’homme libre & qui n’est pas trop manieré par l’effet de la civilisation, ne prend presque jamais une position, ou une attitude qu’elle ne soit relative à une impression de son ame ; & que par conséquent les dispositions de ses membres & de ses traits même n’offrent quelque empreinte ou quelque signe de son affection morale.

L’Artiste qui médite & qui sent l’étendue de son Art, ne perd jamais de vue ce principe ; & c’est en s’accoutumant de bonne-heure à ces


observations & à cette pratique, que le Dessinateur s’imposera l’obligation de ne jamais oublier, lorsqu’il imite le corps humain, que ce corps est doué de la vie & du sentiment.

Mais, puisque cet article est principalement destiné aux jeunes Dessinateurs, on peut se croire autorisé à leur adresser plus directement quelques préceptes.

Lorsque vous dessinez une académie, si vous regardez cette étude sans intérêt & comme une tâche qui vous est imposée ; si vous vous efforcez de remplir votre feuille le plus promptement qu’il vous est possible, vous n’êtes qu’un mauvais Écolier, ou bien vous vous regardez comme un Artisan & non pas comme un Artiste.

Dessiner promptement est néanmoins un talent utile dans une infinité d’occasions, où il faut que le Peintre surprenne, pour ainsi dire, la Nature, qui ne pose pas souvent le Modéle au gré de l’Artiste ; mais on ne parvient à acquérir cette facilité qui doit être accompagnée de justesse, qu’en ayant commencé par dessiner lentement & après s’être rendu long-temps difficile.

Je ne craindrai pas de répéter que le Modèle qui vous est offert, n’est ni une statue, ni un cadavre, quoiqu’il soit immobile à vos yeux.

Si vous dies assez avancés en raison pour comprendre ces conseils & pour vous rendre un compte exact de ce que vous entreprenez ; vous vous redirez souvent qu’en représentant l’extérieur du corps humain, il ne faut perdre de vue ni la charpente de ce bâtiment, ni l’être sensible & spirituel qui l’habite.

Dessinez proprement, si vous aimez à terminer ; mais ne mettez pas une prétention & une affectation trop grande à cette propreté : qu’elle soit semblable à celle qu’on exige d’un homme dans son extérieur ; c’est-à-dire convenable, sans trop de recherche & par conséquent sans excès.

L’Artiste qui se néglige & qui est mal-propre dans son ajustement, a souvent le même défaut dans sa maniere d’exercer son Art. Tout se tient dans nos habitudes. Observez l’habillement, l’ameublement & l’arrangement intérieur d’un homme, vous jugerez (& ne vous tromperez guère) de son habitude & même du caractère de son esprit.

Êtes-vous portés à faire avec activité ce que vous faites & à employer vivement votre temps, n’oubliez pas que la lenteur réfléchie qu’on met à bien faire, n’est pas un temps perdu ; car on le regagne avec avantage, lorsque l’habitude de bien faire est acquise.

La routine & les mauvaises habitudes qu’on ne domine presque jamais, naissent le plus souvent de la promptitude à laquelle on s’accoutume en dessinant trop fréquemment & trop vîte le même modèle. Vous finissez par dessiner, pour ainsi dire, de mémoire, quoiqu’en présence de l’objet, & les études que vous croyez faire ainsi, loin de vous rien apprendre, vous conduisent à cette routine qui rend métier ce que vous nommez Art. Que de tableaux où l'on reconnoît à ses défauts, celui d'entre les Modèles dont l'Artiste a coutume de se servir !

Un moyen de vous mettre à l'abri de cet écueil et (lorsque vous êtes en état de raisonner votre Art) de comparer souvent l'Antique avec votre Modèle. Posez pour cela des Modèles particuliers dans les attitudes des belles statues, ou des belles figures peintes & dessinées par les grands Maîtres ; faites des académies d'après les unes & d'après les autres : comparez ensuite, &, quand vous n'auriez pas réussi, vous aurez toujours fait un pas vers la perfection ; car, dans l'étude des Arts libéraux, trouver ses premiers travaux imparfaits, c'est acquérir la connoissance de ce qu'ils devroient être, & discerner d'une manière plus précise la beauté de ses Modèles.

Comparez donc beaucoup les beaux ouvrages avec la Nature, & les uns & les autres avec ce qui est consacré depuis tant de sièles comme des chefs-d'œuvre. La comparaison, ainsi que l'analyse sont les véritables clefs de toutes les connoissances humaines.

Je finirai par vous conseiller, non-seulement de dessiner, mais de peindre souvent des académies. J'oserai le dire, même aux Artistes consommés, & pour leur profit & pour leur gloire.

Une académie, sçavamment peinte, a autant de droits à devenir un tableau de Cabinet précieux, qu'un ouvrage de tout autre genre. Les uns & les autres doivent être de belles & fidelles images de la Nature, qui doivent servir de modèle, de préceptes sensibles de l'Art, & attester à quel point de perfection il a été porté.

Je ne dois pas omettre que dans la langue générale le mot Académie signifie parmi nous une Société autorisée à s'assembler.

Les Académies de Peinture ont pour principal objet d'enseigner ; ce qui les distingue de la plûpart des autres. Telle est l' Académie Royale de Peinture établie dans notre Capitale. Ses Statuts ont servi à en établir plusieurs dans nos Provinces & dans d'autres États ; ces Statuts, en effet, peuvent, à beaucoup d'égards, être pris pour modèles. On les trouvera dans la seconde partie de ce Dictionnaire.

La constitution des Académies, qui s'occupent des Arts libéraux, sera d'autant meilleure, qu'elle se dirigera mieux à instruire méthodiquement ceux qui se destinent à ces Arts, à les admettre ensuite, avec discernement, comme Membres de ces Sociétés, & à choisir entr'eux, avec la plus grande impartialité, ceux qui doivent enseigner.

L'École et donc absolument la base de cette institution, & le choix de ceux qui enseignent est le seul moyen de la conserver.

Ce choix doit tomber principalement & exclusivement sur las Artistes qui, devoués aux productions les plus distinguées de l'Art, en connoissent plus profondément les parties constitutionnelles. Telles sont pour la Peinture & la Sculpture, l'Anatomie & par elle, les proportions, les mouvemens & la pondération. Telles sont encore, particulièrement pour la Peinture, les Perspectives linéale & aérienne, qui embrassent l'effet apparent des formes & le clair-obscur. Ces parties des deux Arts sont positives, se peuvent démontrer, & l'on sait que tout enseignement qui procède par démonstration, est celui qui grave mieux dans la mémoire les préceptes qu'il donne.

L'admission dans une Académie de Peinture, qui se fait librement, au moyen du scrutin, par les Membres, demanderoit une égalité de connoissances que je crois impossible & que je n'ai vu exister encore dans aucune Société. La constitution Académique ne tient pas absolument à cette rigueur, elle demande cependant qu'on soit juste & sévère, sur-tout dans le choix de ceux qui doivent enseigner & par conséquent dans l'admission à la classe de laquelle on les tire : car si le nombre des Artistes foibles y devient à la fin trop nombreux, il s'en introduira de plus en plus parmi les Professeurs, & l'enseignement vicié produira bien plus rarement de quoi fournir au Professorat. C'est de cet inconvénient que naîtroit un cercle vicieux, contre lequel il n'y auroit enfin plus de remède. Les moyens d'émulation, tels que les prix, les concours, les encouragemens, sont des objets puissans pour avancer l'Art ; mais si le relâchement, l'indulgence excessive, la protection, l'autorité & la brigue en décidoient, ces moyens, au lieu de soutenir l'Art, contribueroient à le détruire, au lieu d'encourager les vrais talens, ils anéantiroient leur émulation. Il vaudroit mieux que ces moyens n'eussent pas lieu ; car la plupart des hommes, abandonnés à la Nature, acquièrent plus de force, que lorsque pour les fortifier, on emploie des secours mal administrés.

Je ne puis entrer ici dans des détails qui demanderoient un ouvrage entier, ouvrage d'autant plus nécessaire & plus intéressant, que jamais les Sociétés Académiques & les moyens d'émulation, bien ou mal administrés, n'ont été plus multipliés.

J'ai indiqué les points fondamentaux sur lesquels je pense que doivent s'appuyer les Institutions Académiques destinées aux Arts de la Peinture. Une seule observation générale que je me permettrai encore, c'est que les Arts, nommés libéraux, étant destinés par leur nature à être effectivement libres, la constitution des Sociétés Artielles doit être fondamentalement Républicaine.

Cependant, comme il est inévitable que les Sociétés particulières ne participent pas de l'esprit de la Société générale où elles existent, leur plus parfaite organisation dans les États gouvernés par un seul pouvoir, est un mêlange bien combiné de liberté & de subordination. Ce mélange, difficile à dozer parfaitement, doit être tel qu'il ne dénature pas l'esprit de liberté & de noblesse, nécessaire aux opérations du génie. Les Arts, dont il est l'ame, ne souffrent point la contrainte, & ne peuvent y être Physiquement assujettis ; mais on peut observer aussi que parmi nous, le Génie & les Arts ne se prêtent que trop d'eux-mêmes à ce qu'on exige d'eux. Je dis trop, parce que le goût & la raison sont souvent les victimes de la condescendance des Artistes, & c'est sur ces points qu'ils devroient au moins conserver le droit de le refuser même à l'ascendant de l'autorité, souvent mal instruite sur l'objet des Arts, & contrariant par le défaut de lumières, les vues utiles qu'ils pourroient avoir.

ACCESSOIRE, ou ACCESSOIRES, (subst. masc.) On emploie ce mot plus ordinairement au pluriel qu'au singulier dans le langage de l'Art. On dit les accessoires d'une composition, d'un sujet, d'un tableau, d'une figure.

Il n'est presque pas d'ouvrages de Peinture, dans lesquels, indépendamment de l'objet principal, il ne se trouve des objets qui, à la rigueur, pourroient ne pas entrer dans la composition, ou dont la place n'y est pas indispensablement assignée. Ce sont ces objets que désigne le mot accessoires.

Les accessoires doivent être choisis dans les circonstances du temps & du lieu, relatives à l'action qu'on représente.

La théorie de l'Art impose la loi d'employer les accessoires les plus propres à caractériser le sujet qu'on traite, à le faire bien connoître, à indiquer le moment qu'on a choisi, le lieu qu'on représente, & à contribuer par-là au plus grand avantage de le composition poëtique, par les moyens qu'offre la composition pittoresque.

Les accessoires enfin doivent servir à étendre, à multiplier les idées relatives au sujet du tableau ; mais ce doit être sur-tout sans distraire de l'affection principale, que l'Artiste a dessein d'inspirer.

Pour rendre ces idées plus précises, en les simplifiant autant qu'il est possible, appliquons-les premierement à la composition d'une seule figure.

Tout ce qui n'est pas le nud dans une figure peinte, pourroit, à la plus grande rigueur, être regardé comme accessoire ; mais en donnant aux convenances, aux conventions, par conséquent aux usages, les droits & l'étendue qu'ils doivent avoir, le vêtement indispensable ou qui convient à un personnage, ne doit pas être regardé précisément comme accessoire ; sur-tout si, relativement aux convenances qu'exige le costume, aux obligations qu'impose l'Histoire, à la situation, ou


à l'action qu'on représente, ce vêtement devient partie nécessaire de la représentation.

Il paroit donc qu'on doit regarder le mot accessoire sous deux points de vue. Si dans un tableau, l'on envisage l'Art en général, on pourra justement dire, en parlant des vêtemens les plus essentiels d'une figure peinte : « Les accessoires de cette figure n'empéchent pas qu'on ne sente qu'elle est incorrecte & que l'ensemble en est altéré. » Mais si l'on a égard au sujet de la représentation, on n'appellera pas accessoires les vêtemens consulaires de Cicéron, ni même le voile dont Agamemnon couvre sa tête, pendant le sacrifice de sa fille. On appellera accessoires, dans le tableau qui représente ce sujet, certains objets dont le Peintre aura fait choix pour désigner le lieu de la scène ; par exemple, une grande partie des divers ornemens du sacrifice, le nombre des spectateurs ; enfin les objets qui, à la vérité, contribuent par leur forme & leur caractère, à rendre la composition plus riche, plus variée ; mais qui auroient pu se trouver plus ou moins abondans & disposés différemment, sans que le fond du sujet en fût altéré, & que l'intérêt qu'il doit inspirer en fût moindre.

J'observerai à cette occasion que, quoique certains principes généraux puissent se rapporter à plusieurs Arts, il y a cependant très-fréquemment des différences intéressantes à observer lorsqu'on rapproche un Art d'un autre, en les considérant avec une scrupuleuse attention.

Par exemple, les loix du Poëme Épique, ou celles de la Tragédie, (deux genres qu'on peut & qu'on doit même mettre assez souvent en parallèle avec le genre de l'Histoire dans la Peinture) imposent aux Poëtes une bien plus grande réserve sur les accessoires des Poëmes & des Drames, qu'elles ne l'imposent aux Peintres sur ceux d'un tableau, & voici quelques-unes des raisons pour lesquelles le Poëte est astreint à plus de circonspection que le Peintre.

Dans l'Epopée ou dans le Drame, dès l'instant que le Poëte cesse de mettre sous les yeux l'objet principal, on peut dire que cet objet disparoît ; & comme l'Auteur ne présente que successivement toutes les parties de sa composition, le temps qu'il emploie à mettre sous nos yeux les accessoires, peut faire oublier, en quelque sorte, ce qui doit inspirer l'intérêt principal.

Mais dans un tableau, le sujet principal une fois placé avec avantage, s'y présente continuellement au spectateur, & si les accessoires dont le Peintre embellit la scène pittoresque, sont subordonnés, comme ils doivent l'être a cet objet principal, ils ne font qu'ajouter à l'intérêt & à la vérité de l'imitation.

On peut donc dire que si le spectateur détourne ses yeux de l'objet principal, pour s'occuper trop long-temps des accessoires, c'est lui seul qui devient responsable de la distraction qu'il se . permet. D'ailleurs, d'un regard, il peut rappeller l'intérêt qu'il a volontairement soustrait à sa vue & renouer le fil qu'il a rompu. Celui qui regarde un tableau dispose donc, en quelque sorte, des accessoires en s'en occupant plus ou moins à son gré ; tandis que le Poëte fait dans ses récits ou dans ses Drames, la loi au spectateur ou au lecteur, en fixant leur attention sur les objets principaux, ou en la détournant aussi long-temps qu'il lui plaît sur les accessoires.

Pour revenir au terme dont il s'agit & le regarder uniquement à l'égard du Peintre, les accessoires dans un tableau doivent intéresser par un choix de détails qui ont pû accompagner une action, ou qui l'ont dû, & sur-tout le moment de cette action, auquel l'Artiste s'est attaché ; mais il doit contenir les accessoires dans une telle subordination de ton, de lumière & d'effet, que l'action, représentée d'ailleurs avec la vérité & l'énergie qui lui conviennent, rappelle sans cesse les regards & l'attention des Spectateurs.

ACCIDENT, ACCIDENS, (subst. masc.) Les objets ne peuvent être apperçus qui avec le secours de la lumière. Les effets que la lumière produit le plus ordinairement à nos yeux ne causent point de surprise, parce que les regards y sont accoutumés. Mais si, par quelques dispositions ou quelques circonstances imprévues, la lumière lance des rayons plus éclatans qu'à l'ordinaire, si ces rayons forment, en contrastant avec l'ombre, des oppositions marquées, les effets qu'ils produisent frappent sur-tout les Artistes, qui ne manquent guère de les observer, & ils les nomment accidens de lumiére. Ainsi l'on dit d'un tableau, où ces effets sont bien rendus, que le Peintre y a représenté d'heureux accidens de lumière, des accidens de lumière très-piquans.

C'est le hasard qui produit dans la nature ces effets ; c'est un dessein prémédité qui fait supposer aux Artistes ingénieux les circonstances & les dispositions de lieux & d'objets qui peuvent les occasionner.

Les hommes ont un penchant général pour ce qui interrompt l'uniformité. Ils ont un desir ou même une sorte de besoin de sensations nouvelles, qui les fassent jouir de leur existence d'une maniere plus sentie. C'est d'après ces motifs secrets que les Artistes combinent dans leurs ouvrages des effets extraordinaires, & que ceux aux yeux desquels ils sont exposés les considèrent & s'y attachent avec un attrait marqué.

Les premiers espèrent donner à leurs ouvrages une distinction qui doit les faire remarquer plus particulièrement, & le succès en effet répond à l'intention. On voit même quo souvent la représentation d'un effet extraordinaire, l'emporte sur une imitation juste, qui n'a rien que de naturel ; car ce qui est simplement bien, sans être singu-


lier, a des droits généralement moins puissans sur nous que ce qui est extraordinaire.

Les oppositions dans le clair-obscur, dont Rimbrand a souvent fait la base de ses effets pittoresques, sont, pour un grand nombre de spectateurs, la cause principale de leur attention & de leur admiration. Ils cèdent avec plaisir à une sorte de surprise qu'éprouvent leurs regards, & n'étant pas assez instruits pour apprécier les parties qui concourent à la perfection d'un tableau, ils ne sentent pas ce qui fonde plus solidement la réputation de cet Artiste.

Le Carravagge, cherchant à l'emporter sur ses concurrens, ou entrainé par son penchant, employa des dispositions de lumière qui formoient dans ses ouvrages, des accidens de jours & d' ombres plus remarquables que les effets auxquels on est accoutumé. Un grand nombre de ses Contemporains furent séduits. Le Guide, par des representations dans lesquelles les effets étoient plus conformes à ce que présente ordinairement la nature, eut de la peine à l'emporter.

Ces réflexions, qui ne sont point une désapprobation de l'emploi des beaux accidens, ont pour but de modérer seulement un penchant assez commun qui entraîne les jeunes Artistes à prodiguer ces moyens, sur lesquels ils fondent des succès, souvent trompeurs ; car la singularité perd une partie du mérite qui lui est propre, en raison de ce qu'elle est plus souvent mise en usage. Elle ne peut dédommager des parties essentielles de l'Art, si ces parties sont négligées. D'ailleurs, lorsque les hommes ont prodigué par surprise des louanges souvent exagérées, ils reviennent sur leur jugement & se dédommagent tôt ou tard avec usure des avances qu'ils ont faites.

Mais arrêtons-nous aux accidens, & traçons-en quelques-uns, pour rendre ce que j'ai dit, plus sensible à ceux qui ne sont pas très-versés dans la Peinture.

Les voûtes d'une caverne peuvent être entr'ouvertes ; le Soleil y darder quelques rayons, dont l'éclat contraste avec l'ombre épaisse. Cette opposition, cette circonstance, cet accident frappe & attache les regards ; mais si d'ailleurs les reflets nuancés de la lumière qui s'étendent dans l'obscurité, font entrevoir dans l'enfoncement de la caverne deux amans, surpris par l'effet de cette lueur inattendue, comme Mars & Vénus par Apollon ; ce double accident fixera les regards & l'esprit sur l'imitation qu'en aura fait un habile Artiste.

Dans un bois, où des arbres épais voilent le trop grand éclat du jour, si le Soleil s'introduit à travers le sommet des feuillages ; il colore à l'instant tout ce qui s'offroit en demi-teinte. Il produit dans l'éloignement quelques effets subordonnés qui appellent cependant les regards, & qui désignent l'étendue & l'enfoncement de la forêt ; enfin quelques éclats de sa lumière la plus vive, descendant sur le terrein & les plantes, alors les fleurs & les eaux qui, sans ces accidens, resteroient confondus dans la masse monotone d'une ombre générale, frappent les yeux du spectateur de tous les charmes dont ils sont susceptibles & brillent comme ces broderies qu'on voit se detacher sur un fond sourd qui les rend plus éclatantes.

Ces accidens produisent des impressions agréables ; mais il en est qui joignent à la surprise des émotions fortes, quelquefois pénibles & par cette raison même plus attachantes. La mer est un des théâtres, où ces sortes d'accidens sont plus nombreux & plus variés.

Une tempête le prépare-t-elle ? mille accidens l'annoncent dans le ciel & sur les eaux. Le Soleil voilé prodigue sur les nuages, qui s'accumulent pour l'effacer, les couleurs les plus variées, quelquefois même les plus éclatantes. Il se fait jour encore, à travers ces montagnes aëriennes qui l'environnent ; enfin, lorsque le ciel est entiérement couvert, alors sillonné par la foudre, éclairé par des lueurs accidentelles dont les nuances varient sans cesse, il laisse appercevoir des vaisseaux prêts à périr, qu'on ne voit qu'à l'aide des éclats de tonnerre qui vont les embrâser.

Plus ces accidens méritent le nom qui les désigne, plus ils sont difficiles à représenter ; car la promptitude de ces effets pittoresques, la difficulté d'en faire des études, les émotions qu'ils causent, les bornes des moyens de l'Art, tout s'oppose au fréquent usage qu'en feroient sans cela les Artistes.

Cependant les plus habiles choisissent & hasardent de représenter quelques-uns de ces accidens : les plus courageux par caractère & par l'amour de leur Art les étudient même au risque de leur vie. Ils nous offrent, comme l'a fait souvent un de nos Artistes modernes, justement célèbre en ce genre, au milieu du désordre de tous les élémens, quelques malheureux prêts à perdre la vie, & d'autres, bien plus infortunés, puisqu'ils éprouvent le désespoir de perdre ceux qui leur sont chers. Les inondations, les embrâsemens, les éruptions des volcans offrent des accidens que l'imagination suppose, que les récits autorisent & dont les imitations attachent.

Je ne dois pas passer sous silence les effets empruntés, non pas précisément de la nature, mais du merveilleux, des Fables reçues, des faits consacrés & dont la vrai-semblance tient à la supposition de Puissances surnaturelles. Telles sont les lumières produites par la présence ou la subite apparition d'êtres qui doivent occasionner des prodiges. La lumière que Raphaël a employée dans le tableau de la Transfiguration, en est un exemple. Tels sont encore les effets célestes que le Guide & plusieurs autres Peintres ont empruntés de l'Enfant divin, de l'Ange qui l'annonça ; du berceau même de ce jeune Dieu, dans l'adoration


qu'il reçut des Pasteurs & des Rois ; de lui-même encore dans sa fuite toujours intéressante par l'union d'un Vieillard, d'une jeune Mère douée de toutes les vertus & les graces, & d'un Enfant qui se montre déjà au-dessus de la nature.

A la suite de ces accidens surnaturels, on doit mettre quelques effets, occasionnés par des interpositions ingénieuses d'objets qui peuvent même n'êtrre que supposés, sans que le Peintre les fasse appercevoir. De grands Maîtres les ont mis en usage ; mais ils ont le plus souvent donné lieu d'en deviner les causes ; car, sans cette précaution, ils deviennent trop arbitraires, & si l'imagination n'est mise au moins sur la voie, elle sait peu de gré d'un effet, quelque piquant qu'il puisse être. Il faut donc, en général, que quelque légère vrai-semblance aide à l'illusion.

Ces effets ou accidens, qui n'ont rien de surnaturel, conviennent à un plus grand nombre de sujets, mais demandent un goût fin, pour ne pas les prodiguer & pour en faire un usage heureux. Ils sont favorables en particulier à différens genres, qui ont moins de ressources que l'Histoire pour fixer l'attention.

Les imitateurs de ce qu'on appelle la nature morte ou objets immobiles & inanimés, ceux qui représentent des fleurs, des fruits, des perspectives, peuvent, en quelque sorte, animer leurs compositions par ce secours. Les Peintres de portrait peuvent y trouver des effets secourables & ingénieux, qui seroient souvent plus à l'avantage de ceux qu'ils représentent, que la plupart des singularités d'attitudes & de costume qu'ils emploient.

En effet, les Artistes qui ont employé des maintiens bizarres, des compositions recherchées, chargées d' accessoires de commande, des costumes extraordinaires, ne sont parvenus le plus souvent qu'à rendre ridicules leurs originaux & à montrer les prétentions réciproques de l'Artiste & du Modèle.

Une jeune personne, sous l'habit de Diane, d'Hébé, de Vénus, dans des attitudes manièrées, perd d'autant plus que ces ajustemens & son action promettent davantage. Elle est engagée, par la prétention du Peintre, ou la sienne à répondre aux desirs, souvent immodérés, de l'imagination des Spectateurs. Rubens, Rimbrand, Wandyck, Titien n'ont employé quelquefois pour rendre plus piquantes les physionomies que quelque coup de lumière, quelqu'effet d'ombre qui leur ont donné moyen ou de faire valoir les agrémens ou de dérober les défauts de ceux qu'ils représentoient.

Une ingénieuse Artiste de nos jours, à l'exemple d'un des grands Maîtres que j'ai nommés, a mis en usage avec succès les reflets du Soleil qui l'éclairoit, lorsqu'elle essaya de se peindre. Une partie de sa tête dans la demi-teinte, sert d'opposition à l'accident d'un rayon de lumière qui fait briller le charme de sa couleur naturelle. Le chapeau dont elle est coëffée, autorise ces accidens, & ce qu'on voit, attachant justement le regard, fait connoitre ce que l'ombre nous cache.

Les accidens favorables à la Peinture, semblent rares dans la nature, & ne le sont point dans les imaginations fécondes. On pourroit étendre aux circonstances morales ce que j'ai borné dans cet article aux accidens physiques. Les passions sont intarissables en accidens de tous les genres.

Ce sont les mines précieuses où le Génie puise ses plus intéressantes richesses ; & sans lui, tous les trésors des Arts restent enfouis ou sont mal employés.

ACCORD (subst. masc.) L' accord d'un tableau est l'effet général & satisfaisant qui résulte principalement de la disposition des couleurs, du choix qu'en fait l'Artiste, de leur dégradation & de l'harmonie du clair-obscur combinée avec celle du coloris.

Le Peintre dispose du coloris de son tableau, ainsi que des objets qu'il y place. Il doit avoir déterminé dans son imagination l' accord qu'il veut effectuer, avant de commencer son ouvrage. Pour suivre cette détermination qu'il a prise, il consulte la nature, il assigne aux nuances l'ordre qui leur convient, premièrement, d'après celui des plans sur lesquels il suppose chaque objet & même chaque partie de ces objets.

Secondement, d'après la lumière & les différentes privations du jour que ces objets & leurs parties reçoivent & éprouvent, en supposant un foyer déterminé.

Ces notions qui se retrouveront nécessairement avec différens détails dans plusieurs articles de ce Dictionnaire, peuvent donner une première idée générale des différentes combinaisons d'où résulte l'accord dans un ouvrage de Peinture.

Il eft d'une extrême difficulté sans doute que le Peintre remplisse exactement tout ce qu'un parfait accord exige de lui ; mais il est peut-être plus difficile encore que son ouvrage soit, à cet égard, parfaitement jugé, sur-tout si la composition n'est pas extrêmement simple.

La réminiscence, ou la comparaison immédiate de la nature avec l'imitation, pourroit, il est vrai, conduire à porter un jugement assez exact ; mais il faut que cette réminiscence soit récente, ou très-fidèle ; & dans la comparaison immédiate, il faut que les objets réels se trouvent exposés aux regards de celui qui veut la juger dans la même position & au même jour où ils ont été imités par l'Artiste. Pour peu que les circonstances de la composition se trouvent compliquées, on conçoit aisément que le Peintre ne peut rassembler tous les objets qu'il a eu dessein d'imiter,


ni pour les peindre ensemble, ni pour les offrir à ses Juges, comme base de leur décision.

D'après ces réflexions, l' accord général de presque tous les tableaux & sur-tout de ceux d' Histoire, est fondé sur des réminiscences de l'Artiste, & sur les soins qu'il prend de se conformer, autant qu'il lui est possible, à la vérité de couleur de chaque objet, à la dégradation perspective & au clair-obscur, c'est-à-dire, aux loix de la lumière.

On pourroit donc avancer à la rigueur qu'il n'y a pas un tableau, principalement un tableau d' Histoire, qui pût soutenir la confrontation avec la nature, supposé qu'elle fût possible. On conçoit, en effet, que si le sujet d'un tableau exige que la scène soit en plein air, ou au milieu des eaux, s'il est composé de figures allégoriques, il n'est plus de modèle naturel pour le Peintre, il n'est plus de comparaison immédiate pour les Juges ; il n'est même pas de réminiscence réelle, & la seule vrai-semblance pittoresque, appuyée sur les effets connus de la lumière, peut guider par approximation le Peintre, relativement à l'accord qu'on exige dans ses ouvrages.

Il ne résulte cependant pas de ce que je viens d'avancer avec une franchise un peu sévère, que les compositions dont il est question, ne puissent offrir un accord suffisant & qui satisfasse ceux qui les considèrent.

L'intelligence de toutes les parties de l'Art, les connoissances acquises par les observations continuelles des Artistes, la fidélité de la mémoire locale, la force de l'imagination, les études plus ou moins partielles que se procurent & que font les Peintres ; enfin, un sentiment habituel de cet accord qui, dans la nature, se présente sans cesse à leurs yeux, les conduisent à l'imiter & à accorder un tableau de manière que s'ils ne sont pas en droit de prononcer : « Ceci est précisément l' accord de la nature. » Au moins peuvent-ils dire : « D'après la disposition de mes objets, le foyer de ma lumière, les interpositions que j'ai établies, les plans que je suppose, l' accord de mon tableau est aussi vraisemblablement exact qu'il le peut être ; » & cette assertion n'est pas ordinairement contredite, sur-tout si les yeux de ceux qui regardent l'ouvrage ne sont blessés par aucune opposition trop brusque de tons ou d'effets & de lumières.

Cette dernière observation conduit à une conséquence intéressante, c'est qu'il peut y avoir un accord satisfaisant pour les yeux dans un ouvrage de Peinture, sans qu'il soit bien conforme à celui que la nature offriroit, parce que l'organe physique ne demande premièrement que de n'être pas blessé. On en conclut aisément que le coloris foible & le coloris vigoureux ne comportent pas moins l'un que l'autre un juste accord, comme des instrumens de musique peuvent être accordés sur des diapazons plus hauts ou plus bas.
D'ailleurs, nous avons nombre de preuves convaincantes que des Artistes célèbres ont hasardé des coloris factices, qui ne sont pas conformes à ceux de la nature, & qu'ils en ont fait quelquefois résulter un accord satisfaisant.

Ces sortes d'accords sont cependant des illusions & des prestiges ; le sens physique de la vue s'y prête, mais la reflexion, la comparaison, la connoissance de la Nature & de l'Art les condamnent. Tout Coloriste de cette espèce doit être placé, à cet égard, dans une claire inférieure à celle des Peintres qui prennent toujours la nature pour base de leur accord.

On pourroit comparer les premiers aux Romanciers : s'ils plaisent, on pardonne leurs mensonges, on applaudit même à l'art de leurs Fables ; mais l'on considère davantage les Historiens véridiques.

Titien, Wandyck, Paul Véronèze, les Carraches, Raphaël sont de ce nombre honoré dans la Peinture.

Giordans de Naples, Rimbrand, Tintoret & plusieurs autres, sont de la classe des Coloristes souvent imaginaires, mais dont l' accord séduit & charme souvent les regards.

On peut concevoir, d'après ces explications, pourquoi l'on ne trouve point dans les Livres qui traitent de l'Art de la Peinture une suite de principes & de pratiques démontrées sur l'harmonie & l'accord, comme on en trouve sur les proportions, la pondération & la perspective.

Il me reste à dire que le mot accord se prend aussi dans un sens plus étendu ; mais alors on y joint un mot qui désigne cette différente acception. Ainsi l'on dit l' accord de la composition, l' accord même de l'expression, enfin l'accord du tout ensemble. C'est aux articles Composition, Expression, &c. que se doivent trouver les explications qu'on peut donner sur ces manières de s'exprimer.

ACHEVÉ, (part. pass.) Un ouvrage des Arts méchaniques est achevé, dans le sens le plus usité, lorsque l'Artisan croit n'avoir plus rien à y faire.

Mais une production des Arts libéraux peut avoir épuisé tout le travail dont un Artiste est capable, & n'être rien moins qu'un ouvrage achevé.

Un tableau achevé, lorsqu'on parle le langage de l'Art, est donc une production qui approche, autant qu'il est possible, de cette perfection de la Peinture, que l'on conçoit plus qu'on n'y peut atteindre. Pour qu'un tableau put être regardé comme achevé dans la rigueur du sens de ce mot, il faudroit que l'imitation qu'il contient approchât tellement de l'objet naturel imité, que le regard y fût trompé ; mais cette perfection est idéale & l'Art ne peut l'atteindre.

Il reste & il restera toujours aux Peintres qui tendent à la perfection, une distance entre les imitations & la nature, comme il reste aux Navigateurs qui veulent toucher le Pôle, des espaces à découvrir. C'est par l'impossibilité même d'arriver à leur but, que l'émulation des uns & des autres est excitée & nourrie. Le Peintre croira toujours possible de produire des imitations plus achevées que toutes celles qu'on a faites. Enfin, tous ceux qui veulent imiter la nature, voyent en l'observant, ou pensent voir ce point si desiré où ils tendent ; ils travaillent, ils espèrent, ils avancent, reculent, restent enfin plus ou moins près. Voilà le sort des Peintres les plus excellens qui ont existé & de ceux qui existeront.

Les mots fini & terminé s'emploient aussi, relativement à la Peinture & aux ouvrages des Beaux-Arts à-peu-près dans les mêmes sens que le mot achevé. Cependant on peut y remarquer des différences ; car les mots fini & terminé donnent quelquefois, selon la manière dont on les emploie, l'idée d'un ouvrage fait avec le plus grand soin. Cependant un tableau exécuté avec feu, avec enthousiasme & sans trop de recherche du côté du faire, a souvent plus de droit à être nommé un ouvrage achevé, que celui qui a coûté à l'Artiste beaucoup de temps & de soins.

Certains tableaux de Rimbrand, de Luc Jordans, de Rubens, faits, pour ainsi dire, par inspiration & au premier coup, peuvent être regardés comme des ouvrages achevés dans leur genre, plus justement quant à l'esprit de l'Art, que plusieurs ouvrages de Wanderverf, l'un des Peintres les plus précieux qui soient connus.

Les tableaux de ce Peintre sont le plus ordinairement des ouvrages finis & très-terminés, tandis que plusieurs de ceux des autres Artistes dont j'ai parlé, lorsqu'ils ne sont pas à leur point de vue, ou qu'ils sont offerts à des yeux peu instruits, ne paroissent que des ébauches.

Pour exprimer ce que l'on entend par le mot fini, lorsqu'on parle des Peintres précieux, on se sert encore des mots léché, caressé.

On dit des tableaux de Mieris & de Girardoux, qu'ils sont précieux, finis, caressés, léchés. On les appelle précieux, vrai-semblablement parce que le temps nécessaire aux Artistes, pour les porter à ce point, ne leur permettant pas d'en faire un grand nombre, leurs rareté les place au rang des objets précieux.

On sent aisément, d'après ce que j'ai dit jusqu'ici, que lorsqu'on demande à un Peintre, si le tableau qu'il a promis est achevé, l'on donne à ce mot un sens qui n'a pas de rapport à l'Art en particulier & qui appartient à la Langue générale.

Il est injuste sans doute d'exiger & d'attendre des jeunes Artistes des ouvrages achevés, en prenant ce mot dans le sens relatif à l'Art ; mais on a droit sur-tout dans les Écoles, de les exhorter à prendre l'habitude d' achever les ouvrages qu'ils commencent.
Rien de plus ordinaire que de voir faire des esquisses & ébaucher des compositions. Rien de plus rare que de voir achever ces entreprises. S'accoutumer à finir est cependant un moyen d'exécuter enfin des ouvrages qui méritent le nom d' achevé.

Quant au terminé & au précieux, souvent une patience froide & le temps y conduisent ; mais en finissant trop de cette manière, on est loin d'offrir des ouvrages achevés.

Toute manière de peindre est généralement bonne, ce principe est prouvé par les beaux ouvrages exécutés par tous les différens moyens de l'Art. Cependant, on doit en effet préférer celle qui convient le mieux à l'ouvrage qu'on entreprend.

Peignez donc d'une manière large, par masses & à grands effets, les ouvrages qui occupent un vaste espace, ceux qui sont destinés à être regardés de loin & dans un point de vue fort élevé. Si vous allez en Italie, vous observerez que les plus célèbres Maîtres, en exécutant ainsi les grands ouvrages ont fait des ouvrages achevés.

Caressez les tableaux qui doivent être exposés sous la vue, sur-tout s'ils représentent des objets aimables qu'on se plaît dans la nature à voir de près, & que l'œil, pour ainsi dire, caresse en les regardant ; tels sont les charmes détaillés de la beauté, les formes & le coloris des fleurs. Celui qui s'occupera de vos imitations exigera de votre pinceau une partie du plaisir qui le fixe sur ces objets, lorsque la nature les lui présente. Il voudra que l'image que vous en faites, les rappelle à son imagination avec tous leurs charmes. Vous ne remarquerez peut-être que trop d'ailleurs que le précieux est un moyen presque sûr d'attacher ceux qui ont peu de connoissance de la Peinture ; mais, à cet égard, pensez aussi qu'il est contraire au véritable intérêt de l'Art de se prêter aux desirs de l'ignorance. Ce sont les suffrages des hommes instruits & de la classe la plus intelligente, qui vous assureront une réputation durable, & c'est en sachant terminer & cependant n'être précieux qu'à propos & avec une juste mesure, que vous atteindrez la perfection.

ACTION, (subst. fém.) On dit : Cette figure a de l'action.

Cette phrase signifie qu'une figure dessinée, peinte ou sculptée paroît agir.

On dit aussi d'un Comédien : Cet Acteur a de l'action, est sans action. Le Comédien est regardé comme figure du tableau que le Théâtre présente aux Spectateurs.

On dit encore qu'une figure a du mouvement, & l'on pense communément que dans cette manière de s'exprimer, mouvement & action, sont à-peu-près synonymes ; mais il n'est point de véritables synonymes, & je crois que dans le langage de la Peinture, on peut distinguer l' action du


mouvement, j'ajouterai qu'il. est aussi des passions qui ne produisent ni action ni mouvement, & qui ont une expression très-caractérisée. Telles sont l'abattement, la volupté, la mélancolie, dont les expressions, la plupart passives, arrétent le mouvement & suspendent l' action, plutôt qu'elles ne font agir & mouvoir ceux qui en sont affectés.

D'une autre part, considérez des hommes qui marchent avec vîtesse, qui rament avec force, qui arrachent un arbre, qui tirent un poids considérable ; ces figures ont de l'action, du mouvement, & ne sont affectés d'aucune de ces impressions de l'ame qu'on nomme passions, auxquelles le mot d' expression est principalement consacré.

L' action peut n'exiger du mouvement que de quelques parties, sans que la figure se déplace ; le mouvement donne une idée plus générale de déplacement, & l' expression des grandes passions veut que toutes les parties du corps participent de l'affection qui occupe & détermine l'ame, soit que la figure agisse ou n'agisse pas.

Quelques exemples donneront une idée plus sensible de ce que je viens de désigner. Salomon est représenté assis sur son trône : il a avancé un bras pour ordonner de partager en deux un enfant que l'on tient devant lui ; je suppose que le visage du Prince soit entièrement caché : son geste seul peut autoriser à dire que cette figure a beaucoup d' action. Il ne me paroîtroit pas aussi juste de dire qu'elle a du mouvement, puisqu'un seul geste produit en elle ce que j'appelle action.

Une femme court se jetter entre deux combattans : toutes les parties de son corps paroissent concourir à la précipitation de sa course ; elles sont représentées dans les positions qui leur sont nécessaires, qu'elles doivent occuper pour s'entr'aider & pour favoriser l'intention de cette femme ; on croit enfin la voir changer de place. L'on dira : cette figure a beaucoup de mouvement, & je crois que le mot action ne conviendroit pas autant à cette figure.

Ces deux exemples feront entendre les nuances peut-être un peu délicates que je pense qu'on peut admettre dans le sens des mots action, mouvement & expression, appliqués à la Peinture.

L' action, ainsi que le mouvement, demande une grande connoissance de l'Anatomie. Le mouvement en exige sur l'équilibre & la pondération, parce que la juste imitation des apparences extérieures des membres, des os & des muscles dans l' action, & celle de la distribution du poids des différentes parties dans le mouvement peuvent conduire. seules l'Artiste à son but. Quant à l' expression, qui est accompagnée d'action & de mouvement, il faut joindre aux sciences positives que je viens de désigner, une science plus profonde que j'oserai appeller l'anatomie de l'ame & du cœur, & l'étude des effets que produit la rupture de leur équilibre moral, Il faut encore que l’Artiste se trouve susceptible d’avoir par lui-même une idée juste & forte de l’action & des mouvemens des passions : il faut enfin que la force & la flexibilité de l’imagination lui fasse éprouver, en représentant leurs effets, une impression sympathique, par laquelle il sente la mesure de ce qu’il transmettra d’action & de mouvemens passionnés à ses figures, & de ce que les figures qu’il peint en doivent transmettre à leur tour à ceux qui y fixeront leurs regards. Mystère inexplicable, qui distingue absolument les Arts libéraux des Sciences & des Arts méchaniques !

Le Peintre, Dessinateur, Coloriste, instruit profondément de l’anatomie & de la pondération, mais dont l’ame est froide, représentera avec correction un homme dans le mouvement que doit occasionner une passion ; mais cet homme paroîtra exécuter ce mouvement comme quelqu’un à qui on le prescriroit & sans qu’il l’eût pensé lui-même. La figure peinte ne peut être animée ; si l’homme qui la peint ne l’est pas.

Je reviens à l’objet de cet article pour observer que dans un tableau, composé de plusieurs figures qui ont de l’action, leur relation mutuelle ajoute à l’effet & à l’action générale ; & c’est alors qu’on dit : Il y a beaucoup de mouvement dans cette composition.

Pour vous, jeunes Artistes, connoissez de bonne heure & n’oubliez pas que l’homme, à moins qu’il ne soit dans la stupidité ou dans l’apathie, n’est jamais, sur-tout pour le Peintre, sans action, sans mouvement ou sans passion. Si la passion est concentrée, elle demande plus de finesse, d’esprit & de sentiment. Presque toutes les passions trèsnobles sont de ce genre : aussi leurs actions & leurs mouvemens doivent avoir une mesure, infiniment juste, & ils sont susceptibles par-là de cette beauté que nous admirons dans les ouvrages parfaits de l’Antiquité.

Les impressions brusques, qui, venant de dehors & agissant, pour ainsi dire, de la première main, sur les sens, n’ont pas été modifiées & réfléchies par l’ame, sont, en quelque sorte, matérielles. Celles qui, reçues plus directement par l’ame, produisent ensuite leur effet extérieur par une sorte de reflexion, si l’ame est distinguée, sont moins grossières & ont une teinte de sa perfection. Ce n’est pas dans l’extrême jeunesse que ces idées, qui tendent au sublime, peuvent être parfaitement comprises ; mais la jeunesse, douée du Génie qui est nécessaire aux Arts, peut les entrevoir, par anticipation. Elle peut au moins, dès qu’on les indique, les sentir & en conserver une première idée.

ADOUCIR, (verb. act.) Le terme dont il s’agit ici tient, sans doute, sa première acception du sens du toucher, ou de celui du goût.


On adoucit ce qui est rude, ou ce qui est âpre. C’est ainsi que, par des applications figurées, nous transportons à nos différens sens ce qui appartient particulièrement à chacun d’eux.

Après avoir crêé, par exemple, le mot adoucir, pour le toucher, on l’aura appliqué au goût, qui est passivement une sorte de toucher. On aura hasardé ensuite, par approximation d’idées, d’employer le mot adoucir, relativement aux sons ; enfin, de l’adapter aux modifications dont les couleurs sont susceptibles, & quoique ces acceptions soient de nature à être appellées figurées, elles tiennent toujours cependant à la nature du toucher ; sens unique, que modifient les différens organes du tact, de la vue, de l’ouïe, du goût & de l’odorat.

Mais on a étendu bien davantage le sens figuré du mot adoucir, en disant : adoucir le style, adoucir l’expression ; enfin, l’on a passé jusqu’à dire, à l’occasion des qualités morales : adoucir le caractère, les passions, la colère & la fureur.

Pour ramener le sens de ce mot à l’Art de la Peinture, on adoucit les couleurs de deux manières, ou en affoiblissant leur éclat, leur valeur, ou en les accordant entr’elles d’une manière intelligente & fine qui produise à l’œil l’effet le plus harmonieux. Les moyens de l’Art, pour parvenir à ce but, sont des liaisons de tons, des passages, des couleurs rompues, & des dégradations de nuances insensibles ; ainsi que le choix même des couleurs qu’on approche les unes des autres.

C’est à l’occasion de ce dernier soin, nécessaire pour certaines couleurs que s’est introduite dans le langage de l’Art, l’expression de couleurs amies. Il n’en est point qui soient absolument ennemies les unes des autres ; mais il est aisé de se convaincre que quelques-unes ont entr’elles des rapports plus ou moins favorables. Il y en a, par cette raison, dont l’effet blesse l’oeil, lorsqu’elles se touchent, ou se trouvent trop voisines. La Nature sait cependant accorder tout son systême coloré, sans exception, dans quelques combinaisons & dans quelques rapprochemens que le trouvent les objets. Ses moyens puissans & universels sont l’interposition de l’air & la parfaite harmonie du clair-obscur, dans laquelle entrent les reflets qui les rompent & les rejaillissemens de la lumière qui les accordent.

C’est donc par l’emploi de ces moyens & en s’en servant avec un artifice raisonné que le Peintre sauve les dissonances dans son harmonie, comme on le fait dans la Musique par des préparations indispensables.

Les dissonances pittoresques, ainsi que les dissonances musicales concourent souvent à rendre l’effet plus énergique, lorsqu’elles sont employées à propos & qu’on n’en abuse pas. Il faut sur-tout qu’elles ne soient ni tranchantes, ni brusques.

Cette comparaison, au reste, ne doit pas être prise à la rigueur, & il en est ainsi de presque toutes celles qu’on emprunte d’un Art, pour les appliquer à un autre ; car s’il y a des approximations & des ressemblances sensibles à plusieurs égards entr’eux, & plus encore entre certaines de leurs parties, ils ont aussi des différences qui s’opposent à la justesse des comparaisons, & l’abus qu’on fait aujourd’hui, plus fréquemment que jamais, de ces rapprochemens, grace à l’ignorance de ceux qui les emploient, ou à la prétention trop générale de parler de tout & de tout connoître, contribue à jetter de l’obscurité, de la confusion dans les idées, dans les jugemens & à répandre le mauvais goût dans l’élocution.

Les sens, ainsi que les Beaux-Arts, ont sans doute entre eux, comme je l’ai dit, des rapports apparens & généraux. L’imagination s’efforce de les rendre plus réels pour multiplier les jouissances dont elle est toujours avide ; mais la Nature a posé des limites. On pourroit bien se permettre de dire que l’oeil écoute, que l’oreille voit, parce qu’effectivement ce qu’on entend peint, en quelque sorte, les objets à l’imagination, & qu’en voyant avec sagacité, on entend, pour ainsi dire, les discours qui cependant ne frappent pas notre oreille ; mais les propriétés de la vue ne peuvent. passer tellement au sens de l’ouïe, que l’une se substitue entièrement à l’autre. Il ne faudroit pas oublier que c’est toujours figurément que l’on conçoit ces substitutions, & c’est cependant ce que l’on perd de vue, par le trop grand usage des termes figurés & l’abus que l’esprit sans justesse en fait souvent.

Si l’on vouloit rendre une langue parfaitement conforme à la raison & à la nature des choses, la réforme seroit d’autant plus difficile que cette langue auroit été plus maniée par les Orateurs & les Poëtes. Il est rare, il est impossib1e même qu’ils ayent la connoissance, non-seulement approfondie, mais exacte de tout ce dont ils parlent, il leur semble nécessaire de parler de tout, & il est très-commun qu’ils usent de ce droit comme les Poëtes, dont Horace désigne la hardiesse.

Je reviens, pour la dernière fois, au mot adoucir, comme terme de Peinture, & pour ne pas m’écarter davantage, je m’adresse à ceux qui exercent cet Art.

Vous avez, d’après ce que j’ai dit, deux manières d’adoucir vos tons & vos nuances : l’une est de diminuer leur éclat ; l’autre de les accorder dans leur vigueur avec beaucoup d’art.

Le premier moyen peut vous conduire à altérer la force & la vérité de la couleur de chaque objet ; alors vous affoiblirez plutôt que vous n’adoucirez votre coloris.

Si vous choisissez l’autre moyen, en vous attachant à accorder ensemble les couleurs & les tons


dans leur plus grande valeur, vous approcherez du systême de la Nature & de la perfection de l’Art, relativement à la couleur.

Je me borne à ces explications, parce que les mots Accord, Clair-obscur, Harmonie, & quelques autres, donneront occasion de développer les différentes idées qui ont rapport au mot dont traite cet article.

Je ne parle pas d’adoucir l’expression. Dans la Peinture, toute expression exagérée ou affoiblie, est blàmable.

AFFOIBLIR, (verb. act.) Une partie des termes qui forment le langage d’un Art, se rapportent ou aux perfections ou aux défauts dont il est susceptible.

Ce que j’ai dit dans l’article adoucir est relatif à une beauté de l’Art de la Peinture, qui est l’harmonie & au plaisir du sens de la vue, qui en est l’effet. Ce que je vais dire, à l’occasion du mot affoiblir, se rapportera à une imperfection.

En effet, c’est ordinairement lorsqu’un Artiste cherche l’accord ou l’harmonie aux dépens de la vigueur, qu’il affoiblit le coloris, comme en cherchant l’agrément aux dépens de la sévérité du trait ; il affoiblit quelquefois la correction des contours, & en sacrifiant l’expression au desir de trouver la grace, il affoiblit le caractère.

L’affoiblissement des couleurs qui aide assez ordinairement les Coloristes médiocres, à obtenir une harmonie que j’appellerai moyenne ou foible, n’est que trop commun dans quelques Écoles, dont cette foiblesse de coloris paroit être le défaut distinctif, & en quelque façon, national.

L’on ne peut en donner de raison absolument satisfaisante. Peut-être ce penchant à une harmonie foible & souvent grise, est-il la suite de quelque qualité physique des organes ou du climat. Elle peut avoir pour origine certains effets d’une lumière souvent voilée, qui s’offrent plus habituellement aux regards, ou certaines modifications dans les organes de la vue, qui peuvent être plus générales dans un pays que dans un autre. Au reste, si la cause est encore incertaine, l’effet n’en est pas moins constaté, & l’École Françoise y paroît soumise.

Le Ciel des bords de la Seine, où cette École est résidente, se montre souvent peu serein, à cause des humidités & des brouillards fréquens. Les hommes & les femmes y sont plutôt pâles que sanguins & colorés. Les fabriques ont une couleur peu variée, généralement grise ou blanchâtre, à cause du grand usage qu’on fait du plâtre, l’on s’apperçoit, d’un autre côté, que le plus grand nombre des Peintres François, qui habitent la Capitale, ont un coloris dans lequel les teintes grises ou farineuses dominent sensiblement, & dont le blanc rend les lumières blafarde. Ce pourroit être par ces causes que leur diapazon (si l’on peut s’exprimer ainsi) est foible, souvent sourd & peu brillant. Mais, en général, la facilité que l’Artiste médiocre trouve dans l’affoiblissement des couleurs rompues, pour parvenir à une harmonie douce, la difficulté de soutenir l’accord de toutes les parties, en portant les tons locaux d’un tableau, le plus près possible de ceux de la Nature éclairée par une belle lumière, (sur-tout si l’on commence par monter les ciels & les plans éloignés) sont des raisons qui peuvent entraîner dans toutes les Écoles à affoiblir le coloris.

Mais comment nos Peintres distingués ne résistent-ils pas à cet affoiblissement, dans lequel ils ne tombent souvent qu’après avoir (dans le cours des études qu’ils ont faites en Italie) donné des preuves que l’harmonie vigoureuse n’est pas au-dessus de la portée de leurs organes & de leur intelligence ?

Il faut donc penser que des causes physiques établissent sur eux un ascendant presque irrésistible.

Au reste, le sens défavorable du mot affoiblir devient plus sensible encore, lorsqu’on l’applique à quelques autres parties principales ; car le complément de l’Art consiste, non pas dans une imitation énervée, mais dans la représentation, la plus semblable qu’il est possible, de la Nature dans toute son énergie.

Il est donc à propos de dire aux jeunes Artistes : Craignez, si vous vous sentez entraînés à affoiblir des tons fiers, pour courir après une harmonie douce, que ce ne soit une instigation du mauvais génie qui fait tomber un si grand nombre de vos Confrères dans un coloris foible, & qui leur inspire si souvent des expressions efféminées.

On parvient sans doute, en affoiblissant, à ne point blesser des yeux malades ou délicats ; mais c’est pour les organes qui ont toute leur vigueur que vous devez peindre. Il ne seroit plus d’énergie dans les Arts, si l’on se soumettoit, en les pratiquant, aux altérations que les grandes Sociétés, font éprouver à l’organisation, ainsi qu’aux ames de ceux qui les composent.

Préservez-vous donc de cet écueil, contre lequel, au retour de Rome, vous perdrez peut-être tout ce que vous aurez acquis de richesses pittoresques.

S’il étoit démontré que cet affoiblissement de coloris où tombe la plupart de nos Peintres, provient inévitablement de causes physiques prédominantes, il n’y auroit plus de conseils à donner à ce sujet ; mais Jouvenet, La Fosse, Le Brun sont restés coloristes en habitant le pays où vous êtes destinés à vous fixer.

Rappellez-vous tous les jours, en prenant votre


palette, & en la garnissant de couleurs, que la trop grande rupture, ou la fatigue que vous leur donneriez, les dénatureroit, comme la Société, trop activement désœuvrée, fait perdre aux hommes qui s’y livrent, leur caractère.

Pour éviter le premier inconvénient, qui vous regarde particulièrement, montez autant qu’il est possible & avec hardiesse votre accord, en commençant par vos fonds, par vos ciels, & leur donnant beaucoup de vigueur.

N’allez pas prévoir & craindre les difficultés d’arriver aux premiers plans : elles sont inévitables ; mais on les peut surmonter. Vous aurez, sans doute, à chercher pour trouver des tons propres à soutenir de plus en plus cette vigueur jusques aux premières figures de votre tableau ; mais vos efforts ne seront pas infructueux, s’ils sont obstinés, & si vous appellez à votre secours le Giorgion, Titien, Véronèze, comme les anciens Chevaliers invoquoient les plus célèbres Paladins, pour s’encourager dans les aventures difficiles.

Si vous devez vous garder de chercher l’harmonie en affoiblissant les tons, vous devez éviter, (je le répète) avec non moins de soin, d’affoiblir les autres parties constitutives de votre Art.

Car si vous altérez ou affoiblissez ; l’expression, sous prétexte de donner à vos figures plus de grace ; vous ferez ce que l’on pratique inhumainement en Italie, lorsqu’on ôte à la voix des Chanteurs leur énergie naturelle pour la rendre plus fléxible.

AG

AGRÉABLE, (adj.) La Peinture produit des ouvrages qu’on nomme agréables. Les sujets qui, par leur nature, sont susceptibles de présenter des objets, des actions, des sites, &c. que nous avons généralement du plaisir à voir ou à nous rappeller, donnent lieu à ces tableaux, lorsque l’Artiste saisit leur caractère.

On ne peut dire que l’agréable soit un genre, principalement dans l’Art de peindre, parce que des tableaux de tous les genres peuvent avoir ce caractère. Un tableau qui représente Adam & Eve, tels que les peint Milton, dans les beaux vergers d’Eden, seroit un tableau agréable du genre de l’Histoire. Des scènes tirées du Roman de Daphnis & Chloé seroient des Pastorales agréables : enfin, des fleurs & les portraits d’une jeune fille, d’une femme aimable, d’un bel enfant, sont des tableaux différens par le genre, mais semblables par le caractère agréable que leur auroient donné Van-Huysem & Rosa-Alba. Souvent une composition rassemble des parties agréables, qui contrastent avec d’autres d’un caractère différent. Le mérite des ouvrages agréables de tous les Arts est d’offrir des agrémens vrais, qui n’aient rien d’affecté, & s’il se peut, une moralité douce, aimable qui plaise en instruisant.

Le mot agréable, dont il est si essentiel dans les Arts de bien connoître le véritable sens, malheureusement n’en a pas un bien précis dans le langage ordinaire ; car ce qui est très-agréable pour un homme, l’est souvent beaucoup moins, ou ne l’est point du tout pour un autre.

Il résulte de-là une indécision assez grande, pour que l’on ne s’entende pas clairement ; cependant, comme il est indispensable aux hommes de paroître au moins se comprendre, & que le mot dont il s’agit est d’un usage fréquent, il s’est formé une idée vague, dont on se contente, idée qui est d’autant moins profitable à la Peinture & aux autres Arts, qu’elle est susceptible d’une infinitê de modifications arbitraires, mais sur laquelle, par cette raison, chacun des hommes qui ne se trouvent pas d’accord entr’eux, se réserve le droit de réclamer, selon qu’elle blesse plus ou moins son sentiment personnel.

Les idées que nous avons le plus généralement aujourd’hui, à l’occasion du mot agréable, deviennent de plus en plus vagues, parce que nous nous éloignons de plus en plus de la nature, & que les progressions de la civilisation, qui a ses inconvéniens, comme ses avantages, les rendent souvent trop personnelles, ou trop sujettes à des conventions. Ces idées deviennent donc le jouet des préjugés, des affections momentanées, des caprices du luxe, des abandons de la mollesse ; enfin, de toutes les altérations qu’éprouvent les mœurs & le goût.

En effet, ce qu’on désigne le plus ordinairement par agréable dans nos Arts & dans nos Sociétés, n’est guère relatif aujourd’hui qu’à des objets de délassement, de fantaisie, à des formes de caprice, à des expressions, à des tours affectés, dont le caractère tient toujours plus au manièré qu’au simple & au noble.

Dans la Peinture sur-tout, on nomme fréquemment agréables des tours de figures, qui ne flattent les regards que d’après les mœurs ou les goûts dominans.

Mais si les mœurs sont relâchées, si le goût est altéré, les objets agréables ne passeront pour tels que relativement à des recherches d’esprit & de volupté, & ces objets s’éloigneront de la nature qui est la source & le modèle des véritables agrémens. Alors l’ Artiste foible & qui réfléchit peu, se persuadera que le seul moyen de rendre ses ouvrages agréables, est de se conformer au goût, je veux dire, aux conventions de son temps. S’il peint donc Vénus, au lieu de la représenter céleste ou du moins animée ce sentiment naturel, primitif, dont l’expression est la simplicité, la vérité, l’abandonnement naïf au vœu de la nature, il la peindra manièrée, artificieuse, occupée du projet de plaire, bien plus que du sentiment d’aimer. Il copiera la femme galante d’un rang distingué ou celle d’un ordre inférieur, & sur-tout les minauderies qu’on voit trop souvent applaudir sur la scène ; car les idées d’agrément, lorsque les mœurs & le goût s’altèrent, se prennent dans les deux classes de la Société qui s’éloignent généralement le plus du naturel, la Cour & le Theâtre.

En effet, on peut remarquer, par exemple, relativement au Théâtre, que parmi les Nations chez lesquelles l’altération du goût se fait sentir, aulieu que les Comédiens devroient se modéler sur les Spectateurs, en imitant non-seulement les passions, mais les attitudes, les gestes, les mouvemens de l’homme, l’homme apprend du Comédien à exprimer, à sentir, à se composer un maintien, à se parer, à donner enfin de l’agrément à son action & à sa figure. On imite ceux qui devroient n’être que des imitateurs ; on emprunte leur ton, leurs airs, leurs inflexions, leur contenance, leur manière de se vêtir, & les Artistes, trompés par des applaudissemens qu’ils voient prodiguer souvent à l’exagération & à l’affectation, dirigent d’après ces idées celles qui sont relatives à leur Art.

Ils regardent donc comme agréable ce qu’on appelle ainsi & ressemblent aux médiocres Peintres, qui copient le mannequin, croyant mieux faire que de copier la nature.

Artistes, qui vous sentez entraîner à donner plus d’agrément que d’énergie à vos ouvrages, recherchez donc & retrouvez au sein de la nature & à l’aide de la méditation, ce qui est véritablement agréable dans la nature, que les grandes Sociétés s’efforcent de défigurer ou de repousser loin d’elles.

Éloignez les idées d’affectation & de recherche en conservant vous-même une agréable simplicité dans vos mœurs, de la franchise sans dureté dans votre ame ; enfin, ce caractère qui vous porte à plaire par les moyens de votre Art.

Consacrez-vous à un travail raisonné & suivi, seul moyen de vous éclairer sur les vrais principes, comme sur les véritables agrémens. Appréciez dans le calme de l’attelier, ces erreurs sociales, ces extravagances des modes qui changent les formes mêmes des corps & qui dénaturent leurs mouvemens, sans les rendre agréables. Nourrissez-vous de ces ouvrages dont la réputation consacrée réclame, sans cesse, contre le faux goût, qui ne sont point ce qu’on appelle agréables, mais sublimes, & si vous êtes enfin bien convaincus qu’on ne trouve jamais les véritables agrémens dans l’artifice, vous chercherez les perfections propres à votre Art, dans la nature, & vous aurez du plaisir à voir l’homme tel qu’il est, & la campagne sans parure étrangère.

Pour cette classe distinguée, à laquelle on devroit être autorisé de demander secours contre les atteintes des faux goûts & des faux agrémens, souhaitons qui au moins elle continue de désigner avec un souris ironique & par nom d’agréables hommes en qui elle reconnoît les ridicules affectations dont j’ai parlé, & que ceux qu’on distingue par les titres de nobles, d’élevés, de grands, évitent qu’enfin le sens de ces mots ne prenne une teinte moins imposante ; car il faut observer que le sens des mots, chez une Nation mobile, est variable comme elle ; ensorte que les titres même les plus respectables, s’ils ne sont respectés par ceux qui les portent, peuvent devenir des noms de dérision ; qui sait si le mépris même n’auroit pas la hardiesse de les profaner ?

AIR, (subst. masc.) L’air, dont l’idée commune est celle d’un élément invisible, se rend cependant sensible aux regards des Artistes-Peintres, comme il le devient aux savans Physiciens par les observations & par les expériences auxquelles ils le soumettent.

Cet élément, qui n’offre rien à ceux qui ignorent tout, produit sur l’apparence des corps, les effets les plus marqués & les plus intéressans pour l’Artiste qui veut imiter exactement cette apparence.

En effet, diminuer par son interposition les dimensions des corps, relativement à la distance où ils sont de l’œil du spectateur, voilà l’effet visible de l’air : adoucir la teinte des objets, joindre à leurs couleurs propres, des nuances qui lui appartiennent, rendre enfin les formes plus ou moins caractérisées, plus ou moins indécises ; voilà, en général, ce que font à nos regards, & plus sensiblement à ceux du Peintre, des atômes que nous appellons invisibles.

Comment imiter ces effets aëriens sur une surface unie ? Comment peindre une substance qui, n’ayant ni forme, ni couleur apparente, mêle cependant un léger azur à toutes les teintes de la Nature ? Ce ne peut être qu’avec le secours de l’artifice.

L’Artiste ne peut donc pas, à cet égard, opérer comme il fait relativement aux contours & aux formes qu’il représente réellement, tels qu’ils s’offrent dans leur apparence visible. Sa seule ressource est de rappeller à l’esprit de ceux qui voient ses tableaux, les effets de l’air, de manière que l’imagination croie qu’il circule entre les objets dont ce qu’on appelle platte Peinture, présente les images.

Pour cela, le Peintre doit distinguer & considérer avec une attention réfléchie, ce que produisent sur les objets réels, en raison des distances,

La vaguesse de l’air,
Sa légèreté,
Sa transparence ;


enfin, cette nuance éthérée dont j’ai parlé, nuance qui modifie toutes les couleurs & l’éclat même de la lumière.

Reprenons par ordre ces qualités de l’air, qui intéressent particulièrement le Peintre.

La vaguesse & l’ondulation continuelle des globules imperceptibles de l’air, produisent dans les contours eu dans le trait des objets, cette douceur & ces interruptions agréables qui nous font regarder, comme dures, lourdes & découpées les imitations dans lesquelles ces effets ne sont pas retracés ou indiqués.

C’est donc pour imiter les effets de l’air, & en même temps les accidens de la lumière, que le Dessinateur & le Peintre ont l’art de rendre leur trait quelquefois fin, léger & presqu’imperceptible, quelquefois plus marqué, quelquefois enfin prononcé fortement ; & c’est ce donc il me semble qu’on ne rend pas compte autant qu’il le faudroit à ceux qui commencent à s’exercer au dessin.

Cependant il est essentiel de prévenir, dans ces jeunes Artistes, les imitations machinales. Elles ne sont que trop communes, & il est indispensable de leur apprendre à distinguer & de leur faire bien comprendre les rapports qui existent entre les moyens de l’Art & les effets de la Nature.

L’usage est de dire à l’Elève qu’on instruit :

» Lorsque vous dessinez, tracez légèrement vos
» contours, interrompez-les ; faites-les sentir
» d’une manière plus marquée de temps en temps,
» en appuyant le crayon ; prononcez les touches.
» C’est ainsi que vous donnerez à votre trait de
» la grace, du goût & de l’expression. «


Mais ne faudroit-il pas lui dire aussi : » Obser-
» vez le contour de ce modèle exposé à vos
» yeux, & remarquez que le trait échappe à vos
» regards dans une infinité d’endroits ; qu’il
» est sensible dans plusieurs autres ; qu’enfin, dans
» certains plans, dans certaines courbures, il est
» très-prononcé. Lorsqu’il échappe à vos yeux,
» c’est que les derniers plans visibles de la surface
» que vous observez, s’inclinent insensiblement
» pour disparoître à vos regards, & qu’étant
» éclairés d’une lumière douce qui glisse sur eux,
» ils se confondent avec le fond sur lequel ils se
» trouvent, & qu’ils échappent de manière que
» l’œil les perd & ne les apperçoit réellement plus.
» L’ondulation de l’air, indépendamment de son
» interposition, contribue encore à vous dérober
» les extrémités indécises du trait. Vous paroît-il
» plus prononcé, plus distinct ? c’est que la teinte
» du fond, sur lequel l’objet que vous observez
» s’offre à vos regards, se trouve plus claire.
» Ainsi vous devez considérer & retenir que c’est
» par l’opposition claire ou obscure des objets
» avec leur fond que se distinguent ces objets &
» leurs contours. Enfin, ces parties du contour,
» qui, fortement articulées, vous invitent à

» appuyer le crayon & à décider la touche, ce
» sont les privations de lumière qu’éprouvent
» dans leurs courbures, certaines sinuosités du
» trait qui les dérobent plus ou moins à la direc-
» tion des rayons du jour.


» Dans le corps humain, soumis à vos obser-
» vations & à votre étude, les articulations, les
» emboîtemens des membres, le gonflemens des
» muscles dans différentes directions & différens
» mouvemens occasionnent les privations de lu-
» mière qui décident fortement le trait ; on ex-
» prime ces accidens par des touches, & comme
» les mouvemens des articulations & des muscles
» sont beaucoup plus apparens dans les corps
» vigoureux, ou dans les actions violentes, les
» touches fortes & énergiques plus autorisées,
» font partie de l’expression : mais il faut qu’elles
» soient placées & appuyées avec justesse.


» Voila ce qui demande, de la part du Dessi-
» nateur & du Peintre, la plus grande étude &
» la plus sévère attention ; sans cela, non-seu-
» lement la touche ne produit pas l’effet qui doit
» en résulter, mais elle n’est le plus souvent
» qu’une sorte d’affectation arbitraire & de ma-
» nière, qui n’ont presque point de rapport à la
» nature. «

La touche, bien sentie, est donc un des moyens de donner l’idée du mouvement d’une figure, & d’y faire apercevoir & deviner le jeu des passions. Par une suite de cette explication, la touche arbitraire, qu’on regarde si souvent mal-à-propos comme un signe distinctif de goût, n’est qu’une manière & un moyen qui n’exprime rien.

Venons à cette transparence de l’air, qui permet de voir les objets, en les couvrant cependant d’un léger voile & en modifiant seulement leurs apparences.

L’interposition plus ou moins considérable de l’air prive les couleurs d’une partie de leur éclat, dont la vivacité blesseroit souvent l’organe de la vue, s’il n étoit adouci.

C’est cet effet de l’air, (l’un des plus difficiles à rendre avec justesse,) qui décide cependant de la plus ou moins grande vérité de l’apparence des objets, relativement au plan qu’ils occupent.

L’Artiste, qui a l’ambition d’être appellé Coloriste, sacrifie souvent l’effet nécessaire de l’interposition de l’air, qui lui impose la loi de rompre ses couleurs, & il préfère alors un faux éclat à la vérité.

Un autre, plus touché de la douceur que les couleurs peuvent emprunter de l’interposition de l’air, s’occupe tellement à rompre ses tons, à en voiler l’éclat, qu’il tombe dans un coloris foible, dans lequel les couleurs locales ne sont pas désignées précisément. Il manque également, par cette route opposée à la précédente, le but de la Peinture.

L’un, donne à sa couleur le tranchant qu’on


trouve assez souvent dans les Peintures en émail qui sont imparfaites ; l’autre, l’espèce de confusion de tons indécis qu’offrent des tableaux en Pastel qui ont été légèrement frottés.

Ces dernières observations regardent particulièrement les objets qui se trouvent sur les premiers plans d’un tableau & qui y sont éclairés des principales lumières ; mais les derniers plans & les fonds exigent que le Peintre s’occupe, en les colorant, de désigner l’interposition de l’air, plus sensible dans l’eloignement. Il me reste à parler de cette nuance légèrement azurée, qui provient aussi de l’interposition de l’élément invisible.

Cette nuance, tantôt plus forte, tantôt moins colorée, s’observe dans les lointains, & y domine, dans plusieurs momens sur la couleur des montagnes ; effet, qui est quelquefois extrêmement sensible dans la nature, & que quelques Paysagistes ont exagéré.

On ne peut entrer dans les détails d’effets que produisent les vapeurs habituelles, ou ces légers brouillards qui modifient l’air & qui lui donnent une couleur plus ou moins sensible.

Ce que les Artistes doivent, à cet égard, observer sur la nature, ce sont les effets qui se présentent le plus souvent les mêmes dans certaines heures du jour, dans certaines saisons, & qui, relativement aux aspects du soleil, rendent les couleurs des lointains plus ou moins azurées.

Mais l’Artiste doit cependant éviter de représenter avec trop de fidélité les accidens, lorsque dans la nature ils semblent exagérés ; parce que, dans les représentations de la Peinture, les accidens extraordinaires & rares paroissent des mensonges, & que la vraisemblance la plus parfaite est proprement la vérité de la Peinture, ainsi que de tous les Arts d’imitation.

Quelques Maîtres célèbres, tels que Paul Brill, les Breugles, & d’autres encore, ont eu le défaut dont je cherche ici à préserver les Artistes. Au reste, cette observation, sur le vrai invraisemblable, pourroit s’étendre sur presque toutes les parties de la Peinture.

Les effets, trop prononcés, se peuvent comparer aux objets sur lesquels on insiste trop fortement, en parlant ou en écrivant. L’auditeur, ainsi que celui qui lit, ou qui regarde un tableau, se livre d’autant moins à l’illusion, qu’on semble le vouloir contraindre davantage à s’y prêter.

Au reste, il faut observer que quelquefois les nuances trop azurées des fonds de tableaux peints depuis long-temps, se trouvent blesser les yeux & l’accord, parce que les couleurs qu’on a employées ont acquis un ton plus fort, ou que l’outremer, dont se sont servis plusieurs Peintres, a conservé toute sa valeur, tandis que d’autres couleurs ont perdu celle qu’elles avoient. Je parlerai plus particulièrement de ces accidens, qui, funestes aux meilleurs ouvrages, occasionnent occasionnent souvent des jugemens injustes ou des raisonnemens faux ; inconvénient particulier à la Peinture, & qu’on ne peut ni prévoir ni prévenir absolument.

J’ajoûterai, en revenant au sujet de cet article, qu’un mérite recommandable dans plusieurs Peintres Hollandais, est d’être très-colorés, sans rien faire perdre aux effets dégradés par l’interposition de l’air.

Ostade a représenté souvent, dans un tableau d’une dimension peu considérable, l’intérieur assez vaste d’une habitation, avec un tel artifice, que le spectateur se promène, pour ainsi-dire, dans cet espace, & qu’il en mesure précisément l’étendue par l’air qu’il croit y voir circuler. Rimbrand parvient à une semblable illusion ; mais par des moyens plus arbitraires & par un artifice quelquefois trop apparent. Il cherche & trouve, dans des oppositions fortes de lumière & d’ombre, ce qu’Ostade a cherché & trouvé dans les dégradations fines & vraies des tons locaux.

Voici ce qu’on peut adresser aux Artistes, en résumant en peu de mots le fond de cet article : Si l’imitation juste & fine des effets de l’air ne donne pas de la profondeur à votre tableau, en détruisant l’idée d’une superficie platte, pour y substituer celle d’un espace ; si l’air, enfin, ne semble pas circuler autour de chaque figure & de chaque objet que vous représentez isolé, vous ne faites qu’appliquer des découpures plus ou moins bien colorées les unes près des autres, & vous n’avez pas l’idée de l’Art que vous pratiquez.

AL

ALLÉGORIE, (subst. masc.) Les Arts libéraux, comme je l’ai dit au commencement de cet Ouvrage, sont des langages. La Peinture parle ; mais cette propriété s’accroît par l’allégorie.

L’allégorie est, relativement à la Peinture, un moyen ingénieux qu’employe l’Artiste pour faire naître & pour communiquer des pensées spirituelles, des idées abstraites, à l’aide de figures symboliques, de personnages tirés des Mythologies, d’êtres imaginaires & d’objets convenus.

Ces figures & ces objets peuvent donc être regardés comme des signes de convention, élémens d’un langage absolument spirituel, qu’on ajoûte à celui que parle plus ordinairement la Peinture. Aussi, dans ce qu’on nomme emblême & corps de devises, sortes de représentations purement allégoriques, il n’est pas rigoureusement nécessaire que les objets qu’on employe soient parfaitement imités. Ils pourroient l’être très-imparfaitement, sans que, pour cela, le sens allégorique qu’ils renferment fût altéré ; ce qui conduit à comprendre la nature des hiéroglyphes.

L’allégorie, ou le mélange des figures symboliques avec les personnages simples & naturels, doit être convenable aux sujets qu’on traite, &


tous n’en sont pas susceptibles. Elle doit être suffisamment autorisée & employée avec réserve. Il faut que ces figures soient faciles à reconnoître ; que leur intention se découvre aisément, elles doivent enfin enrichir la composition & ne pas l’embarrasser.

Quant à l’allégorie, qui n’est composée que de figures & d’objets emblématiques, son but le plus ordinaire est la louange ou la satyre. Le premier genre est toujours exagéré ; le second, toujours condamnable. Je vais revenir à chacune des notions élémentaires que j’ai énoncées pour les développer davantage.

L’allégorie convient principalement aux sujets qu’on nomme héroïques ou fabuleux, & à ceux qui sont tirés des Mythologies, d’autant que les Fables & les Mythologies, peuvent être regardées comme des allégories, ou ne manquent guère de le devenir.

L’allégorie est donc très-autorisée dans ces sortes de sujets, & elle les enrichit d’idées intellectuelles & abstraites, que les personnages naturels ne peuvent exprimer par leur action.

On doit regarder l’allégorie comme autorisée, lorsque l’Artiste traite un sujet emprunté d’un Poëte, qui a lui-même employé ce langage dans son ouvrage.

Je dois faire observer ici, puisque je rapproche la Poësie de la Peinture, que le Poëte a relativement à l’allégorie un avantage fort grand sur le Peintre ; celui d’exposer ses fictions, de les prépare, de nommer les personnages épisodiques que son imagination adapte au sujet qu’il a choisi, & qu’il doit faire agir.

Un autre avantage non moins grand, est celui de laisser à l’imagination du lecteur le soin & mieux encore le plaisir de les dessiner selon sa fantaisie, de déterminer quelquefois sur une légère indication, leurs attitudes, ou même de modifier à son gré leur action.

Cet avantage est à-peu-près semblable à celui qu’ont les compositeurs de Pantomimes, qui s’en remettent aux spectateurs pour les discours de leurs personnages muets. Ces compositeurs sont assurés que chacun fera les paroles de la manière qui lui convient le mieux.

Le Peintre, au contraire, qui réalise ses personnages allégoriques, & qui leur donne des formes visibles & des attitudes déterminées, ne peut guère se flatter de satisfaire tous ceux qui les verront & qui les examineront avec d’autant plus d’attention & de sévérité, qu’elles sont presque absolument idéales, & que l’Artiste ne peut pas dire, comme lorsqu’il s’agit des figures ordinaires, qu’il les a dessinées, étudiées, coloriées d’après la Nature.

J’ai dit, qu’elles étoient presque toutes idéales ; mais il en est cependant qu’on ne doit pas regarder absolument comme telles ; car celles qui ont rapport à la Fable & à la Mythologie grecque, ont pour modèles convenus les formes sous lesquelles les Anciens les ont représentées dans leurs productions artielles qui nous sont parvenues.

Mais, malgré cette autorisation, si la sagesse, représentée par la figure de Minerve, vole pour arrêter un Héros trop impétueux, & que cette figure peinte paroisse lourde & mal-adroite, le spectateur en sera plus choqué, que si sa critique ne tomboit que sur un personnage naturel.

En général, ce qui invite à employer l’allégorie, & ce qui fait qu’on en abuse souvent, même lorsqu’elle est autorisée, c’est que le langage figuré ou abstrait a des charmes pour l’esprit cultivé & pour l’imagination, sur-tout qui est indulgente sur les vrai-semblances. Mais s’il est des hommes doués d’imagination, & des esprits cultivés, combien n’en existe-t-il pas d’ignorans, combien n’y en a-t-il pas qui ont peu, ou qui n’ont point d’imagination ? Ceux qui forment ces deux dernières classes, ne voient ordinairement dans les figures qui traversent les airs, par exemple, que des hommes ou des femmes dans une situation contraire à leur nature. Ces spectateurs, très-mal disposés par l’invrai-semblance, cherchent querelle, si l’on peut parler ainsi, avec une secrette satisfaction, à tout personnage de cette espèce, & les ridicules qu’ils y découvrent, ou qu’ils leur supposent, sont alors les objets dont ils s’occupent & le seul plaisir que leur donne le tableau.

Il est donc bien nécessaire que l’allégorie soit employée avec réserve, que les figures qu’on y fait entrer soient faciles à reconnoître, même pour ceux qu’on suppose instruits ; que leurs intentions se découvrent aisément & qu’elles n’embarrassent point les compositions ; car, en laissant de côté la classe des hommes pour qui l’allégorie est un langage peu intelligible & qui manquent d’imagination, on ne peut disconvenir que l’intérêt d’unité est presque toujours altéré par le mélange des figures allégoriques avec les figures naturelles. Il arrive même assez souvent que l’homme d’esprit, l’homme instruit s’attache préférablement aux personnages surnaturels, soit pour deviner leur langage abstrait, soit à cause du droit qu’a sur l’imagination tout ce qui est extraordinaire & surnaturel.

Il paroîtra résulter de ces observations que la Peinture ne devroit offrir que des objets qu’on puisse comparer avec la nature pour juger du mérite de l’imitation ; que par conséquent l’allégorie devroit être exclue de l’Art dont je parle : mais cette conséquence seroit trop sévère & ne seroit juste, en effet, qu’autant qu’il n’existeroit pas un nombre d’ouvrages d’imagination, qui ont formé un Monde poétique, & par conséquent pittoresque, généralement adopté & convenu.

Cette convention étant établie depuis plusieurs siècles, la seule sévérité que la raison


exige consiste, à ce que je crois, dans les préceptes que j’ai avancés ; car s’il est vrai que le succès de l’allégorie soit doublement flatteur pour l’homme qui se montre, par ce moyen, instruit & spirituel, si le juste mélange de ce langage intellectuel avec le langage naturel propre à la Peinture est un chef-d’œuvre & une bonne fortune dûe au génie, on peut dire aussi que rien n’est moins intéressant, & qu’au contraire, rien n’est plus choquant que le mauvais usage qu’on en fait.

Mais si, au lieu d’employer des figures allégoriques bien autorisées, bien connues, l’Artiste se donne la liberté d’en créer de nouvelles ; alors les difficultés sont presque insurmontables, le succès plus que douteux, le ridicule ou l’obscurité inévitables, & l’on peut dire alors que l’allégorie, au lieu d’étendre les bornes de l’Art, & par-là de le perfectionner, contribue à le détériorer.

C’est ce qui arrive de presque toutes les compositions absolument allégoriques. On peut justement avancer qu’elles se rapprochent de ce que nous nommons énigmes, avec cette différence seulement que le Peintre du tableau allégorique le plus difficile à comprendre a pour but d’être entendu, & que l’Auteur de l’énigme a le projet de ne l’être pas. Aussi le Peintre a-t-il grand soin, à l’aide d’un portrait, d’un nom, d’une désignation quelconque, de dire le mot, tandis que le Faiseur d’énigmes s’efforce de le taire.

L’un & l’autre de ces ouvrages sont un jeu, ou un abus de l’esprit & du talent ; mais les tableaux, purement allégoriques, ont aussi, pour la plupart, des motifs moins indifférens, que la morale sévère n’approuve pas plus que le bon goût ne peut approuver ces sortes d’ouvrages ; car ils sont presque tous inspirés par la flatterie, qui profane les emblêmes nobles des grandes qualités & des vertus, en les prodiguant trop souvent, par intérêt ou par bassesse. Or il faut observer que la flatterie employée dans le discours, s’évanouir avec la parole ; mais que la flatterie peinte, sculptée, gravée, même imprimée, s’offrant plus sensiblement sous des traits visibles, blessé d’autant plus qu’elle est toujours exagérée, qu’elle prend un corps qui semble affronter de pied-ferme, si l’on peut parler ainsi, la vérité, & qu’enfin, elle présente publiquement, pendant des siècles, l’exagération, le mensonge & l’avilissement.

Quant aux allégories pittoresques, inspirées par la méchanceté, elles sont d’autant plus répréhensibles que la satyre y est plus outrée & plus audacieuse, en s’y montrant sous des formes animées qui ajoutent aux vices des apparences hideuses.

AM

AMATEUR, (subst. masc.) Le titre d’Amateur Amateur est une distinction que les Académies de Peinture accordent à ceux qu’elles s’associent, non en qualité d’Artistes, mais comme attachés aux arts par leur goût ou par leurs connoissances.

Dans la société, ce nom, qui se confond souvent avec celui de connoisseur, se donne ou se prend avec moins de formalité, à-peu-près comme les noms de Comte ou de Marquis qu’on admet aujourd’hui, sans trop regarder quel droit on a de les porter.

Mais lorsque ce terme, destiné à exprimer, en parlant de l’Art de la Peinture, un sentiment vrai & estimable, se multiplie trop par l’effet du désœuvrement & de la vanité, ne doit-on pas craindre de le voir enfin réduit à ne désigner qu’une prétention & un ridicule ?

Les Amateurs des Beaux-Arts étoient peut-être trop rares il y a un siècle : ils deviennent aujourd’hui trop communs. Leur nombre ne seroit pas à redouter si ceux qui le forment s’y trouvoient tous appellés par un sincère amour des Arts. Ils sont utiles aux progrès de la Peinture, lorsqu’un heureux penchant les porte à s’en occuper, & surtout lorsqu’ils parviennent à acquérir les connoissances qui sont indispensables pour bien jouir des productions des talens & pour les apprécier judicieusement.

Il existe, sans doute, des Amateurs de cette classe ; mais il peut s’en former une plus nuisible aux Arts, que la première ne leur est profitable. Celle-ci doit s’accroître à-peu-près dans la même proportion que se multiplient les Marchands de Tableaux, c’est-à-dire, en raison du luxe.

Je crois enfin qu’on sera bientôt autorisé à penser que la trop grande quantité d’amateurs sans amour, & de connoisseurs sans connoissances, contribue à la corruption du goût, & nuit aux progrès des Arts, dont les succès l’ont fait naître.

La classe dont je parle est donc du même genre que celle des hommes qu’on appelle Hommes de goût, qui jugent les ouvrages de Littérature, sans principes arrêtés & sans connoissances réelles.

Il est bien vrai que ces juges ne décident pas de la destinée des ouvrages sur lesquels ils prononcent ; mais ils font le tourment des Gens de Lettres, comme les faux connoisseurs en Peinture font celui des Artistes ; & ils leur deviendront d’autant plus pernicieux, que les Auteurs & les Artistes eux-mêmes seront plus répandus dans la société, qu’ils ne devroient effectivement l’être pour leur avantage.

Cette plus grande liaison entre ceux qui pratiquent les Lettres & les Arts & ceux qui forment ce qu’on appelle parmi nous la société, est-elle un avantage, comme quelques personnes le pensent ? C’est une question qui me paroît trop intéresser le destin des Beaux-Arts, pour qu’on ne me pardonne pas de m’y arrêter un moment.

La méditation & l’étude de la nature s’unissent sans doute au goût naturel pour décider les Artistes : à aspirer aux plus grands succès ; mais un motif plus général encore, est la satisfaction qu’ils espèrent & qu’ils trouvent en effet à être loués. Ce sentiment est naturel à l’homme & ne peut pas être regardé comme condamnable. Il entraîne l’Artiste à sortir de la solitude de l’attelier pour jouir de l’effet de ses ouvrages. Il lui paroît essentiel de connoître les idées sur lesquelles ses contemporains établissent leur jugement, ainsi que les desirs qu’ils forment.

Et quoique les Artistes ne puissent ignorer que ce jugement est incertain, qu’il est souvent destiné à être infirmé par la postérité ; qu’il peut dépendre d’une infinité de circonstances, d’opinions, de préjugés, il craint cependant de s’en trop écarter, & de ne jouir par-là qu’en espérance de ses travaux réels : c’est là que commencent les incertitudes & les irrésolutions des Artistes.

Un précepte leur est donné dans les livres didactiques de tous les temps : « Travaillez, leur dit-on, pour la postérité, les seuls ouvrages qui mériteront son aveu, vous donneront l’immortalité. Qu’importe d’être critiqué ou négligé par son siècle, pourvu qu’on suive la Nature & les vrais principes du beau. »

D’un autre côté, de bons esprits ne cessent aussi de leur dire : « Le Public est un miroir fidèle : vous verrez en le consultant, les défauts & les beautés de vos ouvrages. Si vous ne le consultez pas, les préjugés & les pièges de l’amour-propre vous égareront. »

On ne cesse de leur répéter encore que dans la société instruite, dans le monde poli, l’esprit & le goût s’épuisent par les discussions, par les contradictions & par la communication des idées.

Du premier de ces principes résulte, avec le dévouement à la solitude, la nécessité de faire sa principale société des hommes qui n’existent plus, je veux dire, des anciens ; & de ne travailler que pour ceux qui n’existent pas encore.

Du second, résulte l’obligation de ne pas se soustraire au tribunal du siècle où l’on vit, de se conformer au goût, aux opinions de la société dont on fait partie, de s’y montrer comme Artisan connu de la gloire nationale, de consulter le sentiment de ses contemporains, &, tout en jouissant de la récompense de ses travaux, de profiter des lumières qui se répandent & des avantages que produit le mouvement d’une société spirituelle.

Cette opposition de systêmes seroit moins embarassante, si le plus grand nombre des hommes qui composent la société, avoit des idées claires & quelques principes fondés sur la nature. Il y auroit encore peu d’inconvéniens, si ceux aux jugemens desquels les Artistes attribuent une sorte d’autorité, se défendoient des préjuges personnels, s’ils ne laissoient paroître que des impressions tranches, qu’ils ne donneroient pas pour des décisions ; si, en voulant autoriser ces impressions par quelques raisonnemens, ils les accompagnoient de ce doute modeste ; de cette juste réserve qui soumet les productions des Arts en dernier ressort, à ceux dont l’occupation continuelle est de les pratiquer. Mais que trouvent le plus souvent les Artistes égarés dans le tumulte des cercles & dans la société ? Des ames froides, auxquelles les Arts & leurs productions sont au fond très-indifférens, quoiqu’elles paroissent quelquefois s’y intéresser ; des enthousiastes hors de mesure, la plupart comédiens de sentiment, des dissertateurs, diffus & vagues, pleins de bonne opinion d’eux-mêmes, qui soutiennent opiniâtrément les sentimens qu’ils ont adoptés, souvent par hazard, ou en les empruntant d’autrui ; des discoureurs plus modérés, mais plus à charge encore, qui, fort instruits de tous les lieux communs des sujets qu’on traite le plus ordinairement dans les conversations, ne connoissent cependant aucun des détails importans qui appartiennent aux Arts ; des hommes enfin, & malheureusement des femmes qui, aux justes droits qu’on leur reconnoît, ajoûtent celui de prononcer sur les réputations & sur les talens, objets qu’elles ne croyent pas plus importans que beaucoup d’autres dont elles ont eu de tout tems le droit de décider souverainement.

Ce que les Artistes rencontrent aussi plus souvent qu’autrefois, ce sont des possesseurs de collections qui s’en occupent vivement lorsqu’ils les font admirer, & les oublient dès qu’ils sont seuls avec elles ; semblables en cela à ces époux mal-assortis, qu’on voit affecter en compagnie l’intérêt le plus édifiant, & qui tête-à-tête s’abandonnent à l’ennui qu’ils se causent & à l’indifférence qui les glace.

Mais, après avoir tracé l’esquisse des ridicules peu favorables aux Arts & aux Artistes, il est juste d’observer que ceux-ci contribuent eux-mêmes à les multiplier. Le desir d’anticiper leur réputation, de s’approprier par préférence les occasions d’accroître leur célébrité & les avantages moins nobles qu’ils peuvent tirer de leurs talens, osons dire avec franchise, la cupidité augmentée par le luxe & nourrie par la dissipation & la frivolité, les entraînent à flatter des ridicules qui nuisent à leurs véritables intérêts, en avilissant ou en égarant leurs talens.

C’est donc de l’excès & de la multiplicité des prétentions réciproques, c’est de l’impression que font trop souvent sur les Artistes les noms, les rangs & les richesses, que naissent la plûpart des défauts qui altèrent les ames des Artistes & leurs ouvrages.

Ce qui résulte de ces observations, je l’adresserai à tous ceux qui se destinent aux Beaux-Arts, ou qui les pratiquent déjà avec succès.

Si vous n’avez pas un tempérament moral, ferme & robuste, ne faites que voyager quelque-fois dans la société sans vous y établir ; autrement, refroidis par l’indifférence, tourmentés par le caprice & l’ignorance, enchaînés par les opinions régnantes & par les modes, vous participerez à toutes les erreurs & à toutes les passions de votre siècle. Il vaudroit mieux sans doute, pour vos progrès & pour votre bonheur, que vous vous fussiez voués à une retraite presqu’absolue ; car la solitude occupée, en portant les hommes à méditer, leur inspire au moins une modération & un calme favorables à leurs succès.

Après m’être peut-être trop étendu sur les abus qui ternissent quelquefois le nom d’amateur, nom fait pour être estimé, je dois dire qu’il a existé qu’il existe sans doute encore des amateurs, vraiment dignes de ce titre honorable. On en peut nommer qui, par des observations & des travaux suivis jusqu’à la fin de leur carrière, par des connoissances acquises dans une vie retirée, par un jugement sain, par l’équilibre de l’ame & par le secours de collections faites avec ordre intelligence, ont joint aux lumières relatives aux Arts, cette érudition historique qui instruit de leur marche, de leurs progrès, & qui leur devient réellement utile. Il en est qui suivront cette route tracée, entr’autres par MM. Mariette, de Niert, Calviere, Caylus, & plus anciennement par de Piles, Félibien, &c. Il s’en élève qui, dans les loisirs de différens états, dans des rangs distingues, dans les âges des passions, pratiquent véritablement les Arts pour parvenir à les éclairer. Il est des femmes qui parent leurs attraits leurs graces de talens plus durables que ces avantages passagers. Elles acquièrent & trouvent dans d’aimables occupations un préservatif contre l’ascendant de la dissipation, & se préparent des ressources pour les temps où cette dissipation perd ses charmes & où la fatigue se substitue insensiblement au plaisir qu’on y cherche. Elles joindront à ces avantages l’honneur d’être immortalisées dans les fastes de ces mêmes Arts qu’elles honorent ; surtout, si en se garantissant de la manie de protéger, du danger des préventions & du sentiment de leur juste & naturel ascendant, elles n’abandonnent pas le bonheur plus grand de s’instruire & de jouir des talens qu’elles savent embellir.

Puissent les Amateurs de ces classes aimables bienfaisantes se multiplier pour l’avantage des Beaux-Arts & l’honneur de ma Patrie ! Puissent les autres exagérer assez leurs ridicules prétentions, pour devenir dignes de subir au théâtre la punition que Molière imposa aux précieuses & aux faux savans de son siècle !

Qu’il me soit permis d’adresser encore quelques mots aux jeunes aspirans à ce titre d’Amateur, si estimable lorsqu’on le mérite.

Les petites pratiques de la Peinture, d’après lesquelles vous pourriez vous croire connoisseurs & juges des ouvrages de l’Art, ne donnent pas plus réellement ces qualités, que les petites pratiques de dévotion ne font les hommes vraiment religieux.

Pour connoître l’Art du Dessin & de la Peinture, il est bon cependant d’avoir essayé de dessiner & de peindre, comme pour apprécier plus justement le mérite de la Poësie, il est bon de s’être exercé à faire des vers ; mais les connoissances qu’on acquiert par cette voie, n’instruisent le plus souvent que d’une sorte de méchanisme, plus essentiel, il est vrai, dans la Peinture que dans la Poësie, parce que le méchanisme occupe beaucoup plus de place dans la constitution du premier de ces Arts, que dans celle du second.

Mais soyez convaincus qu’on n’est n’a pas fort avancé dans la Peinture pour y avoir fait les premiers pas, c’est-à-dire, pour avoir tenté de peindre quelques essais sous les yeux & avec le secours d’un Artiste. Je m’en rapporte sur cet objet à votre seule conscience, car la petite improbité de l’état où je vous envisage, consiste le plus souvent à vous applaudir d’un succès qui vous appartient bien rarement tout entier.

Ce que vous devez regarder comme plus essentiel, c’est de vous instruire sans faste par la lecture bien méditée des bons auteurs qui ont écrit sur la Peinture, surtout de ceux de ces auteurs qui étoient Artistes, tels que Dufresnoy, de Piles, Coypel, Poussin & plus anciennement encore Vazari, Lomozzo, Léonard de Vinci.

Si vous desirez poursuivre cette route, ajoutez à ces premières études un cours d’observations raisonnées, soit d’après les idées dont vous vous serez nourris par la lecture, soit par des conférences avec quelques Artistes habiles dans la théorie & doués du talent de rendre clairement leurs conceptions. Ce cours ne peut se faire qu’en voyant & revoyant plusieurs fois les collections qui rassemblent les ouvrages capitaux des grands Maîtres. Arrêtez-vous sur les Écoles célèbres, premièrement sans les mêler, ensuite en les comparant. Appliquez l’examen des plus beaux tableaux tour-à-tour aux principales parties de l’Art ; réservez pour les derniers objets d’instruction ce qu’on place le plus souvent mal-à-propos à la tête, je veux dire, l’aptitude à distinguer les Maîtres, par certains signes que reconnoitront toujours supérieurement à vous ceux qui trafiquent de Peinture : apprenez enfin la différence de mérite qu’ont les grands genres, soutiens honorables de l’Art, sur ceux qui, tout estimables qu’ils sont, n’autoriseroient pas seuls les éloges & les prérogatives qu’on a donnés de tout temps à la Peinture.

Écrivez pour fixer vos idées, mais songez en relisant vos observations, à les examiner & à les discuter aussi sévèrement que vous feriez celles d’un autre.

Si vous reconnoissez enfin que votre penchant n’est qu’un goût passager, une imitation, un desir de prétention mal-fondée, pensez que, tandis que d’après des notions trop légères, vous dissertez en appréciant les tableaux exposés aux yeux du Public, souvent un simple Elève, barbouillé de sanguine, se trouve dans la foule, à vos côtés, qu’il rit de votre confiance, de l’imbécillité de ceux qui vous écoutent, & qu’il griffonne peut-être votre caricature.

Mais pour vous consoler & pour vous guérir plus facilement d’un ridicule auquel vous vous livrez, soyez sûre aussi qu’on peut avoir le jugement qu’exige la Magistrature, la vertu que suppose l’Etat ecclésiastique, le courage d’un brave Chevalier, l’érudition d’un Savant, la justesse d’un Géomètre, les talens d’un Poëte, d’un Orateur ; enfin, cette facilité séduisante & quelquefois trompeuse du Bel-esprit, & n’avoir aucune des dispositions & des connoissances qui doivent constituer l’amateur & le judicieux connoisseur des ouvrages de Peinture.

AME, (subst. fém.) Ce terme de la langue générale est employé dans le langage de l’art au figuré, & d’une maniere qui lui est particuliere, lorsqu’on dit : « Ce Peintre a donné bien de l’ame à ses figures. » Cette façon de parler a une relation sensible avec la partie de l’expression.

Une figure qui a du mouvement ou de l’action peut bien autoriser à dire qu’elle a de l’ame ; mais on doit sentir que c’est principalement à celles qui montrent une grande expression sentimentale que cette maniere de parler est plus justement adaptée.

J’observerai aussi qu’on l’emploie principalement en parlant des figures dont l’expression dérive d’un sentiment louable, & non d’une passion odieuse, sans doute parce que l’ame a des droits plus avoués & plus intéressans, lorsqu’elle se manifeste par des affections qui honorent les êtres doués d’intelligence & de raison, que par celles qui appartiennent aux animaux comme aux hommes. On ne dira pas d’un homme colère, inhumain, barbare, qu’il a de l’ame, qu’il a beaucoup d’ame. Ces expressions se prennent donc en général favorablement. Pour en détourner le sens & le rendre défavorable, il faut y joindre des épithètes. Et lorsque l’on dit : « Quelle ame cet homme a montrée dans telle circonstance ! On a une idée de sensibilité, de genérosité & de vertu, relative à celui dont on parle. » Cet article ne doit pas être fort étendu, parce que le mot expression & les termes qui y ont rapport fournissent plus naturellement les explications que celui-ci pourroit amener. Les manieres d’employer le mot ame, qui sont adoptées à la peinture, se réduisent à peu près à celles-ci : « Cette figure a de l’ame, a bien de l’ame. Quelle ame cet Artiste donne à ses ouvrages ! Cette figure n’a point d’ame. »

Jeunes Artistes, si vous avez de l’ame, vos figures, vos têtes, vos ouvrages, tous ces enfans de votre talent en auront. Heureux avantages que vous aurez sur les peres ! Car on ne voit que trop souvent des hommes pleins d’ame produire des enfans qui n’en ont point.

Gardez-vous bien de ne pas donner de l’ame aux personnages que crée votre pinceau ; car si vos figures sont froides & insignifiantes, il est à craindre qu’on en tire des conséquences peu favorables pour vous. Mais si vous avez l’ame belle, noble, élevée, sensible, énergique, & si vous communiquez ces qualités aux productions de votre talent, elles diront à la postérité que vous les possédiez ; & si la nature vous donnoit de véritables enfans, stupides & peu favorisés, vos tableaux seront attribuer cette dissemblance au hasard.

Lorsqu’un homme est doué d’une ame vertueuse & distinguée, une maniere certaine & permise de se louer lui-même, c’est d’écrire, de composer, de peindre d’après les sentimens dont il est rempli. Lorsqu’ils sont bien vrais, il est difficile & rare que ses ouvrages ne deviennent pas son éloge.

Rappellez-vous l’idée morale, relative à l’Artiste, que donnent & que transmettent de siècle en siècle les tableaux de Raphaël, des Carrache, de Rubens, du Poussin, les poëmes de Corneille ; le Télémaque de Fénelon ; & aspirez à imprimer aussi à vos productions un caractere qui passera avantageusement pour vous dans l’ame de ceux qui les verront, & qui attachera le souvenir de vos vertus à celui de vos ouvrages.

Peut-être si les Artistes, ceux particulierement qui se consacrent à l’Histoire, étoient bien convaincus des vérités que je viens d’énoncer, peut-être feroient-ils, avant de poursuivre leur carriere, un examen intérieur qui souvent les embarrasseroit.

Mais vous vous dévouez, jeunes Artistes, ou l’on vous dévoue au talent bien avant que vous connoissiez les difficultés & les conséquences de cet engagement. Au reste, rassurez-vous, car parmi ceux qui paroissent aujourd’hui mettre un grand intérêt à vos ouvrages, il en est peu qui s’occupent d’apprécier moralement le Peintre, d’après ses productions.

Pour prendre le parti le plus sage, si vous vous appercevez que vous n’êtes pas doué de cette vie morale qui exprime le terme d’ame dans les sens que je viens de lui donner, peignez des objets inanimés, des animaux morts, des meubles, des tapis, des vases, des perspectives. Quant aux animaux vivans, aux fleurs, aux arbres, aux paysages, songez que si ces objets n’exigent pas une communication marquée de votre ame, ils exigent au moins des émanations de votre esprit. On peut avancer même, à l’égard des animaux, qu’ils exigent plus ; car ces êtres aiment, haïssent : ils sont attachés, reconnoissans, & si vous voulez les peindre tels qu’Esope, Phèdre, La Fontaine, & l’illustre émule qui de nos jours l’approche de plus près[1] nous les offrent, vous serez obligés de leur donner du sentiment avec l’esprit le plus fin.

Je ne veux pas oublier de vous dire encore qu’on n’a point de l’ame en peinture & dans les autres arts, en se commandant d’en avoir. A cet égard, les efforts des artistes ne produisent ordinairement qu’une chaleur de tête souvent stérile.

L’animation des objets pittoresques, (si l’on doit employer cette manière de s’exprimer) s’opère par un souffle du génie, & la toile qui le reçoit n’est jamais stérile.

AMOUR, (subst. masc.) Peindre avec amour, une tête peinte avec amour. On joint aussi ce mot au mot dessiner, en disant : une figure, une tête dessinée avec amour.

Lorsque ce terme, si connu dans la langue générale, est employé dans le langage de la peinture, comme je viens de le présenter, il est senti de la plûpart des artistes ; mais il est difficile de l’expliquer à ceux qui ne le sont pas. Je vais cependant l’essayer.

Un sentiment, mêlé de desir & de satisfaction, relatifs à son art, échauffe-t-il l’ame de l’artiste qui dessine ou qui peint ? Il est dans la situation heureuse qu’on a voulu désigner dans le langage de la peinture par le mot amour. Il destine, il peint avec amour. L’effet de cette situation est de travailler avec un intérêt, une facilité & une grace qui semblent inspirés au peintre, & qui restent attachés à son ouvrage. On s’apperçoit, à l’aisance du crayon ou du pinceau, au caractère libre de la touche, à l’amabilité du coloris, que l’Artiste, entraîné par l’amour de son art, & inspiré voluptueusement par les beautés de la nature, n’a été arrêté par aucune difficulté du méchanisme, par aucune incertitude d’intention ; on sent que son ame jouissoit à la fois des charmes que lui présentoit son modèle, des moyens qu’il se sentoit avoir pour les saisir, & par avance, du succès de son entreprise. On ne peut disconvenir que ces différentes idées réunies n’ayent des rapports assez sensibles avec quelques-unes des voluptés de l’amour.

Telles sont quelquefois les sensations & les pensées dont on est si doucement affecté dans les jours de printemps, lorsqu’une certaine température, qui convient à notre constitution, s’accorde avec nos besoins & anime nos desirs ; inspire même aux gens de la campagne ces expressions naïves : que l’air est amoureux, que la terre est en amour.

Pour revenir à l’artiste, il dessine & peint donc avec amour, lorsqu’en travaillant il jouit & il imprime alors à ses ouvrages un caractère interressant & aimable, qui passe dans l’ame de ceux qui les observent ; effet merveilleux de cette correspondance que l’ame entretient sans cesse avec les organes du corps & avec les autres ames, au moyen des ouvrages artiels auxquels elle a présidé.

On doit sentir que peindre avec amour n’est pas précisément ce qu’on appelle peindre avec enthousiasme. Ce dernier sentiment plus exalté est un transport, l’autre une affection plus douce : l’un ressemble aux inspirations du trépied sacré, l’autre à celles que donne la pensée de s’approcher d’un objet qu’on aime. Aussi, l’on applique plus ordinairement le terme dont il s’agit dans cet article à des figures ou à des têtes de jeunes femmes, de jeunes hommes, d’enfans, & en général à des objets & à des expressions aimables qui ont rapport à la satisfaction, au plaisir, & à une sorte de volupté.

On pourroit désigner par les mêmes termes ces vers heureux, ces vers inspirés qui paroissent n’avoir coûté que le soin de les tracer. Chaulieul, La Fontaine, Voltaire, ont souvent écrit ou poëtisé (car on devroit, je crois, parler ainsi) avec amour, comme le Guide & le Corrège ont peint certaines figures ou certaines têtes. La prose de Fénelon semble s’être répandue, pour ainsi dire, sur son papier avec cette sensibilité si douce que le mot amour rappelle, & que quelque chose de bien semblable à l’amour, lui inspiroit peut-être sans qu’il le sût.

Il est des idées qu’on ne peut faire comprendre que par de simples indications. Ce sont des fleurs qu’on ne peut toucher long-temps sans les flétrir. De même le soin qu’on prendroit à analyser certains sentimens, altère l’idée qu’on s’efforce d’en donner. Souvent un mot remplit l’intention ; car il est un langage que les idiomes les plus riches ne peuvent traduire : c’est celui des ames sensible. Elles créent souvent des expressions ou employent des tours & des constructions qui expriment ce qu’on ne pourroit rendre par les moyens ordinaires. C’est ainsi que se forment & que s’établissent plusieurs mots & plusieurs acceptions qui ne conviennent qu’au sentiment & aux Arts libéraux. Le hasard semble les produire ; elles sont entendues & adoptées avec reconnoissance par ceux qui éprouvent des impressions semblables à celles qui les ont fait naître ; elles restent enfin consacrées dans la langue, & telle est vraisemblablement l’origine de la maniere de s’exprimer qui fait le sujet de cet article.

Je me permettrai de le terminer par quelques maximes qui regardent principalement les jeunes artistes.

Si vous peignez avec amour, on regardera vos ouvrages avec volupté. Oubliez donc qu’un tableau vous est commandé, & croyez, quand ce ne seroit qu’une illusion, que votre desir seul vous l’a fait entreprendre. Si vous dites, en prenant votre palette : « Il faut que je peigne, » vous ne peindrez pas avec amour. L’amant ne dit jamais : « il faut que j’aille voir ma maîtresse. » Le bel Art de la Peinture demanderoit une entiere indépendance ; elle ne peut exister dans nos sociétés. Il faut donc que le charme de la nature & le penchant irrésistible pour l’Art s’emparent tellement de l’ame du Peintre, qu’ils lui cachent ce qu’il y a d’asservissant dans son état. Il faut qu’il voie, par-dessus tout, les beautés des objets qu’il imite, qu’il sente habituellement le desir de les faire passer dans ses ouvrages ; qu’il se prête même à jouir par anticipation du plaisir d’atteindre il son but. Lorsque, rempli de ces dispositions, vous vous occupez, en vous couchant, de la satisfaction que vous aurez, dès qu’il fera jour, à reprendre vos pinceaux, vous peindrez avec amour. Si vous êtes au comble de la joie d’avoir trouvé un beau modèle, de voir naître un beau jour, de rencontrer un beau paysage ; si vous oubliez les heures, si vous vous affligez que le jour finisse, vous sentez assurément l’amour de votre art, vous êtes heureux, & croyez que vous le seriez souvent bien moins complettement, par cet amour que l’oisiveté rend tyraniquement impérieux ; car vos plaisirs plus durables, sont accompagnés de moins de troubles, sujets à moins de revers, & suivis de moins de regrets.

Il faut plaindre les Artistes qui regardent leurs occupations comme une tâche, comme un asservissement, & qui, lorsqu’ils cessent de peindre, disent en soupirant : « Ah ! je vais donc me reposer & ne rien faire. »

AN

ANATOMIE, (subst. fém.) Ce qui, dans l’anatomie a plus de rapport à la Peinture, se trouve rédigé & réprésenté dans plusieurs bons ouvrages faits pour l’usage des Artistes. Ils ne sont peut-être pas encore composés comme il seroit bon qu’ils le fussent ; mais ils offrent les bases & les principes nécessaires aux Artistes, & c’est d’après eux & d’après l’étude du naturel, que j’ai donné l’extrait qu’on trouvera au mot Figure.

Je me contenterai de présenter ici sur l’anatomie quelques idées générales que je crois nécessaires, avant de confidérer plus particulièrement les secours dont elle est à la Peinture.

L’anatomie est une science profonde. Elle demande, lorsqu’on veut s’en instruire, qu’on étudie, qu’on observe, qu’on médite dans les plus grands détails tout ce qui compose l’organisation des êtres vivans. Cependant son objet principal est l’organisation de l’homme, comme la plus intéressante, relativement à nous.

L’étude de l’anatomie doit aussi s’étendre sur l’organisation des animaux ; s’occuper, pour s’éclairer davantage, des rapprochemens & des comparaisons du méchanisme des animaux & de celui de l’homme.

C’est en se livrant à ces études, non moins sàtisfaisantes & utiles, qu’elles sont laborieuses & souvent rebutantes, qu’on peut s’instruire de ce qui est déjà connu dans cette science & ensuite l’avancer par des découvertes nouvelles, à l’avantage de l’humanité & à la satisfaction d’une curiosité louable.

Il ne s’agit pas pour le Peintre de se plonger dans cette immense entreprise. L’Artiste ne s’occupe, en général, que de l’extérieur de l’homme. Il n’est tenu que d’en représenter les apparences visibles. Les grands secrets de l’organisation interne lui sont inutiles ; mais ce que les apparences lui offrent ne suffit cependant pas pour le conduire à la perfection de son Art.

L’homme extérieur, si l’on peut s’exprimer ainsi, éprouve à tout instant dans ses formes, par le moyen de ses ressorts & de ses muvemens internes, des modifications frappantes. Il faut que le Peintre connoisse au moins les causes les plus prochaines des effets qu’il représente.

C’est à l’Anatomiste éclairé, ou aux bons ouvrages qu’on a donnés à cet effet, que l’Artiste doit s’adresser. Les ouvrages le préparent, les observations sur la nature dirigées par l’Anatomiste, l’éclairent, & le Savant, à son tour, reçoit du Dessinateur instruit les secours dont il a besoin, pour faire connoître, à l’aide du crayon, du pinceau & du burin, les découvertes qu’il fait & qu’il desire transmettre à l’esprit d’une manière sensible, en les imprimant, pour ainsi dire, dans les organes de la vue.

C’est ainsi que les Sciences & les Arts, ou plutôt ceux qui les cultivent, doivent, pour leur mutuel intérêt, s’approcher, se secourir ; ils doivent sur-tout éviter réciproquement ces excès de bonne opinion ou plutôt de prévention pour l’objet dont ils s’occupent, qui les concentrent, les isolent, pour ainsi dire, & les rendent quelquefois injustes, peu secourables & quelquefois même dédaigneux les uns à l’égard des autres.

La communication & la bienveillance sont les conseils qu’il faut sans cesse donner aux Savans & aux Artistes pour leur gloire & leur avantage, comme on doit prêcher sans se lasser, l’union & la charité aux hommes.

S’il arrive quelquefois au Géomètre ou au profond Anatomiste de sourire ironiquement, ou s’il a la foiblesse de s’offenser lorsqu’il entend avancer que sa science n’est qu’une partie de l’Art du Peintre ; si le Physicien, le Moraliste, l’Historien, l’Antiquaire sont affectés du même dédain à la même occasion, qu’ils refléchissent que leur animadversion n’a pour principe qu’une énonciation incomplette, qu’un défaut de s’expliquer entièrement & de s’entendre. Eh ! combien cette cause ne produit-elle pas parmi les hommes, non-seulement d’injustes mépris, de querelles & de hai-


nes ; mais de désordres & de guerres plus funestes encore ?

Rien n’est si commun, faute de connoissances assez étendues, ou par légereté, ou souvent pour s’exprimer en moins de mots, que d’altérer les idées qu’on se communique, de manière à les faire paroître fausses. Lorsque d’après ces négligences, il s’établit des antipathies parmi les hommes vraiment éclairés, la barbarie, toujours aux aguets, triomphe, comme nous voyons l’ignorance se réjouir & s’énorgueillir platement des querelles trop souvent scandaleuses & des divisions si mal-adroites des Gens de Lettres.

Revenons à l’anatomie. C’est de la connoissance des os & des deux premières couches des muscles que dépendent en grande partie la pondération, le mouvement & l’expression. Par cette raison, l’anatomie est une des bases positives de la Peinture. Elle se lie naturellement à la pondération.

L’anatomie & la perspective sont des Sciences exactes ; elles s’appuyent sur des démonstrations : elles ont pour objet des vérités démontrées.

Lorsque, dans les Ecoles, dans les atteliers & dans l’opinion publique, ces Sciences ne seront plus considérées comme fondemens indispensables de la Peinture, on pourra prononcer hardiment que cet Art & les parties qui en dépendent sont menacés d’une prochaine décadence.

Les dispositions, le goût, la facilité d’imiter ne suppléent pas seuls à une étude raisonnée. Ces dons de la Nature produisent le plus souvent des imitations incomplettes & ne donne aux Artistes que des routines plus ou moins heureuses. Cependant comme presque tous ceux qui jouissent des ouvrages de Peinture ne sont instruits ni de l’anatomie, ni de la perspective, ils applaudissent trop souvent au hazard à des ouvrages dans lesquels ces sciences sont absolument négligées, & les Artistes, par ces succès peu mérités, se croyent autorisés à s’éviter des études qui leur semblent sèches & peu agréables. « Que m’importe, peuvent-ils dire, de rendre bien précisément l’effet de tous les muscles & de les mettre très-exactement à leur juste place, de connoître les changemens qu’ils éprouvent dans les mouvemens du corps & par le mouvement des passions ? Qui sentira ce mérite, hors quelques Anatomistes, qui ne jetteront peut-être jamais les regards sur mes ouvrages ? »

En effet, pour le plus grand nombre des hommes, une figure peinte ou sculptée, dans laquelle on apperçoit des muscles & quelques veines, est une figure savamment exécutée ; mais les chefs-d’œuvre en Peinture & en Sculpture, sont, quant aux parties des Sciences, inévitablement appréciés par des hommes instruits, & par le petit nombre des Artistes qui ont acquis les connoissances qu’ils doivent posséder. Le Public, tôt ou tard, adopte leur jugement, & ce jugement reste. D’ailleurs, il s’établit, parmi les hommes peu instruits, des jugemens de comparaison qui les éclairent, & l’on peut observer qu’il résulte des effets si différens de la part des imitations savantes & de celles qui ne le sont pas, que l’instinct même détermine l’ignorant à louer la vérité, sans qu’il soit nécessaire de la lui démontrer. C’est ce même instinct, ou ce discernement, pour ainsi dire, machinal, qui fait applaudir, avant toute réflexion, un vers où la vérité & le sentiment se trouvent heureusement & clairement exprimés. Si quelquefois il paroît que le Public s’y trompe, c’est qu’il n’est pas toujours libre & tranquille, qu’il est souvent entraîné malgré lui par l’artifice d’un petit nombre, ou bien enfin que ce qu’il entend n’est pas aussi juste, aussi clair qu’il le faudroit.

Artistes, qui n’avez pas encore assez réfléchi sur votre Art, ne pensez donc pas qu’en prononçant l’apparence de quelques muscles, presqu’au hazard, vous donniez à une figure le caractère & la force d’Hercule, ou par quelques grimaces, la douleur déchirante de Laocoon. De même ne pensez pas qu’en effaçant toute idée des muscles & des nerfs, dans la représentation d’une femme, vous représentiez Vénus & les Graces.

La rondeur de certaines parties, le caractère adouci des formes entrent certainement dans la beauté du corps des femmes parfaites ; mais ces êtres seroient très-imparfaits, s’ils n’étoient capables d’aucune expression visible, & leurs passions que nous savons être souvent si vives sont certainement agir des muscles & des nerfs, bien que ce soit par des mouvement plus lians & sous des apparences moins prononcées à l’extérieur, qu’ils ne le sont dans les hommes. Si vous n’êtes pas assez barbares pour leur refuser une ame, donnez-leur donc des ressorts par lesquels elles puissent faire connoître des impressions qui vous sont souvent si agréables & que vous êtes occupés presque sans cesse à faire naître.

Quant aux nerfs, s’il étoit permis dans un ouvrage de préceptes, de hazarder une plaisanterie, les femmes se plaignent si souvent des tourmens que ces nerfs leur causent, qu’il seroit injuste de les représenter comme n’ayant pas.

Au reste, la plus méthodique & la plus utile étude cjue vous puissiez faire, après avoir bien observe & bien dessiné le squelette & l’écorché, c’est la comparaison raisonnée de ces objets avec les belles figures antiques & avec les belles figures peintes ou sculptées par des Artistes corrects ; ensuite il est nécessaire de comparer ces modèles avec le modèle vivant, & vous acquérerez, par cette marche, premièrement la connoissance des ressorts & du jeu de la machine humaine, ensuite des effets les plus intéressans de ces ressorts, couverts du voile de la peau, qui en dérobe la vue & en adoucit les mouvemens ; vous pourrez enfin, avec ces connoissances, aspirer à créer des chefs-d’œuvre à votre tour.


Cette route, tracée par votre Art, je l’indique seulement aux jeunes Artistes, quoique je n’aie pas l’avantage de l’être ; car l’homme qui ne marche pas, peut quelquefois indiquer le chemin.

Loin de désunir dans votre esprit les diverses connoissances qui constituent la Peinture, cultivez les toutes, mais toujours dans un ordre raisonné. Leur enchaînement el aussi nécessaire à la perfection de votre Art, que la juste liaison des pensées, à la véritable éloquence. Lorsque vous aurez rassemblé dans l’ordre où elles doivent se trouver, ces connoissances fondamentales, guides de vos travaux, faites-les alors, s’il vous est possible, marcher avec vous de front, en ne donnant point de préférence ; car si la science du trait vous occupe uniquement, vous pourrez tomber dans la sécheresse ; si l’anatomie vous fixe trop, vous exagérerez les muscles & les emboîtemens des os ; enfin, vous peindrez insensiblement, non l’homme vivant, mais l’écorché. Il en est de même des autres parties ; en aspirant trop exclusivement au titre de Coloriste, vous pourrez le devenir, sans être pour cela un très-grand Peintre.

Le grand Art, celui de tous les Arts, est de les pratiquer d’après la science acquise de toutes leurs parties, en voilant cette science, de faire si bien qu’on ne s’apperçoive pas d’une prédilection ; car il est difficile que vous n’en ayez pas une.

Quant aux Gens du monde, comme on les appelle, qui ont des prédilections souvent aussi peu raisonnées que leurs aversions, il seroit à souhaiter qu’on osât leur dire qu’il n’est pas de Vénus ni d’Hébé qui ne cache sous le beau satin qu’ils prisent avec tant de raison, premièrement, un squelette, à la vérité, parfaitement bien proportionné & bien assemblé, ensuite plusieurs couches de muscles, sans lesquels leurs Vénus seroient certainement trop séches, trop inanimées pour eux.

« Comment, leur diroit-on, en s’adressant aux plus sensuels, voulez-vous que les Artistes satisfassent vos desirs, en vous procurant les images parfaites de la beauté, si vous leur inspirez, par vos dégoûts exagérés, le plus grand éloignement pour ce qui doit être la base de leurs travaux, & l’objet de leurs plus sérieuses études ? »

Je sais que plusieurs répondroient : « Eh bien ! qu’ils fassent ces études en secret ! que jamais ils ne les exposent à nos yeux ! » Mais fait-on des études difficiles & peu agréables, sans desirer d’y être encouragé, sans être bien aise d’être connu pour prendre les routes escarpées que tous ne prennent pas & qui conduisent à la perfection ? C’est la juste estime qu’on a donnée à ces ouvrages que vous appellez tristes & rebutans, & que vous ne pouvez souffrir, qui a été le soutien de l’Art naissant. Ce sont les sujets religieux, souvent tristes en effet, qui ont alimenté l’Art. Sans les tableaux de ces Maîtres si multipliés au beau siècle des Arts en Italie, vous n’auriez pas eu de Vénus. Si les Artistes enfin s’étoient bornés à ces sujets voluptueux, mais si souvent maniérés aujourd’hui, pour lesquels vous vous enthousiasmez, ils ne se seroient jamais élevés au point d’immortaliser leurs noms & leur pays. Encouragez donc, ou au moins ne découragez pas les études sévères & indispensables. Cachez, pour votre propre intérêt, ces répugnances faites pour des Sybarites, si, non-seulement les objets, mais les noms sévères vous blessent, vous avez peu de chemin à faire pour vous trouver incommodés du pli d’une rose.

ANIMÉ, (part. pass.) Le sens de ce terme a moins d’énergie que le mot ame. Lorsqu’on dit d’un homme qu’il a de l’ame, on entend qu’il a une force d’esprit particulière, ou une sensibilté distinguées ; si l’on dit : cet homme est animé, cette expression ne s’entend souvent que d’une sorte d’activité momentanée dans les mouvemens, ou dans le discours, qui se rapporte à l’instinct de tout être vivant & à l’action ordinaire des sens.

Le mot animé étant devenu en quelque façon foible & peu significatif, on lui a substitué plusieurs expressions exagérées ; telles que sont les mots enflammé, embrâsé, & l’on joint à ces mots ce qui caractérise l’objet de l’agitation qu’ils expriment.

Ainsi, au lieu de dire animé, on dit : enflammé, embrasé de courroux & de fureur, de désir, de vengeance & d’espoir ; mais ces manières de s’énoncer produisent assez peu d’effet, lorsqu’elles sont prodiguées, parce qu’elles tendent à l’exagération, & elles peuvent souvent être regardées comme lieux-communs.

Quant au sens du mot animé, il a plus de force dans son rapport avec les ouvrages des Arts, que dans toute autre acception, parce que dire d’un objet absolument matériel, qu’il est animé, c’est une manière de parler très-figurée. Ainsi, lorsqu’on dit : cette peinture est animée, ces figures de bronze sont animées, ce marbre est animé ; l’expression est forte & le devient d’autant plus que les difficultés de l’exécution & celles qui proviennent de la matière s’opposent davantage à l’illusion qu’on a dessein de produire. Par ces raisons, la nature physique du marbre, du porphyre, du bronze, matières indociles & mortes, semble donner au mot animé une énergie plus forte que s’il s’agissoit de l’argille & de la cire.

Il est aisé de sentir la marche conséquente de l’esprit dais ces différences. C’est aux lecteurs à en faire des applications plus étendues, & à moi de m’adresser particulièrement aux Élèves de l’Art.

Vous dire qu’il faut que vos figures paroissent animées, ce seroit me donner pour Législateur à peu de frais.


Il est facile de prononcer des loix générales, qui, établies de tout temps & incontestablement, ne donnent aucun mérite à ceux qui les répètent, & sont d’un foible secours à ceux qui les écoutent.

Lorsqu’on représente un homme, le projet est de le représenter vivant ; quant aux moyens d’y parvenir, c’est-à-dire de peindre le mouvement de l’ame, ces moyens résultent du complément de la théorie & de la pratique de l’Art, mais principalement encore de la vertu communicative & productrice de l’ame des Artistes.

Moins l’imitation que vous faites d’une figure vivante paroîtra animée de quelque sentiment particulier ; moins vous aurez approché du but le plus noble des imitations, & moins vous satisferez le penchant qui fait desirer dans toute imitation, celle du mouvement.

Le mouvement est l’ame de la nature ; l’illusion qui rappelle l’idée de ce mouvement devient l’ame de vos ouvrages. Le desir de conserver ce qui nous échappe, de suppléer à des privations, de reproduire des émotions, voilà en général les motifs qui nous portent aux imitations & à vouloir que dans ces imitations, on nous rende jusqu’aux mouvemens qui ont existé & qui ont disparu. Nous voudrions voir couler encore l’onde qui s’est écoulée ; nous souhaiterions rendre au jour l’éclat qu’il perd. C’est ce desir universel qu’il faut que vous contentiez. Il est en vous comme dans ceux qui desirent vos ouvrages ; mais ceux-ci vous supposent, dès que vous prenez le nom d’Artistes, le pouvoir de le satisfaire.

ANTIQUE, (adj.) Les mots antique, vieux, ancien, sembleroient exprimer également ce qui appartient à des temps éloignés ; cependant ces expressions ne peuvent pas toujours se substituer l’une à l’autre. On dit, les siècles antiques, & non pas, les vieux siècles. Cette expression, le bon vieux temps, est consacrée. On ne diroit pas, le bon antique, le bon ancien temps ; il se forme dans toutes les langues des unions de mots qui deviennent indissolubles. Chaque portion de nos connoissances en adopte quelqu’une, s’approprie quelques termes ; & par droit de propriété, elle leur attribue des sens différens même de ceux qu’ils ont dans l’usage ordinaire.

Le mot anciens au pluriel, signifie dans les Lettres les productions des siècles anciens, dont le souvenir a mérité d’être conservé. On dit : lisez, consultez les anciens.

Enfin, l’adjectif antique, adopté & consacré particulièrement dans nos Arts, y a reçu les droits de substantif ; & l’on dit l’antique, le bel antique, pour signifier ce que nous connolssons de plus distingué en statues. en bas-reliefs, en médailles & en pierres gravées, reste précieux des siécles éloignés dans lesquels les Arts ont atteint la plus grande perfection. Le nombre des ouvrages antiques, qui restent épars dans les collections, dans les cabinets, dans les différens pays & sur-tout en Italie, est considérable ; mais ce qu’on entend particulièrement dans la Peinture & dans la Sculpture, lorsqu’on dit l’antique ou le bel antique est extrêmement borné. Nous n’avons point de preuve authentique que les ouvrages des plus fameux Artistes nous soient parvenus. Le petit nombre de ceux qui nous offrent des beautés si parfaites, que nous ne pouvons douter qu’elles n’appartiennent à des Artistes célèbres & à des temps où les Arts fleurissoient, se bornent principalement à cinq ou six statues dont les noms sont connus de tous ceux qui se consacrent aux Arts. L’Apollon, la Vénus-Médicis, le Torse, le Laocoon, le Gladiateur toujours admirés depuis qu’ils ont été découverts dans les ruines des Palais ou des Temples, sont proposés de génération en génération à l’observation, à l’etude & à l’imitation des Peintres & des Sculpteurs.

L’on dit, & l’on répète sans cesse à la jeunesse qui court en Italie chercher avec avidité des talens qu’on n’y trouve point, si l’on n’en porte en soi les semences : Observez, étudiez, copiez ; l’antique ; pénétrez-vous de 1’antique. L’antique est le modèle de la beauté sublime, de ce beau idéal, perféction extrême que les Grecs ont, atteint par l’impulsion du génie, & que nous devons poursuivre par une jalouse & noble émulation de leurs succès. Enfin, l’on insiste encore en disant : Si vous vous écartez de l’antique, vous ferez rétrograder l’Art.

Mais ces conseils sont-ils absolument & généralement propres à ceux à qui on les donne ? Voilà sur quoi il n’est point du tout inutile de réfléchir.

Les hommes qui s’adonnent aux Arts y sont ordinairement appellés par un penchant & des dispositions particulières ; mais ce penchant est toujours modifié par les facultés que nous a donné plus ou moins libéralement la nature ; les uns sont doués principalement d’imagination. L’imagination susceptible d’enthousiasme, s’élève à des perfections dont on ne voit pas même de modèle, & certainement les Artistes ou les vrais Amateurs qui ont une imagination prédominante & un penchant décidé pour les Arts, éprouvent à la vue de l’Antique des impressions qu’il est bien difficile de rendre, & que ne peuvent concevoir ceux qui n’en sont pas susceptibles. Il est à présumer que parmi ces hommes sensibles à la beauté idéale, plusieurs seroient destinés à l’atteindre, si les circonstances heureuses qui ont concouru à produire les chefs-d’œuvre antiques leur prêtoient secours ; mais ces circonstances n’existent pas ; & d’ailleurs, combien est plus grand le nombre de ceux qu’un simple penchant


à l’imitation décide à entrer dans la carrière des Arts. Cette classe, plus froide que la première, est cependant capable de bien voir la nature ; mais sans s’élever au-dessus d’elle, les Artistes nés avec ces dispositions, doués sur-tout d’exactitude & de raisonnement, sont destinés à produire des ouvrages infiniment estimables, sans atteindre à la perfection la plus sublime.

L’étude obstinée de l’Antique leur convient moins que l’observation & l’imitation de la simple nature, choisie & rectifiée par des réflexions & des comparaisons habituelles. On peut même ajouter qu’un Artistes tel que je le désigne, si on le contraignoit par quelque autorité, à prendre pour but les beautés idéales de l’Antique, qu’il admire sur parole & sans les bien comprendre, verroit ses travaux, non-seulement infructueux, mais que la poursuite de perfections surnaturelles lui feroit manquer les vérités aimables que présente la simple nature.

Ce n’est pas le seul inconvénient qu’il y ait à craindre, sur-tout pour les Peintres, car l’imitation trop continuelle des statues antiques, ou des figures moulées sur elles ; cette étude, dis-je, raite sans des dispositions convenables, peut produire une affectation de formes qui rappellera les statues, sans offrir leurs véritables beautés. Au lieu de se montrer l’émule & l’égal des Anciens, l’Artiste qui n’est point appellé aux perfections qu’ils ont conçues, ne se montrera qu’imitateur de leurs imitations. Il est des tempéramens qui ne supportent que certains mets ; il est des esprits & des talens qui ne peuvent se rendre propres que certaines idées ; mais les tempéramens foibles, comme les esprits & les talens dont je parle, tireront des mets simples & des idées purement humaines la nourriture & l’existence qui leur conviennent.

Il s’est élevé, à l’occasion de l’étude de l’Antique, des disputes dans lesquelles les opinions contradictoires ont été beaucoup au-delà des bornes de la raison. On a appellé Peintres ou Sculpteurs naturalistes ceux qui s’en tenoient aux ; beautés & aux agrémens choisis qu’offre la nature, indépendamment de l’idéal ; les autres ont été désignés ; comme admirateurs & imitateurs exclusifs de l’Antique. Les premiers rejettoient cette étude, non-seulement comme inutile, mais comme dangereuse ; les autres ne connoissoient que l’Antique, pour modèle de perfection. Il est en tout un juste milieu où la vérité & la raison nous appellent, ainsi que la sagesse. Il est bon cependant d’exhorter tous les Artistes à l’étude de l’Antique, qui est justement regardé comme le sublime de la perfection ; mais, dans les Arts libéraux, l’exhortation doit être relative à ceux qu’on exhorte, & ne doit pas aller jusqu’à la contrainte ; l’intolérance dans les Arts est aussi nuisible que dans la société. Dirigez le jeune Artiste, dont les dispositions ne sont point encore développées dans la route des plus grandes perfections. Faites-lui dessiner des têtes, des parties de figures antiques ; s’il ne voit pas dans ces objets ce que le génie y a répandu de sublime, il pourra tout au moins y prendre l’habitude de la correction & de la belle simplicité. Lorsque son intelligence, son sentiment lui inspireront quelque chose de plus, qu’il fixe, s’il n’est pas à Rome, un beau plâtre de l’Apollon ; & si ce que le complément de toutes les beautés ajoute à la beauté ne frappe ni ses sens ni son ame, s’il n’est pas enflammé du desir d’approcher dans ses productions d’un assemblage divin des perfections humaines, qu’il renonce au sublime, qu’il renonce à l’Antique, & qu’il se contente d’attacher nos yeux ou notre esprit par des vérités de formes & de couleurs, par des agrémens & des graces qui n’exigent que la justesse d’imitation, la finesse de tact, & la connoissance pratique des moyens de l’Art.

Il ne sera pas Raphaël ; mais s’il étoit le Titien il n’auroit certainement pas à se plaindre de son sort. Je ne m’étendrai pas sur ce que pourroit amener encore ici le mot, Antique. Le Dictionnaire de Sculpture & d’Antiquité supplééra aux détails qu’il faut se refuser ici, pour éviter des répétitions inutiles.

AP

APPRÊT, (subst. masc.) Ce mot exprime la couche de couleur dont on enduit la toile, le bois, le plâtre, le cuivre, sur lesquels on entreprend quelqu’ouvrage de Peinture. Cette premiere opération ou préparation entièrement méchanique, regarde parmi nous les Marchands qui fournissent les toiles : ils mettent les apprêts ou premiers enduits sur toutes les matieres propres à devenir ouvrages de Peinture. Ce même mot, dans la seconde partie de cet ouvrage, offrira les détails qu’on a pu rassembler au sujet des apprêts. Cet objet n’est pas d’une importance médiocre, & peut-être ne s’en est-on pas occupé assez, comme on ne s’est pas encore assez occupé de la nature physique des couleurs & de tous les ingrédiens qui entrent dans les différentes manieres de peindre. La Chymie pourroit, dans tes parties, rendre d’importans services à la Peinture & les administrations qui connoissent le prix des Arts, relativement à leur utilité & à la gloire nationale, pourroient favoriser par des intentions marquées & par des encouragemens les travaux nécessaires & les soins trop négligés à cet égard.

Quant à l’apprêt dont on couvre les toiles & les autres matieres sur lesquelles on peint, pour peu que les Artistes s’occupent de cet objet, ils sentiront combien il influe sur la facilité de leurs travaux ou sur la durée de l’accord & de l’har-


monie de leurs tableaux. Aussi, la plupart déterminent au moins la couleur de cet apprêt, relativement à leur manière d’opérer. Ceux qui peignent facilement, &, pour ainsi dire, au premier coup, préfèrent des apprêts clairs, parce que les teintes destinées aux masses de lumières, & auxquelles ils conservent une sorte de transparence, en les employant légèrement sur un fond clair, se conservent plus brillantes.

Ces fonds sont moins avantageux pour les ombres ; mais aussi les apprêts bruns, plus favorables à cet égard, sont sonvent pousser les ombres, c’est-à-dire, les rendent par leur influence, plus sombres qu’elles ne devroient être, & même quelquefois noires en vieillissant. L’Artiste a donc en général un intérêt bien grand, premierement à veiller à la nature de l’apprêt qu’emploie le marchand, & secondement au choix de la teinte de cet apprêt, relativement à sa manière d’opérer.

Apprêt, terme relatif à la manière de peindre fur verre. Voyez le même mot dans la deuxième partie.

APPUI-MAIN, (subst. masc.) secours employé par les Peintres pour procurer un soutien à la main qui opère avec les pinceaux ; ce secours consiste ordinairement dans une baguette que la main gauche tient par un bout, & dont elle appuie l’autre extrémité sur la toile, ou sur le chevalet qui la soutient.

Les détails de ce genre sont rassemblés dans la deuxième partie de ce Dictionnaire, comme tout ce qui regarde la simple pratique ou le méchanisme de l’Art : on y trouvera des renvois aux gravures qui mettront sous les yeux sensiblement les objets.

APRÈS, d’APRÈS, (prép.) On dit travailler, dessiner, modeler d’après la nature, d’après l’antique, d’après Raphaël, &c.

Cette manière de s’exprimer est consacrée aux Arts. Ceux qui n’y sont pas initiés ne peuvent bien la comprendre s’ils ne consultent que le sens grammatical. Les Grammairiens qui ont voulu l’expliquer, ont supposé un tour elliptique difficile à énoncer clairement ; pour moi je serois disposé à croire que cette manière de s’énoncer est imitée de l’Italien, qui nous a fourni un trèsgrand nombre de termes & de tours relatifs à la Peinture, mais que l’imitation a été altérée. En Italien, appresso signifie prés, auprès : je pense qu’en francisant le mot appresso, on a dit mal-à-propos après, & ensuite d’après, au lieu de dire près. Dessiner ou peindre pres de la nature, près de l’antique, près de Raphaël, fait entendre assez clairement le sens qu’on donne à cette expression. Car, pour imiter un modèle, un objet quelconque, il faut en être près, ou au moins n’en pas être éloigné : pour copier un tableau de Raphaël, il faut l’avoir sous les yeux ; si l’on regarde l’expression comme figurée, lorsqu’on dessine ou qu’on peint l’antique, le modèle, une figure, un tableau de Raphaël, on a pour but que l’ouvrage qu’on fait en soit près ou en approche, autant qu’il est possible. Si la première explication est juste, il n’est pas besoin d’ellipse ; dans la seconde, l’ellipse se présente assez facilement. Au reste, l’expression d’après est, comme je l’ai dit, consacrée dans nos Arts, & n’a aucune obscurité pour les Artistes, parce que la pratique habituelle l’explique continuellement. Le jeune Élève commence par s’essayer d’après les dessins qu’on met devant ses yeux : est-il plus avancé ? Il dessine d’après la bosse, il travaille enfin d’après le modèle ; & tant qu’il est attaché à son Art, tant qu’il a le desir de devenir plus parfait, ou du moins, de ne pas voir affoiblir son talent, il n’exécute rien, autant qu’il lui est possible, que d’après nature.

AR

ARABESQUES, (subst. masc. plur.) On nomme arabesques certains ornemens dont l’Artiste forme des tableaux & décore des compartimens, des frises, ou des panneaux.

Ces ornemens sont en grande partie composés de plantes, d’arbustes, de branches légères & de fleurs. Tous ces objets, ou les formes qui en approchent, donnent lieu à ce qu’on appelle, en langage de l’Art, des rinceaux, des enroulemens, mais parmi ces objets, le Peintre choisit ceux qui, proportionnés entr’eux & analogues les uns aux autres, peuvent offrir des assemblages qui plaisent, ou faire naitre des idées riantes.

Les arabesques présentent donc le plus souvent des objets agréables & partiellement vrais ; mais dont la réunion & l’agencement sont chimériques.

Aussi ces représentations qui s’approchent de la nature par les formes, la couleur & le clairobscur, s’en éloignent en se découpant sur des fonds arbitraires, un ne se montrant disposées la plupart que sur un même plan, & en n’offrant d’effet relatif à l’ensemble d’un tableau, que ce qu’en peuvent produire quelques branchages entrelassés avec art, qu’on auroit arrangés & attachés sur un mur.

Si les arabesques n’étoient composés que de branchages & de fleurs, on pourroit croire que leur idée auroit été suggerée par les préparations que les hommes emploient assez généralement à la célébration des jeux & des fêtes. En effet, les hommes de tous les temps & presque de tous les pays ont cru appercevoir des rapports entre ces objets rians & les sentimens de joie qu’ils éprouvent & qu’ils cherchent à se communiquer ;


mais nos arabesques offrent des assemblages qui s’éloignent tellement de ces idées simples, dont je viens de parler, qu’on ne peut leur trouver de modèles vrai-semblables que dans les chimères produites par le sommeil.

Les arabesques peuvent donc être appellés les rêves de la Peinture.

La raison & le goût exigent qu’ils ne soient pas des songes de malades, mais des rêveries semblables à celles que l’opium, artistement dosé, procure aux Orientaux voluptueux, qui les préfèrent quelquefois à des erreurs moins chimériques.

Ces chimères pittoresques ressemblent encore à celles que se forme la jeunesse, dans les heureux momens où, disposée à folâtrer & à rire, elle ne reçoit que des idées agréables & gaies de tout ce que lui présente la Nature.

D’après ce que j’ai dit, les Peintres d’arabesques ne doivent pas perdre de vue les formes naturelles & les accidens heureux. Ils doivent même les chercher, en tirer parti & enrichir leurs porte-feuilles des études qu’ils en font.

Les arbrisseaux entrelassent & entremêlent quelquefois de la manière la plus agréable leurs branches, leurs feuillages & leurs fleurs. Le sep d’une jeune vigne qu’on abandonne à elle-même, s’étend par des courbures, modèles de souplesse & de grace, à plusieurs arbres voisins & rattachée aux branches, se plie en guirlandes de l’un à l’autre. Un jeune enfant vient s’y suspendre & s’y balancer, en se souriant à lui-même. Une jeune fille à quelques pas de-là, se blottit dans un buisson de roses, & desirant d’y être surprise, rougit d’une intention qu’elle ne croit pas cacher assez bien ; une autre s’approche d’une fontaine, &, si elle est seule, s’occupe à s’y mirer avec complaisance : elle se plonge ensuite dans l’eau, & l’Artiste qui a surpris ou qui imagine ces caprices & ces jeux de laNature, vivante ou inanimée, en les détachant de tout autre objet, les dispose par des combinaisons ingénieuses ; il les agence sur une surface, souvent à différens étages & sur un fond arbitraire ; il exécute des compositions du genre qui fait le sujet de cet article.

Faut-il les varier ? L’Artiste instruit, dont l’imagination ne doit pas être moins féconde qu’aimable, assemble & dispose des étoffes riches ou légères qu’il suspend, qu’il rattache avec grace, comme on le fait en décorant des tentes, des pavillons, des portiques, des balcons de palais, ou les bosquets dans lesquels Alcine vient d’ordonner des fêtes pour Roger.

Le Peintre d’arabesques a-t-il le projet de s’éloigner de la Nature pour enrichir & caractériser ses compositions ? Il rappelle aussi-tòt à son souvenir les ingénieuses métamorphoses chantées par les Poëtes. Il reproduit leurs Syrènes, leurs Sphinx, leurs Dryades, les Faunes, les Génies & ces enfans célestes, qui, voltigeant, caressent ou blessent les mortels au gré de leurs caprices. Ces Artistes instruits peuplent encore leurs compositions d’animaux chimériques ou réels ; ils rappellent les cultes bizarres qu’on leur a quelquefois rendus, ainsi qu’aux divinités tant célèbrées par tous les Arts ; & près des statues de Diane, de Vénus, de Flore ou d’Hébé, ils suspendent des guirlandes, des couronnes, des instrumens de musique & des trophées ; ils dressent des autels, des trépiés chargés de cassolettes, d’où s’exhale la fumée des parfums. Les vases les plus élégans sont couronnés par des chapeaux de fleurs ; les feuillages entourent des bas-reliefs, des cammées, des tableaux qui rappellent les vœux offerts dans les temples : des ornemens symboliques accompagnent, parent, & caractérisent les divinités graves, ou celles qui présidoient aux plaisirs des hommes. Ils n’oublient pas celles qui annoncent les saisons, les mois, l’amour, la guerre, la chasse, la pêche, enfin la sagesse ou la folie.

C’est lorsque le Peintre d’arabesques en est à ce dernier caractère, qu’il doit mettre une mesure à ses caprices & rappeller ce sentiment des convenances & des conventions reçues ; ce goût enfin, qui, d’après la juste relation que doivent avoir les choses entr’elles, contiendra son délire ; & si cette loi lui semble trop austère pour un genre qu’il pourroit croire absolument libre & indépendant de toute règle, qu’il fixe un regard sur les modèles en ce genre que Raphaël a consacrés au Vatican, & qu’il soit bien convaincu que plus on s’en écarte, plus on s’éloigne des véritables convenances du genre.

Artistes, qui, par délassement de travaux plus sérieux, vous exercez à composer des arabesques, que vos rinceaux, que les agencemens des parties souples & flexibles dont vous faites la charpente légère de vos ornemens, n’ayent donc rien de forcé ; que l’élégance & la grace les disposent. Il faut qu’en les voyant, on imagine qu’un hasard, un vent léger, la plus naturelle industrie, celle d’un enfant, ont courbé, enlassé, guirlandé les jeunes branches des arbrisseaux & les fleurs que vous employez. Moins on met d’effort à former une couronne de roses, plus son contour est agréable. La peine laisse partout sa trace. On le voit, on le sent dans l’exppression, dans le discours, dans le geste, dans l’action & dans tout ce qui est susceptible d’aisance, de naturel & de grace.

Songez encore, lorsque vous placez les objets dont vous enrichissez vos arabesques, & quand vous les disposez les uns sur les autres, pour remplir un espace, souvent ingrat, auquel vous êtes assujetti, songez, dis-je, que ce qui est plus solide doit, soutenir ce qui est plus léger,


Tout ce qui s’élève, soit par la végétation, soit par l’industrie naturelle des hommes, suit cette loi nécessaire. D’ailleurs, tous les objets tendent à diminuer & à s’alléger d’autant plus qu’ils s’éloignent de la terre & qu’ils participent davantage de l’air qui les invironne.


La pondération est une loi universelle. Les corps, les plus légers même, y sont sourmis. celui qui regarde un objet manquant d’appui, un poids qui ne paroît pas suffisamment soutenu, un assemblage de parties non équilibrées, éprouve une sensation inquiète & pénible.

La symétrie & certain balancement dans la composition, qui équivaut à la symétrie, sont par conséquent des obligations que vous impose presque tout ce que vous, voyez dans la Nature ; non cependant qu’elle soit toujours régulièrement symétrique ; mais lorsqu’elle ne l’est pas, elle se montre au moins équilibrée, & si l’homme le considère lui-même, il retrouve & apperçoit continuellement dans ses semblables, ainsi que dans tous les animaux vivans, des parties disposées symétriquement & toujours balancées & équilibrées dans le mouvement & dans le repos. C’est ainsi que l’homme, qui voit & juge presque tout en lui par lui, acquiert nécessairement un penchant irrésistible à placer symétriquement tout ce dont il dispose, & cette disposition, indiquée physiquement & inspirée par la Nature, est peut-être un des premiers & secrets principes de l’ordre moral qui lui est si nécessaire.

Les principales loix de vos ordonnances sont donc la légèreté graduée, en partant des bases, ainsi que la symétrie & un balancement dans la disposition des objets qui satisfasse le regard.

La variété est encore une de ces loix. Vous devez d’autant plus vous y soumettre que les objets que vous employez étant peu intéressans, attachent moins, & que l’on desire, par cette raison, d’en voir un plus grand nombre.

Mais si l’on attend de vous une d’autant plus grande variété que vous avez plus d’objets à votre disposition, d’une autre part, on exige que vos compositions destinées ordinairement à se trouver placées d’une manière relative les unes aux autres & à se présenter dans un ordre symétrique aux lieux qu’elles décorent, ayent une sorte de ressemblance & de rapport entr’elles, & ce rapport impose des loix aux variétés dont votre imagination pourroit être trop prodigue.

Il n’est pas inutile d’observer que les arabesques admettent des allégories. Elles peuvent hasarder de dire quelques mots à l’esprit, en amusant les regards ; mais gardez-vous de prétendre à leur faire tenir des discours recherchés & trop suivis, sur-tout si vous leur donnez un sens moral & sérieux. L’esprit mal employé est le plus ordinairenient une affectation qui déplaît, ou une pèdanterie qui choque.

Il ne faut pas plus de prétentions déplacées dans la Peinture, & sur-tout dans ses jeux, que dans les autres ouvrages des Arts. Quel est l’objet qu’on a en regardant des arabesques ? à-peu-près le même que lorsqu’on s’arrete à voir jouer des enfans. S’il leur échappe quelques mots spirituels, gais, naïfs ou piquans, on sourit : s’ils veulent raisonner, on les quitte.

Lorsque les arabesques sont du genre comique, ils sont dans la Peinture ce que la plaisanterie est dans les ouvrages littéraires, ou dans la conversation, & tout le monde sait que la plaisanterie, sous quelque forme qu’elle se montre, doit être de bon goût, légère, gaie, spirituelle, qu’il ne faut pas y insister trop. Vous direz que la plaisanterie n’est pas le meilleur genre dans les productions de l’esprit ; on peut dire la même chose des arabesques dans les productions de l’Art ; mais tous les genres ont leur mérite & le délassement nous est aussi nécessaire que le travail.

ARRÊTÉ, (part. prés.) On dit arrêter un projet, pour signifier qu’on se détermine à l’exécuter. On dit aussi, arrêter une esquisse, une composition ; arrêter un contour, une figure, le trait d’une figure, & l’on veut faire entendre par-là que tous ces objets sont déterminés & n’éprouveront plus de changement.

Le mot arrêter, au propre, dans la langue générale, signifie retenir & fixer un corps vivant ou animé, qui, sans cela, suivroit un mouvement.

Ici, arrêter le trait ou la composition, veut dire : les fixer de manière qu’ils ne cèdent plus au mouvement d’une imagination indécise.

L’Artiste, quelqu’habile qu’il soit, hésite souvent en dessinant ou en composant : il essaye, il corrige ; enfin, plus satisfait, il s’arrête à une idée, à une forme ; il trace, le plus correctement qu’il lui est possible, les contours ou les différens objets d’une composition, dans la résolution de n’y rien changer. Ce qu’il a fait alors est arrêté, & même, quand ce ne seroit qu’une esquisse, le tableau semble lui-même arrêté d’avance, par la détermination que prend l’Artiste de suivre, en l’exécutant, ce qu’il vient de tracer.

Venons à quelques observations sur cette opération, qui appartient plus à l’esprit encore qu’à la main ; mais adressons-les aux jeunes Artistes, parce qu’elles leur conviennent plus qu’a ceux qui ne pratiquent pas l’Art, ou à ceux qui le pratique depuis longtemps.

Il y a certainement, dans les études que vous faites, des motifs d’incertitude ; car le trait de la beauté ou de la perfection, par exemple, de chaque objet, est tellement délicat, que l’ Artiste doit craindre toujours de l’avoir passé, ou de ne l’avoir pas atteint. Mais si, trop plein de cette crainte louable, vous tombez dans une indécision habituelle, ce défaut, qui vous fera perdre beaucoup de temps, qui mettra votre esprit & votre


main sans cesse à la gêne, nuira plus à votre talent que les incorrections même auxquelles vous seriez arrêté ; car, restant indécis, vous ne produisez réellement rien ; au lieu que, si vous vous déterminez, quand vous manqueriez votre but, le défaut dans lequel vous serez tombé vous instruira de ce que vous auriez dû faire pour l’éviter. Un voyageur qui, à l’aspect de plusieurs sentiers, trop incertain de celui qu’il faut prendre, n’en prend aucun, est bien plus loin d’arriver que celui qui, n’ayant pas choisi le meilleur, revient, lorsqu’il est mieux instruit, au point d’où il est parti, pour en prendre un autre.

Au reste, si votre indécision naît, non-seulement de la trop haute idée du beau, mais plus encore de votre caractère, il est bien difficile que vous vous en corrigiez. Car un homme, né indécis, ne peut se résoudre, même à combattre son indécision & à prendre les moyens d’en sortir.

Ce défaut est malheureusement très-commun ; la plûpart des hommes ne se déterminent souvent qu’à laisser le hasard décider leurs indécision. Demandez, après qu’ils ont discuté longtemps une affaire ou une opinion, ce qu’ils ont d’arrêté sur ces objets, ils seront tout aussi embarassés qu’au premier moment où il en a été question. Heureux s’ils ne le sont pas davantage ! Comme il est rare de trouver les hommes parfaitement déterminés sur ce qu’ils veulent, il est rare qu’ils le soient dans ce qu’ils font.

C’est dans la jeunesse qu’il est possible de corriger, ou de diminuer tout au moins, l’indétermination ; & c’est dans les premières études que les maîtres peuvent habituer les élèves à arrêter leurs productions. Pour les Artistes plus avancés, c’est en fixant leurs idées sur des principes surs, tels que ceux que donnent l’Anatomie, la perspective, sciences exactes, & sur la connoissance des belles formes, tirée de l’étude suivie des beaux modèles.

Si vous desirez que j’étende ces observations sur la composition & sur ce qu’on peut nommer les ensembles de vos ouvrages, je hazarderai de vous dire que vous parviendrez à arrêter vos idées, en vous faisant à vous-mêmes des questions précises, & vous imposant la loi d’y répondre.

Ai-je une connoissance bien arrêtée du sujet que je veux traiter ?

Ai-je lu avec assez d’attention les bons ouvrages dans lesquels ce sujet est consigné ?

Après les avoir lus, ai-je suivi la moralité ou l’impression qui doit essentiellement en résulter ?

Est-ce d’après ces points, bien arrêtés, que j’ai tenté de composer & de distribuer, soit mes objets, soit mes plans, soit les effets propres à remplir le but quee dois avoir ?

S’il s’agit de se déterminer sur quelques relations plus particulières, comme la destination de l’ouvrage, ou le desir de ceux qui employent vos talens ; il vous est facile encore de vous proposer d’autres questions qui, si vous y répondez clairement, lèveront vos doutes, & arrêteront vos idées.

Il y a quelques-unes de ces questions auxquelles une sorte d’inspiration du génie supplée presque sans que l’Artiste s’en rende compte ; mais s’en reposer sur ce moyen, c’est s’abandonner sur un appui qui peut manquer souvent au besoin.

Les inspirations heureuses du génie sont rares, pour ceux même qui ont du génie.

ARRONDIR, (subst. masc.) Arrondir un objet, qu’on représente, par l’illusion de la Peinture, sur une surface plate, ce n’est pas seulement le faire paroitre de relief, c’est dégrader tellement la couleur par l’effet du clair-obscur, que la rondeur se fasse sentir aussi parfaitement que la réalité l’offre, & sur-tout en donnant bien à connoître la nature de la substance qu’on fait paroitre arrondie. En effet, le métal, la pierre, les étoffes s’arrondissent par des effets différens de ceux que produisent, par exemple, un bras ou une jambe bien arrondis. Les reflets sur-tout different en raison des matières sur lesquelles tombe la lumière. C’est par des demi-teintes & des nuances de tons successivement dégradés que s’opère ce prodige ; il suppose la parfaite intelligence du clair-obscur ; mais il demande aussi de la patience & du soin. Les Peintres qui se font un mérite particulier de terminer, en peignant d’une manière précieuse, mettent le temps & l’attention nécessaires à ces dégradations.

Les Artistes prompts & animés se croyent autorisés à employer moins de patience, parce qu’ilr ont ordinairement plus de génie ; ils sont portés à penser qu’on doit les entendre à demimot, & souvent en effet ils sont compris comme les hommes d’esprit qui suppriment quelques intermédiaires dans leurs idées ou dans leurs expressions ; mais la similitude n’est cependant pas complette. L’homme d’esprit qui parle vivement emploie ou supprime des mots qui ne sont que des signes, & y supplée par le geste, par l’accent ou par des réticences marquées. Le Peintre présente des objets visibles, immobiles, qui doivent offrir aux regards des formes réelles & sur-tout le relief, sans lequel il n’est point d’illusion dans la Peinture. Cependant on tolère par convention quelques défauts de rondeur, pourvu que l’ Artiste en dédommage par d’autres perfections de l’Art. D’ailleurs, dans les ouvrages de grande dimension, qui sont destinés à être vus à des distances plus éloignées que les petits tableaux, il est nécessaire que la dégradation de demi-teintes, de jours & d’ombres soit nuancée moins finement. Aussi ces sortes de représentations exigent-elles que le spectateur se place au point d’où elles doivent produire leur effet ; & comme les hommes peu instruits ou peu attentifs sont raremert susceptibles de ce soin, il est assez rare qu’à l’égard


de l’arrondissement des parties, le jugement qu’on porte soit bien juste.

Je crois pouvoir me borner à cette explication, en recommandant aux jeunes Artistes de ne pas se fier à l’intelligence de ceux qui doivent regarder leurs ouvrages, & d’arrondir sur-tout avec soin les objets dans lesquelles cette rondeur est une beauté ou une qualité distinctive.

ART, (subst. masc.) Les besoins physiques de première nécessité, produisent l’industrie, & l’industrie produit les Arts méchaniques.

Les besoins de l’esprit, dont les principaux sont l’ordre, la curiosité & le desir des vérités, produisent le perfectionnement de l’intelligence, & celle-ci produit les connoissances & les Arts scientifiques.

Les besoins du sentiment, c’est-à-dire, les épanchemens de l’ame & les communications qui sont naturelles, & deviennent de plus en plus nécessaires aux hommes rapprochés les uns des autres, créent ou s’approprient des langages, & ces langages sont les Arts libéraux. Voisà ce que comprend le nom général qui fait l’objet de cet article.

Les combinaisons & les divers progrès de ces trois sortes d’Arts, forment les différentes nuances de civilisation dont les hommes sont susceptibles, soit individuellement, soit collectivement, voilà ce qu’il est très-intéressant d’observer.

Les Arts Méchaniques établissent des rapports indispensables & conséquemment une civilisation nécessaire entre ceux qui éprouvent les besoins de première nécessité & ceux qui aident à les satisfaire. Cette nuance de civilisation domine dans le premier état des sociétés ; mais il seroit facile d’y observer aussi les germes & les ébauches des deux autres.

La civilisation s’opère également par le perfectionnement de l’intelligence, d’où naissent peu-à-peu les Arts de combinaison, de méditation & d’observation, nommés Arts scientifiques, dont l’effet est d’organiser de mieux en mieux les sociétés & les industries, en établissant les loix, les théories, & en découvrant ce que nous pouvons connoitre des mystères de la Nature.

Enfin, une sorte de civilisation également fondée dans l’essence de l’homme, est celle qui s’opère par les Arts libéraux, devenus, en se perfectionant, les langages des grandes institutions sociales & des sentimens individuels les plus intéressans.

L’homme, regardé comme individu, ou considéré comme société, est donc destiné à se civiliser autant qu’il est susceptible de l’être, par les trois sortes d’Arts que je viens de désigner, & sa civilisation est d’autant plus complette qu’ils sont plus ou moins bien combinés & dirigés pour contenter les besoins corporels, étendre les lumières de l’esprit & suffire aux satisfactions sentimentales.

Comme ces combinaisons ne sont jamais parfaites, comme elles varient sans cesse, les hommes & les sociétés semblent destinés à se balancer perpétuellement, dans les innombrables révolutions des temps, de la barbarie à la civilisation & de la civilisation à la barbarie.

Mais il résulte de ces élémens que les hommes, pour leur avantage, doivent contribuer au soutien & au perfctionnement des Arts.

Ce Dictionnaire est destiné spécialement à la Peinture : cependant sa perfection entraîne des rapports avec les autres talens libéraux, & exige le secours de plusieurs Arts méchaniques & scientifiques ; j’ai désigné ces différentes relations, suivant leur ordre, à la fin du Discours préliminaire.

D’autres rapports enfin ont pour bases les différentes manières dont tous les Beaux-Arts & par conséquent la Peinture, peuvent être envisagés par ceux qui les protègent, par ceux qui les exercent, & par ceux qui se contentent d’en jouir. C’est sur quoi je vais m’étendre.

Si leurs principes ou leurs opinions influent nécessairement sur l’objet à l’égard duquel je les envisage comme formant trois espèces de classes, il seroit utile que des notions élémentaires les aidassent à connoître, lorsqu’ils voudroient y avoir recours, comment ils peuvent favoriser les Arts & comment ils leur nuisent.

Ce Dictionnaire contient les élémens relatifs à ceux qui exercent la Peinture ; cependant, comme j’y ai adressé des observations aux deux autres classes, lorsque l’occasion s’en est presentée ; je vais hasarder encore dans cet article quelques notions qui les regardent directement.

Je commence par la plus distinguée, & rassuré par une intention pure, je n’appréhenderai pas que ceux qui la composent s’offensent, si je dis qu’ils ne reçoivent pas toujours dans leurs institutions, sur l’objet dont il s’agit, des idées assez justes, assez grandes, & par conséquent aussi convenables que le demanderoient l’intérêt des Arts & leur propre intérêt.

Les Arts libéraux, trop souvent regardés comme objets agréables, leur sont le plus ordinairement présentés sous cet unique aspect, & par conséquent dans un ordre beaucoup trop inférieur à celui qui leur appartient & à des connoissances plus importantes sans doute, mais dont l’importance n’a droit de rien ôter à la valeur des autres.

Mieux éclairés sur la nature & les destinations des Arts, ils reconnoîtroient facilement qu’aucun d’eux ne doit être considéré par les premiers de nos sociétés civilisées, uniquement comme objets d’agrément, & je crois ce principe d’autant mieux fondé que l’Art même dont traite cet Ouvrage,


paroît, comme je vais l’exposer, aussi indispensablement attaché que les autres, aux grands & importans objets dont j’ai déjà parlé dans le Discours préliminaire.

Si l’on parcourt, il est vrai, les différentes branches de talens dont la Peinture fait partie, on appercevra que les plus nobles destinations dont ils sont susceptibles étant plus négligées que dans les siècles où ils ont joui de toute leur gloire, les honorables titres dont ils étoient décorés, doivent paroître trop élevés pour la plupart des usages que nous en faisons, & que les genres subordonnés étant beaucoup plus employés de nos jours à ce qu’on qualifie d’agréable, qu’a toute autre destination, on a dû se restreindre à nommer agréables les Arts qu’on appelloit divins ; on a pu même se croire autorisé à les regarder, sous quelques rapports, comme Arts de luxe, comme Arts inutiles, & peut-être comme Arts pernicieux.

Mais l’abus des usages & des dénominations ne charge pas la nature des choses, quoiqu’il change les noms qu’on leur donne & les opinions qu’on en a, & malgré les préjugés, il sera facile encore, d’après quelques notions plus approfondies, que je vais offrir, de reconnoître les importantes destinations qui ont acquis aux Arts la noblesse & l’éclat dont ils ont joui, & que n’auroient pu leur mériter des usages uniquement agréables.

Si l’on parcourt ensuite tous les usages dont ils sont susceptibles, on verra qu’indépendamment, des objets de pur agrément, objets qui, soumis aux convenances, ne peuvent les dégrader, les branches les plus subordonnées de tous les Arts, & en particulier de ceux du Dessin, offrent encore des utilités si grandes à l’industrie, & par conséquent des avantages si importans pour le commerce & pour la richesse des Etats, qu’ils méritent une considération trop altérée de nos jours par des idées vagues & superficielles.

Revenons sur ces premières notions pour les développer davantage.

J’ai parlé au commencement de cet Ouvrage des cultes à l’occasion des Arts, la liaison de ces objets peut présenter quelque chose d’extraordinaire, d’idéal & d’incohérent. Si l’on ne considère pas que le premier & le plus respectable des cultes, le culte religieux lui-même ne pourroit tomber sous les sens, ne pourroit être que personnel, intérieur, & conséquemment dénué d’unanimité, sans le ministère des Arts libéraux, c’est-à-dire, le langage d’action ennobli qui, seul, exprime & inspire rapidement aux regards d’une multitude assemblée, les respects dûs à la plus sainte des institutions ; l’Eloquence sentimentale qui instruit, exhorte, touche & console ; la Poësie & le Chant qui, en exaltant, d’après les inspirations de l’ame, la reconnoissance, les desirs, les vœux & tous leurs différens accens, les élèvent vers les cieux, les font entendre, les communiquent à un grand nombre d’hommes assemblés, & les leur font adopter, si l’on peut parler ainsi, à l’unisson ; par l’Architecture, qui donne lieu de réunir convenablement les hommes remplis des mêmes sentimens, & contribue par des proportions & des formes à entretenir en eux les impressions & les sentimens religieux, objets de leur réunion ; par la Sculpture & la Peinture enfin, propres à soumettre aux regards, pour les mieux imprimer dans l’ame, tous les objets positifs ou figurés du culte.

Ces premières notions, étendues à l’heroïsme & au patriotisme, n’en acquerront que plus d’importance, & si elles paroissent fondées, les chefs de quelque État civilisé que ce soit, doivent regarder essentiellement les Arts libéraux, non comme objets d’agrément & de luxe, mais primordialement comme langages des plus nobles impressions & des sentimens les plus élevés dont les hommes soient susceptibles. Il est donc bien plus intéressant qu’on ne seroit induit à le penser, d’après les idées vulgaires, que ces Arts soient soutenus par des soins éclairés, & nous verrons combien il l’est encore que, perfectionnés dans leurs plus importantes destinations, ils soient dirigés en raison de leur utilité, jusques dans les moindres usages, par ceux dont le privilége honorable est d’exercer ces nobles soins.

En effet, si la perfection de ces langages est propre à exprimer, à communiquer, à inspirer avec force & dignité les sentimens religieux, héroïques & patriotiques, si les discours, les accens, les représentations excitent & nourrissent l’émulation & l’enthousiasme, l’imperfection des Arts ne peut que les altérer ou les dégrader, en donnant lieu au ridicule & en excitant l’ironie, impressions absolument contraires & par conséquent nuisibles au but des grandes institutions ; car la dérision, sentiment vulgaire & souvent grossier, sur-tout s’il est excité par la seule imperfection des formes matérielles, ne se communique que trop aisément à l’esprit, parce qu’il flatte son orgueil ou sa malignité, & qu’il le gêne moins que le respect. D’ailleurs, qui ne sait que les impressions des sens ont sur la plus grande partie des hommes, un ascendant instinctuel, supérieur à celui de la raison & souvent au sentiment même ?

Il est donc, en effet, de la plus grande importance, pour le soutien des grandes institutions, que lorsqu’elles tombent sous les sens elles soient, le moins qu’il est possible, exposées à ce qui peut les dégrader, & il est d’un avantage indubitable pour ceux qu’on suppose tout à la fois ministres du premier des Êtres, exemples des vertus héroïques & représentans de la patrie, de porter à la perfection les langages de ces grandes institutions avec lesquelles le rang qu’ils occupent les identifie.


Si, descendant aux usages moins élevés des Arts libéraux, on s’arrête aux jouissances agréables dont ils sont les inépuisables sources, ne doit-on pas penser encore que ceux qui, revêtus de l’autorité & de la majesté, deviennent premiers Magistrats des mœurs, modérateurs des opinions & même des goûts publics, sont tenus, par ces nobles fonctions, de diriger pour l’avantage des hommes qu’ils gouvernent les amusemens même de l’oisiveté à ce qui est convenable, d’autant que la perfection des plaisirs naît de leur accord avec toutes les convenances, soutiens de l’ordre sans lequel il ne peut exister de société heureuse & agréable ?

Si les chefs de nos sociétés modernes descendent enfin jusqu’aux dernières branches des Arts en ne perdant point de vue la chaîne que je viens de développer, ils appercevront que les industries propres aux exportations, je veux dire les manufactures, les professions où le méchanique est ennobli par le libéral, les objets usuels utiles, & ceux enfin qui composent ce superflu que la richesse des États rend nécessaire & même indispensable, ne peuvent conserver une supériorité avantageuse, si la sublimité des premiers genres, rejaillissant sur les seconds pour en augmenter l’agrément de concert avec les convenances, ne se répand pas jusques sur les moindres, à titre de bon goût.

Voilà quelques notions élémentaires sur la connoissance réelle des Beaux-Arts, que je croirois pouvoir convenir aux chefs des sociétés. Passons à leur puissance à cet égard.

Il est facile de sentir qu’elle ne sauroit être cœrcitive. Les Arts libéraux sont libres, comme l’annonce leur dénomination. La force ne peut pas plus les contraindre, qu’elle ne peut contraindre la pensée ; j’ajouterai qu’ils sont plus indépendans, car le génie qui, dans les Arts, est la pensée dans sa plus forte énergie & sa plus grande élévation, le génie enfin dont le droit est de maîtriser les sens & de soumettre les ames, a plus d’armes contre l’esclavage que la pensée, prise dans le sens ordinaire.

Les dépositaires de l’autorité n’auroient-ils donc aucun ascendant sur les Arts ? ils ont trois moyens puissans, non de les contraindre, mais de les savoriser :

L’insinuation par des discours & quelquefois par des mots, auxquels un sens juste dans un rang élevé, assure un effet plus prompt, & souvent plus efficace que la loi même.

L’exemple, moyen décisif quand nos chefs le donnent, je veux dire, la manière dont ils emploient eux-mêmes les Arts.

Enfin, le soin d’offrir à la Nation le plus d’excellens modèles nationaux ou étrangers qu’il est possible, & d’inspirer, par l’estime dont ils les honorent, la préférence qu’on doit leur donner.

Comme il est un Art qui apprend à pratiquer les Beaux-Arts, il en est un qui instruit à les apprécier & à en jouir. Exercer cet Art est un privilége honorable & l’un des plus intéressans du pouvoir éclairé.

Mais, pour en faire usage, il est nécessaire que ceux qui sont revêtus de l’autorité sachent eux-mêmes voir, entendre, comparer & connoître convenablement à leur état. Car ce n’est qu’à ces conditions qu’ils peuvent jouir de l’avantage & de la satisfaction inestimable d’instruire leur Nation, c’est-à-dire, de faire distinguer par leurs discours, leur exemple, & en offrant des modèles, ce qui est bon, ce qui est beau, ou tout au moins ce qui est meilleur & plus approchant de la perfection en tout genre.

Si l’on se refusoit à penser que les sens, par lesquels doivent indispensablement passer les idées artielles, ont besoin d’être formés. Si l’on pensoit que les yeux & les oreilles distinguent parfaitement, à cet égard, les formes, les couleurs & les sons. Qu’on parle de finesses de ton, de passages dégradés, de demi-teintes insensibles pour la première fois à l’homme le plus clairvoyant, il avouera qu’il n’a de sa vie apperçu aucune de ces choses. Qu’on parle de modulations, de justesse parfaite d’intonation, d’harmonie musicale, oratoire, poëtique à des hommes qui, doués d’excellentes oreilles, ne les ont jamais exercées sur ces objets, ils avoueront qu’ils ont été sourds jusqu’à ce moment.

On peut étendre ce principe au sens purement intellectuel, car les nuances progressives, les liaisons, les relations de nos idées ne peuvent également être apperçues, si l’on n’est exercé à les démêler & à les suivre. Mais ces applications m’éloigneroient trop de mon sujet, je reviens donc aux moyens qui forment le seul pouvoir des hommes puissans sur les Arts libéraux.

Les discours des premiers de quelqu’ordre qu’ils soient, on ne peut trop le répéter, ne sont jamais indifférens, distinction gênante sans doute, lorsqu’on en connoît l’importance ; mais dont la gêne est compensée par l’avantage de diriger à si peu de frais les opinions.

Les exemples & les modèles, moyens plus puissans encore, exigent des premiers des Nations, soit dans les ouvrages importans qu’ils sont produire aux Arts, soit dans les délassemens qu’ils y cherchent, soit dans les satisfactions usueiles même auxquelles ils les emploient, une prédilection suivie, pour ce qui est parfait, convenable, ou de meilleur goût.

C’est ainsi que les Souverains peuvent influer jusques sur les sentimens libres de chacun de leurs sujets, & c’est d’après les Arts, langages publics des sentimens nationaux, que ceux qui savent observer en démêleront toujours le caractère.

Un Sage disoit à des Grecs :« Chantez ; je connoîtrai vos mœurs, » Cette interpellation


n’avoit rien d’extraordinaire, & s’entendoit aisément dans un pays & dans des siècles où tous les nobles talens étoient intimément liés aux institutions.

Il m’arrivera de faire peut-être l’application de cette espèce d’Apologue, à ceux qui s’occupent des Arts, & sur-tout à ceux qui en parlent le plus souvent ; mais je dois, avant de passer à d’autres classes, hasarder encore pour la première dont je m’occupe, quelques notions élémentaires plus développées, sur l’exemple qu’il convient aux chefs de donner, & sur le soin de former les opinions par la comparaison des modèles qu’eux seuls peuvent rassembler & rendre publics.

Ces deux moyens ont entre eux une grande affinité ; car c’est l’emploi des Arts aux usages importans, & sur-tout relatifs aux principales institutions, qui produit ces monumens, d’après lesquels la postérité juge collectivement l’état des lumières artielles & le mérite des Souverains.

Ils peuvent attacher, pour ou contre leur gloire, le nom qu’ils portent à leur siècle.

C’est ce droit qui a tourné à l’avantage des Léon X, des Medicis, de François I, & de Louis XIV, pour parler seulement des temps & des Arts modernes.

Il est donc important que les premiers des Nations, lorsqu’ils aspirent à cette distinction, d’autant plus respectable, qu’on comparera mieux les Arts de la guerre aux Arts de la paix, emploient ceux-ci dans le plus haut degré de sublimité dont ils soient susceptibles.

Mais si ceux qui les pratiquent n’ont pas atteint une perfection libérale convenable à cette intention, ou si la Nation, par défaut d’idées arrêtées, ou par mobilité de caractère, fait chanceler ses Artistes, au lieu d’assurer leur marche, c’est à leurs tuteurs (je parle des Rois, que ce titre & cette fonction honorent) qu’il appartient d’exciter à la perfection les Artistes qu’ils emploient & d’éclairer leur Nation, en rassemblant par des soins généreux, & exposant aux regards des chefs-d’œuvre en tout genre. Il faut même que le nombre en devienne assez grand pour opérer, à l’égard des opinions vagues & souvent opposées d’un peuple mobile, ce que font dans une multitude agitée, les hommes imposans, qui, par leur seule présence, prescrivent ce qui convient.

Que les Capitales soient donc semées de monumens adaptés aux usages auxquels ils sont propres ; fussent-ils empruntés, s’il le faut ; fussent-ils copiés d’après ceux que l’admiration universelle a consacrés.

Si ces idées sont élémentaires, si leur droit, en cette qualité, est de pouvoir être généralisées & appliquées sans perdre de leur justesse, à tous les objets de même nature, souhaitons, pour le soutien de l’Art dramatique, que Corneille, Racine, Voltaire, se montrent sans cesse sur nos Théâtres pour en imposer au mauvais goût ; que leurs chefs-d’œuvre impriment un tel respect qu’il ne soit pas plus permis de les altérer que les belles statues, soit par des restaurations indiscrettes, soit par des représentations négligées, sortes de familiarités qui conduisent infailliblement au mépris ; mais pour que le mauvais goût, sans cesse attentif à se prévaloir de la faim dévorante qu’ont les hommes pour les nouveautés, ne se permette pas ces profanations, il est surtout nécessaire que le respect dû aux chefs-d’œuvre soit établi & soutenu par l’exemple de ceux à qui il convient de le donner.

Pourquoi, d’après ces principes, ne verroit-on pas & devant eux & devant le Public, se reproduire quelquefois dans les chaires ces éloquentes compositions oratoires, condamnées, depuis la mort des Fléchier, des Bourdaloue, des Bossuet, des Massillon, à languir dans les bibliothèques, ou bien à être parcourues des yeux seulement, & à rester ainsi privées de l’accent, de l’action, de la vie que de froids lecteurs ne peuvent leur rendre ? Pourquoi nos temples, au lieu de retentir de psalmodies barbares, monotones, discordantes, ne résonneroient-ils pas d’une harmonie pure, touchante & digne de la première des institutions ? Pourquoi, parmi nos Arts, qui sont frères, quelques-uns d’entre eux, tel que celui dont je viens de parler, sont-ils privés d’École Nationale, moyen important, qui, joint aux premiers, ne peut-être employé convenablement que par des soins & des bienfaits ; seule autorité que reconnoisse le génie. Ainsi les chefs des États florissans peuvent soutenir, animer & élever jusqu’à la sublimité ces langages artiels, qui les honorent d’autant mieux qu’ils leur doivent plus de perfections & de reconnoissance.

Il est heureux pour moi de parler de ces moyens dont la puissance n’est qu’une douce & agréable persuasion, au moment où un Prince, voué par caractère & par penchant à tout ce qui est juste & convenable, en fait, pour l’avantage des Arts, l’usage le plus éclatant[2]. Il ne m’est pas moins doux, en mêlant un sentiment patriotique de reconnoissance à ceux de l’amitié, d’être assuré qu’on ne pourra citer ce monument, sans joindre à l’existence d’un bienfait national le souvenir des soins du Ministre[3] zèlé, qui, autorisé à élever des statues aux hommes célèbres de sa patrie, l’est encore à consacrer un Temple où l’on pourra désormais les honorer.

Prêt enfin à passer à d’autres notions, je crois


avantageux de rappeller à la mémoire de mes lecteurs un Discours[4], qui, embrassant une bien plus grande étendue d’idées élémentaires, se trouve pour jamais consacré dans la première Collection Encyclopédique dont notre Littérature ait été enrichie. Ne seroit-ce pas en effet à ce tableau si bien ordonné des connoissances humaines qu’il appartiendroit de servir de base à toute institution ?

Si je m’étendois sur le mérite d’un Ouvrage aussi vaste en aussi peu d’espace ; si je disois que la postérité y retrouvera, comme dans une carte parfaite, les grandes routes des vérités que les hommes semblent condamnés à perdre de période en période, pour les chercher ensuite & les retrouver si difficilement, je n’aurois certainement pas à craindre qu’on attribuât de si justes témoignages d’estime au sentiment ancien & tendre qui m’attache à l’auteur ; mais les bornes où je dois me restreindre en prescrivent à mes justes éloges.

Elles me rappellent aussi aux idées élémentaires destinées à ceux qui ne voyent dans nos Arts que des objets de délassement, des jouissances agréables & trop souvent un luxe presqu’absolument personnel.

Si, comme je crois l’avoir fait connoître, il importe aux premiers des sociétés civilisées de soutenir & d’encourager les Arts libéraux, seroit-il moins intéressant, seroit-il indifférent pour ceux qui s’en approprient le plus particulièrement les jouissances, de contribuer à leur perfection ? Eh ! quel est celui d’entre nous qui personnellement n’a pas conçu & désiré dans le cours de sa vie, le plaisir, disons le charme attaché aux représentations de ce qui nous intéresse, ou de ce que le sentiment nous rend cher ? Quel est celui qui, secondé dans le projet de ces jouissances par les plus renommés Artistes de son temps, ne les a pas désirés plus habiles encore ? Plus les sentimens d’où naissent ces desirs, sont nobles & élevés, sont respectables ou tendres, plus on souffre de les voir incomplettement remplis ; mais si ces ouvrages destinés aux jouissances sentimentales, donnoient lieu, par une exécution trop imparfaite, à la dérision, n’éprouverions nous pas une peine égale à celle que nous feroit l’interprète mal-habile ou ridicule, chargé de nos plus chers intérêts ? Les affections qui nous sont inspirées par la nature ; la tendresse paternelle, la piété filiale, l’amour, l’amitié, l’honneur, la reconnoissance, la générosité, sont à l’égard de chacun de nous ce que les institutions religieuses, le patriotisme & l’héroïsme sont à l’égard des sociètés dont nous faisons partie. Ces sentimens établissent des cultes semblables à ceux par lesquels les Anciens honoroient dans leurs foyers les

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Divinités bienfaisantes qui présidoient à leur bonheur. Les Arts libéraux sont les langages de ces cultes, l’imperfection de ces langages altère leur dignité ; la perfection de tout ce qui les interprète ou les représente, les honore ; en parler peu convenablement, les peindre mal, en faire des images qui les dégradent, les faire tomber enfin sous les sens d’une manière qui leur soit défavorable ou ridicule, sont des espèces de profanations, & chacun de ceux qui aspirent aux plus douces jouissances des Arts, doivent donc à l’intérêt de la personnalité même, de contribuer à les soutenir & à les porter aux véritables perfections.

Voilà les premiers élémens convenables à ceux qui, n’étant pas chargés de diriger les Arts, & ne se dévouant pas à les exercer, paroissent se contenter d’en attendre des satisfactions & des jouissances. Mais s’ils n’en exigeoient même que des amusemens passagers, n’ont-ils pas encore le plus grand intérêt à les goûter aussi complettement que leur imagination les leur fait desirer ?

Doit-on se lasser de répéter que c’est par la perfection des Arts, perfection qui les rend plus susceptibles de s’accorder avec toutes les convenances, que les amusemens mêmes deviennent véritablement agréables ? Les amusemens sont destinés à ramener pour quelques momens l’égalité entre les hommes & à suspendre la personnalité. C’est altérer leur nature, que d’enfreindre ce premier principe qui doit leur servir de base. Ce qu’on nomme divertissement, n’est pas reconnu comme tel, s’il se borne à un seul individu : le plaisir enfin demande à être partagé, à être unanime ; tous ceux qui y participent doivent y contribuer & en jouir, & cette destination élémentaire n’est bien remplie, qu’autant que les convenances sont observées avec soin & avec finesse. Lors donc que les Arts libéraux sont employés aux amusemens même, plus ces Arts sont perfectionnés, plus les convenances ont de ressources pour le choix des genres qu’on emploie, l’usage qu’on en fait, les mélanges auxquels ils peuvent se prêter sans se détériorer ou se dénaturer. Le goût, qui est le sentiment délicat & fin des convenances générales & des conventions établies, a droit jusques sur la durée des amusemens, ainsi que sur le lieu, le nombre, le choix de ceux qu’ils rassemblent, & si les fêtes, les jeux, les spectacles publics ou particuliers manquent si souvent leur but, il est aisé de reconnoître que c’est par l’infraction de quelques-unes des convenances & la plupart du temps, de presque toutes à la fois.

Puisque j’ai parlé du sentiment fin des convenances, je dois faire observer qu’à l’égard de la plupart des Arts, c’est par l’ignorance ou le mépris de ces élémens, applicables à tous, que la Poësie est tombée & tombe si souvent encore dans les excès de toute espèce, soit en surchargeant sa parure d’ornemens & de faux brillans,


nuisibles à la véritable beauté, soit en s’abaissant, comme pour s’humaniser sans doute, jusqu’à la platitude, au trivial & au mauvais goût. C’est par l’oubli de ces principes élémentaires que la Sculpture s’est égarée dans des temps peu éloignés de ceux où j’écris, soit dans l’extravagance, la prodigalité & le mauvais emploi des ornemens, soit dans les exagérations & les abus d’expressions, de contrastes & de mouvemens. C’est ainsi que l’Architecture, tantôt lourde, pour paroïtre majestueuse, tantôt mesquine, pour paroitre légère, a prodigué les masses disproportionnées, les colonnes & les ornemens hors de toute mesure & en dépit du véritable goût, c’est-à-dire, de la raison & des convenances.

Je me trouve ramené naturellement par ces dernières réflexions à observer à ceux qui se contentent de jouir des Arts, qu’un des soutiens de leurs jouissances, seroit le maintien des proportions que la raison éclairée établit naturellement entre les différens genres de chacun des Arts ; car l’interversion des idées à cet égard, en rompant la chaîne dont j’ai fait voir le développement & l’importance, ne peut qu’être infiniment nuisible, même aux branches les plus subordonnées. Mais comment engager une classe jalouse de son indépendance, maitresse de ses préférences, arbitre de ses goûts particuliers, à adopter ce principe & à le maintenir sur-tout, si ceux qui composent cette classe regardent absolument les Arts comme objets d’amusemens & de jouissances personnelles ? Des principes sembleroient des atteintes à leur liberté. D’ailleurs, est-ce le moment de réclamer un droit d’aînesse pour les genres les plus nobles de tous les Arts, lorsque leurs grandes destinations négligées rendent leurs droits moins évidens ? Lorsque les genres, uniquement agréables, sont d’autant plus fêtés, qu’ils se prêtent plus à la personnalité que les genres élevés & qu’ils gardent moins leur dignité ? Cette entreprise, quoique raisonnable, seroit sans doute très-douteuse ; aussi, laissant le ton du précepte, je me contenterai de hasarder, à l’exemple du Grec que j’ai cité, quelques questions à ceux qui paroissent s’occuper avec plus d’intérêt & d’activité des jouissances de la Peinture.

Daignez, ai-je dit quelquefois à plusieurs de ceux dont je parle, daignez m’apprendre quel est le principe de votre admiration pour ces tableaux qui vous causent de si vifs enthousiasmes ? — La Nature. La Nature, m’a-t-on répondu. — Et j’osois dire alors ; Vous connoissez donc bien la Nature ; vous l’avez observée avec réflexion ; vous l’avez étudiée, méditée ; vous avez distingué cc qu’elle a de plus noble, de plus essentiellement beau, de plus intéressant ; vous conservez avec ordre dans votre idée ces beautés graduelles, ainsi que la mémoire exacte des formes, des effets, celle des mouvemens, des passions ; vous les dicteriez au Peintre, si son imagination étoit en défaut ; vous m’en donneriez des idées justes ? Et ces questions causoient quelqu’embarras à plusieurs de ceux à qui je les faisois.

Daignez, disois-je à d’autres que je voyois sacrifier le nécessaire, la bienfaisance, plus douce encore, ce qu’ils avoient, oserois-je le dire ? ce qu’ils n’avoient pas, pour posséder un tableau capital de quelques-uns de ces Maîtres qui prenoient & cédoient tour-à-tour la première place dans les collections, daignez me faire bien connoître, me faire sentir aussi vivement que vous les sentez des beautés dont assurément je ne nie point l’existence, mais que je n’apprécie pas sans doute d’après les mêmes idées. Si l’on dédaignoit quelquefois de me répondre, bientôt une inconstance pittoresque m’apprenoit, non les perfections, mais les défauts de l’objet qu’on avoit chéri : il n’étoit pas aussi précieux, aussi pur qu’on l’avoit pensé, & j’avoue qu’on a droit de se plaindre de ce dernier défaut dans les objets de ses affections.

Mais s’il m’arrivoit de m’étonner de ce que ce défaut essentiel avoit échappé à des connoissances que je me gardois bien de révoquer en doute, un premier engouement avoit, répondoit-on, causé cette erreur ; mais les soins de celui qui étoit près de procurer un autre ouvrage plus capital encore, avoient dessillé les yeux, en promettant une jouissance qui devoit en imposer aux connoisseurs les plus fins & aux trafiquans de Peinture les plus habiles. « Je ne pense pas, disoit-on, si j’ai le bonheur de posséder ce dont on me flatte, qu’aucun Amateur puisse se vanter de l’emporter sur moi. » — Et je disois tout bas : Le principe élémentaire de vos plaisirs ne tiendroit-il donc qu’à une sorte de vanité & de personnalité exclusive ? Mais je n’osois encore juger si sévèrement ; car il m’avoit semblé reconnoître dans les émotions que causoient certains ouvrages, une ressemblance trop grande avec celle que produisoient également les récits d’une action généreuse, d’un événement intéressant, d’un fait digne d’être célébré. Sans doute, disois-je, les représentations qui excitent ces enthousiasmes représentent avec toute l’expression possible des actions, des faits qui parlent avec le plus grand intérêt à l’esprit & au cœur ; sans doute ces sujets pourroient être traduits dans les langages de tous les Arts. Ils conviendroient à la Sculpture ; ils donneroient lieu à un noble Poème, à un récit attachant, à des représentations dramatiques . . . . . On hésitoit à répondre, & j’étois réduit à penser que l’ordre des idées & la connoissance des différens genres de beauté de la Nature, n’étoit peut-être guère moins intervertie que l’ordre des talens & des différens genres des ouvrages : j’étois entraîné même à penser que ces interversions d’idées pourroient bien influer sur les sentimens & par conséquent sur les mœurs.

Mais pour ne pas m’arrêter à des inductions


qui sembleroient trop défavorables à mon siècle, passons à une autre partie de cette même classe nombreuse qui, ne se croyant pas chargée de diriger les Arts & ne les exerçant pas, se réserve le droit d’en jouir. Je m’adresserai à ceux qui voués par état à des occupations suivies, à des fonctions exigeantes & étrangères aux talens dont je parle, ne sont pas cependant dénués du penchant naturel qui porte tous les hommes à la jouissance des Arts.

La plupart avec une modestie ingénue fort différente de la confiance que donnent trop souvent des lumières incomplettes, me diront que jamais ils n’ont eu le temps d’entrer dans les mystères de la Peinture ; mais qu’ils regrettent de ne pouvoir prendre leur part de ces plaisirs si vifs dont ils entendent parler à ceux qui s’y livrent. « Nous regardons avec avidité, ajouteroient-ils, les ouvrages les plus vantés, les ouvrages qui s’acquièrent à plus haut prix, & nous n’éprouvons ni par les yeux, ni dans l’esprit, ni dans le cœur ces impressions délicieuses, sentimentales ou scientifiques que nous voudrions partager avec ceux qui sans doute les ressentent au degré qu’ils les montrent. » Au lieu de vous plaindre, répondrois-je à ces hommes modestes, rendez-vous plus de justice. « En effet, vous vous croyez bien plus ignorans que vous ne l’êtes car si vous avez une vue saine, un esprit droit, un sentiment sans artifice, sur-tout un sentiment qui ne soit pas épuisé par de faux enthousiasmes, vous entendrez le langage de la Peinture, non pas, à la vérité, comme un Artiste, un Marchand & un Curieux ; mais comme il appartient à ceux qui sont doués des qualités les plus essentielles pour sentir, & même pour juger & apprécier. Souhaitez-vous de savoir comment il faut y procéder ? Interrogez les ouvrages des Arts. Demandez à un tableau ce qu’il veut de vous, ce qu’il a à vous dire. Fontenelle faisoit cette question à une Sonate ; mais vrai-semblablement il lui arriva de ressembler en ce moment à ceux qui interrogent & n’écoutent pas la réponse qu’on leur fait. Pour vous, soyez-y attentifs. Que votre esprit, que votre ame, que vos sens ne perdent rien, s’il se peut, de ce que dira l’ouvrage que vous interrogez. Vous serez à son égard ce qu’est un homme intelligent, sans être fort instruit, qui, à l’aide du sens de l’esprit ou de l’ame reconnoît, sans se tromper, si ceux qu’il écoute bien s’expliquent clairement, raisonnent juste, & touchent ou plaisent par leur manière de s’exprimer. »

« La Peinture, qui est un langage, ne doit pas se borner à parler uniquement aux Artistes ou à ceux qui savent bien ou mal le Vocabulaire tèchnique de cet Art. Il doit parler à tout le monde, s’expliquer clairement, raisonner juste, plaire ou attacher. » « Or s’expliquer clairement, pout un tableau, c’est offrir les objets imités, de manière que vous ne puissiez ni vous tromper ni être arrêté par des incorrections & des obscurités. Bien raisonner en Peinture, c’est faire naître dans l’ordre qu’elles doivent avoir, les idées qui sont convenables au sujet dont elle parle, d’après une intention suivie. Enfin, plaire ou attacher, relativement au Peintre, c’est présenter des objets intéressans, ou, tout au moins, choisis, & s’ils ne sont ni fort intéressans, ni d’un choix distingué, c’est les offrir au moins avec les agrémens qui peuvent leur être propres, & non avec les disgraces dont ils seroient susceptibles. »

« Il ne faut donc pas que vous exigiez, en interrogeant une représentation d’objets communs, qu’elle attache votre esprit ou qu’elle touche votre cœur, & croyez que ceux qui mettent si souvent en jeu l’esprit & le cœur, les usent tellement l’un & l’autre qu’il ne leur en reste souvent que des souvenirs. Si les représentations dont je parle, rappellent fidèlement à vos yeux & à votre mémoire des objets qui, comme tous ceux de la nature, ont leur perfection, leur beauté & souvent même leur grace, souriez à cette magie de l’Art ; mais n’enviez pas, & sur-tout ne jouez pas des enthousiasmes qui seroient déplacés, quand même ils seroient vrais. »

« Quant aux objets qui sont de nature à attacher & à toucher vivement, n’exigez pas non plus une expression égale à la nature même ; car alors vous desireriez que l’Art fût la nature, & l’Art ne peut en opérer que la représentation. Une glace fidèle ne pourroit pas même satisfaire votre desir exagéré ; car bien que les images qu’elle représente soient ce qui approche le plus de la vérité, elles ne sont cependant, pour me servir d’un terme de l’Art, que la contr’épreuve de la nature. »

« Observez cette nature animée, vous verrez l’homme ému, lorsque ses émotions sont vives, passer rapidement & instantanément de nuances en nuances sans s’arrêter à une seule ; mais la représentation peinte, qui est immobile & immuable, ne peut vous présenter que celle des nuances instantanées que le Peintre a préférée, & son pouvoir ne s’étend qu’à les choisir. Je sais que l’expression est la partie de la Peinture la plus recherchée par ceux de votre classe, qui ont plus d’esprit ou de sentiment que de lumières sur les moyens & les procédés de l’Art ; mais cette partie, la plus distinguée sans doute de toutes celles de la Peinture, est dépendante de toutes les autres. L’expression est l’ame de la représentation humaine, mais l’ame ne se montre dans la nature même qu’au moyen de parties & de formes corporelles, qui doivent être propres à


recevoir ses impressions. Le personnages d’un tableau pour paroître affectés de quelqu’impression, de quelque passion que ce soit, doivent, avant tout, se montrer conformés comme ils doivent l’être. Leurs traits, leur maintien, leurs gestes doivent parler sans doute ; mais ces traits ne parlent point ou s’expriment mal, lorsqu’ils ne sont pas bien à leur place ; ce qui rend indispensable au Peintre la connoissance anatomique du corps humain & l’habitude d’en représenter tous les aspects. »

« Les gestes doivent parler aussi sans doute ; mais la pondération ou l’équilibre que tous les membres observent dans les moindres mouvemens, par une loi immuable de la nature, n’exigent-ils pas de l’Artiste l’étude de cette science ? Tout ce qui contribue à l’expression que vous desirez principalement dans les tableaux a donc droit à votre estime, d’après de très-simples réflexions. »

« Il ne vous est pas nécessaire d’entrer dans les détails de l’Art ; il vous suffit de les entrevoir ou d’employer quelques momens, non de ceux qui appartiennent à vos occupations, mais à vos loisirs, pour voir dessiner, ébaucher & peindre. Alors vous connoîtrez, autant qu’il vous est nécessaire, que dans la Peinture il est un Art pratique fondé sur des connoissances acquises auxquelles vous accorderez certainement un degré d’estime. Vous ferez alors réflexion que si vous exigez principalement des personnages du Théâtre l’expression, c’est que la nature est chargée presque de tout le reste ; les personnages d’un tableau sont bien, à la vérité, des acteurs d’une scène pittoresque ; mais le Peintre est obligé de les créer, de les organiser, comme il est obligé de les faire jouer ; vous devez donc partager votre estime pour lui entre le don merveilleux de créer & celui d’animer. »

« Ne seroit-ce rien d’ailleurs, je m’en rapporte à votre raison, que le mérite de feindre le relief des corps sur une surface platte ; de faire naître, par l’artifice des couleurs, l’idée de la profondeur sur une table ou sur une planche, dont la surface est lisse ; de faire croire que l’air circule autour des objets qu’on y représente ; de rappeller l’idée des élémens, les illusions de la perspective, effets, sans doute, moins intéressans que l’expression ; mais qui, une fois connus & établis, méritent de vous une juste appréciation, une indulgence nécessaire, & de ne pas exiger trop exclusivement de l’Art la perfection d’une partie en faisant peu d’estime de toutes les autres. »

Ces objets élémentaires, dont je présente ici l’essai, comporteroient, comme on l’apperçoit aisément, un Ouvrage, & je dois me borner à un article. Je m’arrête donc, en ne me permettant plus que quelques mots relatifs à un autre ordre, qui, indépendamment de ceux dont je viens de parler, se trouvent compris dans la classe qui ne protège ni n’exerce les Arts.

Cet ordre, que le nombre & l’utilité rendent respectable, est ce qu’on nomme le Peuple, nom que les différens points de vue sous lesquels on l’envisage élèvent aux regards de la raison, & abaissent aux yeux de l’orgueil. Le Peuple, selon les climats qu’il habite,, les institutions auxquelles il est soumis, & sur-tout selon le bonheur dont il jouit ou les maux qui l’accablent, partage plus ou moins à son tour les plaisirs & les bienfaits des Arts, dont les ouvrages s’offrent occasionnellement à lui.

En Grèce, le Peuple sentoit jusqu’aux finesses de l’Eloquence, jusqu’aux nuances de l’élocution : il étoit sans doute alors moins accablé sous le poids des peines & moins enchaîné aux travaux forcés & aux besoins. Dans l’Italie encore, le Peuple sensible & frugal, loin d’être sourd au langage du Statuaire, du Peintre, du Musicien, du Poëte, sacrifie des portions du temps nécessaire à ses travaux & du fruit qu’il en retire, pour entendre, pour juger les Arts & les Artistes. Il respecte les chefs-d’œuvre exposés en public ; il en explique les beautés à l’étranger qui s’arrête pour les considérer ; il écoute & chante les vers du Tasse, de l’Arioste, & marque, par une sorte d’inspiration spirituelle, son sentiment sur les accords & les accens dont les Temples & les Théâtres résonnent sans cesse, & où il est admis librement & à peu de frais.

La Nature, moins favorable aux climats rigoureux, ne semble pas accorder aussi libéralement à ceux qui les habitent le don de voir & d’entendre, relativement aux talens, ils participent foiblement à la civilisation qu’opèrent les Arts libéraux, & cette privation forme une nuance remarquable dans le caractère national.

Il seroit difficile, comme on peut le sentir, d’offrir à ceux dont je parle quelques préceptes sur des jouissances dont ils sont presque totalement privés. Le bonheur seroit le premier élément sur lequel il faudroit s’établir, & cet élément ne dépend ni d’eux, ni de nous ; ce qui seul est en notre puissance, c’est de desirer, pour tous les ordres de nos sociétés, qu’il n’y en ait aucun d’assez asservi par les besoins & les travaux de tous les jours & de tous les momens, pour ne pouvoir participer aux satisfactions qui dérivent des sentimens naturels & aux jouissances que procurent tous les Arts, lorsqu’ils en parlent le langage.

Souhaitons que dans des momens de loisirs nécessaires le Peuple même puisse se livrer à des plaisirs innocens qui adoucissent les travaux & charment les peines inévitables de la vie. Désirons que, par les soins protecteurs & bienfaisans des Princes pacifiques, les institutions & les convenances, soutiens des Arts nommés autrefois di-


vins, les élèvent à la perfection, qui les a rendus dignes de ce nom ; souhaitons enfin que les Artistes regardent la gloire de parvenir à cette perfection, comme un tribut qu’ils doivent à la patrie, & que ceux qui sont réservés au bonheur de jouir à leur gré des productions artielles, rendent leurs jouissances plus parfaites & plus assurées, en contribuant, par tous les moyens qui leur sont propres, au maintien des principes, des convenances & du bon goût.

ARTICULATION, (subst. fém.) Voyez ci-apres le mot ATTACHES.

ARTISTE, (subst. masc.) Ce terme désigne un homme qui exerce un Art libéral ; Artisan, désigne celui qui pratique un Art méchanique. Il faut observer que ces explications sont fondées sur l’usage le plus général dans le temps où j’écris ; car les mots Artiste & Artisan ont dû s’employer indifféremment lorsqu’on ne distinguoit pas avec autant de précision qu’on le fait la différente nature des Arts. On nomme donc aujourd’hui un Forgeron, un Charpentier, un Maçon, Artisans, & le Peintre le Sculpteur, le Graveur, Artistes. Cependant on ne nomme pas ainsi le Poëte ni le Musicien. Cette distinction vient sans doute de ce que les Artistes que j’ai désignés emploient dans la pratique de leurs Arts, & mettent en œuvre pour leurs ouvrages des matières & des procédés qui semblent quelquefois les rapprocher des Artisans, tandis que le Poëte & le Musicien ne font usage que de signes convenus qui n’ont aucun rapport à ce qu’on appelle travail de la main.

Comme mon but est non-seulement de rapprocher les Beaux-Arts les uns des autres, mais de les considérer le plus qu’il est possible par ce qu’ils ont de noble & d’élevé, je m’étendrai principalement, en parlant ici du Peintre, sur les qualités libérales qu’on doit désirer dans un homme voué aux Arts, & qui les exerce avec le respect qu’on leur doit, dans un homme dont les devoirs sont de transmettre ses lumières par des instructions & des exemples, dans un Artiste enfin, qui contracte l’obligation d’augmenter la gloire de sa patrie, en illustrant son nom par des talens & des vertus.

La vue prompte & juste, la main adroite & fléxible sont incontestablement des qualités nécessaires à l’Artiste. J’oserai y ajouter, non comme essentielle, mais comme favorable, une conformation heureuse & même distinguée ; les proportions & les formes qui nous appartiennent, s’offrant continuellement à nous, il est impossible que nous n’en ayons pas une conscience habituelle, & que l’Artiste ne mêle pas machinalement les siennes à celles qu’il dessine & qu’il peint.

Sa complexion doit être assez forte pour soutenir une vie contemplative & sédentairement laborieuse.

Pour peu qu’on s’arrête à cette observation, on est tenté sans doute de dire : « Nature, à quoi donc nous as-tu véritablement destinés, puisque notre organisation exige, pour conserver sa force & sa beauté, que des occupations corporelles s’entremêlent sans excès & sans effort avec le repos & les délassemens, donc un penchant & un besoin universels nous font la loi, & que cependant il faut, pour parvenir aux perfections de l’esprit, auxquelles tu nous appelles par de si vifs desirs, se consacrer à des études & à des méditations qui trop souvent épuisent notre ame, défigurent notre conformation, altèrent nos organes & terminent nos jours au sein des douleurs ? »

Mais gardons-nous, pour l’intérêt des sociétés & des Arts, de nous fixer à cette réflexion décourageante. Hâtons-nous plutôt de joindre à la justesse, à la souplesse des organes, à la conformation heureuse, à la bonne complexion, dont nous avons déjà enrichi notre Artiste, les dons spirituels que nous croyons les plus favorables à ses succès & à son bonheur.

Si nous avons mis à la tête des qualités physiques la justesse & la prompte flexibilité des yeux de la main, il est conséquent de placer au premier rang des qualités intellectuelles, la droiture de l’esprit & sa vivacité. Joignons-y une mémoire fidèle & docile.

La mémoire se fortifie & s’augmente par l’habitude qu’on se fait de rappeller souvent les idées qu’on a reçues ; comme la facilité & l’adresse des organes s’acquiert en répétant les mêmes mouvemens.

Mais comme on peut distinguer différens caractères de mémoire, préférons de douer notre Artiste de celle des idées, des objets & des formes, & laissons aux Savans celle des dates, des faits & des noms qui leur est indispensable.

La mémoire des idées aide à former dans les Arts & pour la moralité de l’homme, la chaîne de ce qu’on appelle principes, sans laquelle on ne pense, on n’agit, on ne travaille qu’au hasard.

La mémoire qu’on peut appeller locale, celle des objets & des formes, est le magasin de vérités pittoresques, où l’Artiste doit trouver ce qu’il a rassemblé pour le besoin de son Art. Cette mémoire n’est pas très-commune, & si l’on se donne la peine d’observer, on distinguera facilement dans la société ceux qui en sont privés, parce qu’on ne leur trouvera pas dans le discours une précision & une certaine justesse descriptive qui proviennent de cette sorte de mêmoire. Elle est indispensable sur-tout aux Peintres, dont les imitations doivent être justes & les formes précises. Elle est presque aussi nécessaire à ceux qui veulent juger des ouvrages de la Peinture, parce qu’il faut pour porter un bon jugement, qu’ils se rappellent exactement les formes & les objets imités.


Mais les deux espèces de mémoire dont je viens de parler, demandent que notre Artiste, pour en faire un usage brillant, soit doué d’imagination.

Donnons-lui donc cette faculté d’emmagasiner avec activité les images choisies de tout ce qui tombe sous les sens, & de les retrouver, avec la même promptitude, au moindre desir, pour les reproduire & les assembler à son gré.

Rien n’est si essentiel à l’Artiste, dont la destination est de créer, sans cependant être véritablement créateur, que de pouvoir recueillir & mettre en œuvre rapidement les images de tout ce qui existe, par rapport à l’homme. Aussi voit-on ceux qui sont dénués de cette faculté chercher dans les dessins, les études, les estampes, ce qui leur manque, & dérober ainsi dans le magasin des autres, parce qu’ils n’ont pu s’en former un.

Mais la mémoire & l’imagination seroient insuffisantes pour les succès auxquels nous préparons notre. Artiste, si le jugement ne formoit la liaison des idées & le juste enchaînement des principes. C’est lui qui doit soumettre tout ce que produira notre Peintre aux convenances générales & aux grandes conventions qui existent detout temps, ou qui s’établissent parmi les hommes.

Mes dons s’étendroient jusqu’à la prodigalité, si je suivois l’intérêt que n’ont cessé de m’inspirer, depuis ma tendre jeunesse, & les Arts & les Artistes. Je leur donnerois (semblable à celui qui croit tout nécessaire à ce qu’il aime) la franchise de l’ame, parce qu’elle repousse ce qui est faux dans les formes, comme elle rejette les sentimens affectés ; la fermeté de caractère, qui met une suite opiniâtre dans les bonnes études, comme elle en met dans la bonne conduite ; une patience, propre à surmonter les difficultés, sans éteindre le feu de l’émulation ; un desir intelligent de la gloire, qui n’anticiperoit pas sur l’acquisition des moyens ; une aptitude à être ému, effet d’une conception vive ; enfin, la sensibilité, sans laquelle il n’est point de succès à espérer.

J’hésite ici, je l’avoue, sur la mesure qu’il faudroit lui donner ; car celle qui répandroit l’intérêt le plus touchant sur les productions de l’Artiste, & dans l’ame de ceux qui doivent s’en occuper, pourroit bien aussi troubler quelquefois la sienne. Si cet inconvénient est inévitable, prémunissons cette ame sensible par une sagesse courageuse, amie de l’ordre & des convenances, seule propre à servir d’appui dans les circonstances pénibles ou dangereuses, auxquelles elle pourroit se trouver exposée.

Et quand ce secours ne seroit pas infaillible, pourroit-on se résoudre à priver celui dont l’occupation habituelle doit être de plaire & de toucher, de ce qui seul plaît & touche véritablement ? Que tout Artiste donc, qui n’a le cœur susceptible ni d’amour, ni de tendre amitié, renonce à placer son nom & ses ouvrages au premier rang ! Il pourra se montrer savant dans son Art, Dessisnateur, Coloriste ; il ne sera ni Raphaël ni le Corrége. Il plaira aux regards, occupera quelquefois l’esprit, mais ne parviendra jamais jusqu’au cœur ; car, dans les Arts, on ne touche qu’autant qu’on est touché.

Après avoir formé & animé notre Artiste, faisons lui parcourir sa carrière ; mais commençons par le considérer, en intervertissant un peu sa marche, comme destiné à instruire ; car, dans la Peinture, il existe une liaison si généralement établie entre la pratique & l’enseignement, que tout Artiste devient maitre dès qu’il cesse d’être disciple, & même le plus souvent lorsqu’il l’est encore. C’est en considérant ces dispositions nobles & véritablement libérales, qu’on pourroit s’étonner & se plaindre de ce que dans notre siècle, où l’on s’occupe avec tant d’intérêt de l’éducation, il n’y a guère que les seuls Artistes qui se fassent un plaisir & une sorte de devoir de payer leur tribut à la patrie, en reproduisant d’autres Artistes. On les voit, en effet, sacrifier pour cela librement & sans intérêt des portions journalières d’un temps précieux, & s’affectionner à des enfans adoptés, au risque de s’en faire des rivaux ; dont ils savent, à la vérité, s’enorgueillir au lieu d’envier leurs succès.

Nos mœurs ne comportent malheureusement pas que le Magistrat forme des Magistrats, comme l’Artiste forme des Artistes. Nos Scevola ne se chargent plus de donner à leur patrie des Cicérons *, & dans chaque état un penchant naturel, ou mieux encore, le sentiment patriotique, n’entraîne pas ceux qui s’y distinguent à se choisir des enfans d’adoption ; mais après avoir observé à cette occasion que c’est l’intérêt & le défaut d’autre moyen de vivre parmi nous, qui produisent le plus grand nombre des Instituteurs, plaignons à leur tour nos Arts qui, par l’effet d’opinions fausses, n’ont de ressource pour recruter leur jeune Milice que les classes où généralement le besoin & l’ignorance se font le plus appercevoir ; car par l’inconséquence des préjugés qui subsistent parmi nous, tandis que la voix publique élève le nom des Artistes devenus célèbres au rang des noms les plus distingués, une infinité d’hommes qui n’ont aucune véritable distinction, ne permettroient pas à ceux de leurs enfans qu’un penchant marqué entraîneroit au talent de la Peinture, de s’y consacrer.

Il résulte de ce préjugé que le plus grand nombre des jeunes Artistes n’apporte pas dans les Arts l’éducation préparatoire qui leur seroit nécessaire, & pour leur avantage, & pour donner une plus parfaite instruction à leurs Élèves.

Cet inconvénient influe sur le progrès général de l’Art, sur-tout lorsque les Artistes deviennent


Professeurs publics par le choix d’une Académie ; car alors la plupart n’ont ni l’aptitude, ni le temps de préparer des instructions qu’il seroit infiniment utile de donner à tous les Élèves réunis, avant qu’ils contmençassent à dessiner le modèle dans chacune des poses qu’on leur offre à imiter.

Il n’en est pas ainsi des autres Instituteurs, qui étant instruits & moins occupés que les Artistes, peuvent d’autant mieux préparer leurs leçons qu’ils abandonnent ordinairement toute autre occupation pour se livrer à celle d’instruire.

Quoique les Artistes n’ayent que rarement les instructions que la Peinture rend plus nécessaires qui une infinité d’autres professions, cependant on leur voit, de nos jours, une plus grande urbanité qu’autrefois, relativement aux manières & au langage, parce que cette sorte d’éducation est plus répandue qu’elle ne l’étoit dans tous les ordres de la société ; d’ailleurs, les Artistes qui ont eu le malheur d’en être privés s’efforcent par une étude tardive & souvent pénible d’y suppléer, en dérobant aux travaux de l’Art des momens précieux, ou aux délassemens ceux qui seroient nécessaires pour leur santé. Enfin, ces Artistes, vivans beaucoup plus hors de leurs attelïers qu’ils ne faisoient, reçoivent dans la société un certain vernis d’éducation que quelquefois ils achetent trop cher, soit parce qu’ils adoptent en même temps des idées peu conformes aux vrais principes de l’Art, soit parce qu’ils contractent l’habitude d’une dissipation d’autant plus dangereuse qu’elle offre plus d’agrément à ceux qui ont quelques succès.

Je dois ajouter au nombre des inconvéniens qu’entraîne pour les Artistes le défaut d’instruction, la difficulté qu’ils éprouvent lorsque, portés à transmettre d’utiles observations & des procédés éprouvés, ils sont arrêtés par ce qu’on peut appeller le métier d’écrire.

Un moyen de surmonter cette difficulté seroit l’usage & l’habitude de conférer, soit par des lectures, soit par des dissertations sur la théorie & sur la pratique de l’Art. Ce moyen n’a point échappé aux Instituteurs de nos Académies. Ils en avoient prescrit l’usage, & tandis qu’un excellent Professeur dirigeoit la jeunesse dans l’exercice du dessin, ils croyoient avec raison avantageux pour les Maîtres, que certains jours ils se communiquassent leurs lumières. Ils supposoient qu’un choix des Élèves les plus méritant & les mieux disposés, admis dans leurs assemblées, s’instruiroient en les écoutant, & que ces jeunes disciples feroient ainsi un cours d’instruction, qui les habitueroit à réfléchir & à méditer à leur tour.

Cet usage est tombé en désuétude, & d’après ce que j’ai exposé, sans avoir dit, à beaucoup près, tout ce que comporte cet objet, il n’est pas étonnant qu’on en soit venu jusqu’à regarder comme inutiles & pédantesques des soins que n’ont pas dédaigné cependant les Bourdon, les Jouvenet, les Le Brun, les Coypel, & tant d’autres dont le nom & quelques conférences qui nous restent, suffisent pour combattre des raisonnemens faux ou des plaisanteries déplacées.

Mais, quoiqu’on ne développe pas ici tout ce qui a rapport à cet objet digne d’être traité particulièrement, la nécessité d’une première éducation est trop évidente pour être contestée. Je dois donc la mettre au rang des dons faits à mon Artiste, & la lui désirer telle qu’il puisse se plaire & même se délasser en s’instruisant par la lecture, & en écrivant sur son Art. Je veux qu’il enrichisse son imagination, en la nourrissant des ouvrages originaux, où se trouvent déposées les vérités & les fables, soutiens de nos Arts. Je désire qu’il apprenne dans les livres moraux à connoître les hommes & leurs passions, que ses travaux sédentaires ne lui permettent pas d’étudier & de suivre d’aussi près que peuvent le faire des Philosophes observateurs.

C’est ainsi que je le rapprocherais des Artistes célèbres de la Grèce, qui n’étoient admis à exercer la Peinture & la Sculpture, qu’autant qu’ils étoient libres, instruits, exempts de toute impression servile & de tout esprit mercantile. Si mes souhaits, à cet égard, ne peuvent être entièrement réalisés, que mon adepte se fasse au moins l’illusion de se croire destiné à consacrer principalement & aussi librement qu’il lui sera possible ses travaux, aux Héros & à la Patrie !

Il peut atteindre à ces idées, malgré nos préjugés & nos mœurs, parce que la noblesse de l’ame est attachée aux Arts libéraux, & que, malgré tout obstacle, ils élèvent habituellement ceux que la Nature y a destinés, au-dessus des idées vulgaires.

D’ailleurs, il nous reste quelques chefs-d’œuvre des siècles où ces Beaux-Arts étoient le plus honorés. Les idées de la Grèce & de l’Italie circulent encore dans les atteliers & dans les Écoles, comme un élément salutaire qui les vivifie.

Aussi les premières récompenses que doit obtenir mon Artiste, seront l’effet de cette influence sur d’heureuses dispositions ; bientôt animé par l’émulation, je le vois mériter, en accumulant les prix graduels, de faire, sous les auspices du Gouvernement dont il fixe les regards, ce pélerinage intéressant, auquel se vouent tous ceux qui veulent atteindre la perfection des Arts.

Mais ce n’est qu’au terme où les facultés intelligentes marcheront d’accord avec la facilité de dessiner & de peindre, qu’il verra couronner ses desirs & les espérances. Je veux que suffisamment muni de connoissance théoriques, de lectures utiles, d’habitude de voir & de sentir, il se soit plus d’une fois écrié : « O Italie, ô Rome lieux desirés par tous ceux qu’embrase l’amour des Arts, lieux où se trouve encore aujourd’hui cette chaîne d’or-là attachée à la Grèce, étendue jusqui a l’Italie, & de-là dans nos climats, où les chaînons usés amenacent de nous échapper ! Quand serai-je


digne de vous parcourir ? Quand pourrai-je recueillir à mon tour quelqu’un de ces fruits précieux qui communiquent l’immortalité ? »

Après ces exclamations, s’il obtient enfin le prix décisif, & il l’obtiendra dans l’âge le plus propre à en profiter, c’est à quiconque est initié dans les Arts à se peindre son ravissement. Tout ce qui pourroit l’attacher à son pays est oublié, tous liens semblent rompus : il n’a plus d’autre soin, d’autre occupation que les apprêts de son voyage. Le jour, la nuit, dans les rêves, il se croit déjà parvenu au but de ses desirs : il est à Rome ; il court se prosterner devant Apollon au Belvédère, devant Raphaël au Vatican. Tandis qu’il céde à ces premiers transports, mon embarras est de déterminer la méthode qu’il va suivre, pour mettre à profit, le mieux qu’il est possible, le temps si rapide, & peut-être trop court qui lui est accordé pour ce voyage. Donnera-t-il la préférence à l’observation inactive & à la méditation ? Se laissera-t-il entraîner à copier sans cesse pour remporter, lorsqu’il les quittera, le portrait de toutes les beautés dont il jouit & qu’il craint déjà de perdre. Dans cette incertitude, qu’il redoute encore plus de laisser échapper des instans qui ne reviendront jamais. Le temps n’est pas indéterminé, comme lui. Il marche, il vole sans s’arrêter ; mais c’est au sage supérieur qu’une des plus heureuses de nos institutions place dans la Capitale des Arts, pour surveiller les dernières & décisives études de nos Artistes, à le décider. Heureux secours, si dans l’âge de l’effervescence, on êtoit capable d’en bien apprécier l’avantage ! Mon Élève sentira le besoin d’avoir un guide. Il respectera les convenances inséparables d’une subordination nécessaire. Il se considérera d’avance lui-même dans une place qu’il doit mériter. Il se soumettra à l’Artiste vétéran que l’âge & le mérite lui donnent pour supérieur, parce qu’il voudra qu’un jour on condescende à ses soins saturages. Je le vois donc convenablement soumis à ce supérieur, qui connoît, en se rappellant ses premiers temps, avec quelle prudence on doit ménager dans le ; jeunes Artistes, ce que l’effervescence, nécessaire au talent, ajoute à celle de l’âge. Celui-ci, à son tour, éclairera ses Élèves par des raisonnemens & des démonstrations, c’est-à-dire, par des conseils & des exemples. Il se montrera à eux comme un père & un ami, titres préférables à ceux de maître & de supérieur.

C’est donc lui qui, d’après le caractère, les connoissances acquises, les dispositions & les penchans qu’il reconnoît à mon Artiste, le suivra, comme Mentor suivoit Télémaque dans ses erreurs & dans ses travaux. Son indulgence excusera quelques foiblesses, dont on ne doit pas tirer un trop prompt ni trop rigoureux présage. Sa prudence observera des travaux quelquefois rallentis par des méditations, quelquefois obscurcis par le découragement, & qui quelquefois aussi sont exaltés jusqu’à l’excès par quelque réussite. Pour modérer l’amour-propre de ses enfans d’adoption, il saura fixer avec adresse leurs regards sur les chefs-d’œuvre des grands Maîtres ; il relevera le courage abattu, par des critiques justes & encourageantes, sur des ouvrages moins parfaits. Enfin, il préviendra, par des attentions & des soins réfléchis, la nonchalance à laquelle entraînent la température du climat & de légers égaremens qui, trop souvent, en sont la suite ; car il ne faut pas perdre de vue que la jeunesse, sur-tout celle dont les travaux éveillent les sens & animent sans cesse l’imagination, a plus de risques à courir que toute autre, & plus de mérite à les éviter. C’est ainsi que les conseils, la méditation, les études entremêlées donneront à mon jeune novice dans le temps de ses épreuves, les lumières qui doivent l’éclairer sur sa véritable vocation. Mais je l’ai supposé véritablement appellé, & je le vois, par cette raison même, redouter le moment fixé pour son retour. Déjà prévenu de ce terme fatal, il est porté à croire que le Génie cosmopolite de sa nature trouve par-tout une patrie, & que celle d’un Peintre ne doit être que le pays où son talent peut se perfectionner davantage, & se trouver employé à de plus nobles travaux. De nouvelles exclamations expriment ses regrets de quitter la Capitale des Arts. Il desireroit s’y fixer pour toujours ; mais il écoute les conseils, le devoir & la raison. Enfin, l’honneur qu’il va recueillir, & ce qu’il doit à des parens qui attendent cette récompense des sacrifices qu’ils ont faits pour lui le déterminent ; mais ses regrets ne peuvent être adoucis dans sa route que par les projets qu’il fait déjà de revenir au premier moment de liberté, dans ce pays fortuné, où, entouré d’une nature favorable & de tant de chefs-d’œuvre, il ne vivra que pour la Peinture, où, dans un calme, dans une espèce d’isolement si délicieux pour ceux qui s’abandonnent à la passion des Arts, il réparera le temps qu’il croit n’avoir pas assez bien employé. Deux fois dans ma vie témoin de ce bonheur que goûtent à Rome nos jeunes Adeptes, je n’oublierai jamais les momens délicieux que j’ai partagés avec eux.

Mais je retiendrois trop long-temps mes lecteurs qui la plupart ne peuvent avoir le même intérêt que nous à ces détails, & qui ne peuvent s’en faire une juste idée, si je m’arrêtois à toutes les sortes de jouissance qu’a éprouvé mon Artiste à la fleur de son âge & de son talent. Je l’ai préparé, comme on l’a vu, à ne s’abandonner qu’à celles qui ne peuvent endormir ou égarer son talent. Aussi je le ramène dans sa patrie au temps où il peut dignement s’acquitter de la reconnoissance qu’il lui doit & payer son tribut à la gloire nationale.

Qu’il seroit heureux si pour remplir ses justes devoirs & des sentimens si louables, plein de cette ferveur pure qu’on n’a qu’a cet âge, il trou-


voit à son arrivée quelque grand ouvrage à entreprendre ; si déjà connu & apprécié de ses anciens maîtres & de ses supérieurs, par les essais qu’il leur a envoyés & par l’estime qu’on a conçue de lui, il se trouvoit chargé d’orner de peintures une coupole, une galerie, quelque plafond où il s’efforceroit de lutter contre le Dominiquin, le Corrége, le Cortone ; de décorer un temple de justice, un hôtel-de-ville, une suite d’appartemens dans les palais de nos Rois ; c’est alors qu’il défieroit au combat les grands Artistes dont la gloire, toujours presente à sa pensée, le fatigue, comme l’esprit qui s’emparoit des Prophètes pour leur faire prononcer des vérités éloquentes & sublimes. Si ces vœux qu’il forme & que je fais avec lui étoient remplis, si les grandes Municipalités de nos Provinces, si ces ordres Monastiques, autrefois si utiles à la culture des terres & qui pourroient l’être au soutien de nos Arts, lui préparoient de grandes entreprises, qu’avec ardeur on le verroit se refuser aux charmes de la Capitale, s’enfermer dans les cloîtres, s’y choisir pour société, sans, crainte de se faire de rivaux, de nombreux Élèves, qui, graces au caractère & à l’importance des ouvrages, seroient en état de moissonner peut-être plutôt qu’il ne l’a fait, les fruits de l’Italie ! C’est alors que j’espérerois de voir renaître les beaux jours de nos Arts ; car ce sont les grandes entreprises qui sont éclorre les grandes idées, qui obligent l’imagination à s’étendre par l’ascendant même des dimensions physiques, à se multiplier, en faisant agir un grand nombre de coopérateurs, en les approchant de soi pour son propre intérêt, en hâtant leur talent par l’instruction & les exemples. On ne verroit plus aussi souvent l’Artiste s’isoler dans un cabinet retiré, pour s’occuper d’ouvrages qu’il peut exécuter seul.

Combien alors il est éloigné de cette situation heureuse dont j’ai parlé, mais ce malheur ne dépend pas de lui. Le réfroidissement général du goût pour les grands genres & les grands ouvrage, (on ne peut trop le répéter,) est ce qui menace véritablement nos Arts, & ce qui nuit le plus aux succès & au bonheur de nos Artistes.

Si quelques-uns de ces Artistes en doutoient, qu’ils comparent leur vie & leurs petits travaux isolés avec la vie ostensiblement laborieuse & communicative de Raphaël, des Carrache, de Rubens ; qu’on se rappelle ces chefs d’École, sortant de leurs atteliers, entourés & suivis par une foule de disciples, qui participoient à leurs travaux, sans leur en ôter la gloire ; qu’on se représente ces grands dans l’ordre du talent, portant leurs pas avec leur honorable cortége, ou vers les monumens de Rome, ou dans les campagnes, pour y admirer les beautés de l’Art & de la Nature. Reportons ensuite nos yeux sur la plupart de nos Artistes. Voyons-les sortir seuls de leurs atteliers, qu’ils laissent en proie à une troupe d’autant plus indisciplinée qu’elle est plus souvent isolée de ses maîtres : voyons-les se mêler dans des cercles, étrangers à leurs occupations, dans les sociétés où ils sont contraints d’abjurer le langage des Arts, ou dans lesquelles ils sont flattés si mal-adroitement & avec tant d’ignorance, qu’ils ne peuvent, sans rougir, s’approprier l’encens qu’on leur prodigue.

Mais ces changemens désavantageux tiennent, comme je l’ai dit, aux usages, au luxe, à l’esprit de personnalité, plus répandu que jamais, & peut-être est-il bien tard pour y remédier.

Les moyens que j’ai indiques, en faisant des vœux pour mon Artiste, sont les plus puissans que l’on put employer ; &, je le répète encore, les grands travaux dans les Arts font seuls éclorre de grands Artistes. L’intérêt & la protection accordée & conservec pour les grands genres (j’étends ce mot à l’Éloquence, sa Poësie, comme à la Peinture & à la Sculpture) multiplient seuls les efforts, excitent l’émulation & éveillent le génie.

On peut diviser en deux les productions des Beaux-Arts : les grands genres sont la noble part dont les Administrations doivent se charger pour la gloire nationale. Les genres moins distingués peuvent se reposer avec confiance sur les soins & sur les besoins nécessaires ou superflus de la société. Non-seulement ils n’auront rien à desirer, mais plus les grands genres qu’ils jalousent quelquefois se soutiendront avec éclat, plus les autres s’efforceront eux-mêmes de tendre aux perfections qui leur sont propres.

Mais mon Artiste me rappelle pour lui donner un conseil difficile ; il touche à un des momens les plus intéressans pour le moral de sa vie. Se vouera-t-il au célibat, dans le dessein de se rendre plus indépendant ? Se livrera-t-il, pour avoir des raisons de plus d’aimer la vie retirée, à l’incertitude des avantages ou des désagrémens d’une union indissoluble ?

Ici je crois avoir entrepris au-delà de mes forces, en me chargeant de diriger en tout sa destinée. Les mœurs actuelles (je le dis avec franchise, mais sans amertume) rendent ma décision plus douteuse, relativement aux Artistes, qu’elle ne l’auroit été dans les temps où les mœurs de leur état étoient plus simples & leur vie moins dissipée. Le mariage leur fait regarder aujourd’hui bien plus qu’autrefois, leurs talens comme une profession lucrative, & le véritable esprit des Arts s’altérera d’autant plus, que cette manière de les envisager sera plus répandue. Le luxe, où participent les Artistes, les besoins qu’ils se font & l’accroissement de ces besoins, lorsqu’ils ont une compagne qui les partage, deviennent l’écueil, non pas toujours de leur fortune, mais trop souvent de leur gloire.

D’une autre part, les droits de la nature & le genre des travaux même des Artistes célibataires, exposent la plupart d’entre eux habituellement à


des impressions plus dangereuses pour eux que pour la plupart des autres hommes ; car si la perte du temps peut se réparer, sur-tout dans la jeunesse, par des travaux forcés, il est bien difficile, dans l’habitude des foiblesses, de conserver & de reprendre, quand on en a besoin, cette pureté, & cette élévation d’esprit & d’ame, qui s’altèrent & même te détruisent absolument, lorsque le corps & les sens s’avilissent dans les déréglemens, ou sont énervés par les maladies.

Laissons les circonstances, le temps sur-tout & le hasard, auquel on ne peut quelquefois se soustraire, décider de l’objet qui a causé nos doutes. Conservons seulement à notre Artiste, par l’espèce de passion que nous lui avons donnée pour la Peinture, une défense contre l’excès des véritables passions, une ressource contre le désœuvrement, qui souvent en est la cause, & un moyen d’attendre que l’âge mûr le détermine. Joignons à ces secours & I ces préservatifs le goût de la lecture, celui des lettres, sans la prétention de s’en prévaloir, ni de s’y livrer ; car les Muses sont des maîtresses jalouses, qui ne souffrent point le partage du génie & se vengent même des inconstances passagères. Que notre Artiste soit cependant assez initié dans leurs différens langages, pour converser au moins avec elles.

C’est ainsi que jouissant principalement de ses talens & en faisant jouir ses amis & sa patrie, il se verra conduit insensiblement par des plaisirs purs au terme où l’activité de l’esprit & celle des forces, s’affoiblissant, vont rallentir ses desirs de gloire & ses travaux. Il est un âge où l’Artiste, comme l’Athlête, doit suspendre ses armes, &, vétéran glorieux, faire ses derniers plaisirs d’encourager les jeunes Combattans. S’il suit en cela, comme dans le reste, la destinée que j’ai tracée pour lui, je le verrai, se refusant à des travaux qui surpassent ses moyens, les solliciter pour ceux qui, dans la même carrière, lui paroissent plus propres à les accomplir ; en leur abandonnant ses lauriers, il se réservera le noble droit de leur apprendre à les cueillir. Ce mérite si honorable de partager, en s’y intéressant, la gloire de nos jeunes Rivaux, de se faire un plaisir habituel d’en être chéri, de s’en voir entouré, de jouir encore en eux des talent qu’on ne peut plus exercer, est une prérogative de nos Arts, qui a procuré comme récompense à plusieurs de ceux qui s’y sont distingués, une vieillesse respectée, heureuse & tranquille.

Notre Ecole en offre plus d’un exemnle. Tels ont été les Boullognes, les Cazes, les Galoches ; tel étoit encore, tandis que j’écrivois cet article, un des soutiens de notre Académie[5]. La sagesse, la modestie, la bienveillance, le goût constant pour les talens, pour l’instruction de ceux qui les exercent, occupoient avec délices ses momens & charmoient ses maux. Jeunes Artistes, qui venez de perdre un si beau modèle, gardez-en bien le souvenir. Que votre Art soit pour vous, comme il l’étoit pour lui, l’objet constant de vos affections. L’indifférence seroit une ingratitude si vous avez des succès ; & l’inconstance, sur-tout tardive, une source de peines & souvent de ridicules comme les nouvelles passions des amoureux surannés.

A T

ATTACHES, (subst. fém. plur.) On appelle attaches, en terme de Peinture, les muscles & les charnières qui unissent ensemble les os, & qui établissent les mouvemens dont ils sont susceptibles. Ces attaches ont presque toutes des configurations différentes. Les os & les muscles qui les composent, font voir extérieurement leurs apparences & leurs formes au travers de la peau dont ils sont plus immédiatement recouverts que toutes les autres parties du corps. Il est donc trèsimportant que l’Artiste en connoisse parfaitement la structure, le méchanisme, le jeu, & qu’il ait soin, en dessinant ou en peignant, de les faire appercevoir tels qu’ils sont, mais ni trop ni trop peu sensiblement. Le Peintre n’est pas l’Anatomiste ; mais si le Peintre ignore les parties anatomiques qu’il doit représenter, il n’est pas Peintre.

ATTELIER, (subst. masc.) On trouvera au nombre des Planches, qui dans cet ouvrage ont rapport à la Peinture, une vignette gravée d’après M. Cochin, dont l’objet est de donner une idée des occupations habituelles, qui ont lieu dans les atteliers de nos Artistes.

L’attelier du Peintre est le lieu destiné aux travaux de son Art, & cette destination suffit pour que le lieu, quel qu’il soit, où travaillent ses Elèves, & où lui-même dessine & peint, s’appelle attelier ; mais l’Artiste, lorsqu’il le peut, lui donne les dimensions & tous les avantages qui conviennent en général à son Art, & en particulier au genre qu’il traite, au nombre de disciples qu’il admet à son instruction, & à la grandeur des ouvrages qu’il entreprend.

L’attelier d’un Peintre d’Histoire doit être vaste, parce qu’il peut être chargé d’exécuter de très-grands tableaux pour les églises, pour des palais ou pour des galeries. Il est avantageux que l’attelier puisse être éclairé au nord & au midi, quoique l’Artiste n’admette jamais deux jours à la fois ; les jours opposés doivent être placés au milleu des deux faces de l’attelier, que je suppose tourné aux deux expositions dont j’ai parlé. Le nord donne une lumière plus constamment égale que toute autre exposition, parce que le soleil, dont la lumière varie sans cesse, ne s’y présente jamais. Le midi peut, à l’aide des chassis ou des stores de papier & de gaze, procurer au besoin


une lumière plus animée & des tons moins froids que le jour du nord.

Ces observations ne sont pas indifférentes pour le Peintre qui sait en faire un usage intelligent. Les deux fenétres doivent être grandes & élevees, parce qu’alors l’Artiste peut diminuer ou modifier à son gré l’introduction de la lumière, par différens moyens que lui inspirera son industrie. Il proportionne le foyer de sa lumière, à la grandeur du tableau qu’il exécute, & sur-tout à l’effet qu’il aura intention de répandre sur les modèles d’après lesquels il dessine ou il peint ; mais dans ces dispositions dont il est le maître, qu’il se défie des jours qu’il feroit tomber de trop haut ; qu’il se défie encore d’un jour trop peu étendu, dont la lumière vive & trompeuse, éclairant trop ses ombres, pourrait l’induire à les rendre trop fortes, tandis que, d’une autre part, il rendroit ses lumières trop éclatantes ; qu’il craigne que le tableau, exécuté à l’aide de ce jour factice, en sortant de l’attelier, ne perde une partie des avantages qu’il y reçoit. L’Artiste doit penser que, si son sujet n’est pas supposé éclairé d’une lumière de même nature à-peu-près que celle dont il s’est servi, la lumière de son tableau paroîtra peu naturelle, que si la scène de l’action qu’il peint est un lieu découvert, ses modèles & son ouvrage même demandent une grande expansion de lumière.

En général, les tableaux exigeraient, relativement à la place, à la hauteur, au jour que leur assignent leurs possesseurs, des soins plus intelligens que ceux qu’ils prennent ordinairement ; mais on a plus de droit encore d’attendre des Artistes qui les composent des attentions qui peut-être sont habituellement trop négligées, par rapport aux jours qu’ils emploient en les camposant. La Peinture est un Art d’illusion. Il faut que l’illusion ne cesse point de veiller à ses intérêts : elle doit donc, premièrement, présider aux opérations de l’Artiste ; elle doit encore être consultée pour l’emploi qui on fait de ses ouvrages, & l’on peut avancer que s’il y a un Art de peindre, il y a aussi un Art de jouir de la Peinture, qui n’est parmi nous ni assez connu, ni assez pratiqué. Ces Art exige presqu’autant qu’un ouvrage peint soit à sa juste place, éclairé du jour qui lui est propre, qu’il exige que l’ouvrage soit bien exécute. Rien de si ordinaire cependant que de voir des tableaux exposés à de faux jours, & pour la disposition desquels on n’a consulte ni la manière dont le tableau est peint, ni la grandeur des figures, ni l’assortiment réfléchi des décorations dont ils sont partie, ni la convenance des ornemens dont trop souvent on les accable. On feroit aisément sur cet objet un petit traité, utile à l’Art, aux Artistes, & à ceux qui sans connoissances ont au moins la volonté de jouir des ouvrages de Peinture.

Pour revenir à l’attelier, il doit être meublé de tous les ustensiles qui conviennent au Peintre, tels que chevalet, boîte à couleurs, mannequin, échaffaut roulant, &c. On trouvera dans les Estampes gravées qui ont rapport à la Peinture ces objets & plusieurs autres de même nature, représentés, & dans la seconde partie de ce Dictionnaire, des notions sur les parties du méchanisme qui demandent d’être expliquées & qui comportent des observations.

ATTITUDE , (subst. fém.) Une attitude est la position d’un corps animé. Elle peut être stable ou passagère, méditée ou accidentelle.

Mais la Peinture & la Sculpture rendent permanentes celles qui sont les plus rapides, comme Méduse rendoit immobiles, dans leurs mouvemens les plus impétueux, ceux qu’elle fixoit d’un regard.

La Peinture donne donc une immobilité durable aux effets & aux mouvemens les plus instantanés que les passions puissent produire sur les corps vivans.

Le génie de l’Artiste, son imagination, ses observations, sa réminiscence fidèle, sa main instruite par l’usage & par l’habitude, opèrent ce prodige ; mais la perfection de l’Art exige qu’un choix bien médité détermine les attitudes que le Peintre emploie dans ses ouvrages, & que le mouvement qu’il représente appartienne complettement à la nuance de passion ou d’affection dont il suppose que sa figure est animée.

Il n’est pas suffisant que la colère brille dans les yeux d’Achille, menacé de perdre Briséis ; tous les traits doivent l’exprimer, le mouvement de toute la figure, chacun des membres enfin doit y participer, & cependant il n’est pas rare de voir dans les tableaux, des fureurs qui, n’existant que dans quelques traits, laissent d’ailleurs le sang circuler assez tranquillement dans les veines & la plupart des muscles dans un état fort passible ; aussi ces figures, dont le regard est le plus souvent terrible, n’effrayent guère que des enfans, & cela, par la difformité qu’ils y remarquent.

L’effet général d’une passion sur toutes les parties du corps & le juste accord de cet effet avec la nuance de passion que doit avoir la figure qu’on représente, sont les grand ; moyens par lesquels la Pantomime & la Peinture, qui ont tant de rapport ensemble, peuvent exciter des impressions vives & des émotions fortes.

Combien seroient à desirer des observations relatives à cet objet, sur-tout si elles étoient faites par des Artistes éclairés, & accompagnées de dessins ; sur-tout encore si ces dessins offroient des figures entières, où l’on trouveroit des détails dans le genre de ceux que Le Brun nous a donnés sur quelques expressions des traits de la seule physionomie ! Les observations dont je parle sont difficiles à bien faire & à bien rendre ; mais la


méditation seule ne peut y suppléer. Les Peintures de ce genre, faites par les Poëtes, ne sont pas toujours justes ; elles sont presque toutes incomplettes, & l’Art de nos Comédiens n’offre pas de modèle certain, d’autant que, s’il en est quelques-uns qui, bien remplis de leur rôle, entrent dans les passions & les sentent de manière à les exprimer complettement, la plus grande partie les joue sans les sentir.

Cependant le Spectateur d’une Tragédie, comme celui d’un tableau d’Histoire, ne peut être ému qu’autant que les Acteurs du Théâtre & les figures peintes semblent entièrement pénétrés de la passion qui doit les animer. Souvent les Spectateurs ne se rendent pas un compte exact de ce qui manque au complément de l’expression dans chaque mouvement & chaque attitude, mais ils sont refroidis comme par instinct, & à cet égard l’instinct a une sagacité prompte, que le raisonnement donne avec beaucoup plus de lenteur & d’incertitude.

L’unité, ou le complément d’action dans chaque attitude est infiniment rare dans les ouvrages de Peinture, ainsi qu’au Théâtre. Et il est, je crois, plus ordinaire qu’elle y manque par exagération que par toute autre cause ; car on s’égare au moins autant dans les Arts d’imitation, en passant le but, qu’en s’arrêtant en deçà. L’imagination est portée à exagérer, & le nombre des connoissances solides qu’il faut acquérir, le nombre d’observations & de réflexions qu’il faut faire est si grand dans la Peinture, qu’elles semblent devoir se nuire les unes aux autres, à moins que la Nature n’ait donné à l’Artiste les dispositions les plus distinguées.

J’ai parlé des attitudes que décrivent les Poëtes ; on croiroit qu’il leur seroit plus facile d’y mettre une vérité qui ne demande d’eux que la clarté du discours, fondée sur la propriété des termes ; mais on doit considérer que les Poëtes ont une relation à observer & à faire marcher avec les autres, à laquelle les Peintres ne sont point assujettis : car ils doivent accorder les discours de la passion avec l’attitude qu’ils décrivent & qui en marque la nuance.

Telle manière de s’énoncer convient à telle nuance d’une passion, ainsi que telle attitude, & tout cela ne convient pas à une autre.

D’ailleurs, pour que le Poëte qui récite & qui décrit (tel que le Poëte Épique) remplisse ce que l’exacte vérité & l’unité exigent, il faut qu’il entremêle avec tant d’art la peinture de l’action avec le discours qu’elle suppose, qu’il paroisse que tout marche ensemble, & que tout s’offre, pour ainsi dire, à la fois, quoique ces vérités ne soient que successives.

Si l’ouvrage est dramatique, la Pantomime que le Poëte prépare au Comédien doit avoir aussi sa juste mesure, relative au discours, & se succéder dans la progression qui convient ; car si l’Auteur, se complaisant en son talent, insiste trop sur une nuance de sentiment ou d’affection, l’Acteur, embarrassé de ses mouvemens & de son attitude, ne saura comment en prolonger l’expression. Si les nuances sont trop décousues & trop brusques, ses mouvemens, ses attitudes seront, malgré lui, trop agités : dans le premier cas, il restera trop en attitude ; dans l’autre, il en changera trop vîte, & la nature, qui ne procède pas ordinairement ainsi, en souffrira, comme l’intérêt qui est fondé sur elle.

Ces objets ne me paroissent pas avoir encore été observés & discutés comme ils mériteroient de l’être. Les grands Acteurs, s’ils n’étoient trop souvent occupés de préjugés & de prétentions personnelles, pourroient, par de judicieuses & modestes observations éclairer sur cette matière les Auteurs mêmes les plus distingués, & ils y gagneroient les uns & les autres.

Le mot attitude en Peinture, auquel je dois revenir, signifie encore, dans un sens plus circonscrit, la position que le Peintre de portrait adopte pour représenter ceux qu’il peint, ou que ceux-ci se choisissent eux-mêmes.

Je parlerai de cette acception particulière dans l’article PORTRAIT ; mais je me permettrai d’avance quelques observations.

Le mot attitude est quelquefois pris dans un sens ironique, parce que la plupart des attitudes que choisissent particulièrement ceux qui se font peindre, ou que demandent quelquefois les Artistes eux-mêmes, ont une gêne & une affectation qui paroissent ridicules ou choquantes.

C’est d’après cela vrai-semblablement qu’un homme qui, dans la société, prend un maintien médité par la vanité, ou par quelque prétention, fait dire de lui qu’il est en attitude.

Un des moyens de combattre ce ridicule est la bonne Comédie, parce qu’en même temps que l’Auteur fait parler à ses personnages le langage des ridicules & des foiblesses qu’il leur suppose, il donne lieu aux Comédiens, qui représentent ces personnages, d’imiter aussi les mouvemens, les gestes, le maintien & les attitudes qui leur sont propres, de manière à exciter la dérision.

Un préservatif que la Peinture de son côté pourroit fournir, seroit des suites d’ingénieuses caricatures, à l’usage de ceux qui font faire leur portrait avec prétention. On y représenteroit des attitudes, dont une légère exagération rendroit le ridicule frappant.

On verroit l’important dans la méditation la plus profonde & comme accablé de tous les objets dont il se fait entourer dans son portrait, pour fonder sa considération ; l’homme qui desire qu’on lui donne l’empreinte du génie, dans une agitation qui tient du délire ; le sensible, comme un sybarite efféminé ; l’homme gai, comme s’il étoit yvre ; le moindre homme de loi, comme un grand Magistrat, & les Employés subalternes dans


des attitudes de Ministres. Je ne me permets pas d’étendre cette idée de caricature jusqu’aux femmes.

La plupart de leurs foiblesses ou de leurs ridicules ne doivent nous permettre que le sourire & non la dérision, d’autant que nous contribuons trop souvent aux erreurs de leur esprit, pour avoir le droit d’être sévères.

Le mot attitude convient encore particulièrement à la danse, comme étant liée à la pantomime ; mais si ce dernier art étoit établi plus qu’il ne l’est parmi nous, le terme d’attitude lui deviendroit absolument propre & indispensable. Il entreroit nécessairement dans son langage, parce qu’il se formeroit un systême raisonné de positions & une nomenclature de signes dont le nom général seroit attitude.

Je ne puis me refuser d’ajouter que si cela arrive, cet art nuira d’autant plus à la Peinture qu’il aura plus de succès ; car l’art de la Pantomime étant plus difficile à exercer dans une certaine perfection que la Comédie même, il y aura bien peu d’Acteurs de ce genre qui puissent servir de modèles aux Peintres, & cependant les Artistes se laisseront entraîner à les étudier, à cause des applaudissemens que le Public leur prodiguera.

Jeunes Artistes, plus exposés à ces dangers, parce que les réflexions n’ont pas encore mûri votre jugement, & que par les relations qui existent naturellement entre tous les Beaux-Arts, vous devez aimer les Spectacles, cherchez toujours à copier la Nature de la première main ; elle vous offrira des attitudes vraies, & les Acteurs, les Danseurs, vos Modèles même les plus dociles ne vous offriront la plupart que des attitudes fausses, génées, ou affectées. Peut-être si vous vous imposiez à vous-même l’attitude que vous cherchez, en vous regardant dans une glace, rencontreriez-vous plus juste, en supposant que votre ame flexible fût susceptible d’impressions que l’intérêt de votre Art rendroit plus expressives.

Au reste, entre plusieurs attitudes, que vous regardez comme convenables au sujet que vous traitez, choisissez toujours les plus simples.

L’Art, dans sa naissance, commence par des attitudes simples, mais représentées avec une vérité souvent séche, quelquefois pauvre ou mesquine. L’Art, plus avancé dans ses progrès, cherche à éviter ces défauts par le mouvement, le piquant & la force. L’Art, dans son degré le plus parfait, s’apperçoit que le mouvement conduit par degré à l’exagéré, comme le piquant à l’invraisemblable & la force à l’outré. Il revient alors sur lui-même, si les mœurs & les opinions ne s’y opposent pas. Il redemande la simplicité, mais choisie, guidée par la justesse de l’expression, dirigée par le goût, c’est-à-dire, par le sentiment fin des convenances, & embellie par la naïveté & la grace.

Lorsqu’on a créé dans l’Art de la Peinture une sorte d’Art des contrastes, on a induit les Artistes à s’égarer ; car non-seulement la Nature ne contraste pas, autant qu’on voudroit le faire croire ; mais son effet pittoresque vient aussi souvent de l’harmonie juste de la couleur & du clair-obscur, que des contrastes.

L’étude de l’Anatomie est au moins un préservatif contre l’abus des attitudes trop contrastées & exagérées, si le Peintre la consulte.

Combien de mouvemens & d’attitudes, qu’on regarde comme admirables, font sourire l’Anatomiste qui sait que les os & les muscles ne les permettent pas.

Un ouvrage qui indiqueroit, avec des preuves tirées de la structure de nos ressorts, les bornes que la Nature impose aux mouvemens, aux extensions des bras, des jambes, des yeux, du corps, seroit utile aux Artistes. Il empécheroit peut-être tant d’incorrections sur lesquelles on s’extasie en les prenant pour des prodiges d’expression, & démontreroit que ce qu’on admire suppose le plus souvent des os déboîtés & des muscles déplacés, effets de l’exagération.

Des erreurs semblables seroient également mises en évidence par la perspective, lorsqu’on démontreroit que les écarts des jambes d’un grand nombre de figures sont excessifs & hors de toute possibilité, sur-tout en les rapportant aux plans perspectifs indiqués dans le tableau.

ATTRAPER, (part. prés.) On dit, dans le langage de la Peinture, attraper une ressemblance, attraper l’air, le maintien, la démarche, le caractère, &c. Ces expressions peuvent être remplacées par le mot saisir, qui me paroît avoir une signification plus précise & qui appartient moins au langage familier.

Peut-être même pourroit-on penser que l’Artiste, à qui l’on attribue le don de saisir, est plus sûr dans ses procédés que celui qu’on loue d’avoir attrapé ce qu’il avoir en vue.

Saisir, ainsi qu’attraper, est un fait d’adresse, de prestesse, quelquefois de hasard & de bonheur ; & ces qualités ou ces incidens contribuent quelquefois au succès du Peintre, lorsqu’il saisit ou attrape la ressemblance, l’air, le caractète des objets de son imitation.

L’adresse de l’Artiste vient de sa sagacité & de l’habitude qu’il a prise de dessiner avec exactitude ou de peindre fidèlement. La prestesse s’acquiert par l’habitude & par l’exercice continuel du talent.

Le hasard enfin décide quelquefois du succès, comme de la plupart des actions des hommes.

Un très-habile Tireur n’attrape pas toujours le but ; le Joueur de Paume le plus adroit ne saisit pas toujours la balle comme il le faudroit.

Au reste, ces mots ne peuvent donner lieu à des préceptes, & les observations qui y peuvent


avoir rapport se trouvent plus naturellement aux mots DESSIN, PORTRAIT, CARACTÈRE, &c.

AVANCER, (verb. neut.) Un Maître dit assez souvent à son Élève : Vous ne faites pas assez avancer votre figure. Il lui dit aussi : Faites donc reculer cet objet qui n’est pas sur son plan. Ces manières figurées de s’exprimer regardent la couleur, & la perspective aërienne dans les rapports qu’elles doivent avoir l’une & l’autre avec la perspective linéale. Plusieurs figures, ont d’après le plan géométral que suppose le Peintre, une grandeur fixe & une intensité de couleur à-peu-près déterminés. Je me sers de deux manières de m’exprimer, parce que la perspective linéale est une science positive dont les obligations sont absolues, & que la couleur, dans l’exemple que j’ai donnée, n’est pas soumise aussi sévèrement aux loix de la perspective linéale.

En effet, plusieurs circonstances permettent & même contraignent d’altérer les principes généraux ; car un air plus ou moins pur, ou plus ou moins chargé de vapeurs, fait paroître à nos yeux la même couleur, plus ou moins dégradée, quoique placée au même point de distance.

Il est également vrai que les couleurs ne se dégradent pas toutes dans la même proportion ; la couleur rouge, par exemple, perd moins par l’interposition d’un même volume d’air, que la couleur jaune. Ainsi une figure, vêtue d’écarlate, avancera plus qu’une figure vêtue de jaune-clair, placée au même point. Il y a donc une latitude donnée par la Nature, dans la perspective aërienne ; mais les dimensions fixes que prescrit la perspective linéale, suppléant aux différences que peut éprouver la couleur, relativement à la perspective aërienne, décident à nos yeux les distances dans la nature, & doivent les décider dans le tableau. Lors donc qu’une figure peinte est de l’exacte dimension qui convient à son plan, si l’harmonie demande qu’elle n’attire pas trop les yeux, l’Artiste lui donnera une draperie dont la couleur ne fixe pas trop le regard, & alors l’harmonie se trouve ménagée, sans que la perspective des plans soit compromise. C’est ainsi que le Peintre fait avancer ou reculer les objets qu’il peint, relativement à l’esprit de l’Art, comme le Poëte sacrifie quelquefois une expression forte, mais en même temps désagréable à l’oreille pour respecter l’harmonie.

AUSTÈRE, (adj.) Le sens de ce terme adapté au langage de l’Art, appartient principalement à sa théorie.

Le mot austère présente des idées de sévérité & de rigueur. On dit en parlant des pratiques de certains Religieux, qu’ils suivent une règle austère, & l’on entend alors qu’ils se mortifient par des privations.

Ces idées d’austérité, bien plus répandues autrefois qu’elles ne le sont aujourd’hui, sont entrées & sont restées dans le langàge figuré. L’Art les emploie ainsi pour faire entendre une certaine sévérité exclusive, dévouée à ce qui est sérieux, grave, & qui se refuse à ce qui s’éloigne de ces caractères.

De-là dérivent ces qualifications : Composition austère, manière austère, sujet austère, Peintre austère.

On peut considérer cette austérité pittoresque sous trois différens rapports :

Comme relative à l’Art, ou bien au caractère des sujets, ou bien enfin au caractère de l’Artiste.

L’austérité, relative à l’Art, prescrit dans le dessin, avec la correction, une certaine fermeté prononcée, dans la composition, une simplicité qui se refuse à presque tour ornement ; enfin, une couleur vraie, mais sérieuse, sans manière & sans éclat.

L’austérité, envisagée comme caractère de certains sujets, est relative à ceux de ces sujets qui s’accommodent le mieux aux principes dont je viens de parler ; telles sont les actions, les expressions, les évènemens graves qui ne demandent que peu de personnages & le moins d’accessoires possible.

Un seul personnage, par exemple, dont l’intention, dont l’action est grave, triste même, méditative, imposante, entraîne celui qui en est le témoin à une attention concentrée, qu’on peut appeller austère, parce que l’ame se refuse à toute distraction, & que celui qui peint cet homme est comme forcé à prendre son caractère.

Ainsi par les rapprochemens d’idées, qui sont les bases du style figuré, on doit appeller austères, les sujets qui se refusent, lorsqu’on les écrit ou qu’on les raconte, aux agrémens que comporte ordinairement le récit & qui font regarder cette abstinence comme un mérite.

Un Religieux exténué par le jeûne & la prière, qui, seul en un désert, médite sur l’avenir, en fixant ses yeux, mouillés par le repentir, ou troublés par l’épouvante, sur une tête de mort, est un sujet austère. Ce sujet exige une représentation aussi simple, que le récit qu’on en peut faire, & contraint, pour ainsi dire, l’Artiste à renoncer à tous les agrémens que demanderoit ou permettroit une autre composition. Enfin, tout sujet grave & simple, où l’unité d’intérêt rend l’attention profonde & l’attache fortement & comme exclusivement, peut être caractérisé par le mot austère.

Je passe à l’application de ce terme, lorsqu’il regarde particulièrement l’Artiste.

Les hommes reçoivent avec l’existence, une complexion physique qui influe puissamment sur la manière dont ils envisagent tout ce qui se présente à eux dans le cours de leur vie. Ce tempé-


rament décide du choix de leurs occupations, lorsqu’ils sont libres de les choisir, & influe sur leurs idées, sur leurs discours, sur leur physionomie, sur leur démarche, sur leur maintien, sur leurs plaisirs comme sur leurs travaux.

On pourroit dire qu’à cet égard ils ressemblent aux Peintres, qui, portés naturellement à un certain coloris, l’emploient dans tous leurs ouvrages. Nous prêtons, en effet, comme eux, la couleur morale qui nous est propre à tout ce qui nous environne. L’homme insouciant & gai saisit dans l’évènement le plus sérieux quelque circonstance plaisante. L’homme mélancolique trouve dans les évènemens les plus gais quelque circonstance assortie à son humeur, & plutôt que d’en sortir, il suppose, s’il le faut, quelque suite funeste, dont il emprunte, avant qu’il en soit temps, la couleur sombre qui le satisfait davantage.

Ceux qui s’occupent des Arts ont plus d’occasions que les autres hommes de suivre l’inspiration de leur caractère ; leurs occupations, loin de les séparer des scènes de la vie, les en rapprochent, &, comme Artistes, ils les reproduisent sans cesse dans leurs ouvrages, en les dessinant, les colorant d’après leur manière propre & leur tempérament.

Le Peintre sérieux, sévère ou mélancolique, choisit donc, autant qu’il le peut, des sujets austères, ou tristes.

Pour revenir à l’austérité, relative à l’Art, j’ajouterai qu’elle paroît avoir de nos jours quelque chose de trop imposant, parce qu’elle se trouve peu d’accord avec les mœurs, les usages & les goûts actuels. Il est cependant certain que le genre austère n’est pas si éloigné des grandes perfections que le genre que nous nommons gracieux, dans le sens que nous donnons à ce mot. Nous nous refuserons toujours davantage à ce qui est austère, à mesure que nous aurons moins d’attrait pour les idées simples. C’est un effet inévitable de la marche des idées ; le grand, le noble, le sérieux, l’austère doivent perdre d’autant plus de leur mérite pour nous que nos Arts libéraux prendront de plus en plus le nom d’Arts agréables.

Ce n’est pas que l’austérité ne puisse entraîner quelquefois à ce qu’on appelle en terme d’Art, pauvreté, ou bien à une tristesse blâmable, lorsqu’elle n’est pas attachante & exigée par le sujet.

On sent aisément que le mot austère étant très-figuré, doit conserver quelque chose de vague, & se trouver sujet à être employé comme louange & quelquefois aussi dans un sens moins favorable.

AZ

AZUR, (subst. masc.) Couleur qui est en usage dans certaines manières de peindre. Voyez dans la seconde partie les articles Peinture & Peindre, Qui contiennent les différens procédés de l’Art.


  1. * M. le D. de N.
  2. * La réunion des ouvrages de Peinture & de Sculpture, la plus nombreuse qui ait jamais existé, & qui, destinée à être publique, comme la Bibliothèque Royale, occupera dans le palais du Prince, une galerie de 1400 pieds de longueur.
  3. ** M. le Comte d’Angiviller.
  4. * Le Discours préliminaire de la première Encyclopédie par M. d'Alembert.
  5. * M. André Bardon