Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Esprit

Panckoucke (1p. 266-267).

ES

ESPRIT (subst. masc.). L’esprit en peinture me paroît être, comme le bel-esprit en littérature, une qualité inférieure à ce qui est grand. Je croi même que cette expression étoit in-


connue aux anciens artistes. On ne trouve dans Pline, lorsqu’il parle des peintres & des statuaires de la Grèce, aucune expression qui puisse se traduire par le mot esprit. On ne disoit pas de Raphaël qu’il dessinoit avec esprit ; Michel-Ange n’a jamais songé à relever ses ouvrages par des touches spirituelles. On a dit long-temps après en parlant du Poussin, qu’il étoit le peintre des gens d’esprit ; mais on n’a pas dit qu’il peignoit avec esprit.

Ce qui est assez particulier, c’est qu’en peinture ce qu’on appelle esprit, est une qualité de la main plutôt que de la pensée. Un peintre a de l’esprit dans sa touche, un dessinateur dans son crayon, & un graveur dans sa pointe.

On loue un peintre en grand en disant qu’il a une touche mâle, ferme, juste ; on loue un peintre en petit, en disant qu’il a une touche spirituelle.

On trouve de l’esprit dans la manière d’exprimer, sans le rendre, le feuillé des arbres, de faire sentir des formes qu’on se contente d’indiquer. Des coups de pinceau, de crayon, de pointe, donnés quelquefois presque au hasard, mais qui montrent de l’adresse & qui ont quelque chose de piquant, sont qualifiés du nom d’esprit. Un trait quelquefois abandonné, quelquefois très-subtil sur les parties saillantes & éclairées, plus fortement ressenti sur les parties rentrantes, encore plus prononcé pour les parties ombrées, se nomme un trait spirituel. Ce sont des moyens qu’emploie le savant artiste pour exprimer en peu de traits ce qu’il sait, & qu’emploie l’artiste qui n’a que de l’adresse par une sorte de charlatanerie. Le premier satisfait les connoisseurs, parce qu’avec peu de chose, il leur indique ce qu’ils savent : le second charme le vulgaire des amateurs, qui se pique d’entendre ce qui souvent ne dit rien, ou ce qui du moins ne dit rien de juste ni de vrai.

Je n’oserois pas dire qu’il y a de l’esqrit dans les paysages du Titien, du Poussin : mais c’est le plus grand éloge qu’on puisse accorder à un grand nombre de paysagistes qui accusent d’une manière assez adroite & assez agréable ce qu’ils seroient incapables de rendre savamment.

On sent que dans le petit, où la proportion trop inférieure à celle de la nature oblige d’indiquer les choses plutôt que de les rendre, il faut avoir souvent recours aux moyens qu’on appelle de l’esprit. C’est une sorte de manière abrégée où le peu doit être donné pour le tout, & ce peu doit être annoncé avec beaucoup d’art.

Le petit est de mauvais goût, si l’on y veut mettre le rendu à la place de l’esprit ; on y sent la peine que s’est donné l’artiste pour rendre ce que pourtant il n’a pas rendu, & ce qu’il ne devoit qu’accuser. L’esprit sera donc souvent employé avec succès dans le paysage, parce que, dans ce genre d’imitation, les objets sont presque toujours bien inférieurs à leur grandeur naturelle. Pour représenter dans un fort petit arbre peint ou dessiné l’écorce, les nœuds, les branches, le feuillé d’un grand arbre naturel, il s’agit bien plutôt d’exprimer l’apparence générale que les détails de la nature, & cette supercherie nécessaire rentre dans ce qu’on appelle de l’esprit.

On en peut dire autant du petit en général. Dans une figure de quelques pouces qui doit rappeller à l’idée celle d’un homme de quelques pieds, c’est par des indications abrégées, par des touches spirituelles, qu’on pourra représenter non-seulement une partie des formes, mais encore les affections de l’ame : car le petit même est susceptible d’expression.

L’esprit est tellement consacré dans les arts à donner de simples indications, qu’il est plus particulièrement affecté à des croquis, à des esquisses légères. On dit, cette esquisse est spirituelle, ce dessin est spirituellement croqué. On dit de même en parlant de la maquette d’un sculpteur, qu’elle est pleine d’esprit. On se serviroit dune autre expression pour louer la statue, le tableau, dont cette esquisse, cette maquette sont la première pensee, & même pour louer une esquisse, un modèle bien arrêté.

On pourroit donc définir l’esprit, dans le langage des arts, le talent d’indiquer savamment ce qu’on n’exprime pas. Des indications piquantes, mais fausses, seront à l’art ce qu’est aux lettres le faux bel-esprit.

La peinture collossale doit être fière, exagérée ; la peinture de grandeur naturelle doit être juste & précise ; la peinture en petit doit être spirituelle. Les ouvrages terminés doivent se distinguer par un rendu fidèle, & les ouvrages croqués, ébauchés, touchés, par des indications spirituelles.

L’esprit dans la pensée, dans la conception d’un ouvrage de l’art, n’appartient pas essentiellement à l’art comme partie constitutive, mais il l’ennoblit. Cependant au lieu de donner seul à l’ouvrage une valeur certaine, il est lui-même dégradé s’il n’est pas soutenu par les moyens qui appartiennent à l’art & qui le constituent. Le mauvais peintre, le mauvais statuaire, quelqu’esprit qu’il mette dans ses conceptions, n’obtiendra jamais l’estime qui est réservée au bon artiste, & l’on ne prendra pas même la peine de distinguer en lui les qualités de l’homme d’esprit de celles de l’artiste sans talens. S’il veut attirer l’attention & obtenir des éloges, qu’il sache faire parler à son esprit le langage de son art.

On peut dire que l’esprit convenable à l’artiste consiste bien moins à inventer un sujet qu’à l’exprimer. On a peu d’obligation a un peintre,


à un sculpteur, d’avoir imaginé un sujet même ingénieux ; on lui en a beaucoup d’avoir bien exprimé un sujet de l’histoire ou de la mythologie. Raphaël, le Poussin, avoient bien l’esprit de leur art ; ils ont ordinairement traité des sujets connus ; mais ils se les sont rendus propres par l’expression, & c’est dans cette expression que nous admirons leur génie. J’oserois même dire que le tableau de la mort de Germanicus, celui du testament d’Eudamidas, feroient une impression moins forte sur le spectateur, s’ils eussent été inventés par le peintre. Le nom de Germanicus ajoute à l’intérêt du tableau ; la noble confiance d’Eudamidas dans la générosité de ses amis touche d’autant plus qu’elle est historique. (Article de M.LEVESQUE.)