Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Ecole

Panckoucke (1p. 207-238).

ECOLE, (subst. fem.) dans les beaux arts, signifie proprement une classe d’artistes qui ont appris leur art d’un maître, soit en recevant ses leçons, soit en étudiant ses ouvrages, & qui en conséquence ont suivi plus ou moins la manière de ce maître, soit à dessein de l’imiter, soit par l’habitude qui leur a fait adopter ses principes. Une habitude si ordinaire à des avantages sans doute, mais elle a peut-être encore de plus grands inconvéniens. Ces inconvéniens, pour ne parler ici que de la peinture, se sont principalement sentir dans la partie de la couleur, si j’en crois les habiles artistes & les connoisseurs vraiment éclairés. Selon eux, cette espèce de convention tacite formée dans une école, pour rende les effets de la lumière par tels ou tels moyens, ne produit qu’un peuple servile d’imitateurs, qui vont toujours en dégénérant ; ce qu’on pourroit prouver aisément par les exemples.

Une seconde observation non moins importante, que je dois aux mêmes connoisseurs, c’est qu’il est très dangereux de porter un jugement général sur les ouvrages sortis d’une école ; ce jugement est rarement assez exact pour satisfaire celui qui le porte, à plus forte raison pour satisfaire les autres. Les ouvrages de peinture changent tous les jours, ils perdent l’accord que l’artiste y avoit mis ; enfin ils ont, comme tout ce qui existe, une espèce de vie dont le tems est borné, & dans laquelle il faut distinguer un état d’enfance, un état de perfection, du moins au degré où ils peuvent l’avoir, & un état de caducité or ce n’est que dans le second de ces trois états qu’on peut les apprécier avec justice.

On dit pour l’ordinaire que l’école romaine s’est principalement attachée au dessein, l’école vénitienne au coloris, &c. On ne doit point entendre par-là que les peintres de ces écoles ayent eu le projet formé de préférer le dessin à la couleur, ou la couleur au dessin : ce seroit leur attribuer des vues qu’ils n’eurent sans doute jamais. Il est vrai que par le résultat des ouvrages des différentes écoles, il s’est trouvé que certaines parties de la peinture ont été plus en honneur dans certaines écoles que dans d’autres ; mais il seroit très-difficile de démêler & d’assigner les causes de ces différences : elles peuvent être morales & non moins obscures.

Est-ce à ces causes physiques ou aux causes morales, ou à la rèunion des unes & des autres, qu’on doit attribuer l’état de langueur où la peinture & la sculpture sont actuellement en Italie ? L’école de peinture françoise est aujourd’hui, de l’aveu général, supérieure à toutes les autres. Sont-ce les récompensés, les occasions, l’encouragement & l’émulation qui manquent aux Italiens ? car ce ne sont pas les grands modeles. Ne seroit-ce point plutôt un caprice de la nature, qui, en fait de talens & de génie, se plaît, pour ainsi dire, à ouvrir de tems en tems des mines, qu’elle referme ensuite absolument pour plusieurs siécles ?’plusieurs des grands peintres d’Italie & de Flandres ont vécu & sont morts dans la misère : quelques-uns ont été persécutés, bien loin d’être encouragés. Mais la nature se joue de l’injustice de la fortune, & de celle des hommes ; elle produit des génies rares au milieu d’un peuple de barbares, comme elle fait naître les plantes précieuses parmi des Sauvages qui en ignorent la vertu.

On se plaint que notre école de peinture commence à degénérer, sinon par le mérite, au moins par le nombre des bons artistes : notre


école de sculpture, au contraire, se soutient : peut-être même, par le nombre & le talent des artistes, est-elle supérieure à ce qu’elle a jamais été. Les peintres prétendent, pour se justifier, que la peinture est sans comparaison plus difficile que la sculpture ; on juge bien que les sculpteurs n’en conviennent pas, & je ne prétends point décider cette question : je me contenterai de demander si la peinture avoit moins de difficultés lorsque nos peintres égaloient ou même surpassoient nos sculpteurs. Mais j’entrevois deux raisons de cette inégalité des deux écoles : la premiere est le gout ridicule & barbare de la nation pour les magots de porcelaine & les figures estropiées de la Chine. Comment, avec un pareil goût, aimera-t-on les sujets nobles, vastes & bien traités ? Aussi les grands ouvrages de peinture se sont-ils aujourd’hui réfugiés dans nos églises, ou même on trouve rarement les occasions de travailler en ce genre. Une seconde raison non moins réelle que la première, & qui mérite beaucoup plus d’attention, parce qu’elle peut s’appliquer aux lettres comme aux arts, c’est la vie différente que menent les peintres & les sculpteurs. L’ouvrage de ceux-ci demandant plus de tems, plus de soins, plus d’assiduité, les force à être moins répandus : ils sont donc moins sujets à se corrompre le goût par le commerce, les vues & les conseils d’une foule de prétendus connoisseurs, aussi ignorans que présomptueux. Ce seroit une question bien digne d’être proposée par une de nos académies, que d’examiner si le commerce des gens du monde a fait plus de bien que de tort aux gens de Lettres & aux artistes. Un de nos plus grands sculpteurs ne va jamais aux spectacles que nous appellons sérieux & nobles, de crainte que la manière étrange dont les héros & les dieux y sont souvent habillés, ne dérange les idées vraies, majestueuses & simples qu’il s’est formées sur ce sujet. Il ne craint pas la même chose des spectacles de farce, où les habillemens grotesques ne laissent dans son ame aucune trace nuisible. C’est à-peu-près par la même raison que le P. Malebranche ne se délassoit qu’avec des jeux d’enfant. Or je dis que le commerce d’un grand nombre de faux juges est aussi dangereux à un artiste, que la fréquentation de nos grands spectacles le seroit à l’artiste dont on vient de parler. Notre école de peinture se perdra totalement, si les amateurs qui ne sont qu’amateurs (& combien peu y en a-t-il qui soient autre chose ?) prétendent y donner le ton par leurs discours & par leurs écrits. Toutes leurs dissertations n’aboutiront qu’à faire de nos artistes de beaux esprits manqués & de mauvais peintres. Raphaël n’avoit guère lû d’écrits sur son art, encore moins de dissertations ; mais il étudia la nature & l’antique. Jules II, & Léon X laissoient faire ce grand homme, & le récompensoient en souverains, sans le conseiller en imbécilles. Les François ont peut-être beaucoup plus & beaucoup mieux écrit que les Italiens sur la peinture, les Italiens n’en sont pas moins leurs maîtres en ce genre. On peut se rappeller à cette occasion l’histoire de ces deux architectes qui se présentèrent aux Athéniens pour exécuter un grand ouvrage que la république vouloit faire. L’un d’eux parla très-long-tems & très-disertement sur son art, & l’autre se contenta de dire après un long silence : ce qu’il a dit, je le ferai.

Un auroit tort de conclure de ce que je viens d’avancer, que les peintres, & en général les artistes, ne doivent point écrire sur leur art ; je suis persuadé au contraire qu’eux seuls en sont vraiment capables : mais il y a un temps pour faire des ouvrages de génie, & un tems pour en écrire : ce dernier tems est arrivé, quand le feu de l’imagination commence à être rallenti par l’âge ; c’est alors que l’expérience acquise par un long travail, a fourni une matière abondante de réflexions, & l’on n’a rien de mieux à faire que de les mettre en ordre. Mais un peintre qui dans sa vigueur abandonne la palette & les pinceaux pour la plume, me paroît semblable à un paëte qui s’adonneroit à l’étude des langues orientales ; dès ce moment la nullité ou la médiocrite du talent de l’un & de l’autre est décidée. On ne songe guère à écrire sur la poëtique, quand on est en état de faire l’Iliade.

La supériorité généralement reconnue, ce me semble, de l’école ancienne d’Italie sur l’école françoise ancienne & moderne, en fait de peinture, me fournit une autre réflexion que je crois devoir présenter à mes lecteurs. Si quelqu’un vouloit persuader que nos peintres effacent ceux de l’Italie, il pourroit raisonner en cette sorte : Raphaël & un grand nombre de dessinateurs italiens, ont manqué de coloris ; la plûpart des coloristes ont pèché dans le dessin : Michel-Ange, Paul Veronese, & les plus grands maîtres de l’école italienne, ont mis dans leurs ouvrages des absurdités grossieres. Nos peintres françois au contraire ont été sans comparaison plus raisonnables & plus sages dans leurs compositions. On ne voit point dans les tableaux de le Sueur, du Poussin, & de le Brun, des contre-sens & des anachronismes ridicules, & dans les ouvrages de ces grands hommes la sagesse n’a point nui à la beauté : donc notre école est fort supérieure à celle d’Italie. Voilà un raisonnement très-faux, dont pourtant tout est vrai, excepté la conséquence. C’est qu’il faut juger les ouvrages de génie, non par les fautes qui s’y rencontrent, mais par les beautés qui s’y trouvent. Le tableau de la famille de Darius est


le chef-d’œuvre de le Brun ; cet ouvrage est très-estimable par la composition, l’ordonnance, & l’expression même : cependant, de l’avis des connoisseurs, il se soutient à peine auprès du tableau de Paul Veronese, qu’on voit à côté de lui dans les appartemens de Versailles, & qui représente les pélerins d’Emmaüs, parce que ce dernier tableau a des beautés supérieures, qui font oublier les fautes grossières de sa composition. La Pucelle, si j’en crois ceux qui ont eu la patience de la lire, est mieux conduite que l’Eneïde, & cela n’est pas difficile à croire ; mais vingt beaux vers de Virgile écrasent toute l’ordonnance de la Pucelle. Les pieces de Shakespear ont des grossieretés, barbares ; mais à-travers cette épaisse fumée brillent des traits de génie que lui seul y pouvoit mettre ; c’est d’après ces traits qu’on doit le juger, comme c’est d’après Cinna & Polieucte, & non d’après Tite & Bérénice, qu’on doit juger Corneille. L’école d’Italie, malgré tous ses défauts, est supérieure à l’école françoise, parce que les grands maîtres d’Italie sont sans comparaison en plus grand nombre que les grands maîtres de France, & parce qu’il y a dans les tableaux d’Italie des beautés que les François n’ont point atteintes. Qu’on ne m’accuse point ici de rabaisser ma nation ; personne n’est plus admirateur que moi des excellens ouvrages qui en sont sortis ; mais il me semble qu’il seroit aussi ridicule de lui accorder la supériorité dans tous les genres, qu’injuste de la lui refuser dans plusieurs.

Sans nous écarter de notre sujet (car il s’agit ici des écoles des beaux arts en général), nous pouvons appliquer à la Musique une partie de ce que nous venons de dire. Ceux de nos écrivains qui dans ces derniers tems ont attaqué la musique italienne, & dont la plupart, très-féconds en injures, n’avoient pas la plus légère connoissance de l’art, ont fait contr’elle un raisonnement précisément semblable à celui qui vient d’être refuté. Ce raisonnement transporté de la musique à la peinture, eût été. ce me semble, la meilleure réponse qu’on pût opposer aux adversaires de la musique italienne. Il ne s’agit pas de savoir si les Italiens ont beaucoup de mauvaise musique, cela doit être, comme ils ont sans doute beaucoup de mauvais tableaux ; s’ils ont fait souvent des contresens, cela doit être encore ; si leurs points d’orgue sont déplacés ou non ; s’ils ont prodigué ou non les ornemens mal-à-propos : il s’agit de savoir si dans l’expression du sentiment & des passions, & dans la peinture des objets de toute espèce, leur musique est supérieure à la nôtre, soit par le nombre, soit par la qualité des morceaux, soit par tous les deux ensemble. Voilà, s’il m’est permis de parler ainsi, l’énoncé du problème à résoudre pour juger la question. L’Europe semble avoir jugé en faveur des Italiens, & ce jugement mérite d’autant plus d’attention, qu’elle a tout-à-la fois adopté généralement notre langue & nos pieces de théâtre, & proscrit généralement notre musique. S’est-elle trompée, ou non ? c’est ce que notre postérité décidera. Il me paroît seulement que la distinction si commune entre la musique Françoise & l’Italienne, est frivole ou fausse. Il n’y a qu’un genre de musique : c’est la bonne. A-t-on jamais parlé de la peinture françoise & de la Peinture italienne ? La nature est la même per-tout ; ainsi les arts qui l’imitent, doivent aussi être par-tout semblables.

Comme il y a en Peinture différentes écoles, il y en a aussi en Sculpture, en Architecture, en Musique, & en général dans tous les beaux Arts. En Musique, par exemple, tous ceux qui ont suivi le style d’un grand maître (car la Musique a son style comme le Discours), sont ou peuvent être regardés comme de l’école de ce maître. L’illustre Pergolèse est le Raphaël de la Musique italienne ; son style est celui qui mérite le plus d’être suivi, & qui en effet l’a été le plus par les artistes de sa nation : peut-être commencent-ils à s’écarter un peu trop du ton vrai, noble & simple, que ce grand homme avoit donné. Il semble que la Musique en Italie commence à approcher du style de Sénèque ; l’art & l’esprit s’y montrent quelquesois un peu trop, quoiqu’on y remarque encore des beautés vraies, supérieures, & en grand nombre.

Les François n’ont eu jusqu’ici que deux écoles de Musique, parce qu’ils n’ont eu que deux styles ; celui de Lulli, & celui du célèbre Rameau. On sait la révolution que la Musique de ce dernier artiste a causée en France ; révolution qui peut-être n’a fait qu’en préparer une autre : car on ne peut se dissimuler l’effet que la Musique Italienne a commencé à produire sur nous. Lulli causa de même une révolution de son tems, il appliqua à notre langue la Musique que l’Italie avoit pour lors ; on commença par déclamer contre lui, & on finit par avoir du plaisir & par se taire. Mais ce grand homme étoit trop éclairé pour ne pas sentir que de son tems l’art étoit encore dans l’enfance : il avouoit en mourant qu’il voyoit beaucoup plus loin qu’il n’avoit été : grande leçon pour ses admirateurs outrés & exclusifs. (Article de M. d’Alembert, dans l’ancienne Encyclopédie).

Ecole. Ce mot, dans la langue commune, signifie un lieu où l’on enseigne quelque chose ; école de lecture, école d’écriture, école d’escrime, d’équitation ; envoyer un enfant à l’école. Il a dans la langue des arts une sorte d’emphase qui porte avec elle une idée de célébrité. Ainsi quoiqu’un peintre médiocre, ou même habile, mais médiocrément célèbre, fasse des élèves, on ne se servira pas du mot école, pour


exprimer collectivement ses élèves, ni pour désigner l’attelier dans lequel il donne ses leçons.

Il ne suffit même pas que le maître ait du talent & de la célébrité, pour qu’on exprime long-tems la collection de ses élèves par le mot école ; il faut encore que plusieurs de ces élèves se soient rendus célèbres eux-mêmes. Sans cette condition, on employera bien, pendant la vie d’un maître habile, le mot école, pour signifier l’assemblage de ses élèves ; mais ce titre, que l’usage a rendu honorifique, ne lui sera pas conservé par la postérité. On dit l’école de Raphaël, parce que Jules-Romain, Polydore de Carravage, &c. qui furent ses élèves, se firent eux-mêmes un grand nom. On dit l’école des Carraches, d’où sortirent le Dominiquin, le Guide, l’Albane. On dit l’école de Vouet, qui fut celle de le Sueur, de le Brun, & il est vraisemblable que, par la même raison, la postérité dira l’école de Vienne.

Comme on emploie le mot école pour exprimer collectivement tous les élèves qui ont reçu les leçons d’un même maître, on se sert aussi par extension de ce mot pour rassembler sous une seule dénomination tous les artistes d’un même pays. Ainsi tous les peintres que l’Europe a produits depuis la renaissance des arts, sont classés sous la division d’école Florentine, école Romaine, école Vénitienne, école Lombarde, école Françoise, école Allemande, école Flamande & école Hollandoise.

Nous allons tâcher d’établir le caractère de ces différentes écoles, & de faire connoître no pas tous les grands artistes qu’elles ont produits, mais seulement les premiers maîtres qui leur ont imprimé le caractère qui les distingue, ceux en un mot, qui peuvent être regardés comme les fondateurs de ces écoles. Nous nous réservons d’indiquer un plus grand nombre d’artistes sous les articles Graveurs, Peintres, Scupteurs.

École Florentine. Cette école se distingue par la fierté, le mouvement, une certaine austérité sombre, une expression de force qui exclud peut-être celle de la grace, un caractère de dessin qui est d’une grandeur, en quelque sorte, gigantesque. On peut lui reprocher une sorte de charge ; mais on ne peut nier que cette charge n’ait une majesté idéale qui élève la nature humaine au-dessus de la nature foible & périssable de l’homme. Les artistes Toscans, satisfaits d’imposer l’admiration, semblent dédaigner de chercher à plaire.

Cette école a un titre incontestable à la vénération des amateurs des arts ; c’est qu’elle est la mére de toutes celles d’Italie.

Les arts qui avoient toujours dégénéré depuis le regne de Néron, périrent avec le colosse de l’Empire Romain & furent renversés avec lui par les Barbares. Si, dans leur état de dégradation, dégradation, ils conservèrent dans la Grèce un misérable asyle, ils le durent à la piété bien plus qu’au goût des Souverains & des sujets du Bas-Empire ; ils furent employés & non pas accueillis ; ils procuroient à ceux qui ne dédaignoient pas de les cultiver, une malheureuse subsistance, sans leur attireraucun applaudissement & tout le succès qu’on en attendît & qu’ils se proposassent, étoit de représenter sans agrément, sans adresse, sans étude, sans connoissance de la nature, les objets de la vénération religieuse. Les tableaux, ou comme on s’exprimoit alors, les images, rustiquement barbouillées, & ornées, ou plutôt couvertes d’or & de pierreries, tiroient leur seul mérite & toute leur valeur des matières précieuses dont elles étoient enrichies.

Ce fut cependant à cette contrée où les arts languissoient dans une telle dégradation, que l’Italie, qui devoit un jour devenir si fière de ses artistes, fut obligée de demander des maîtres. Florence, dès l’an 1240, fit venir de la Grèce des ouvriers en peinture dont toute l’habileté consistoit à établir un trait grossier, & à barbouiller de couleur bien plutôt qu’à peindre l’intérieur de ce contour. Ils favoient faire aussi de mauvaise mosaïque, & ils trouvoient en Italie des admirateurs encore plus ignorans qu’ils ne l’étoient eux-mêmes.

La Peinture languissoit dans cet état d’enfance ou de décrépitude, lorsqu’en 1240 naquit à Florence, d’une famille noble, le Cimabué. Comme il montra, dès ses premières années, beaucoup de vivacité d’esprit, ses parens le destinèrent aux sciences, qui déjà orgueilleuses, étoient cependant plongées dans la même langueur que les arts. Mais il couvroit ses cahiers de gristonemens, & se déroboit à ses études pour aller voir travailler des Grecs qui peignoient une chapelle dans l’église de Sainte Marie-nouvelle.

Devenu l’élève de ces maîtres grossiers, il les surpassa bientôt, & fit luire dans Florence l’aurore des arts. Ce n’étoit qu’une bien foible clarté, mais elle sembloit éclatante, parce qu’on étoit enséveli dans une obscurité profonde. De médiocres artistes rougiroient aujourd’hui de produire des ouvrages semblables à ceux du Cimabué : mais quatre siecles qui l’ont suivi, ont éclairé les successeurs de cet artiste, & il avoit sans doute us grand génie, puisqu’il fut capable d’une création. Si ses foibles ouvrages lui procurèrent une grande gloire, il la méritoit, & ses tableaux, malgré leur foiblesse, étoient alors des prodiges. Quand il eut terminé une Vierge qu’il peignit pour Sainte Marie-nouvelle, le peuple alla prendre avec respect ce tableau dans l’attelier de l’artiste. & le porta au bruit des trompettes jusqu’à l’église où il devoit être placé. Ce sont les applaudissemens qu’on accorde aux arts naissans qui nourrissent leur enfance,


augmentent leur vigueur, & les, amènent à l’âge florissant de leur maturité. L’indifférence publique tue les talens au berceau, & si le Cimabué n’eût pas trouvé des admirateurs, Florence n’auroit peut-être jamais eu Michel-Ange.

Cimabué mourut dans la première année du quatorzième siécle : il peignoit à fresque & en détrempe. Taffi, son contemporain, sans être rival de sa gloire, peignit on mosaïque, & apprit cet art de quelques Grecs qui travailloient à Venise. Le Giotto, jeune villageois que le Cimabué trouva gardant des moutons qu’il s’amusoit à dessiner sur une brique, devint l’élève de ce maître, & fit faire à l’art de nouveaux progrès. Il fut appellé à Rome par le Pape Boniface VIII, & yexécuta la mosaïque qui est sur le portail de Saint Pierre : elle représente Jesus-Christ marchant sur les eaux, & on l’appelle la nave del Giotto. Le nombre des peintres devint en peu de tems si considérable à Florence, que, dès l’année 1350, ils établirent une Confrairie sous la protection de Saint Luc.

Vers ce tems Paolo Uccello fut le premier qui observa exactement la Perspective. Massolino vers le commencement du quinzième siècle, donna plus de grandiosité à ses figures, agença mieux leurs vêtemens, & répandit une sorte de vie & d’expression sur les figures. Il fut surpassé par Massacio, son élève, qui donna le premier de la force, du mouvement, du relief à ses ouvrages, montra dans les attitudes quelque chose qui pouvoit ressembler à de l’aisance & de la grace, & exprima mieux les raccourci que ses prédécesseurs. Long-tems les peintres firent poser les figures sur les orteils, faute de savoir dessiner un pied en raccourci.

Les Florentins continuoient de ne peindre qu’en mosaïque, à fresque & en détrempe. Les ouvrages des deux premiers genres ne pouvoient se transporter & porter la gloire de leurs auteurs, hors de la. Ville où ils avoient travaillé : ceux du dernier genre manquoient d’éclat, ne pouvoient être poussés à un ton vigoureux, se gâtoient aisément à l’humidité, & ne pouvoient se nettoyer. André Castagna fut le premier Florentin qui peignit à l’huile. Nous verrons en parlant de l’école Flamande, que ce genre de peinture avoit été inventé à la fin du quinzième siècle par Jean van Eick, plus connu sous le nom de Jean de Bruges. Un peintre Sicilien, Antoine ou, Antonello de Messine, ayant vu à Naples un tableau de van Eick, alla en Flandres, gagna l’amitié de cet artiste, & obtint qu’il lui découvrît son secret. Lui même le communiqua à son élève Dominique, Vénitien, qui eut le malheur de venir exercer son talent à Florence. André Castagna obtint à force de caresses la confiance de Dominique, le logea chez lui, & le détermina à lui apprendre le secret de peindre à l’huile. Dès qu’il l’eut obtenu, il ne regarda plus son ami que comme un rival nuisible, qu’on employoit à des ouvrages dont lui-même seroit chargé seul, s’il pouvoit se débarrasser de cet émule. Il l’attendit dans une rue écartée, & le poignarda. Le malheureux Dominique, mortellement blessé, mais parlant encore, se fit porter chez son assassin qu’il n’avoit pas reconnu, & rendit le dernier soupir dans les bras de ce monstre qu’il regardoit encore comme son ami. Ce fut André qui, au lit de la mort, avoua lui-même son crime.

Pisanello, élève de l’odieux Castagna, fut peintre, sculpteur & graveur de médailles, & se distingua dans ces trois genres. Enfin parurent Ghirlandaio, d’abord Orfèvre, ensuite peintre & maître de Michel-Ange ; & André Verrochio, peintre & sculpteur & maître de Léonard de Vinci. Ghirlandaio mit dans la composition une intelligence inconnue jusqu’à lui : Verrochio peignit durement, mais il introduisit la science dans le dessin & sut donner de la grace aux têtes de femmes. Ce fut lui qui trouva le moyen de mouler en plâtre les visages des personnes mortes & vivantes, pour donner aux portraits plus de ressemblance.

Léonard de Vinci, né en 1445, fut doué avec profusion des dons de la nature. Il avoit la beauté des traits, celle de la taille & les qualités brillantes de l’ame & de l’esprit ; & joignoit à la plus grande force corporelle une aussi grande agilité. Il mit tous ces dons en valeur & cultiva tous les talens : & tous les arts. L’universalité de ses dispositions lui donnoit une espèce d’inquiétude qui l’empêchoit de se fixer a un seul objet, parce qu’un sentiment intérieur sembloit lui annoncer qu’il étoit capable de les embrasser tous. Il dansoit avec grace, montoit bien à cheval, se distinguoit aux exercices de l’escrime, jouoit bien de plusieurs instrumens, avoit des connoissances assez étendues dans l’histoire naturelle, science alors naissante comme toutes les autres. Quand il n’auroit été qu’homme de Lettres, il auroit été estimé par ses talens & son érudition. Créscembeni n’hésite pas à le compter entre les restaurateurs de la Poésie Italienne. On n’a conservé de lui qu’un Sonnet que nous rapporterons ici parce qu’il est peu connu.

Chi non può quel che vuol, quel che può voglia :
Che quel che non si può, folle è volere :
Adunque saggio è l’huomo da tenere
Che da quel che non può, suo voler toglia.


Pero ch’ogni diletto nostro, e doglia
Sta in sì e no saper voler potere.
Adunque quel sol può, che col dovere
Nè trahe la ragion fuor di sua soglia.


Nè sempre è da voler quel, che l’huon puœ ;
Spesso par dolce quel, che torna amaro.
Piansi già. quel ch’io volsi, poi ch’io l’hebbi.


Adunque tu, lettor di queste note,
Se a te vuoi esset buono, e agli ari caro,
Vogli sempre poter quel, che u debbi.

Cette opposition tant de fois répétée entre le vouloir & le pouvoir a sans doute quelque chose d’affecté, c’étoit le vice du tems ; mais les Tercets ont en même tems un ton de sagesse & de sensibilité. « Il ne faut pas toujours vouloir ce que l’on peut. Souvent ce qui paroît doux devient amer ; j’ai pleuré souvent, après avoir obtenu ce que j’avois désiré. O toi, qui liras ces vers, si tu veux être utile à toi-même & cher aux autres, veuilles toujours ne vouloir que ce que tu dois. »

Léonard ne négligea aucun des arts qui tiennent au dessin. Il étudia, l’Architecture, exerça la Sculpture & fit de la Peinture sa principale occupation. Ses progrès y furent si rapides, que le Verrochio, son maître, se reconnoissant vaincu par son élève, abandonna les pinceaux & se borna uniquement à la Sculpture. Le jeune artiste donna pour fondement au dessin l’étude des Mathématiques, de la Perspective, de l’Optique, & celle de l’Anatomie. Il s’appliqua aussi a la Mécanique.

Appellé à Milan par le Duc Louis Sforze, dit le More, il eut la direction d’une Académie de Peinture & d’Architecture que fonda ce Souverain. Ce fut à Milan qu’il mérita d’être compté parmi les plus habiles Ingeniera, lorsqu’il conduisit dans cette Ville les eaux de 1’Adda par un canal dont les plus savans artistes avoient cru jusqu’alors l’execution impossible. Il vainquit tous les, obstacles que lui opposoit la nature, & força les vaisseaux à s’elever sur la cîme des montagnes, pour descendre ensuite dans des vallées & trouver encore des montagnes à franchir.

Spirituel & sensible, il s’attacha dans la Peinture à l’expression des affections de l’ame ; & si, dans cette sublime partie de l’art, il fut ensuite surpassé par Raphaël, il eut du moins la gloire de surpasser tous les peintres qui l’avoient précédé, ou plutôt d’ouvrir une route jusqu’alors inconnue. Il fut, pour son tems, assez bon coloriste ; on peut même le regarder comme le premier des anciens peintres Florentins pour la couleur, quoique ses carnations tirent en général sur la lie, & que la teinte générale de ses tableaux soit violâtre. Aucun peintre avant lui n’avoit donné tant de grace à ses figures.

Son dessin étoit pur & précis & ne manquoit pas de grandeur. Il ne s’éleva pas au-dessus de la nature, mais il ne l’imita pas sans choix. S’il ne vainquit pas tout-à-fait la roideur qui faisoit encore le caractère de l’art, c’est qu’on ne connoissoit pas cette ligne ondoyante qui semble toujours tendre à la droite & à la circulaire & qui n’est jamais ni l’une ni l’autre.

Ses ouvrages étoient très-finis ; mais il ne put s’exempter de la sécheresse qui étoit encore augmentée par la pratique qu’il avoit de trop marquer les contours qui doivent en quelque sorte se perdre. Cependant on ne peut lui faire ce reproche de sécheresse que par comparaison aux bons peintres qui l’ont suivi ; car il est coulant & moëleux, si on le compare aux artistes de son tems. Ses ouvrages avoient une qualité qui est fort estimable & qu’on desire souvent dans de bons tableaux ; c’est que les figures se distinguent nettement de loin.

On raconte que dans un voyage de Florence à Rome où il accompagnoit le Duc Julien de Médi cis, il fit pour l’amuser de petites figures qui voloient en l’air & redescendoient ensuite terre. Ce jeu de Léonard n’auroit-il pas quelque rapport avec l’invention des ballons aërostatiques ?

Il as avoit trop de mérite pour ne pas éprouver les traits de l’envie. Il fut dégoûté du séjour de Florence & de Rome par les persécutions de Michel-Ange qui affectoit de le mépriser, & qui le livroit aux railleries de ses élèves. Sans doute Michel-Ange etoit bien supérieur à Leonard par la grandeur & la fierté de la conception & par la science profonde du dessin, mais Léonard à son tour lui étoit supérieur dans toutes les parties aimables de l’art.

Pour se soustraire aux dégoûts qu’il éprouvoit dans sa patrie, cet artiste presque septuagénaire, se rendit à l’invitation de François premier, & vint en France, où il vêcut peu de temps. Il mourut à l’âge de soixante & quinze ans, en 1520, entre les bras du Monarque.

Nous croyons devoir rapporter ici le jugement que Rubens a porté de Léonard. Les jugemens des grands artistes sont en effet des leçons, puisque ce qu’ils approuvent est ce qu’il est avantageux de pratiquer. Nous transcrirons la traduction de de Piles ; il avoit entre les mains le manuscrit latin de Rubens que nous ne connoissons pas, & qui peut-être n’existe plus.

« Léonard de Vinci, dit le grand maître de 1’école de Flandre, commençoit par examiner toutes choses selon les regles d’une exacte théorie, & en faisoit ensuite l’application sur le naturel dont il vouloit se servir. Il observoit les bienséances & fuyoit toute affectation. Il savoit donner à chaque objet le caractère le plus vif, le plus spécificatif, & le plus convenable qu’il est possible, & poussoit celui de la majesté jusqu’a la rendre divine. L’ordre & la mesure qu’il gardoit dans les expressions étoit de remuer l’imagination & de l’élever par des parties essentielles, plutôt que de la remplir par des minuties, & il tâchoit de n’être en cela ni prodigue ni avare. Il avoit un si grand soin d’éviter la confusion des objets, qu’il aimoit mieux laisser quelque chose à souhaiter dans son ouvrage, que de rassasier les yeux par une scrupuleuse exactitude : mais en quoi il excelloit le plus, c’étoit, comme nous l’avons dit, à donner aux choses un caractère qui leur fût propre, & qui les distinguât l’une de l’autre » « Il commença par consulter plusieurs sortes de livres ; il en avoit tiré une infinité de lieux communs dont il avoit fait un recueil. Il ne laissoit rien échapper de ce qui pouvoit convenir à l’expression de son sujet ; &, par le feu de son imagination, aussi bien que par la solidité de son jugement, il élevoit les choses divines par les humaines, & savoit donner aux hommes les degrés différens qui les portoient jusqu’au caractère de héros. » « Le premier des exemples qu’ils nous a laissés, est le tableau qu’il a peint à Milan de la scène de notre Seigneur, dans laquelle il a représenté les apôtres dans les places qui leur conviennent, & notre Seigneur dans la plus honorable, au milieu de tous, n’ayant personne qui le presse ni qui soit trop prés de ses côtés. Son attitude est grave, & ses bras sont dans une situation libre & dégagée pour marquer plus de grandeur, pendant que les Apôtres paroissent agités de côté & d’autre par la véhémence de leur inquiétude, dans laquelle néanmoins il ne paroît aucune bassesse ni aucune action contre la bienséance, Enfin, par un effet de ses profondes spéculations, il est arrivé à un tel dégré de perfection, qu’il me paroît comme impossible d’en parler assez dignement, & encore plus de l’imiter. »

On connoît de Léonard un traité de peinture, imprimé en italien, avec des figures dessinées par le Poussin, & traduit en françois. Il a laissé un grand nombre d’autres écrits que l’on croyoit perdus, mais que M. de Villoison, de l’académie des Inscriptions & Belles-Lettres, m’a dit avoir vus à la bibliothèque Ambrosienne.

Michel-Ange Buanarroti, la gloire de l’école Florentine, naquit en 1474, dans un château voisin d’Arezzo, d’une famille noble, mais peu fortunée. Son père, Louis Buonarroti Simoni, étoit de l’ancienne & illustre maison des Comtes de Canosse. Les parens de Michel-Ange auroient cru, en le destinant aux beaux arts, dégrader leur haute noblesse, & c’étoit par l’exercice de ces arts qu’il devoit procurer un jour à leur nom l’illustration la plus brillante qu’il pût recevoir.

Son penchant, plus fort que les préjugés & les oppositions, de sa famille, lui faisoit dérober, en faveur du dessin, une partie du tems qu’on lui prescrivoit de consacrer aux études : mais l’étendue des dispostions qu’il avoit reçues de la nature, le fit réussir à la fois dans l’étude des lettres & dans celle des arts. L’Italie qui met sa gloire à le, compter au rang de ses artistes les plus illustres, le compte aussi parmi ses bons poëtes ; le recueil de ses vers, en grande partie écrit de sa main, est précieusement conservé entre les manuscrits de la bibliotheque du Vatican, & a été imprimé plusieurs fois. La dernière & la meilleure édition est celle de Florence, 1716, dédiée au Sénateur Philippe Buonarroti, de la famille de l’auteur. Ces poésies ressemblent pour le sujet, les idées & le style à celles de Pétrarque. Elles sont l’expression d’un amour pur, dégagé du commerce des sens.

Dans le sonnet suivant, on croit entendre Pétrarque déplorer la perte de la belle Laure, qui lui fut enlevée par la fameuse peste de 1348.

Quando il principio de i sospir miei tanti
Fù per morte dal ciel al mondo tolto,
Natura, che non fe mai si bel volto,
Restò in vergogna, e chi lo vede in pianti.

O sorte rea de i miei desiri amanti,
O fallaci speranze, o spirto sciolto,
Dove se’ or ? La terra ha pur raccolto
Tue belle membra, e’l ciel tuoi pensier santi.


Mal si credette morte acerba e rea
Fermare il suon di tue virtui sparte,
Ch’ obblio di lete estinguer non potea ;


Che spogliato da lei, ben mille carte
Parlan di te ; nè per te’l cielo avea
Lassù, se non per morte, albergo e parte.

Le père de Michel-Ange se vit enfin obligé de céder à l’impulsion irrésistible de la nature, & de placer son fils, âgé de quatorze ans, chez le Ghirlandaio, dont la réputation s’étendoit dans toute l’Italie. Le jeune élève acquit avec une étonnante rapidité les talens qui le rendent encore aujourd’hui l’un des plus grands maîtres des sculpteurs pour la fierté de l’exécution ; des peintres pour la science profonde du dessin ; des architectes pour la hardiesse de ses constructions. S’il n’avoit été ni peintre, ni statuaire, il se seroit fait le plus grand nom comme architecte par le Dôme de Saint-Pierre & le palais Farnèse ; comme ingénieur civil par le pont de Rialto à Venise, & comme ingénieur militaire par les fortifications de Florence.

Il faut remarquer qu’alors le même artiste étoit souvent peintre, orfèvre, architecte, statuaire, fondeur, ingénieur, & se faisoit déjà compter parmi les grands maîtres à l’âge où


maintenant on n’est encore qu’un faible élève, quoiqu’on ne cultive qu’un seul talent.

Michel-Ange a porté son caractère dans ses ouvrages. Il étoit fier, violent inflexible, & osa résister plus d’une fois au terrible Jules II fous qui tout fléchissoit.

Il faisoit les études de ses ouvrages avec le plus grand soin, & les exécutoit ensuite avec la plus grande célérité. On dit qu’il ne fut que seize mois à faire en bronze la statue de Jules II, haute de cinq, brasses, statue dont la tête seule a été conservée, & dont le reste a été fondu pour faire une pièce d’artillerie. Il n’employa que vingt mois à peindre la voûte de la chapelle Sixte, & cependant il travailloit seul & n’avoit même personne qui broyât ses couleurs. S’il passa huit ans à peindre dans la même chapelle le jugement dernier, c’est qu’il faisoit en même-temps d’autres ouvrages. Il tailloit le marbre avec une hardiesse dont il eut quelquefois à se repentir, car il a laissé imparfaites des statues qu’il n’auroit pu terminer sans y ajuster des morceaux, parce que, dans la fougue du travail, il avoit enlevé trop de marbre en certaines parties.

Moins fait pour éprouver les affections douces que les passions véhémentes, il a plûtôt cherché dans la nature ce qui fait la force de l’homme que ce qui en constitue la beauté ; il a voulu être grand, terrible, & a négligé d’être gracieux. Profondément instruit de l’anatomie, il a plus savamment qu’aucun autre artiste exprimé les emboîtemens des os, les attaches des membres, l’office & l’insertion des muscles : mais trop curieux de montrer son érudition anatomique, il semble avoir oublié que les muscles sont adoucis par la peau qui les recouvre, & qu’ils sont moins sensibles dans les enfans, les femmes, les adolescens que dans la force de l’âge viril. Malgré son affectation de science, que quelques critiques n’ont pas hésité à traiter de pédantesque, il n’a pas évité le reproche de n’avoir pas été aussi savant que les artistes de l’ancienne Grèce qui étoient ennemis de toute affectation. Ses femmes même semblent moins destinées à plaire, qu’à lutter avec les plus vigoureux athletes. A force de vouloir être grand, il a été lourd & a chargé les contours de la nature. « Dans ses figures, dit Mengs, les articulations des muscles sont si peu déliées, qu’elles ne paroissent faites que pour l’attitude dans laquelle il les a représentées. Ses chairs ont trop de formes rondes, & ses muscles une grandeur & une force trop égales : on ne remarque jamais chez lui de muscles, oisifs, & quoiqu’il sût admirablement bien les placer, il ne leur donnoit pas le caractère convenable. »

« Il ne possédoit pas, dit un autre artiste, M. Reynolds, tant de belles parties que Raphaël ; mais celles qu’il avoit acquises étoient du genre le plus sublime. Il vit dans la peinture peu de chose de plus que ce à quoi l’on peut atteindre dans la sculpture, & il s’y borna à la correction des formes & à l’expression des passions. »

C’est dire assez qu’il négligea la couleur, ou plutôt il n’avoit aucune idée de cette partie de l’art qui fut inventée à Venise par le Titien plus jeune que lui. Quand on lui montra, dans sa vieillesse, un tableau de ce peintre, il en parut foiblement touché, & dit que ce maître auroit dû soutenir par la correction des formes les béantes & les illusions du coloris. C’est la peinture en huile qui se prête le mieux aux charmes de la couleur, & il faisoit peu de cas de cette manière de peindre : il disoit que c’étoit une occupation digne des femmes & des enfans.

Il nous apprend lui-même dans une de ses lettres, qu’il modeloit en terre ou en cire toutes les figures qu’il vouloit peindre. C’est à cette pratique qu’il dut l’art d’exprimer si savament les raccourcis. Cette méthode étoit familière aux grands peintres de ce tems, &, n’auroit peut-être jamais dû être abandonnée. Il semble qu’on se rend un compte plus sévère des formes quand on les représente telles qu’elles font dans leur relief, que lorsqu’on les imite seulement sur une superficie plane par le moyen du crayon ou du pinceau. Ces deux instrumens ont à l’aide d’un maniement adroit, & du clair-obscur, un prestige capable de cacher l’ignorance ou la négligence du copiste. Un sculpteur fort médiocre ne commettroit pas contre la justesse des formes & contre les proportions, les fautes qu’on peut remarquer dans les ouvrages de quelques habiles peintres.

Il ne faut chercher dans les peintures de Michel-Ange ni, la couleur, ni l’harmonie, ni l’entente de la composition, ni l’art de jetter les draperies, ni l’intelligence du clair-obscur, ni l’observation des convenances. Quelle grandeur avoit-il donc dans la seule partie qu’il possédoit, puisqu’il a conservé si long-tems toute sa gloire, lorsque tant de qualités lui manquoient, & que ces qualités sont précisement celles qui plaisent ?

Mais s’il conserve des admirateurs, & surout si les figures de son jugement dernier sont toujours à Rome l’objet des études des jeunes artistes, il a trouvé de sévères censeurs. On lui a reproché de n’avoir peint que de grossier, porte-faix & des servantes d’hôtellerie ; de avoir observé ni bienséance ni costume ; d’avoir profané le saint lieu par la représentation d’une foule de nudités ; d’avoir observé une disposition symmétrique dans un sujet où la nature entière doit être dans tout le désordre de la destruction ;


d’avoir représenté dans un sujet chrétien le nocher Caron avec sa barque ; d’avoir plus étudié le Dante que la doctrine de l’Eglise, & de s’être livré sans réserve à la bizarrerie de son imagination, au lieu de se pénétrer de la terreur religieuse qu’il devoit éprouver.

Peut-être ne faudroit-il pas exiger de Michel-Ange les parties de l’art qui n’étoient pas connues de son temps, la couleur, le clair-obscur & même la composition qui n’est née qu’après lui, du génie de Raphaël. La disposition symmétrique, étoit le défaut de ses prédécesseurs, & ce défaut étoit en possession de plaire : il n’est pas donné même à l’homme de génie de s’élever à tous les égards au-dessus de son siècle : il est des époques, où c’est être bien grand que de s’élever au-dessus des autres dans quelques parties. Quant aux convenances elles ne sont pas une partie constitutive de l’art, & elles peuvent se trouver dans l’absence du talent ; le plus mauvais Peintre peut les observer sans que cette observation lui donne à peine un mérite de plus, & le plus grand Peintre y manque, sans avoir, comme Peintre, un mérite de moins. Il faut louer l’artiste quand il est en même, temps, Historien, Antiquaire, Théologien, Philosophe, suivant les sujets qu’il traite : mais il faut le louer comme artiste, même lorsqu’il est simplement artiste. Le but de Michel-Ange, comme le fut en général celui des anciens artistes de la Grèce, étoit de montrer sa science du nud ; & ce projet lui imposoit d’autres convenances que celles du sujet : c’est donc à ces convenances qu’il s’est livré, & il ne pouvoit considérer son sujet comme ses censeurs, puisqu’il le considéroit avec des vues différentes. S’il a introduit le fabuleux Caron dans un sujet chrétien, les Poëtes faisoient alors le même mélange de la Mythologie payenne avec les vérités du Christianisme. Pardonnons au Peintre ce qu’on avoit pardonné au Dante, à Sannazar. On l’excuseroit plus difficilement d’avoir négligé la grace & la beauté, si ces qualités eussent pu se trouver unies avec la force qui faisoit son caractère, & qu’il a représentée dans toutes ses productions. Ses figures ont le genre de beauté qui s’accorde avec l’extrême vigueur, & non celle qui s’accorde avec les graces ; elles peuvent faire des actions terribles, & ne seroient pas propres aux actions qui exigent une agréable souplesse.

Michel-Ange aimoit la solitude. Il disoit que la peinture étoit jalouse, & vouloit que ses amans se livrassent à elle sans réserve.

Jamais, dit M. Reynolds, il ne se fit une étude des agrémens accessoires, & il semble que son ame sublime avoit le droit de mépriser les parties inférieures de l’art. Toutes ses idées étoient élevées, sublimes ; ses figures sembloient appartenir à un ordre supérieur à l’humanité 2i6 ECO

elles n’ont pas celles des beautés de la nature humaine qui tiennent à sa foiblesse, mais elles représentent, sous la forme humaine, des êtres plus fiers, plus vigoureux, moins voisins de la mort. Ses idées semblent s’être exhalées comme des jets de feu de son génie inépuisable.

Mais il faut avouer que ses expressions, grandes & fières, sont en même-tems peu naturelles ; ses attitudes sont d’un choix souvent désagréable ; ses draperies sont adhérentes à la peau ; son coloris tient de la brique pour les clairs, & tend au noir dans les ombres. Avec tous les défauts qu’il avoit comme peintre, & le peu de grace qu’il mettoit dans son dessin, on peut croire qu’il auroit perdu de sa réputation, si elle n’avoit pas été soutenue par toutes les sortes de mérites qu’il réunissoit. Mais au nom de Michel-Ange, on se rappelle à la fois le peintre, le statuaire, l’architecte, l’ingénieur, & l’imagination surprise ne sait plus qu’admirer.

Il mourut à Rome en 1564, âgé de quatre-vingt-dix ans.

ECOLE ROMAINE . L’ancienne Rome, riche des ouvrages apportés de la Grèce, ou faits dans son sein par des artistes Grecs, a laissé dans ses débris à la Rome moderne les élémens de la gloire à laquelle elle s’est élevée dans les arts. C’est par l’étude des antiques que se sont formés ses artistes. Ils y ont trouvé la science du dessin, la suprême beauté des formes, la grandeur du style, la justesse des expressions portées seulement jusqu’au degré où elles ne détruisent pas trop la beauté. Ils y ont même trouvé les principes de l’art de draper, & ils ont suivi ces principes, en adoptant cependant pour la peinture des drapperies plus larges & plus flottantes que celles qui avoient convenu aux sculpteurs de l’antiquité. Ce sont les parties que nous venons de détailler, & la science de la composition qu’il faut chercher dans l’école Romaine. Elle s’y est livrée toute entière comme aux principales parties de l’art, à celles qui en constituent sur-tout le génie & la majesté, & ne s’est occupée du coloris qu’autant qu’il le falloit pour établir une différence entre la peinture & la sculpture, ou entre la peinture variée dans les couleurs & la peinture en clairobscur. « Ce n’est pas une merveille, dit Félibien, si le goût romain étant extrêmement occupé de toutes ces parties, le coloris, qui ne vient que le dernier, n’y trouve plus de place. L’esprit de l’homme est trop borné, & la vie est trop courte, pour approfondir toutes les parties de la peinture, & les posséder parfaitement toutes à la fois. »

PIETRE PÉRUGIN, ainsi nommé parce qu’il étoit de Pérouse, est le Patriarche de l’école Romaine. Il commença les études de son art dans son pays, sous un Peintre qui lui donnoit fort durement de très-foibles leçons. Il alla ensuite à Florence, & entra à l’école de Verrochio, où il se trouva avec Léonard du Vinci. Il travailla longtems en cette ville, & retourna exercer son art dans sa patrie. Il avoit appris de Verrochio à donner de la grace aux têtes, sur-tout à celles de femmes ; & quoiqu’il ait toujours conservé de la sécheresse, il en eut cependant moins que son maître. Il eut une grande réputatation & fut chargé d’ouvrages considérables ; mais sa gloire est sur-tout fondée sur le grand nom de Raphaël, son disciple. Il mourut en 1524, à l’âge de 78 ans.

RAPHAEL SANZIO nâquit à Urbin en 1483. Son pere étoit un Peintre médiocre qui lui donna les premierès leçons de son art, & le plaça ensuite dans l’école de Pietre Pérugin : mais Raphaël eut en effet pour maître toutes les leçons que purent lui donner & les anciens & ses prédécesseurs & ses contemporains & la nature. Ses talens, son caractère, son esprit, sa politesse lui donnèrent une telle considération, que le Cardinal de Sainte Bibiane lui offrit sa nièce en mariage Mais Raphaël avoit une plus haute ambition, & le Peintre d’Urbin aspiroit à se placer entre les Princes de l’Eglise. Il avoit reçu de Léon X l’espérance d’obtenir le chapeau de Cardinal, & il seroit peut-être parvenu à cet éminent honneur, si sa vie eût été prolongée. Il mourut en 1520, à l’âge de 37 ans, des excès où l’avoit entrainé sa passion pour les femmes.

Raphaël ne fut pas tout de suite un grand homme. Il eut ses différens âges, & il fallut qu’il s’essayât avant de pouvoir exprimer sa pensee : on pourroit dire même qu’avant d’exercer pleinement le grand art dont il laissa de si beaux modêles, il falloit qu’il l’inventât. Sa première manière fut celle du Pérugin, son maître : mais il fit deux voyages à Florence pour y étudier les grands artistes qui florissoient alors en cette ville. Pendant une absence de Michel-Ange qui peignoit à Rome la chapelle Sixte, Bramante, Architecte du Pape & oncle de Raphaël, prêta à son neveu les clefs de cette chapelle, pour qu’il y pût voir les ouvrages commencés par le Peintre Florentin : ce spectacle éclaira le jeune Peintre d’Urbin qui changea de maniere & donna à son dessin plus de force & de grandiosité. On prétendit même que c’étoit à l’imitation de Michel-Ange qu’il avoit fait à Notre-Dame de la Paix les Prophêtes & les Sybilles. Michel-Ange fit plaignit de l’infidélité du Bramante ; son parti fit retentir l’accusation de plagiat ; mais depuis près de trois siècles, les chefs-d’œuvre de Michel-Ange & de Raphaël sont exposés dans Rome à la vue de tout le monde, & comme le remarque Félibien, on n’a pas encore vu de larron assez habile, pour commettre de semblables larcins.

Ce fut un bonheur pour Raphaël, dit Mengs que nous suivons pas à pas dans cet article, de


naître naître dans le tems qu’il appelle ingénieusement l’enfance de l’art. Il commença par copier exactement la simple vérité. S’il ignorait encore que, dans ce qui est vrai, il y a un choix à faire, il vit les ouvrages de Léonard de Vinci, de Massacio, de Michel-Ange, & son génie prit un nouvel essor. Il conçut alors que l’art est quelque chose de plus qu’une simple imitation de la vérité. Mais les ouvrages des maîtres qui venoient de lui ouvrir les yeux, n’étoient pas encore d’une assez complette perfection pour lui indiquer le meilleur choix qu’il pût faire ; il nageoit dans l’incertitude, quand il vit à Rome les ouvrages des anciens. Alors il reconnut qu’il avoit trouvé les vrais modèles qu’il cherchoit, & il n’eut plus qu’à suivre l’heureuse impulsion de son caractère. Il ne se contenta pas d’étudier les antiques qui étoient à Rome ; il entretint des gens qui dessinoient en Grèce & en Italie ce qu’ils pouvoient découvrir des ouvrages des anciens.

Habitué par sa premiere maniere à imiter la nature avec précision, il ne lui fut pas difficile de porter la même exactitude dans l’imitation des antiques, & ce fut un grand avantage qu’il eut sur les siècles où les artistes devenus plus praticiens, sont, parvenus à imiter tout avec une grande facilite, & rien avec une exactitude rigoureuse. Il n’abandonna pas la nature, mais il apprit des anciens comment elle doit être choisie & étudiée. Il reconnut que les Grecs ne l’avoient pas suivie dans les petits détails, qu’ils n’en avoient pris que ce qu’elle a de plus nécessaire & de plus beau ; & qu’une des principales causes de la beauté de leurs ouvrages consiste dans la régularité des proportions : il commença donc par s’attacher à cette partie de l’art. Il vit aussi que dans la charpente du corps humain, l’emmanchement des os & le jeu libre de leurs articulations sont les causes de la grace des mouvemens ; il fit, à l’exemple des anciens, la plus grande attention à cette partie, & fut conduit par ces observations à ne pas se contenter de la simple imitation du naturel.

Son dessin est très-beau, mais il n’a pas le fini ni la perfection de celui des Grecs, & en l’admirant, on est obligé de convenir qu’il n’a pas eu des idées aussi précises de la véritable beauté : il a excellé dans le caractère des Philosophes, des Apôtres & : des autres figures de ce genre ; mais il n’a pas eu un succès aussi complet dans les figures divines. On peut même lui reprocher qu’en peignant les femmes, il a abusé des contours convexes & arrondis ; ce qui l’a fait tomber dans une sorte de pesanteur. Quelquefois aussi, en voulant éviter ce défaut, il est retourné au style sec & roide.

Son goût de dessin fut plutôt Romain que Grec, parce que c’étoit principalement d’après les bas-reliefs qu’il étudioit l’antique. C’est de-là qu’il a pris l’habitude de faire sentir


fortement les os & les articulations & de moin travailler les chairs. Mais comme ces bas-reliefs sont fort beaux par rapport à la convenance des proportions réciproques de chaque membre, il a excellé dans cette partie, sans donner cependant en général à ses figures toute l’élégance qu’on remarque dans celles des artistes Grecs, & sans montrer même dans leurs articulations toute la flexibilité qui se fait admirer dans le Laocoon, dans l’Apollon du Belveder, & dans le Gladiateur.

Il s’est trouvé plus foible, ajoute le même admirateur & le même critique de Raphaël, lorsque l’antique lui a manqué, comme on le voit par les mains de ses figures, parce qu’il reste peu de mains antiques, ces parties ayant été détruites dans la plupart des statues que le tems a respectées. Il a aussi donné à ses enfans un caractère trop sage & trop grave, & ne leur a pas imprimé cette morbidesse & ce potelé que demande la nature enfantine. Il lui manque aussi la grandiosité & la noblesse des anciens, & il ne s’est pas élevé dans cette partie au dessus de Michel-Ange ; on peut ajouter qu’il n’a pas aussi bien possedé que ce Maître la parfaite connoissance des muscles.

Il n’a pas égalé les Grecs dans les figures idéales qui doivent porter l’empreinte de la divinité. Le Christ n’est chez lui qu’un mortel ordinaire. Il est bien éloigné de la beauté divine de l’Apollon. Ses Vierges sont belles par l’expression ; mais elles le cedent par la beauté des formes à plusieurs têtes antiques. Ses figures du Pere Eternel portent le caractère de la débilité & du déclin de l’âge : elles ne donnent pas l’idée d’une nature impérissable. On pourroit même montrer dans ce genre de plus beaux modèles vivans. Elles sont loin d’avoir la beauté divine de quelques têtes antiques de Jupiter.

S’il ne s’éleva pas jusqu’à l’idéal de ; anciens, c’est que les mœurs & l’esprit de son siècle, & les sujets qu’il avoit à traiter le lui permettoient rarement. N’ayant que peu d’occasions de représenter des figures purement idéales, il se livra à la pureté de l’expression, &, il y étoit naturellement entraîné par la modération de son caractère & par un esprit élevé & actif qui lui présentoit toujours de grandes idées : il reconnut que l’expression des passions de l’ame, est l’une des premières parties d’un art qui doit représenter les actions des hommes, puisque ce sont ces affections qui causent les actions. Faire agir des figures & négliger de représenter leurs mouvemens intérieurs, ce n’est plus mettre en action des personnages animés, mais faire jouer des automates. On voit bien qu’ils ont les attitudes de l’action, mais on voit aussi qu’ils n’agissent pas d’eux-mêmes, parce qu’on ne remarque pas en eux un principe
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principe intérieur qui les fasse agir. Tout artiste qui néglige l’expression, ne représente que des mannequins, même lorsqu’il a le soin de prendre la nature pour modèle.

Le premier soin de Raphaël quand il vouloit composer un tableau, étoit de penser à l’expression, c’est-à-dire de bien établir, suivant le sujet, quelles passions devoient animer les personnages, & il faisoit tendre toutes les figures, tous les accessoires, toutes les parties de la composition à l’expression générale du sujet.

Comme il n’avoit pas trouvé dans les statues antiques de leçons pour le clair-obscur, il fut toujours assez foible dans cette partie, & s’il conçut qu’il peut y avoir quelque grandiosité dans la distribution des jours & des ombres, ce fut une découverte qu’il fit dans les ouvrages des Peintres Florentins. On ne peut pas dire cependant que, même pour la partie du clair-obscur, il ait imité la nature sans choix. Il chercha ce qu’on appelle des masses & ménagea les grands clairs pour les parties les plus apparentes des figures nues ou drapées. Si cette méthode ne produisit pas de ces effets qu’on appelle magiques, elle répandit au moins sur ses ouvrages cette netteté qui fait distinguer de loin les figures, & l’on ne peut nier que ce ne soit encore une des parties essentielles de l’art. Il n’a pas été au de-là, &, content de la partie du clair-obscur qui vient de l’imitation, il n’a pas cherché celle qui cil idéale.

« Il avoit coutume de faire tomber les plus grandes lumières & les plus fortes ombres sur les figures du premier plan, comme si les draperies & tous les autres objets eussent été d’une même couleur. Il porta la lumière de a chaque couleur de ses figures du premier plan jusqu’au blanc, & toutes les ombres jusqu’au noir. Cette habitude lui vint de ce qu’il dessinoit le sujet entier de son tableau d’après de petits modèles, & de ce qu’il en faisoit rarement des esquisses coloriées. De cette manière, il s’accoutuma à placer les jours & les ombres sur ses figures comme si elles eussent été ombrées d’après des statues ; c’est-à-dire, que plus elles se trouvoient placées sur le devant du tableau, plus il renfoncoit les lumières & les ombres en les dégradant à mesure que les figures fuyoient. » « Le coloris est une partie dans laquelle il ne mérite pas d’avoir d’imitateurs. Il apprit d’abord suivant l’usage de son temps, a peindre en détrempe, & comme il est fort difficile d’être coloriste dans ce genre de peinture, il ne surpassa pas ses maîtres. La fresque qu’il pratiqua sur-tout dans la suite ne pouvoit guere le perfectionner dans cette partie, parce qu’elle exige trop de promptitude dans l’exécution pour permettre de colorier d’après nature. Il rendit à Florence, chez Barthelemi de Saint-Marc, son pinceau plus vigoureux, ses couleurs plus animées, sa touche moins léchée & acquit une grande perfection dans la fresque mais il ne mérita jamais d’être placé entre les grands coloristes. »

Mengs. On reconnoît cependant qu’il a été quelquefois d’une grande vérité dans la couleur, & que, sur-tout dans les derniers temps de sa vie, il y avoit fait dos progrès remarquables : mais il ne faut pas le juger dans cette partie, d’après les principes de l’école Vénitiennè, que l’on peut croire qu’il n’auroit pas adoptés, quand même il les auroit mieux connus. Il auroit peut-être craint qu’il ne nuisissent aux autres parties de l’art auxquelles il donnoit les premières places, & que par conséquent il vouloit faire dominer dans ses ouvrages.

La composition & l’ensemble des figures étoit la partie principale de Raphaël. Son esprit philosophique ne pouvoit être touché que des choses qui ont de l’expression. I : avoit une trop haute idée de son art, pour le regarder comme un art muet ; il vouloit le faire parler à l’ame & à l’esprit ; mais pour le faire parler, il faut lui donner quelque chose à dire, & cela n’est possible que dans les sujets expressifs. Si Raphaël ne s’éleva pas à la hauteur des Grecs, s’il ne posséda pas au même degré l’art d’embellir la nature, il vit du moins & imita, ce que la nature a d’expressif & de beau. « Les Grecs planoient avec majesté, dit Mengs entre la terre & le ciel : Raphaël a marché avec justesse sur la terre. »

« Il a été, non-seulement très-habile, mais surprenant dans la partie de la composition : c’est celle qui lui a fait le plus d’honneur, & avec justice. Il en a été le créateur, & n’a eu dans ce genre aucun modèle ni dans l’antique, ni chez les modernes. On pourroit dire qu’il auroit passé les limites de l’humanité, s’il avoit possédé toutes les parties de l’art au même degré que celle-là. » « La composition est en général de deux espèces, ajoute le même artiste ; celle de Raphaël est le genre expressif, l’autre est le genre théâtral ou le pittoresque, qui consiste en une disposition agréable des figures du sujet que l’on traite : Lanfranc a été le premier inventeur de ce genre, & après lui, Pietre de Cortone. Je donne la préférence à Raphaël sur tous les autres dans cette partie, parce que la raison a présidé à tous ses ouvrages ou du moins au plus grand nombre. Il ne s’est a pas laissé séduire par des idées communes, ou même par de belles idées dans ses figures accessoires, qui auroient détourné l’attention de l’objet principal, & en auroient diminué lai beauté. »
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Nous avons parlé ailleurs de l’art avec lequel il a traité les draperies : voyez DRAPERIES. Il est inutile de s’arrêter à l’harmonie de ses ouvrages ; comme il n’a jamais songé au délicat & au gracieux, mais toujours à l’expression, il s’est peu occupé de l’harmonie. Ce n’est pas qu’on ne puisse en trouver dans ses tableaux ; mais elle est plutôt un effet de l’imitation de la nature, que le fruit de ses talens particuliers dans cette partie.

ÉCOLE VÉNITIENNE . Cette école est l’élève de la nature. Les peintres Vénitiens n’ayant pas sous les yeux comme ceux de Rome, des restes de l’art antique, manquerent de leçons pour se faire une juste idée de la beauté des formes & de celle de l’expression. Ils copièrent sans choix les formes de la nature ; mats ils furent sur-tout frappés des beautés qu’elle offroit dans le mêlange & la variété de ses couleurs. N’étant point distraits de cette partie si flatteuse par d’autres parties d’un ordre supérieur, ils y donnèrent toute leur attention, & se distinguèrent par le coloris. Ils ne se contentèrent pas de caractériser les objets par comparaison, en faisant valoir la couleur propre del’un par la couleur propre de l’autre ; mais ils cherchèrent encore par le rapprochement, l’accord ou l’opposition des objets colorés, par le contraste de la lumière, & de sa privation à produire une vigueur piquante, à appeller & à fixer le regard.

Ce DOMINIQUE que nous avons vu périr si malheureusement à Florence par la jalouse cupidité d’André Castagna, ce Dominique qui fut le second artiste Italien qui possédât l’art encore secret de peindre en huile, avoit eu pour élève, avant de quitter Venise, sa patrie, JACQUES BELLIN, qui mourut en 1470, & qu’on ne connoît que par l’éducation pittoresque qu’il donna à GENTIL & JEAN Bellin ses fils.

Gentil, qui étoit l’aîné, peignit sur-tout en détrempe. On sait qu’il fut mandé à Constantinople par Mahomet II. Il fit voir à ce conquérant un tableau de la décolation de Saint-Jean qu’il venoit de peindre. Le héros barbare critiqua le cou de la figure, soutint au peintre que la peau se retire en cette partie aussitôt que la tête a été séparée du tronc, & pour joindre la démonstration au principe, il se fit amener un esclave auquel il fit trancher la tête. Bellin frémit de cette leçon, & pour n’être plus exposé à en recevoir de semblables, il revint à Florence où il mourut en 1501.

Jean contribua beaucoup aux progrès de son art en peignant constamment en huile & d’après nature. Quoiqu’il ait toujours conservé une grande sècheresse, il en eut cependant beaucoup moins que son pere & son frere, & l’on voit dans ses ouvrages une grande propreté de couleur, & un commencement d’har-


monie. Son goût de dessin est gothique, ses airs de tête assez nobles, ses attitudes d’un mauvais choix, ses figures sans expression.

Il eut pour disciple le Giorgione & le Titien.

Le GIORGIONE se distingua par un travail facile & un dessin d’un meilleur goût que celui de son maître, mais sur tour par le degré auquel il porta le coloris. Il ne vêcut que trente-deux ans, & excita l’émulation du Titien qui ne tarda pas à le surpasser.

TIZIANO VECELLI, que les François nomment le TITIEN, naquit d’une famille noble à Cador dans le Frioul en 1477. Il fut remis dès son enfance aux soins d’un oncle qui demeuroit à Venise & qui le plaça dans l’ecole de Jean Bellin. Il y apprit à suivre servilement la nature ; mais quand il eut vu les ouvrages du Giorgione, il commença à chercher l’idéal dans la couleur. En 1546 il fut appellé à Rome par le Cardinal Farnèse pour faire le portrait du Pape. Il mourut de la peste en 1576 âgé de 99 ans.

Si dans ses tableaux d’histoire, on veut trouver en lui un historien, il paroîtra fort infidèle, comme tous les artistes de la même école. Il ne cherchoit ni la vérité de la scène, ni celle du costume, ni l’expression que suppose le sujet, ni les autres convenances qu’on voit avec tant de plaisir dans les ouvrages des artistes qui ont été curieux d’étudier l’antiquité. Enfin on ne trouvera en lui qu’un très-grand peintre & rien de plus.

Quoiqu’on ne le place pas dans la classe des grands dessinateurs, il ne faut pas croire qu’il n’ait pas su bien dessiner. On l’a quelquefois calomnié à cet égard en lui attribuant des ouvrages qui ne sont pas de lui, ou en le jugeant sur quelques-uns de ceux où il s’est négligé. Tous les peintres de ce temps avoient reçu de leur éducation la justesse du coup d’œil & la facilité de rendre tout ce qu’ils se proposoient d’imiter. Comme le Titien ne se proposa que l’imitation de la nature, il représenta de belles formes quand elles lui furent offertes par le modèle, & il cessa d’être beau quand ses modèles manquèrent de beauté. S’il avoit eu, comme Raphaël, l’amour du beau, si cet amour lui avoit été inspiré par la connoissance de l’antique qui lui manquoit, il auroit choisi dans la nature ce qui méritoit sur tout d’être imité, il auroit égalé dans le dessin Raphaël & tous les peintres les plus célèbres.

Mais quoiqu’il ne mérite pas d’être placé entre les artistes qui se sont distingués par l’excellence du choix, il ne semble pas avoit tour-à-fait manqué du sentiment de la grandeur & de la noblesse. Il a souvent cherché dans les figures d’hommes la grandiosité : mais si quelquefois, 220 ECO

quelquefois, comme Michel-Ange, il exagéroit & chargeoit le dessin, c’étoit plutôt pour montrer la nature tendre & charnue, que pour la rendre, comme Michel-Ange, puissante & musculeuse. Le sentiment de la couleur, plutôt qu’un principe de composition, l’engageoit à faire sur-tout paroître les plus belles parties, parce que ce sont celles qui offrent les plus grandes & les plus belles masses. Il a montré du goût dans les représentations des femmes & des enfans. Il donnoit aux femmes des attitudes naïves & négligées qui ne sont pas la grace, mais quelque chose qui y ressemble. Il savoit donner à leurs coeffures & à leurs ajustemens une elégence pittoresque.

Presqu’entiérement livré à la simple imitation, il n’a pas mis plus de choix dans la partie du clair-obscur que dans celle du dessin, On ne peur cependant lui reprocher d’avoir été très-foible dans cette partie, parce que cherchant à imiter les couleurs de la nature, il fut obligé pour y parvenir d’observer les dégrés de la lumiere. Comme il portoit au plus haut point l’imitation des couleurs naturelles, il n’a pu être tout-à-fait ignorant dans le clair-obscur : mais il faut cependant avouer que ce n’est pas dans l’intelligence de cette partie de l’art qu’il faut chercher le principe des beautés qu’offrent ses ouvrages ; ce principe réside dans l’entente des couleurs propres & des couleurs locales, & il porta cette entente au plus haut dégré. On peut quelquefois lui reprocher de la dureté dans son clair-obscur, & il étoit conduit à cette dureté par l’affectation de chercher à produire de grands effets par les contrastes.

Les peintres de l’école Florentine & de l’école Romaine, peignoient le plus ordinairement à fresque ou en détrempe, & en peignant, au lieu de prendre la nature, ils n’avoient sous les yeux que leurs cartons. Le Titien peignit d’abord à l’huile & d’après nature, & cette pratique, jointe à ses heureuses dispositions, devoit lui acquérir une couleur plus conforme à la vérité. Il eut encore un autre avantage pour devenir coloriste, celui de faire souvent des portraits. Ce genre l’astreignoit à imiter les couleurs de la nature dans les carnations & les draperies. Comme il étoit obligé de copier les habits des personnes qu’il représentoit, il apprit à varier sa couleur & sa touche, pour rendre la variété des étoffes : enfin, il peignit le paysage, & il en étudioit aussi la couleur d’après nature. Il a résulté de cette même étude que le Poussin, qui assurément n’est pas placé dans la classe des grands coloristes, a cependant donné une bonne couleur aux paysages & aux fonds de ses tableaux.

« Comme le Titien s’apperçut, dit Mengs, que les objets qui sont beaux dan ; la nature sont souvent un mauvais effet dans la pein-


ture, il chercha à parvenir au choix dans l’imitation de la vérité, & il remarqua qu’il, y a des objets dont les couleurs locales sont très-belles, mais qui sont dégradées par les reflets, par la porosité des corps, par les différentes teintes de la lumiere, &c. Il vit aussi que, dans chaque objet, il y a une infinité de demi-teintes, ce qui le conduisit à la connoissance de l’harmonie. Enfin, il observa que, dans la nature, chaque objet offre un accord particulier de transparence, d’opacité, de rudesse & de poli, & que tous ces objets différent dans le dégré de leurs teintes & de leurs ombres. Ce fut dans cette diversité qu’il chercha la perfection de son art. Dans la suite, il prit, dans chaque partie, le plus pour le tout ; c’est-à-dire, que d’une carnation qui avoit beaucoup de demi-teintes, il ne formoit qu’une seule demi-teinte, & qu’il n’employoit presqu’aucune demi-teinte, dans celle où il y en avoit peu. Par ce moyen, il parvint à posséder un coloris supérieurement beau, & c’est dans cette partie qu’il a été le plus grand maître & qu’il faut l’imiter. Par l’étude de la distribution des principales couleurs, il acquit la connoissance des principales masses, ainsi que Raphaël y étoit parvenu par le dessin, & le Correge par le clair-obscur. »

Le Titien a mis en général peu d’expression dans ses tableaux, & il y a même quelquefois introduit des portraits, ce qui en augmente la froideur ; car s’il est vrai que les têtes doivent être étudiées d’après nature, même dans les tableaux d’histoire, il est vrai aussi qu’elles ne doivent pas présenter une nature individuelle, mais une nature générale & idéale : il faut qu’elles aient toute la vérité de la nature, & il ne faut pas cependant qu’elles ressemblent à des gens que nous pouvons connoitre. Le peintre a manqué une partie de l’effet qu’il doit produire, si quand il nous réprésente Achille, Hector, César, nous pouvons dire : je l’ai vu quelque part. Nous ne pourrons nous pénétres pour des gens de notre connoissance de ce respect que nous imposent les grands personnages de l’antiquité.

Le Titien fut d’abord symmétrique dans sa composition. C’étoit, comme nous l’avons dit en parlant de Michel-Ange, la méthode de son tems. Sa seconde maniere a été plus variée, plus libre : mais, quoiqu’il ait quelquefois bien compose, on ne peut pas dire qu’il si soit fait des principes de composition : il semble, dans toutes les parties, n’avoir fait que suivre la nature, sans avoir eu recours à l’art.

« Le Titien, ajoute Mengs, n’a pas montré beaucoup d’idéal dans son dessin. Dans le clair-obscur, il en possédoit assez pour bien concevoir la nature, mais il n’en a pas eu ECO

autant que le Correge, & son clair-obscur n’est pour ainsi dire, qu’ébauché. Il a eu plus d’idéal dans le coloris, & même assez pour trouver le vrai caractere & le juste dégré des couleurs qu’il a su bien disposer : car il n’est pas si facile qu’on le croit de savoir quand il faut se servir d’une draperie rouge, ou d’une draperie bleue, & c’est une partie que le Titien a merveilleusement bien entendue. Il a mis aussi une grande harmonie dans les couleurs, partie qui tient à l’idéal & qui ne peut s’apprendre dans la nature, si on ne la conçoit pas d’abord dans l’imagination. J’en dis autant du clair-obscur, parce que les demi-teintes n’ont pas autant de degré dans l’art qu’elles en ont dans la nature ; ce qui peut s’appliquer de même à l’harmonie & aux couleurs, où une simple imitation de la nature ne servira de rien : j’en conclus donc que le Titien n’a pu si bien remplir cette partie, sans avoir beaucoup d’idéal. Sa composition est fort simple, & il n’y a jamais mis que ce qui étoit absolument nécessaire ; par conséquent il n’a été que fort peu idéal dans cette partie. »

Les couleurs de ses tableaux sont tellement fondues, qu’elles ne laissent aucune idée des couleurs qui étoient sur sa palette, ce qui le distingue de Rubens qui a placé sans presque les fondre, les couleurs les unes à côté des autres. Cette pratique l’empêche d’être aussi harmonieux, & même ne lui permet de parvenir à une sorte d’harmonie, qu’à force d’employer une grande diversité de couleurs & de forts reflets d’une couleur dans l’autre. On ne sauroit dire, en voyant les tableaux du Titien, avec quelles couleurs il a produit ses teintes. Cette pratique, qui l’a conduit à une imitation si parfaite de la nature colorée, rend le maniement de son pinceau peu apparent. Les amateurs n’ont pas ce plaisir auquel ils sont si sensibles, parce que c’est un de ceux qui sont le plus à leur portée, d’y voir la liberté de la main ; mais il n’y peuvent rien voir non plus qui témoigne la gêne, & d’ailleurs ils doivent être consolés par les touches, aussi justes que fines, dont cet artiste animoit son travail, & qui accusent avec la plus grande précision le caractere des différens objets.

Il a peint de belles étoffes & en a bien représenté le caractere : mais on ne sauroit dire qu’il ait bien drapé. Il a même souvent péché par la disposition des plis, & l’on voit qu’au lieu de faire un choix fondé sur des principes, il se contentoit de copier les hasards que lui offroit la nature. Comme le hasard offre quelquefois de belles suites de plis, il n’est pas rare d’en trouver aussi dans les tableaux du Titien.

Il est, entre les peintres d’histoire, l’un de ceux qui ont le mieux fait le paysage. Ses


sites sont bien choisis, ses arbres sont variés dans leurs formes, & leur feuillé est bien rendu. Il avoit coutume, pour rendre ses paysages plus piquans, d’y représenter quelques effets extraordinaires de la nature.

ECOLE LOMBARDE ; elle se distingue par la grace, par un goût de dessin agréable quoiqu’il ne soit pas d’une grande correction, par un pinceau moëlleux & une belle fonte de couleur.

ANTONIO ALLEGRI, dit le CORREGE, en est le pere & l’ornement. Il naquit à Correge ou dans un village voisin de cette ville. Quelques écrivains placent sa naissance en 1490 ; mais Mengs, que nous allons suivre constamment dans ce que nous drons de ce peintre, croit plus vraisemblable qu’il est né quatre ans plus tard, & regarde comme certain qu’il est mort en 1534 à l’age de quarante ans. Il fut marié deux fois & eut des enfans de ses deux femmes.

L’opinion la plus générale est que le Correge est ne de parens pauvres & de basse extraction ; d’autres prétendent, mais sans preuve, qu’il étoit d’une famille noble & très-riche : Mengs prend un milieu entre ces deux sentimens, & croit qu’il jouissoit d’une aisance honnête, proportionnée au pays & au temps où il vivoit. La rareté des especes & la langueur de la circulation est prouvée par la sorte de monnoie dans laquelle on payoit le Correge, à qui l’on donnoit en cuivre des sommes assez fortes. Mengs se confirme dans l’opinion que cet artiste n’étoit pas infortuné, par l’inspection de ses ouvrages, dans lesquels il ne trouve pas, comme dans ceux des peintres qui languissoient dans la pauvreté, des témoignages de lésine, ni même d’économie. Ses tableaux sont peints ou sur des toiles très-fines, ou sur de bons panneaux, ou même sur du cuivre : ils sont finis avec beaucoup de soin, & ne semblent pas être l’ouvrage d’un homme qui attendît le paiement avec impatience ; les couleurs les plus cheres & les plus difficiles à employer n’y sont pas épargnées ; elles s’y trouvent même avec une sorte de profusion. Enfin on sait qu’il employoit pour faire les modeles de sa coupole de Parme, le Begarelli, sculpteur estimé même de Michel-Ange, & aucun peintre aujourd’hui ne seroit en état de payer à un bon sculpteur les modeles nécessaires pour un ouvrage si considérable.

On donne pour preuve de la pauvreté du Correge & de la foible rétribution qu’il tiroit de ses ouvrages, la somme de cent soixantedix écus qu’il reçut en monnoie de cuivre pour sa seconde coupole. C’est de ce même fait que Mengs tire la preuve que le Corrège étoit assez honnêtement payé eu égard à son pays. En effet, comme une coupole exige beaucoup de tems & des avances considérables de la part de l’artiste, il est nécessaire qu’il reçoive son payement en zîz ECO différens termes. Les cent soixante & dix écus que reçut le Corrège ne faisoient donc que la plus foible partie des sommes qu’il avoit reçues pendant le cours de l’ouvrage, & Raphaël qui vivoit dans un pays plus riche, & qui fut le plus richement payé de tous les peintres de son tems, ne reçut que douze cens écus d’or pour chacune des logés du Vatican. Le dernier pavement fait au Corrège fut, dit-on, la cause de sa mort ; il voulut porter lui-même toute la somme qu’il venoit de recevoir, & la fatigue lui donna une fluxion de poitrine.

Il commença, comme tous les autres peintres de son tems, par imiter uniquement la nature ; mais comme il étoit principalement touché de la grace, il purgea son dessin de toutes les parties tranchantes & angulaires. Il reconnut que les grandes formes contribuent à rendre un ouvrage gracieux ; il rejetta toutes les petites parties, agrandit les contours, évita les lignes droites & les angles aigus, & donna ainsi une certaine grandiosité à son dessin. Il le rendit élégant & large, il en varia les contours, & les rendit ondoyans, mais il ne fut pas toujours pur & correct.

« Il ne répandoit pas, comme Raphaël, qui lui est fort inférieur en cette partie, la lumière sur tout le tableau ; mais il plaçoit les jours & les ombres où il croyoit qu’ils feroient le meilleur effet. Si le jour tomboit naturellement sur l’endroit qu’il vouloit tenir éclairé, il l’imitoit tel qu’il le voyoit ; sinon, il plaçoit dans cet endroit un corps clair ou opaque, de la chair, une draperie, ou tout autre objet qui pouvoit produire le degré de lumière qu’il souhaitoit, &, par ce moyen, il parvint à la beauté idéale du clair-obscur. A cette partie du clair-obscur, il joignit une espèce d’harmonie, c’est-à-dire qu’il distribua son clair-obscur de façon que la plus grande lumière & l’ombre la plus forte ne se présentoient que sur une seule partie de les tableaux. Son goût délicat lui apprit que la trop forte opposition des lumières & des ombres cause une grande dureté ; aussi ne plaça-t-il pas le noir à côté du blanc comme d’autres artistes qui ont, ainsi que lui, cherché la beauté dans la partie dit clair-obscur ; mais il passa, par une gradation insensible, d’une couleur à une autre, mettant le gris obscur à côté du noir, & le gris clair à côté du blanc, de sorte que ses ouvrages sont toujours d’une grande douceur. Il se garda bien aussi de mettre ensemble de fortes masses de jour & d’ombre. S’il avoit à faire une partie très-éclairée ou très-fortement ombrée, il n’en plaçoit pas immédiatement à côté une autre de la même espèce ; mais il laissoit entre deux un grand intervalle de demiteinte, par lequel il ramenoit l’œil d’une grande tension au repos. Par cet équilibre des couleurs, l’œil du spectateur reçoit continuellement des sensations différentes, & il n’éprouve jamais de fatigue, parce qu’il trouve toujours des beautés nouvelles dans l’ouvrage qu’il contemple. »

Le Correge commença par peindre à l’huile, genre de peinture susceptible dune touche délicate & suave ; & comme son caractere le portoit à tout ce qui est agréable, il donna tout de suite un ton moëlleux à sès tableaux. Il chercha des couleurs transparentes pour représenter des ombres conformes à la nature, & adopta une manière de glacer qui fit paroître réellement obscures les parties ombrées. C’est à quoi l’on ne peut parvenir par les couleurs les plus sombres, si elles ne sont pas transparentes, parce que la lumière réfléchit sur leur superficie, & qu’elles ne représentent par conséquent qu’une couleur obscure, mais éclairée ; au lieu que les couleurs transparentes, absorbant les rayons de la lumière, représentent une superficie réellemént obscure. Il empâta fortement les rehauts, parce qu’ils doivent être d’une touche propre à recevoir un nouveau degré de la clarté du jour. Il s’apperçut que la lumière qui vient du soleil n’est pas blanche, mais jaunâtre, & que les reflets de lumière doivent tenir de la couleur des corps d’où ils rejaillissent : & ce fut ainsi qu’il parvint à la théorie de l’emploi des couleurs dans les trois parties, les jours, les ombres & les reflets. Mais c’est sur-tout dans la couleur de ses ombres qu’il faut chercher à l’imiter, car ses lumières sont trop claires & un peu lourdes, & ses chairs ne sont pas assez transparentes.

Le Corrège ne doit pas être choisi pour modèle, de toutes les sortes d’expressions. Né pour les graces, il ne pouvoit consentir a les abandonner, & il affoiblissoit toutes les affections qui tendent à les altérer. S’il peint la douleur, c’est celle d’un enfant qui sera bientôt remplacée par les ris ; s’il peint la colère, c’est celle d’une jeune & douce amante. Quant à la distribution, il chercha plus à placer ses figures de manière à fournir de grandes masses d’ombre & de lumière, qu’à les faire concourir à une expression générale.

Dans ses draperies mêmes, il a toujours en la grace pour objet. Il chercha plus les masses que l’expression & préféra l’agréable au beau. Ses draperies sont larges & légères ; mais les plis n’en sont pas savamment distribués ; quelquefois même, chez lui, les vêtemens cachent & coupent les figures. Mais il a été savant dans les couleurs des étoffes ; elles sont presque toujours moëlleuses, & s’il les choisit souvent d’une teinte sombre, c’est pour donner aux chairs plus d’éclat & de délicatesse.

ECO En cherchant le gracieux, l’agréable, ce qui doit plaire enfin, il devoit trouver l’ harmonie ; c’est aussi dans cette partie qu’il a excellé. Comme la délicatesse de son goût ne lui permettoit pas de souffrir de fortes oppositions, il falloit bien qu’il devint un grand maître dans cette partie qui n’est autre chose que l’art de passer d’un extrême à l’autre par des nuances intermédiaires qui les lient doucement entr’eux. Il fut harmonieux dans le dessin, en coupant par des lignes courbes les lignes droites qui formeroient des contours anguleux, & en rendant toujours son trait endoyant. De même, tant dans les lumières que dans les ombres, il plaça toujours entre les deux extrêmes un espace destiné à les unir & à servir de passage de l’un à l’autre. La délicatesse de ses organes lui avoit fait sentir mieux qu’à tout autre artiste qu’après une certaine tension les yeux ont besoin de repos : il eut donc soin de faire suivre une couleur franche & dominante par une demi-teinte, & de conduire, par une gradation insensible, l’œil du spectateur au même degré de tension d’où il étoit parti. Ainsi, dit Mengs, une musique agréable & mélodieuse arrache si doucement au sommeil que le réveil ressemble plutôt à un enchantement qu’à un sommeil interrompu.

Un goût délicat dans la couleur, une parfaite intelligence du clair-obscur, l’art d’unir le clair au clair, l’ombre à l’ombre ; celui de détacher les objets du fond, une harmonie enfin que personne na jamais surpassée ni même egalée, voila dans quelles parties jointes à la grace le Corrège est au-dessus de tous les autres peintres.

Les CARRACHES, Louis & les deux frères Augustin & Annibal ses cousins-germains, peuvent être regardes comme les pères de la seconde école Lombarde, qu’on distingue quelquefois par le nom d’ÉCOLE DE BOLOGNE. Ils furent les restaurateurs de l’art qui s’étoit obscurci dans l’Italie entière après y avoir jetté tant d’éclat. Tous trois étoient de Bologne, & leur naissance étoit obscur : le père d’Augustin & d’Annibal ètoit Tailleur. Tous trois différoient peu par leur âge : Louis naquit en 1555, Augustin en 1557, & Annibal en 1560.

Louis, comme le plus âgé, fut le maître des deux autres. Il avoit étudié les ouvrages du Titien & de Paul Véronèse à Venise, ceux d’André del Sarte, à Florence ; ceux du Corrège, à Parme ; ceux de Jules-Romain à Mantoue ; mais c’étoit sur-tout la manière du Corrège qu’il tâchoit d’imiter.Annibal se partagea entre le Corrège & le Titien ; Augustin, leur émule dans la peinture, avoit l’esprit cultivé par les lettres, & donnoit une partie de son tems à la poésie, à la musique, a la danse & aux exercices du corps, mais il se consacroit principalement à la gravure qu’il avoit apprise de Corneille Cort. Souvent ils travailloient tous les trois aux mêmes ouvrages ; & l’on admiroit que leurs mains parussent être conduites par un même esprit.

Ils établirent à Bologne une académie que leur zèle pour le progrès de l’art fit nommer d’abord l’academia degli Desiderosi, & qu’on appella dans la suite l’académie des Carraches, parce que la gloire que s’acquirent ces trois artistes ne permit pas de donner un nom plus illustre à un établissement dont ils étoient les auteurs. On y posoit le modèle, on y professoit la perspective & l’anatomie, on y donnoit des leçons sur les belles proportions de la nature, sur la meilleure. manière d’employer les couleurs, & sur les principes des ombres & des lumières. On y faisoit souvent des conférences, & non-seulement des artistes, mais des gens de lettres y proposoient, y éclaircissoient des difficultés relatives à l’art.

La réputation des Carraches ne resta pas renfermée dans la Lombardie ; elle s’étendit jusqu’à Rome, & le Cardinal Odoard Farnèse qui vouloit que la peinture ajoutât ses richesses à la magnificence de son palais, crut Annibal digne de le décorer. Il le manda, & le peintre de Bologne, qui n’avoit pu prendre encore qu’une connoissance imparfaite des chefs-d’œuvre de l’antiquité & de ceux de Raphaël, faisit avec joie cette occasion d’acquérir des connoissances nouvelles, en exerçant celles que déjà il avoit acquises. Appellé à Rome comme un grand maître, il ne crut pas se dégrader en commençant par y reprendre le personnage d’étudiant, & il partagea ses journées entre les travaux qui lui étoient confiés & l’étude des antiques & des plus beaux ouvrages des modernes.

Dès-lors il changea sa manière. Il avoit jusques là regardé comme les premières parties de l’art la couleur du Titien & la suavité du Corrège ; il reconnut que ces parties si attrayantes étoient cependant subordonnées à deux autres plus nobles ; la représentation de l’ame & celle de la beauté. C’est en faisant de ces deux parties les premiers objets de ses travaux, que le peintre élève son art à n’être plus seulement une imitation de la nature extérieure ; mais à donner une idée céleste de la nature de l’homme par la beauté de ses formes, & à fixer en quelque sorte sur la toile, par l’expression, le souffle de vie qu’il a reçu de son auteur. Il s’apperçut que le soin de représenter seulement la nature colorée, appartient à des genres inférieurs de l’art, & que la destination du premier genre, celui de l’histoire, est sur-tout de représenter la nature animée. Il sentit que les genres inférieurs doivent emprunter leurs premiers charmes de la couleur, parce qu’ils sont

destinés à plaire aux yeux, & qu’ils ne doivent négliger aucuns moyens de séduction, parce qu’ils ne peuvent attacher par aucun intérêt puissant ; mais que le genre de l’histoire doit user avec modération de ces prestiges, parce qu’ayant assez de dignité pour maîtriser la penseé, il doit rejetter tout ce qui peut la distraire. Mais il ne sentit peut-être pas assez qu’elle doit assurer par l’effet l’impression qu’elle veut produire, & que le ton du tableau doit en fortifier l’expression.

Il employa huit ans à décorer le palais Farnèse, ne recevant que dix écus par mois. Quand l’ouvrage fut entièrement terminé, on lui apporta cinq cens écus. Le Carrache, né dans la pauvreté, & accoutumé à une vie pauvre, avoit pour l’argent un mépris très-sincère dont il donna plusieurs fois les preuves les moins équivoques : mais il regarda la foiblesse de la récompense qu’il recevoit comme un témoignage du mépris qu’on faisoit de ses talens, & cette injure le plongea dans une mélancolie qui abrégea ses jours. Il mourut à Rome en 1606, âgé de quarante-neuf ans.

On a souvent confondu les ouvrages des différens Carraches, parce qu’il y avoit une grande ressemblance dans leur manière, sur-tout avant qu’Annibal se fût établi à Rome. Cependant chacun d’eux avoit un caractère marqué qui peut le faire reconnoître. Louis avoit moins de feu, mais plus de grace & de grandiosité ; Augustin plus d’esprit dans la conception, plus d’agrément dans l’exécution ; c’est de lui qu’est, dans la galerie Farnèse, le tableau qui représente Galathée entre les bras d’un triton, & celui d’Aurore & de Céphale ; Annibal se caractérise par plus de fierté, par un dessin plus profond, une expression plus vive, une exécution plus ferme.

M. Raynolds qui a vu à Bologne les ouvrages de Louis marque pour ce peintre un goût de prédilection. Il l’offre sur-tout comme le premier modèle dans ce qu’il appelle le style en peinture, & qui n’est autre chose que la faculté de disposer les couleurs de manière à exprimer nos idées ou nos sentimens, comme les paroles ont la même destination dans le discours. « Louis Carrache, dit-il, est celui qui, dans ses meilleurs ouvrages, semble approcher le plus de la perfection dans cette partie ; ses jours & ses ombres, larges sans affectation ; la simplicité de son coloris qui, ménagé avec intelligence, ne distrait pas le regard de l’objet qui doit l’occuper ; l’effet imposant de ce demi-jour qui semble répandu sur toutes ses productions, conviennent mieux, selon moi, aux sujets graves & majestueux que ce brillant plus factice de la lumière du soleil dont le Titien a éclairé ses ouvrages. Il est malheureux que les productions de Louis, dont je crois l’étude si utile aux élèves ne se trouvent qu’à Bologne. Ses ouvrages sont dignes de fixer l’attention des jeunes artistes, & je crois que ceux qui voyagent devraient prolonger plus qu’ils ne le sont ordinairement leur séjour en cette ville. »

Annibal, entre les grands maîtres, est compté parmi ceux qui peuvent servir de modèle pour la science & la beauté du dessin : c’est pour cet objet d’étude que les figures feintes de stuc qu’il a représentées dans la galerie Farnèse sont préférées à ses tableaux. Ceux qui le blâment d’être devenu moins coloriste à Rome qu’il ne l’avoit été à Bologne, doivent cependant reconnoître que c’est a sa seconde manière qu’il doit sur-tout le grand nom dont il jouit. Les critiques sévères trouvent que son dessin est trop peu varié dans les formes ; qu’il excelloit seulement dans la beauté mâle ; qu’en imitant les formes des statues antiques, il en a quelquefois approché, mais sans être parvenu à la sublimité des idées & du style qui formoit le caractère des anciens, en sorte qu’il a bien imité l’extérieur de leur manière, mais qu’il n’a pas pénétré l’intérieur de cet admirables artistes, ni les raisonnemens profonds qui les déterminoient.

Les succès d’Annibal & sa gloire bien méritée ont peut-être été nuisibles à l’art. La plupart des artistes qui sont venus après lui, séduits par son mérite & sa réputation, se le sont proposé pour objet de leurs études au lieu de remonter principalement aux maîtres qui avoient été les siens, & qu’il n’avoit pas égalés. Il en est résulté qu’eux-mêmes ne sont pas devenus les égaux d’Annibal, & qu’ils ont chargé ses défauts sans atteindre à ses beautés ; qu’ils se sont plus attachés aux formes qui indiquent la vigueur, qu’à celles qui produisent la grace ; qu’ils ont négligé l’expression des affections interieures pour l’imitation des formes extérieures, au lieu de faire contribuer les formes extérieures à exprimer les affectations de l’âme, & qu’ils ne se sont pas élevés enfin aux sublimes conceptions de Raphaël. Dans l’école Françoise, le Brun s’étoit formé sur les ouvrages originaux d’Annibal, le Sueur n’avoit guère pu étudier Raphaël que par des estampes faites d’après ce maître ; & cependant il l’emporta sur son émule dans le genre de beauté qui intéresse l’ame & dans l’expression des mouvemens intérieurs qui l’affectent.

L’ÉCOLE FRANÇOISE, est si différente d’elle-même dans ses différens maîtres, & il y a eu, s’il est permis de parler ainsi, tant de différentes écoles dans cette école, qu’il est bien difficile de la caractériser. Entre ses artistes les uns se sont formés sur des peintres Florentins ou Lombards ; d’autres ont étudié à Rome la ECO

manière Romaine ; d’autres ont cherché celle des peintres Vénitiens ; quelques-uns se sont distingués par une manière qu’ils paroissent ne devoir qu’à eux-mêmes. Quel est, de tant de styles différens, celui qui caractérisera notre école ? En parlant généralement, & laissant à part les exceptions, on diroit peut-être que son caractère est de n’avoir pas de caractère particulier, mais de se distinguer par son aptitude à imiter celui qu’elle veut prendre. On pourroit encore, en ne la considérant toujours qu’en général, dire qu’elle réunit en un degré moyen les différentes parties de l’art, sans se distinguer par aucune partie spéciale, ni en porter aucune à un degré éminent.

Il ne seroit pas plus aise de marquer le tems où la peinture a commencé parmi nous. On sait que la France avoit très-anciennement des peintres sur vitres & des peintres en miniatures ; & que même, dans ces deux genres, l’Italie eut quelquefois recours à nos artistes. Enfin, quand François Ier. manda le Rosso ou maître Roux, Florentin, & le Primatice, Polonois, elle possédoit un assez grand nombre de peintres qui ne se distinguoient pas, il est vrai, par un talent supérieur, mais qui furent du moins en état de travailler sous ces maîtres étrangers.

Le plus ancien des peintres françois qui ait laissé un nom est JEAN COUSIN, qui exerça le plus fouvent son talent sur des vitres, mais qui s’est aussi distingué par des tableaux. On regarde celui du jugement dernier, dans la sacristie des Minimes du bois de Vincennes, comme un témoignage de la fertilité de son génie : ce morceau est gravé Jean Cousin exerçoit aussi la sculpture. Il étoit correct, mais peu élégant dans son dessin.

La peinture, quelque tems encouragée par François Ier, tomba dans un état de langueur, d’où elle ne put se relever que sous le règne de Louis XIII. Ce fut alors que florit JACQUES BLANCHARD, formé à l’école de Venise, & que nous appellons le Titien François. Comme il est mort jeune, & sans avoir laissé ; d’élèves qui aient perpétué son talent, on peut le regarder comme un bon artiste isolé, & non comme l’un des instituteurs de l’école françoise.

La France n’a pas non plus le bonheur de pouvoir compter entre les maîtres de son école, l’un des plus grands peintres, ou le plus grand peut-étre, qu’elle ait produit. Comme c’est presque toujours en Italie qu’il a exercé ses talens, l’Italie le revendique : mais la France, fière de lui avoir donné la naissance & la première éducation, se console de ne pouvoir le compter au nombre des fondateurs de son école, en le comptant du moins au nombre de ses artistes.

On entend bien que nous parons du Poussin, que les François appellent le Raphaël de la France, mais qui n’eut pas d’école & ne laissa pas d’élèves comme le peintre d’Urbin.

NICOLAS POUSSIN, naquit à Andely en Normandie eu 1594 d’une famille originaire de Soissons. Son pere étoit noble, mais sans fortune. Le jeune Poussin, pendant le cours de ses études littéraires, manifesta son goût pour le dessin, & il y fit des progrès rapides dès qu’il eut obtenu de son père la permission de s’y livrer. Il quitta vers l’âge de dix-huit ans la province où il avoit pris naissance, pour venir à Paris chercher des maîtres ; mais, comme nous l’avons dit, l’art y étoit dans un état de langueur. Poussin prit successivement les leçons de deux peintres dont l’un étoit sans talent, & l’autre avoit seulement quelqu’habileté dans le portrait. Il ne tarda pas à reconnoître le peu de fruit qu’il pourroit recueillir sous de tels instituteurs, & les quitta au bout de quelques mois. Il avoit appris sous eux la manœuvre de l’art, & il n’eut plus d’autres maîtres que des estampes gravées d’après Raphaël & Jules-Romain. Ses desirs s’élançoient vers Rome, il en entreprit deux foi le voyage, différens obstacles le forcèrent à l’interrompre.

Enfin, après avoir fait dans la capitale & dans les provinces des travaux mal récompensés, il connut à Paris le Cavalier Marin, célèbre par le poëme d’Adonis, où il a répandu avec tant de profusion tout l’éclat & tout l’abus de l’esprit. Le Cavalier reconnut dans le jeune Poussin un peintre vraiment poëte ; & comme l’amour-propre a toujours la principale influence sur les jugemens des hommes, il sentit d’autant plus d’inclination à l’estimer, que l’artiste se plaisoit à dessiner des sujets tirés de l’Adonis. Il alloit retourner à Rome, & lui offrit de l’y conduire ; mais Poussin étoit retenu à Paris par quelques ouvrages commencés, & entr’autres par le tableau représentant la mort de la Vierge qu’il faisoit pour l’Eglise de Notre-Dame. Dès qu’il fut libre, il entreprit pour la troisième fois le voyage de Rome, & y arriva, à l’âge de trente ans, au printems de l’année 1624.

Il y retrouva le Cavalier Marin, mais prêt à partir pour Naples, où il mourut bientôt après. Il fut connu, par son moyen, du Cardinal Barberin, neveu d’Urbain VIII ; mais ce Cardinal alloit partir pour ses légations. Ainsi le Poussin, déjà hors de la première jeunesse, se trouva dans une ville étrangère, sans connoissances ; sans appui, sans aucune autre ressource qu’un talent qui devoit être mal apprécié parce qu’aucun prôneur ne le faisoit valoir. Réduit à un état de misère qui auroit plongé dans le désespoir une ame foible, pouvant à peine tirer de ses ouvrages le prix que lui coûtoient 226 ECO

les toiles, les couleurs, & une misérable subsistance, il se trouvoit heureux parce qu’il pouvoit étudier l’antique & Raphaël. C’est ainsi qu’avec une passion vive & facile à satisfaire, en peut trouver le bonheur dans le sein de l’infortune, comme les ames vulgaires que ne transporte aucun goût dominant, n’éprouvent qu’une langueur douloureuse dans le sein de la prospérite.

Le Poussin avoit d’autant plus de peine à subsister de son talent, qu’il y a dans les arts une sorte de mode, & que sa manière étoit fort éloignée de la mode dominante. D’ailleurs l’artiste ne devient pas aisément célèbre quand l’homme n’est pas connu, & le Poussin vivoit dans la plus grande retraite. Il fut une fois obligé de donner pour huit francs un tableau dont un jeune peintre un peu moins inconnu fit une cope qu’il vendit le double.

Au lieu de travailler à multiplier le nombre de ses ouvrages pour suppléer par la quantité à la foiblesse du prix qu’il en recevoit, le Poussin, animé de ce courage que donne un violent amour des arts, consacroit la plus grande partie de son tems à l’étude. Lié avec le sculpteur Duquesnoy, si connu sous le nom de François Flamand, il copioit les antiques au crayon, il les modeloit en bas ou en plein relief, il les mesuroit dans toutes leurs parties : il se promenoit dans les vignes, & dans les lieux les plus écartés de la campagne de Rome ; considérant & dessinant les statues des Grecs & des Romains, fixant dans sa mémoire ou sur le papier les vues les plus agréables, & saisissant les plus beaux effets de la nature. Il esquissoit tout ce qui pouvoit lui servir un jour, arbres, terrasses, accidens de lumière, compositions d’histoire, dispositions de figures, ajustemens de draperies, armes, vêtemens & ustensiles des anciens. Pouvoit-il se plaindre de la pauvreté, lorsque chaque soir il rentroit dans son humble logis pour y ajouter de nouvelles richesses au trésor qu’il accumuloit ? Des témoins de sa vie l’auroient cru malheureux ; & tous ses instans étoient des jouissances.

Il ne faut pas croire qu’il perdît pour l’ârt les instans où il ne manioit ni les pinceaux, ni le crayon, ni l’ébauchoir. Il appliquoit alors son esprit à chercher la raison des beautés qu’il avoit observées, il approfondissoit par la méditation la théorie de son art, il étudioit la géométrie, & sur-tout l’optique, il reprenoit avec un savant chirurgien les anciennes études anatomiques qu’il avoit faites à Paris, il les repassoit dans les écrits & sur les planches de Vésale. Il mettoit à profit le tems même où il marchoit dans les rues, observant les passans, leurs physionomies, leurs attitudes, les plis de leurs habits, le jeu des passions qui se peignoient sur leurs visages ; & si quelques-unes de ces observations lui sembloient dignes d’être conservées, il en faisoit des esquisses légères.

Son génie avoit de trop grandes conformités avec celui de Raphaël, pour que ce ne fût pas le maître anquel il donnât la préférence sur tous les autres. Le Dominiquin recevoit son second hommage, il étudioit le Titien pour le coloris ; on assure même qu’il copia quelques tableaux de ce maître ; & si, dans la suite, il négligea d’observer ses principes, ce fut, sans doute, par une détermination réfléchie.

Enfin, le Cardinal Barberin revint à Rome après avoir terminé ses ambassades de France & d’Espagne ; il employa, il fit connoître les talens du Poussin, & si ce grand artiste ne pavint pas aux richesses qu’il méprisoit, il cessa du moins de connoître l’infortune. La mort de Germanicus fut le premier tableau qu’il peignit pour ce Cardinal. Il ne fit jamais d’avance le prix des ouvrages qu’on lui demandoit ; il écrivoit derrière la toile le prix qu’il mettoit à son tableau quand il étoit terminé, & cette valeur étoit toujours modique, eu égard au talent & à la réputation de l’artiste. Il refusoit constamment de recevoir aucune somme supérieure à l’estimation que lui-même avoit faite ; on lui avoit envoyé cent écus pour le ravissement de Saint-Paul, il en renvoya cinquante. Aussi arriva-t-il que des ouvrages dont il n’avoit demandé que soixante écus, on furent vendus mille peu d’années après.

Sa réputation vint de Rome en France. Il y fut mandé par le ministre des Noyers qui avoit la furintendance des bâtimens du Roi, & ne se rendit qu’avec peine à cette invitation. Il eut un logement aux Tuilleries & le titre de premier peintre du Roi : mais ces honneurs furent bientôt empoisonnés par les manœuvres de l’envie. Le Vouet, ses éléves, & jusqu’au Paysagiste Fouquieres, critiquoient amèrement les ouvrages qu’il mettoit au jour, & même ceux qu’il n’avoit pas encore faits ; on cabaloit contre lui auprès du Ministre. Il obtint un congé pour aller à Rome cherchar sa femme & arranger ses affaires, & il se promit bien en partant de ne plus revenir.

Il mourut à Rome en 1665 à l’âge de soixante-onze ans. Il lui auroit été facile de s’enrichir, s’il eût voulu profiter de l’empressement avec lequel on cherchoit à se procurer de ses tableaux ; mais il avoit choisi par goût l’état de médiocrité, il avoit inspiré à sa femme la même modération, & ils n’avoient pas même un seul domestique pour les servir.

Quoiqu’il soit aisé de distinguer ses tableaux de ceux de tous les autres maîtres, il s’étudioit cependant à en varier la manière & le ton, leur donnant une touche plus ferme ou plus molle, une teinte plus gaie ou plus austère, un site plus riant ou plus sauvage, une lumière ECO

plus large ou plus resserrée suivant les sujets qu’il avoit à traiter & l’impression qu’il se proposoit de faire. Il avoit appliqué à la peinture la théorie des modes que les Grecs avoient introduits dans la musique, le Dorien pour les sentimens graves & sérieux, le Phrygien pour les passions véhémentes, le Lydien pour les affections douces & agréables, l’ïonique pour les fêtes, les baccanales & les danses. C’est ce qu’il nous apprend lui même par une de ses leres. Mais s’il se plaisoit à varier ses sujets & la manière de les traiter, il croyoit qu’il étoit indigne de l’art de traiter des sujets qui manquassent de noblesse.

Ses compositions toujours profondément & judicieusement pensées lui ont mérité le titre de peintre des gens d’esprit : son attention à observer rigoureusement toutes les parties du costume pourroit lui faire donner aussi le titre de peintre des savans. Quelques belles parties qu’aient possédées les grands maîtres, je ne crois pas que les ouvrages d’aucun d’eux laissent d’aussi profonds souvenirs ; & cela vient de l’attention qu’avoit le Poussin de fortifier par tous les moyens de l’art réunis, l’impression qu’il vouloit exciter. Quand on a vu une fois le testament d’Eudamidas,la mort de Ger nanicus, l’Arcadie, on s’en ressouvient toujours, & l’on ne s’en rappelle jamais la mémoire sans éprouver une sensation forte, & se livrer à des réflexions profondes.

Aussi le but qu’il se proposoit constamment, & qu’il croyoit être celui de l’art, étoit de parler à l’ame : tous ses efforts tendoient à frapper ce but. On peut même avancer que ce principe lui avoit fait négliger, non la couleur, car il avoit celle qui convenoit à son objet, mais les alléchemens du coloris : il auroit craint de distraire le sentiment & la réflexion par la sensation passagère du plaisir des yeux ; il se proposoit d’attacher & non de briller. Je ne doute pas que le coloris du Poussin, ce coloris tant de fois critiqué, n’entre pour beaucoup dans la cause de l’impression profonde & durable que font ses tableaux. En effet, s’il est vrai, comme chacun peut aisément l’observer en faisant un retour sur lui-même, qu’un grand éclat soit un obstacle au recueillement intérieur, il faut reconnoître que jamais artiste n’a mieux connu que lui le devoir du peintre qui ne se propose l’avantage de plaire que comme un moyen qui conduit à instruire.

Et il ne faut pas croire que ce soit par un mensonge contre la nature que le Poussin ait éteint l’éclat qui auroit nui à son projet. Il avoit observé que les carnations n’ont toute leur fraîcheur, & les couleurs, toute leur vivacité, que vues de près, mais qu’elles s’éteignent lorsqu’elles sont vues à une certaine distance, & que c’est par un mensonge, & pour satisfaire plutôt les yeux que la raison que les peintres donnent à des objets, qui sont censés à une distance considérable de l’œil, le brillant qu’ils ne peuvent avoir que lorsqu’ils en sont voisins. Il eut donc la satisfaction de rendre la vérité, en même-tems qu’il rejettoit une sorte de coquetterie contraire à la sagesse de ses vues.

S’il n’a pas constamment imité les Vénitiens dans l’épanchement des ombres & des lumières par grandes masses, c’est qu’il n’a pas cru que l’art dût se proposer d’imiter le plus souvent ce qui est offert le plus rarement par la nature. Il croyoit que, sans recourir à cet artifice, on avoit assez de moyens de détacher les objets par la dégradation des teintes, & par l’interposition de l’air en plus ou moins grande quantité, en proportion des distances.

Toujours fidèle au principe d’inspirer au spectateur du recueillement & non de la distraction, il n’a répandu dans ses compositions que des richesses grandes, nobles & simples, de belles masses d’architecture, & non des ornemens de détail ; de superbes paysages & non des jardins de plaisance ; des draperies majestueuses & non des parures. On lui a reproché d’avoir quelquefois trop multiplié les plis, & il n’est pas absolument au-dessus de cette critique.

S’il ne ressemble à aucun moderne, ce n’étoit pas non plus avec les modernes qu’il avoit cherché à s’établir une concurrence. Il avoit étudié l’art des anciens dans leurs statues, leurs bas-reliefs & les vestiges de leurs peintures. Par ce qu’il en connoissoit, il avoit tenté de pénétrer ce qu’on ne peut plus connoître, c’est-à-dire, la manière des Apelles & des autres héros de l’art antique, leur façon de concevoir, les principes qu’ils s’étoient formés, & d’après ces observations & ces méditations, il travailloit à faire revivre la peinture des anciens. Nous sommes loin de vouloir déprimer la beauté des parties que les modernes ont ajoutées à la peinture, & qui paroissent avoir été absolument inconnues des anciens : mais quand on pense à l’extrême profondeur de jugement qu’ont montrée les Grecs dans toutes les choses sur lesquelles nous pouvons les juger, on est tenté de croire que les beautés dont ils n’ont pas fait choix n’étoient que des beautés inférieures qui auroient nui à celles dont ils faisoient les objets de leurs travaux, & l’on n’est pas loin de prononcer que le Poussin, en cherchant à ressusciter l’art pittoresque des Grecs, a ouvert aux artistes la plus belle route qu’ils puissent se proposer de suivre.

Mais, éloigné de la France, & plus admiré qu’imité, il n’a eu, comme nous l’avons dit, aucune influence sur l’institution de l’école Françoise. C’est l’un de ses ennemis & de ses persecuteurs qu’on peut regarder comme le fondateur de cette école, parce que ce sont ses 22$ ECO

élèves, qui, dans le beau siècle de nos arts, ont jetté le plus d’éclat. Je parle de SIMON VOUET, qui avoit des talens distingués, mais qui auroit perdu l’écolequ’il créoit, si ses disciples eussent constamment suivi sa manière. Il avoit la sorte de grandeur que donne l’extrême facilité ; mais il étoit manièré dans le dessin, faux dans la couleur, & n’avoit aucune idée de l’expression. Il doit en partie ce qu’il a d’imposant au mensonge qu’il se permit en établissant de grandesteintes générales d’ombres & de lumières pour expédier davantage. On diroit qu’il n’avoit besoin que de prendre le pinceau pour terminer d’un seul coup le sujet qu’il avoit conçu, & l’on est tenté d’être satisfait, parce qu’on est étonné. Il eut au moins la gloire de détruire la manière fade qui regnoit en France & d’y faire luire l’aurore du bon goût. Il mourut en 1641, âgé de cinquante-neuf ans.

S’il jetta les fondemens de notre école, ce fut le Brun : son élève qui acheva l’édifice.

Un sculpteur médiocre fut le père de CHARLES LE BRUN, né en 1619. Il prenoit soin lui-même de l’education de son fils, le menoit avec lui dans les endroits où l’appelloient ses travaux, & le faisoit dessiner à ses côtés. Il fut chargé de quelques ouvrages dans les jardins de ce Chancelier Séguier dont la mémoire vivra long-tems, parce qu’il protégea les arts & les lettres. Séguier vit le jeune le Brun, fut touché de sa physionomie, admira ses dispositions pour le dessin, l’encouragea, lui fournit des secours pécuniaires, & prit soin de son avancement. Le Brun fut placé dans l’école du Vouet, où il étonna le maître & les élèves par la rapidité de ses progrès. A l’âge de vingt-deux ans, il avoit fait le tableau des chevaux de Diomede qui se soutient au Palais Royal à côté des plus grands maîtres. Son protecteur le fit partir l’année suivane pour l’Italie avec une forte pension. Il le recommanda au Poussin ; mais le jeune artiste étoit plutôt destiné par ses dispositions naturelles à cette partie moderne qu’on appelle la grande machine, qu’à la sagesse profonde & réfléchie des artistes grecs, dont le Poussin auroit pu lui inspirer le sentiment. Il ne fut pas cependant inutile au jeune peintre, & ce fut par les conseils de ce grand maître que le Brun étudia les monumens de l’antiquité, les usages & les habillemens des anciens, leur architecture, leurs rites, leurs spectacles, leurs exercices, leurs combats & leurs triomphes. Les avis qu’il se plut à donner au jeune le Brun forment le lien qui l’attache à l’institution de l’école Françoise.

A son retour en France, le Brun ne trouva qu’un seul rival, Eustache le Sueur. Mais plus vanté, plus puissamment protégé, & peut-être plus actif & plus occupé de ses intérêts, il l’emporta sur ce redoutable émule que la postérité lui préfère. Il avoit tous les grands ouvrages & toutes ses occasions de se signaler ; une seule qu’on ne put enlever à le Sueur suffit pour éterniser son nom dans les fastes des arts ; mais il fallut que le siècle qui l’avoit vu naître fût écoulé, pour qu’il obtînt une pleine justice.

En vengeant le Sueur de l’aveuglement ou de la partialité de ses contemporains, n’oublions pas ce que les arts doivent à le Brun de reconnoissance. Ce fut deux ans après son retour de Rome, que, par le crédit du Chancelier qui l’aimoit, il eut une grarde part à l’institution de l’Académie Royale de Peinture, qu’on peut regarder comme le siége de l’école Françoise. Jusqu’à cette époque les artistes avoient fait un même corps avec les Maîtres Peintres en bâtimens, &, dans cette association monstrueuse, l’art étoit subordonné au métier purement manuel.

Le Surintendant Fouquet jouissoit alors de toutes les faveurs de la fortune qui devoit si cruellement le trahir. Son faste effaçoit celui du trône. Dire qu’il voulut que son château de Vaux fut embelli par les talens de le Brun ; c’est assez faire entendra que le Brun étoit alors regardé comme le premier peintre de la nation. Il se l’attacha par une pension de douze mille livres, qui vaudroit aujourd’hui près de deux fois davantage, indépendamment du prix de ses tableaux qui devoient lui être payés separément.

Après la disgrace de Fouquet, le Brun travailla pour le Roi, qui lui accorda des lettres de noblesse & le titre de son premier Peintre, avec une pension semblable a celle que Fouquet lui avoit faite ; car il sembloit que le Monarque ne pût surpasser le Surintendant en générosité. Louis XIV aimoit le grand en tout genre, & le premier peintre n’eut pas trop de toute la fécondité, de toute la richesse de son imagination pour satisfaire le goût du Souverain. Sculptures, ornemens intérieurs des appartemens, tapisseries, piéces d’orfévrerie & de serrurie, ouvrages de mosaïque, tables, vases, lustres, candelables, girandoles, tout se faisoit sous sa direction & sur ses dessins. Tant de travaux ne l’empéchèrent pas de multiplier le nombre des tableaux faits en tout ou en partie de sa main. Ses ouvrages les plus célèbres par eux-mêmes ou par les belles estampes qui en ont fait connoître à l’Europe la composition, sont les deux tableaux de Notre-Dame, dont l’un représente le martyre de Saint-André & l’autre celui de Saint-Etienne, la Madeleine convertie des Carmelites, la bataille de Maxence & de Constantin, la famille de Darius devant Alexandre, les batailles d’Alexandre, le Christ aux anges, &c.

Le Brun avoit la conception noble & l’imagination féconde. Jamais il n’étoit inférieur aux plus vastes compositions qu’il entreprenoit ; il ECO les trouvoit avec facilité & les digéroit avec reflexion. Comme il étoit fort instruit, il observoit rigoureusement le costume & les convenances.

Peu de peintres ont réuni un plus grand nombre de qualités essentielles ou accessoires de l’art ; & si l’on est obligé de reconnoître qu’il a des supérieurs, c’est que d’autres ont possédé quelques-unes de ces parties en un degré plus éminent. Il étoit très-bon dessinateur ; mais son dessin, loin d’être aussi élégant que celui de Raphaël, aussi pur que celui du Dominiquin, est plus pesant & moins spirituel que celui d’Annibal Carrache qu’il avoit pris pour modèle, parce qu’un imitateur est toujours porté à charger les défauts de son original. Il avoit pris de l’école Romaine la manière de drapper ; les vêtemens qu’il donnoit à ses figures n’étoient pas, comme dans l’école de Venise, telles ou telles étoffes, mais seulement des draperies, & cette manière convenoit au genre héroïque qui étoit celui de ses ouvrages : mais, dans cette partie, il ne fut pas l’égal du peintre d’Urbin. Il avoir étudié l’expression des affections de l’ame ; on en a la preuve dans son traité du caractère des passions : mais après avoir observé ces caractéres généraux, & en avoir établi les principaux traits, il crut posséder dans toute son étendue cette science dont l’étendue est si vaste ; il employa toujours ce petit nombre de caractères qu’il avoit une fois trouvé, & négligea d’étudier sans cesse dans la nature la prodigieuse variété des nuances par lesquelles nos affections intérieures se manifest ent au-dehors. Il tomba donc dans la manière en se répétant toujours, & n’eut pas la finesse, la profondeur, l’extrême justesse d’expression de Raphaël ; il ne peut même dans cette partie, être comparé à le Sueur. Il aimoit & possédoit bien la grande machine de l’art ; il se plaisoit aux grandes compositions, il y mettoit de la vie, du mouvement, de la variété ; mais sans avoir la fougue, l’inspiration de Rubens. Ses compositions sont bien raisonnées ; mais celles de Rubens sont créées. Le Brun pensoit bien ; Raphaël, le Poussin, le Sueur pensoient plus profondément. Le Brun avoit de l’élévation, mais il ne s’est pas élevé comme Raphaël jusqu’au sublime.

Il ne faut pas songer à établir de comparaison entre lui & les peintres Vénitiens pour la couleur : on sait qu’il ne les avoit point étudiés ; mais l’école Romaine & celle de Lombardie offrent des exemples d’une couleur plus suave, plus mâle, plus appellante, plus solide, & d’un maniment de pinceau plus libre, plus fier, plus moëlleux.

Comme le Brun étoit né avec de l’esprit, & qu’il avoit pris soin de le cultiver, il aimoit l’allégorie, parce que ce genre ouvre un vaste champ aux inventions ingénieuses. Pour montrer encore plus la fécondité & les ressources de son imagination, il caracter soit ses figures allégoriques par des symboles qu’il inventoit lui-même aulieu d’employer ceux qui semblent consacrés par les anciens, & qu’on peut regarder comme les caractères convenus d’une sorte d’écriture hiéroglyphique. Cette prétention a rendu les allégories de le Brun énigmatiques.

Ce n’est pas à de semblables inventions que l’artiste doit sur-tout consacrer son esprit. Ce qu’on appelle esprit & pensée dans les arts n’est pas la même chose que l’esprit & la pensée dans les ouvrages littéraires : ce n’est pas contre des poëtes écrivains, mais contre des poëtes peintresque le peintre doit songer à lutter. il pourra, même avec un talent fort médiocre, mettre dans ses ouvrages beaucoup de la sorte d’invention qui appartient à la poésie écrite, sans procurer à son art une richesse de plus. La poésie pittoresque, le véritable esprit de l’artiste, consiste à faire agir ses personnages précisément comme ils ont dû agir dans la circonstance où on les suppose, à se pénetrer soi-même de tous les sentimens dont ils devoient être affectés, & à ces sentimens faire passer sur la toile. C’est ainsi qu’il intéressera bien plus sûrement, que s’il exprimoit par des figures & des symboles allégoriques tout ce que ces personnages doivent me faire connoître en se présentant à moi. Le Poussin semble avoir fait bien moins de frais d’esprit & d’imagination que le Brun ; cependant il satisfait bien mieux les gens d’esprit, &, comme nous l’avons dit, il a mérité d’être appellé leur peintre.

Le Brun est mort à Paris le 12 Fevrier 1690.

EUSTACHE LE SUEUR, né en 1617 & mort en 1655, à l’âge de trente-huit ans, eut pour maître le Vouet, ou plutôt il fut l’élève des antiques qui avoient été apportées en France, des tableaux & des dessins des grands maîtres de l’école Romaine, & des estampes qui avoient été gravées d’après leurs ouvrages. Il sembloit que l’ame de Raphaël fût passée dans le corps de le Sueur : tous deux étoient également nés pour sentir les passions douces & pour les exprimer, pour avoir le sentiment intérieur de la beauté & pour la représenter.

Aucun peintre n’a plus approché de Raphaël dans l’art de jetter les draperies, & d’en disposer les plis dans l’ordre le plus savant & le plus noble. Son dessin étoit, en général, plus svelte que celui de Raphaël, & il chercha de même à le former sur l’antique. Comme Raphaël, il représenta, avec non moins de finesse que de précision, les affections de l’ame. comme Raphaël, il varia les airs de tête suivant l’état, l’âge, le caractère des personnages : comme lui, il fit contribuer toutes les parties de chaque figure, & toutes celles de la composition, à l’expression générale. Il composoit pour 2jO

ECO exprimer son sujet, & non pour faire de beaux contrastes, pour établir de beaux grouppes, pour étonner & séduire le spectateur par le faste ambitieux d’une scène théâtrale & le fracas d’une grande machine. Chez lui rien ne sent le théâtre, rien ne sent la disposition étudiée, rien n’offre l’appareil d’une richesse inutile ; c’est le sujet tel qu’il a dû se passer, ce sont les personnages nécessaires & rien de plus. Ses tons sont fins, ses teintes sont harmonieuses ; sa couleur n’est pas. appellante comme celle des écoles de Venise & de Flandre ; mais elle est attachante : elle est telle qu’il convient qu’elle soit pour laisser l’ame paisible, & la fixer sans distraction, sur des parties de l’art supérieures au coloris.

On peut voir sa prédication de Saint-Paul à Notre-Dame, & le tableau qu’il a peint à Saint-Gervais, & que de savans artistes ont comparé à ce que Rome a de plus beau ; mais il a sur-tout dévéloppé son génie dans les vingt-deux tableaux qu’il a peints pour le cloître des Chartreux de Paris, & dont le Roi a fait l’acquisition. Les contemporains assurent qu’il ne regardoit ces chefs-d’œuvre de l’art que comme des espèces d’esquisses ; ils doivent être placés aux premiers rangs entre les ouvrages qui font la gloire de l’école Françoise.

Si le Sueur eût vécu plus long-temps, si, comme le Brun, il eût été chargé des plus grands travaux de son siècle & de la direction de tous ceux qu’ordonnoit une Cour amie du luxe & des arts, l’école Françoise eût pris dès-lors, sans doute, un autre style, & une manière plus généralement approuvée. La noble beauté des têtes, la majesté simple des draperies, la sveltesse du dessin, la vérité des expressions, celle des attitudes, la naïveté de la disposition générale auroient formé le caractère de cette école : sur-tout le mensonge pompeux du style théâtral auroit dominé plus tard, ou n’auroit jamais osé se montrer : enfin on auroit vu dans Paris une image de Rome. Mais c’étoit le Brun qui distribuoit les ouvrages & les graces ; pour être employé ou récompensé, il falloit imiter sa manière ; & comme ses protégés n’étoient pas des le Brun, ils adoptèrent ses défauts en les exagérant, & prirent les vices qui avoisinoient ses beautés.

Nous nous étendrons peu sur l’ÉCOLE ALLEMANDE, peut-être improprement appellée école, puisque l’Allemagne offre plutôt des artistes isolés qu’une filiation d’artistes qu’on puisse faire remonter à un seul maître, ou du moins à un petit nombre de maîtres. Quelques peintres Allemands se sont distingués dans le temps où l’art, sorti de la barbarie de son berceau, commençoit à devenir florissant. Comme ils ne connoissoient ni l’antique, ni le petit nombre de chefs-d’œuvre que commençoit à produire l’Italie, ils n’eurent pour maître que la nature qu’ils copioient avec peu de choix, & ils conservèrent quelque chose de cette roideur qui forme le style gothique. C’est ce style que l’on marque ordinairement pour caractère de l’école allemande. Cela est vrai, si l’on ne considère que les premiers maîtres de cette école ; mais cela ne l’est plus si l’on parle des ouvrages de leurs successeurs, dont les uns ont été élèves de la Flandre & les autres de l’Italie. Si, par exemple, on veut comprendre dans cette école Mengs, ou même Dietrich, on ne trouvera rien en eux du caractère par lequel on veut la distinguer. Nous ne parlerons donc ici que des anciens peintres Allemands, dans lesquels on trouve ce style gothique que l’on donne pour caractère de l’école, & nous ne ferons qu’abreger ce qu’en a dit M. Descamps.

ALBERT DURER, né à Nuremberg en 1470, est le premier Allemand qui ait réformé le mauvais goût de sa patrie. Son pèe, habile orfevre, le destinoit à sa profession ; mais les inclinations du jeune Albert l’entraînoient vers la peinture & la gravure. Il reçut de ces deux arts des leçons de deux maîtres différens qui seroient également inconnus, si la célébrité de leur élève n’eût sauvé leurs noms de l’oubli.

Albert par la finesse & la netteté de son burin fit faire d’étonnans progrès à la gravure encore naissante, & ne put être que foiblement imité par Marc-Antoine, le graveur de Raphaël, qui le prit pour modèle & copia même quelques unes de ses estampes. Ce talent eût suffi à sa réputation, & c’est même celui qui a le plus contribué à la répandre au loin ; mais on ne peut lui refuser en même temps la gloire d’avoir été le restaurateur de la peinture en Allemagne. Son génie étoit fécond ? ses compositions variées, les pensées ingénieuses & sa couleur brillante ; quoiqu’il ait fait un grand nombre d’ouvrages, ils sont d’un fini précieux : mais comme il devoit tout à son génie, & qu’il ne pouvoit, dans son pays, voir que des tableaux inférieurs aux siens, il n’évita pas entièrement les défauts de ses prédécesseurs. On lui reproche de la roideur & de la sécheresse dans les contours, trop peu de choix & de noblesse dans les expressions, quoique d’ailleurs il y ait mis de la vérité, des plis cassés & beaucoup trop multipliés, l’ignorance du costume, celle de la perspective aërienne & de la dégradation des couleurs. Mais il avoit étudié & il observoit la perspective linéale ; il étoit savant dans l’architecture civile & militaire, & il en a laissé des traités. Il a aussi écrit sur les proportions du corps humain : son livre est un recueil de mesures prises sans choix sur un grand nombre de différens modèles, & il est peu utile, parce qu’on n’a besoin de mesurer que les belles proportions.

ECO Albert Durer avoit une figure aimable, des manières nobles, une conversation spirituelle & enjouée, & il eut l’art de vivre avec les grands fans déplaire à ses égaux. Il fut estimé de l’Empereur Maximilien qui l’anoblit, de l’Empereur Charles V & de Ferdinand, Roi de Hongrie & de Bohême ; mais, ce qui est plus glorieux pour un artiste, il fut loué de Raphaël. Il mourut à l’âge de 57 ans, dans cette même ville de Nuremberg où il avoit pris naissance. On attribue sa fin prématurée au chagrin que lui causa l’humeur difficile de sa femme.

JEAN HOLBÉEN, qu’on écrit souvent Holbein, étoit originaire d’Ausbourg & naquit à Bâle, en Suisse, en 1498. Il eut pour maître son père qui étoit un peintre médiocre, & se perfectionna de lui même. Il alla en Angleterre par le conseil d’Erasme, son ami ; & Henri VIII, qui admira ses ouvrages, lui donna le titre de son peintre. Il peignoit à l’huile, en détrempe & à gouasse ; on a de lui de grandes compositions historiques qui sont estimées, mais il excella sur-tout dans le portrait, & il rendoit très-bien les étoffes. Sa couleur est fraîche & brillante, & il donnoit à ses ouvrages un grand fini ; mais, dans les sujets historiques, ses draperies ne sont pas d’un meilleur goût que celles, d’Albert Durer ; elles sont de même cassées & boudinées. Il eut, comme le patriarche de l’école allemande, le malheur d’être tourmenté par l’humeur impérieuse de sa femme ; mais elle le servit bien par ses caprices, car ce fut pour s’y soustraire qu’il alla à Londres où il fit une fortune qu’il n’auroit pu espérer dans son pays. Il y mourut de la peste en 1554, à l’âge de cinquante-six ans. Rubens disoit qu’il y avoit beaucoup à profiter dans les ouvrages de Holbeen, & sur-tout dans sa danse des morts, peinte à Bâle.

L’ÈCOLE FLAMANDE mériteroit la reconnoissance des amateurs des arts, quand on ne lui devroit que l’invention de la peinture à l’huile. Ce procédé, qui donne aux tableaux un éclat que n’avoit pas la détrempe, fut trouvé par JEAN VAN-EYCK, né à Maaseyk sur les bords de la Meuse en 1370. Il eut pour maître son frère HUBERT, né en 1366, ou plutôt ils furent tous deux élèves de leur père. Ils avoient une sœur nommée Marguerite qui cultivoit aussi la peinture, & qui refusa constament de se marier pour n’etre pas distraite par des soins étrangers à son art, de l’assiduité qu’il exige.

Jean & Hubert travaillèrent long-temps ensemble & se firent un nom par leurs travaux communs : mais quand le plus jeune travailla seul, on rendit unanimement hommage à sa supériorité.

Il joignoit à la pratique de son art la culture des sciences, & se plaisoit sur-tout à la chymie. La première découverte qu’elle lui procura fut celle d’un vernis qui, appliqué sur ses ouvrages, leur donnoit plus de vivacité ; mais il ne tarda pas à reconnoitre les inconvéniens de ce secret dont il s’étoit d’abord applaudi. Le vernis ne se séchoit pas de lui-même, il falloit exposer les tableaux au feu ou à la plus grande ardeur du soleil. Un jour qu’il faisoit secher ainsi un ouvrage peint sur bois & qui lui avoit donné beaucoup de peine, la chaleur fendit en deux le panneau. Le regret d’avoir perdu en un instant le fruit d’un long travail le fit recourir à de nouvelles opérations chymiques. Il rechercha si, par le moyen des-huiles cuites, il ne pourroit pas parvenir à faire sécher ses vernis sans le secours du soleil ou du feu. Il se servit, dit M. Descamps, des huiles de noix & de lin comme les plus sécatives ; & en les faisant cuire avec d’autres drogues, il cemposa un vernis beaucoup plus beau que le premier. De nouveaux essais lui apprirent que les couleurs se mêlent plus facilement avec l’huile, qu’avec la colle ou le blanc d’œuf dont il s’étoit servi jusques-là, qu’elles conservoient, en se séchant, le même ton qu’elles avoient au moment du travail, & qu’elles avoient de l’éclat par elles-mêmes sans qu’il fût nécessaire d’y ajouter un vernis. Tant d’avantages lui firent préférer sa nouvelle découverte à l’ancien usage de la colle ou de l’eau d’œufs, & la vivacité qu’elle prêtoit à ses tableaux ajouta beaucoup à sa réputation.

Jean Van-Eyck se fixa à Bruges, qui étoit alors une des villes de l’Europe les plus florissantes par le commerce ; c’est à son séjour en cette ville qu’il doit le nom de JEAN DE BRUGES sous lequel il est plus connu que sous son nom propre. Il pouvoit à peine suffire à l’empressement des seigneurs Flamands & étrangers qui desiroient avoir de ses tableaux. L’un de ses ouvrages fut acheté par des marchands de Florence pour Alfonse, Roi de Naples, & fit le désespoir des peintres de l’Italie ; mais Antoine de Messine, plus ardent que les autres, entreprit le voyage de Flandre pour tacher d’obtenir l’amitié & le secret de l’auteur : nous avons vu, en parlant de l’école Florentine ; que le succès récompensa son zèle.

Jean de Bruges peignoit le portrait, le paysage, l’histoire. Le plus considérable de ses tableaux est celui de Saint Jean qu’il fit pour Philippe-le-Bon, Duc de Bourgogne. On y compte trois cents trente têtes, toute variées.

Son goût est sec, sa manière de draper est gothique de même que son dessin. Il ne savoit rendre par masses ni les cheveux des hommes, ni les crins des chevaux. Au lieu d’unir & de fondre les couleurs, il employoit les couleurs pures & entières jusques dans les ombres. Cette manière fausse, ces tons crads donnent 232 ECO

à ses tableaux un éclat qui plaît encore, même aujourd’hui, à ceux qui n’ont aucune connoissance de l’art, & qui, de son temps, étoit généralement goûté.

Jean de Bruges est en Flandre le fondateur du métier de la peinture ; Rubens doit y être regardé comme le vrai fondateur de l’art.

PIERRE-PAUL RUBENS, originaire de la ville d’Anvers, naquit en 1577 à Cologne où la guerre civile avoit oblige son père de chercher une retraite. Ses parens qui ne le destinoient point aux arts lui firent étudier les lettres & il y fit autant de progrès que s’il eût été destiné à ne se distinguer que par elles. Il fut placé en qualité de page auprès de la Comtesse de Lalain ; mais ayant perdu son père, il obtint de sa mère la permission de fuivre le penchant qui l’entraînoit vers la peinture. On le plaça d’abord chez un paysagiste, & ensuite chez Adam Van-Oort, qui avoit alors de la réputation, mais qui dégradoit son talent par son humeur brutale & sa conduite crapuleuse. Le jeune Rubens, bientôt dégoûté d’un tel maître, le quitta pour Octave Van-Veen, qu’on connoît sous le nom d’OTTO VENIUS & qui le premier fit connoître en Flandre les principes du bon goût, la grace, & l’intelligence du clair-obscur. Il étoit à la fois peintre, historien & poëte. Rubens trouva dans cette école des modèles de grace & de génie pittoresque, de couleur, de beauté de pinceau, de politesse, de bonté. & d’élégance de mœurs, d’application à l’étude variée des lettres & des arts. Il ne la quitta que pour passer en Italie ; &, comme il étoit noble d’origine, il entra au service du Duc de Mantoue en qualité de Gentilhomme. Cette place honorable & sans occupation lui donna une considération dont ne jouissent pas toujours les jeunes artistes, & qui cependant ne leur seroit pas inutile, & lui procura la facilité d’étudier sans distraction les ouvrages des grands maîtres.

Ses travaux furent utilement interrompus par un voyage qu’il fit en Espagne, à la cour de Philippe III, en qualité d’envoyé du Duc de Mantoue. L’envoyé ne resta pas oisif à la cour de Madrid ; il y fit un grand nombre de portraits & de tableaux d’histoire, & comme la considération sert à la fortune, il fut plus généreusement récompensé que s’il n’eût eu que la simple qualité d’artiste. On lui apprit que Jean, Duc de Bragance, qui n’étoit pas encore monté sur le trône de Portugal desiroit le voir à Villa-Viciosa où il faisoit sa résidence. Rubens se mit en route ; mais avec un train si considérable que Bragance en fut effrayé : il ne se croyoit pas assez riche pour recevoir un artiste si fastueux, & lui envoya un Gentilhomme avec un présent pour le prier de remettre sa visite à un autre temps. Rubens refusa le présent, & continua sa route. « Mon dessein dit-il, n’est pas de peindre à Villa-Viciosa, mais de m’y amuser quelques jours, & j’ai apporté mille pistoles que je compte y dépenser. »

Au retour de sa légation d’Espagne, le Duc de Mantoue l’envoya à Rome pour y copier les principaux ouvrages des grands maîtres. Rubens alla aussi à Vénise étudier les grands coloristes, revint à Rome faire plusieurs tableaux d’autel, & passa à Gênes où il fit un long séjour & qu’il enrichit d’un grand nombre de tableaux d’histoire & de portraits. Ce fut là qu’il apprit que sa mère étoit dangereusement malade ; à cette triste nouvelle, il quitta tous ses travaux & se hâta de retourner dans sa patrie ; mais il eut la douleur de n’être pas arrivé assez tôt pour rendre les derniers devoirs à celle qui lui avoit donné le jour. Dans son affliction, il fuit toutes les consolations qu’il pouvoit recevoir des hommes, & se renferma dans une retraite absolue à l’Abbaye de Saint-Michel d’Anvers, ne se permettant d’autre distraction que celle qu’il trouvoit dans le travail.

Mais le temps, qui détruit tout, use la plus profonde douleur. Quand celle de Rubens fut affoiblie, il voulut retourner à Mantoue, mais l’Archiduc Albert & l’Infante Isabelle s’éfforcèient de le retenir, & leurs efforts furent secondés par l’amour. Rubens fut fixé dans sa patrie par sa tendresse pour Elisabeth Brant dont il reçut la Main. La maison qu’il se fit construire à Anvers étoit un palais ; elle étoit peinte en dehors. Le fallon en forme de rotonde & éclairé par en haut, étoit orné de vases d’agate & de porphyre, de bustes & de statues antiques & modernes, & de tableaux des plus grands maîtres ; un riche médailler & des pierres précieuses gravées ajoutoient à la richesse de cette collection, qui sembloit plutôt celle d’un Prince que d’un particulier.

Le Duc de Buckingham, favori du Roi d’Angleterre, desira en posséder au moins une partie. On pensoit alors à rétablir la paix entre l’Angleterre & l’Espagne : Rubens, sujet de l’Espagne, devoit comme citoyen ne pas négliger une occasion de complaire à Buckingham : il cosentit donc à lui céder une partie de ses richesses pour la somme de soixante mille florins, ou cent vingt mille livres de France qui n’en vaudroient pas à présent moins de trois cent mille. Mais il fit auparavant mouler les figures de marbre & de bronze dont il consentoit à se défaire, & il remplaça par des tableaux de sa main les tableaux d’Italie qui avoient orné son sallon & tous ses appartemens.

Il n’eut pas à se repentir de sa complaisance. Par sa liaison avec Buckingham & par ses talens, il devint un homme utile à l’état. L’Infante l’envoya en Espagne pour conferer avec Philippe sur les moyens de parvenir à la paix. Il reçut de ce Prince la dignité de Chevalier & celle

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de secrétaire de son conseil privé. Chargé des instructions nécessaires, & de lettres de créance qu’il gardoit secrettes, il passa à Londres en qualité de peintre voyageur, fut présenté au Roi, eut l’adresse de le sonder sur ses dispositions envers l’Espagne, & lui montra ses lettres quand il eut reconnu que ce Prince n’étoit pas éloigné de consentir à la paix. Le traité fut conclu, & un Ambassadeur plus illustre par ses titres & par sa naissance fut nommé par l’Espagne pour ratifier les opérations politiques du peintre. Charles, pour témoigner sa reconnoissance à Rubens, le décora du cordon de son ordre, & lui donna un riche diamant qu’il tira de son doigt. Craignant de ne l’avoir pas encore assez dignement récompensé, il le créa chevalier en plein parlement, lui donna la même épée dont il venoit de se servir pour cette cérémonie, & le renvoya chargé de présens. Philippe, à qui Rubens alla rendre compte de sa négociation, le fit Gentilhomme de sa chambre & l’honora de la clef d’or.

Rubens riche & chargé d’honneurs sembla ne continuer de peindre que pour suivre son goût ou pour se prêter aux desirs de ceux qui desiroient avoir de ses ouvrages. Cette complaisance augmenta considérablement sa fortune. Un grand nombre d’habiles élèves avançoient d’après ses esquisses les tableaux qu’il entreprenoit & qu’il se contentoit de retoucher.

Il fut encore chargé dans la suite de différentes négociations avec les Provinces-unies, avec Marie de Médicis & Gaston d’Orléans lorsqu’ils se retirèrent à Bruxelles, avec Wladislas, Roi de Pologne, & avec d’autres Princes.

La nature lui avoit accordé les qualités qui servent à persuader & à plaire ; la beauté de la taille & celle des traits, une physionomie noble & douce, un regard agréable, un son de voix flatteur, une éloquence naturelle. Il avoit joint à ces dons heureux les avantages qui peuvent s’acquérir par le travail ; il savoit sept langues anciennes & moderne & avoit une grande étendue de connoissances variées : Il employoit à orner son esprit le temps même qu’il consacroit à son art, & avoit à côté de lui un Lecteur pendant qu’il peignoit. Avec tant de supériorité sur les autres peintres de son temps, il les forçoit à la lui pardonner & même à l’aimer, en affectant de se montrer leur égal & ne prenant sur eux d’autre avantage que celui de leur faire du bien. Il mourut en 1610, à l’âge de soixante-trois ans, dans un état de caducité prématurée qu’on peut attribuer á l’excès du travail.

Le nombre desouvrages de Rubens est immense. Il peignoit l’histoire, le portrait, le paysage, les fruits, les fleurs, les animaux, & il étoit habile dans tous ces genres. Il inventoit facilement & exécutoit de même. On l’a vu fouvent faire de suite plusieurs esquisses, toutes différentes, du même sujet.

Il aimoit les grandes compositions & il y étoit propre. Il n’avoit pas, comme Raphaël, cette douce inspiration qui se manifeste par des effets doux & gracieux comme elle ; mais il avoit cette fougue de génie, ce feu intérieur qui cherche à s’élancer, & qui se manifeste par des effets qui étonnent. Il sembloit que toutes les figures, tous les grouppes qu’il imaginoit, sortissent de son cerveau pour se porter sur la toile, & que, pour créer, il n’eût besoin que d’un acte de sa volonté.

On lui a trop injustement contesté la qualité de bon dessinateur. Son dessin etoit grand & facile, il connoissoit l’anatomie ; mais la science cédoit chez lui à l’impétuosité de la conception, à la vivacité de l’exécution ; il préféroit l’éclat des effets à la beauté des formes, & sacrfioit trop souvent la correction du dessin à la magie de la couleur. Enfin il avoit plus les qualités qui supposent une conception pleine de feu, que celles qui exigent une sagesse refléchie, & une méditation profonde. Il avoit étudié l’antique, Michel-Ange, Raphaël ; mais loin que ses études l’ayent élevé jusqu’à la beauté idéale, il se tint à l’imitation de la nature flamande. Ses muscles sont bien attachés, les fonctions en sont bien accusées ; mais ils sont plutôt gros & mollasses que fermes & charnus ; ce défaut se remarque sur-tout dans ses corps de femmes, & il ne donne à leurs têtes que la beauté des belles Flamandes. I1 est quelquefois maniéré dans les extrêmités.

Il a su rendre plutôt de belles étoffes que jetter de belles draperies. Ses figures sont richement habillées, mais elles ne sont pas toujours, comme celles de Raphaël, savamment drapées : car, dans la langue des arts, il ne faut pas croire qu’habiller & draper soient deux termes synonymes. Un peintre de portraits peut habiller très-bien ses figures, sans être capable de bien draper celles d’un tableau d’histoire.

On ne peut refuser à Rubens de la science dans l’expression : mais à prendre ses ouvrages en général pour marquer son caractère, & négligeant les exceptions, on pourra dire que ce n’est pas dans ses tableaux qu’il faut chercher ces expressions douces & attachantes qu’on admire dans Raphaël. I1 étoit plutôt capable de peindre les fortes affections, que les affections calmes & paisibles ; il rendoit bien les convulsions de la nature, mais il n’auroit pas exprimé de même les tendres passions qui la rendent plus belle.

C’est principalement sur le coloris que l’on fonde sa gloire. Cependant il n’a pas surpassé, il n’a pas même égalé dans cette partie le Titien. Il mérite sur-tout la palme, pour la grandeur, l’impétuosité, la variété de sa composition. Il est le premier des peintres d’apparat, & l’un des $$4 É G Ô

premiers de ceux qui parlent aux yeux la puissance de son art va jusqu’à l’enchantement.

Il a plus d’expression que le Titien, il est plus brillant & moins vrai, & il lui cède pour le choix des formes, quoique le Titien luimême n’ait pas été loué pour ce choix.

Il cherchoit plus que le Correge les prestiges du clair-obscur ; mais il n’en avoit peut-être pas autant la vraie, la profonde science. Il étonnoit plus ; mais le Correge est peut-être plus admirable en n’employant que des moyens plus simples.

La manière de peindre de Rubens étoit de poser chaque teinte en sa place, & près l’une de l’autre, & de n’en faire le mêlange que par un léger travail de la brosse ; on connoît, on lit dans ses ouvrages la manœuvre de l’ouvrier. Le Titien fondoit tellement ses teintes que, comme dans la nature, on ne peut marquer où elles commencent & on elles finissent : l’effet se remarque, le travail est caché. Ainsi Rubens est plus éclatant, & le Titien plus harmonieux. Dans cette partie, Rubens appelle plus ; le Titien arrête davantage. Les carnations du Titien semblent des chairs véritables ; celles de Rubens sont brillantes comme du satin : quelquefois ses teintes sont si fortes & si séparées les unes des autres qu’elles semblent des taches. Le Titien est parvenu à l’harmonie par l’infinie variété de ses teintes qui se confondent les unes dans les autres ; Rubens ne sembloit arriver à cet accord qu’à force d’employer une grande diversité de couleurs & de forts reflets d’une couleur dans l’autre. Quelquefois ces reflets outrés font paroître chez lui les corps comme s’il étoient diaphanes.

Mais laissons parler sur Rubens un artiste célèbre. « On peut considérer ce peintre, dit M. Reynolds comme un exemple remarquable d’un esprit qui se montre le même dans les différentes parties de l’art. Cet accord des différentes parties est si grand dans ses ouvrages, qu’on peut dire que s’il avoit été plus parfait ou plus vrai dans quelques unes d’elles ses ouvrages n’auroient pas eu cette perfection d’ensemble qu’on y trouve. Si, par exemple, il avoit mis, plus de pureté & de correction dans son dessin, son défaut de simplicité dans la composition, dans le coloris & dans le jet des draperies nous frapperoit davantage. L’art se fait trop appercevoir dans sa composition ; ses figures ont de l’expression, & leurs attitudes sont pleines d’énergie ; mais elles manquent de simplicité & de noblesse. Son coloris, partie dans laquelle il excelloit sur-tout, est néanmoins trop brillant & trop varié. Ses ouvrages manquent en général, & en égale proportion, de cette délicatesse dans le choix & de cette élégance dans les idées qui sont nécessaires pour parvenir à la plus grande perfection de l’art ; mais c’est à ce défaut qu’on peut en quelque sorte attribuer l’éclat dont brille dans ses compositions la la beauté de son style inférieur. Il est vrai que la facilité avec laquelle il inventoit, la richesse de sa composition, l’eclat séduisant & la beauté de son coloris éblouissent à tel point la vue, qu’aussitôt qu’on a ses ouvrages devant les yeux, on ne peut s’empêcher de croire que ces beautés rachettent amplement ses défauts. »

Le tableau de la descente de croix à Anvers est regardé comme le chef-d’œuvre de Rubens. Deux hommes d’un mérite différent en ont parlé. L’un en a décrit un accessoire, & a mis quelque chaleur dans sa description ; l’autre en a décrit la figure principale avec tout le feu qui animoit Rubens au moment où il la peignoit.

« Rubens, dit l’abbé Dubos, sans mettre des diables à côté de son mauvais Larron, comme l’avoient pratiqué plusieurs de ses devanciers, n’a pas laissé d’en faire un objet d’horreur. On voit par la meurtrissure de la jambe de ce malheureux, qu’un bourreau l’a déja frappée d’une barre de fer qu’il tient à la main. Le mauvais Larron s’est soulevé sur son gibet, & dans cet effort que la douleur lui a fait faire, il vient d’arracher la jambe qui a reçu le coup, en forçant la tête du clou qui tenoit le pied attaché au poteau funeste. La tête du clou est même chargée des dépouilles hideuses qu’elle a emportées en déchirant les chairs du pied à travers lequel elle a passé. Rubens qui savoit si bien en imposer à l’œil par la magie de son clair-obscur, fait paroître le corps du Larron sortant du coin du tableau dans cet effort. On voit de profil la tête du supplicié, & sa bouche, dont cette situation fait encore mieux remarquer l’ouverture énorme, les yeux dont la prunelle est renversée, & dont on n’apperçoit que le blanc sillonné de veines rougeatres & tendues, enfin l’action violente de tous les muscles de son visage, font presque ouir les cris horribles qu’il jette. »

On peut lire ci-dessus, article CONVENANCE, ce que M. Falconet a écrit sur la figure principale du même tableau.

« Pourquoi, dit ailleurs le même artiste, la Judith de Rubens fait-elle frémir ? Pourquoi laisse-t-elle dans l’imagination des traces profondes ? C’est qu’il a montré une bouchere qui hache le cou d’un homme endormi. Le sang jaillit sur les bras de l’exécutrice, Holopherne lui mord deux doigts de la main qu’elle appuie sur son visage. Rubens a peint une Juive inspirée ; il a déployé toute l’horreur du sujet. Peignez les mœurs, le caractère des personnes, des nations ; vous peindrez la nature. »

L’école Flamande dont Rubens est le plus I

ECO grand maître, joint à l’éclat de la couleur & à la magie du clair-obscur, un dessin savant quoiqu’il ne soit pas fondé sur le choix des plus belles formes, une composition qui a de la grandeur, une certaine noblesse dans les figures, des expressions fortes & naturelles, enfin, une sorte de beauté nationale qui n’est ni celle de l’antique, ni celle de l’école Romaine eu Lombarde, mais qui est capable & même digne de plaire.

L’ÉCOLE HOLLANDOISE, si l’on veut en parler en général ne sans avoir égard à de nombreuses exceptions, ne possede de tous ces avantages que celui de la couleur. Loin de s’occuper de la beauté des têtes & de celle des formes, elle semble se plaire à l’imitation des formes les plus basses, des têtes les plus ignobles. Les sujets les plus abjects sont ceux qu’elle préfère, des tavernes, des forges, des corps-de-garde, des fêtes de paysans grossiers. Elle réussit à rendre les expressions ; mais ce sont celles des passions qui rabaissent l’humanité & non celles des affections qui l’anoblissent : on diroit qu’elle s’est fait un art de dégrader à la fois l’ame & le corps de l’homme. C’est cette école dont aujourd’hui les ouvrages sont les plus recherchés en France.

Il faut convenir qu’elle a, dans certaines parties de l’art, des succès qui la distinguent. Si elle ne choisit qu’une nature basse pour objet de son imitation, elle rend cette nature avec la plus grande vérité, & la vérité atoujours droit de plaire. Ses ouvrages sont de la plus grande propreté, du fini le plus précieux. Elle réussit à produire non les effets les plus savans & les plus difficiles du clair-obscur ; mais ceux qui sont les plus piquans : tels que ceux d’une lumière étroite dans un espace renfermé & de peu d’étendue, d’une nuit éclairée par la lune ou par des flambeaux, de la clarté que répand le feu d’une forge. Les Hollandois entendent bien l’art des dégradations de la couleur, celui des oppositions, & sont par ce dernier moyen parvenus à peindre la lumière elle-même. Ils n’ont pas de rivaux dans la peinture du paysage considéré comme la représentation fidelle, &, s’il est permis de parler ainsi, le portrait d’une campagne particulière ; mais ils sont loin d’égaler le Titien, le Poussin, Claude le Lorrain, &c. qui ont porté à un degré éminent l’idéal de ce genre, & dont les tableaux, au lieu d’être la représentation topographique de certains lieux, sont le résultat composé de toutes les richesses que leurs auteurs ont trouvées dans leur imagination, & de toutes celles qu’ils ont observées dans la nature. Les Hollandois se distiguent aussi par la représentation des perspectives, des ciels, des marines, des animaux, des fruits, des fleurs, des infectes, & par des portraits en petit. Enfin tout ce qui n’exige qu’une imitation fidelle, de la couleur & un pinceau précieux est de leur ressort.

Au reste la Hollande a produit de bons peintres d’histoire, tels qu’Octave Van-Veen ou Otto-Vénius, qui étoit de Leyde, d’excellens peintres de portraits en grand, tels que Vander-Helst, l’émule & peut-être le vainqueur de Vandick : mais ce n est point par le caractère de ces grands artistes qu’il faut spécifier le style hollandois.

On ne trouvera pas non plus l’origine de ce style dans LUCAS DE LEYDE, qui cependant, par le temps où il a vécu, doit être regardé comme le patriarche de l’école Hollandoise. Sa manière appartient plutôt au style gothique, qui étoit celui des premiers peintres Allemands ses contemporains. Il naquit à Leyde en 1494. Son père, nommé Hugues Jacobs, fut son premier maître. Il est du petit nombre des hommes célèbres à qui la nature s’est plu à épargner le temps de l’enfance : ses premiers jeux furent l’étude de la peinture & de la gravure ; dès l’âge de neuf ans, il mit au jour des sujets que lui-même avoit composés, & trois ans après il étonna les connoisseurs & les artistes par l’histoire de Saint-Hubert, peinte en détrempe. Son estampe de la tentation de Saint-Antoine qu’il grava à l’âge de quinze ans, est d’une invention plus agréable que celle de Callot ; il y a représenté le démon qui a pris pour séduire le Saint la figure d’une jolie femme. L’estampe de la Conversion de Saint-Paul qu’il grava la même année est estimée par la justesse de l’expression, par des ajustemens vrais à la fois & pittoresques, & par l’intelligence du burin.

Il a su éviter la confusion & répandre une grande vérité dans ses sujets d’histoire, & il a surpassé Albert Durer dans la composition parce qu’il avoit mieux approfondi les principes de l’art. Les peintres peuvent puiser ces principes même dans ses ouvrages gravés, & à peine pourroient-ils avec le secours des couleurs, surpasser les effets de perspective aërienne qu’il a exprimés par le seul secours du burin. C’est la justice que lui rend Vasari, qu’on ne soupçonnera pas d’avoir voulu flatter un artiste qui n’étoit pas Florentin. Mais comme un peintre ne peut réunir au même degré toutes les parties de son art, Lucas le cédoit à Albert dans la science du dessin.

Il peignoit à l’huile, en détrempe, & sur verre ; il traitoit l’histoire, le paysage & le portrait. On conserve de lui, à l’Hôtel-de-ville de Leyde, un tableau du Jugement dernier d’une belle composition & d’un détail immense. Les femmes sur-tout y sont délicatement peintes, & les carnations en sont agréables & vraies. On voit, par cet ouvrage, avec quel soin il avoit étudié la nature. Si l’on se plaint que ses figures tranchent trop durement avec les fonds, sur-tout du côté de la lumière, il faut lui pardonner ce défaut qui est plutôt celui du tems ft3 tf ECO où vivoit l’artiste qu’un vice qui lui fût particulier. Ses tableaux en général sont bien peints, & le fini le plus soigné n’y nuit pas à la légèreté de la touche. Sa couleur est fraîche, ses compositions riches, ses ordonnances variées, ses paysages bien touchés.

Le travail opiniâtre de Lucas fut récompensé par la fortune. Il fit somptueusement le voyage de la Flandre & de la Hollande pour voir les artistes dont, il ne connoissoit que les talens, & leur donna des fêtes à Middelbourg, à Gand, à Malines, à Anvers. On croit que des peintres jaloux de sa réputation l’empoisonnèrent à Flessingue ; on fait du moins qu’il ne mena depuis qu’une vie languissante ; mais le véritable poison qui lui donna la mort fut peut-être l’application excessive qu’il avoit prise dès son enfance. L’état de langueur auquel il étoit réduit ne put le forcer au repos, & quand il n’eut plus la force de se lever, il continua ses travaux dans son lit. Il mourut en 1533, à l’âge de trente-neuf ans, n’ayant joui que d’une courte vie si on la mesure au nombre de ses années, mais d’une vie fort longue si on la mesure au nombre de ses ouvrages. Quoique la nature ne lui ait guère accordé que la moitié de la vie ordinaire des hommes, il exerça pendant trente ans ses talens déja formés, & c’est à-peu-près tout le temps que consacrent à leur art les artistes même qui parviennent à la vieillesse.

Si l’on considère la peinture en petit comme un des caractères particuliers de l’École Hollandoise, on pourra regarder : comme son fondateur CORNEILLE POLEMBOURG né à Utrecht en 1586 & mort en 1661. Il possédoit la couleur, la finesse de touche, l’entente du clair-obscur qui distiguent cette école. On peut ajouter à ces caractéres le peu de correction dans le dessin.

Mais si le choix d’une nature basse entre dans les caractères du style Hollandois, on trouvera ce caractères bien marqué dans le célèbre REMBRANDT VANRYN, & il y est d’autant plus choquant que souvent ses compositions autoient exigé de la noblesse. Il étoit fils d’un meunier, & naquit dans un moulin situé près de Leyde fur les bords du Rhin, ce qui lui a fait donner le nom de Vantyn au lieu de celui de Guerretz, qui étoit le nom de sa famille.

Son père qui lui trouva de l’esprit voulut le consacrer aux lettres, & le’envoya faire ses études à Leyde : mais le jeune Rembrandty fit peu de progrès. Son goût le portoit vers le dessin, & il obtint de quitter l’école latine peur une école de peinture. On n’est pas d’accord sur les artistes qu’il eut pour maîtres, ou plutôt ses véritables maîtres furent ses heureuses dispositions & la nature.

C’étoit elle seule qu’il consultoit : le moulin de son père étoit son attelier, les gens du peuple qui y fréquentoient, ses modèles, & la sorte d’éducation qu’il recevoit au moulin, le terme de ses idées. Il étudioit la figure grotesque d’un bon paysan de Hollande, ou celle d’une grosse servante de taverne, comme les grands maîtres de l’Italie ont étudié l’Apollon du Belvedère ou la Vénus de Médicis. Ce n’étoit pas le moyen de s’élever aux nobles conceptions de Raphael, c’en étoit un de parvenir à l’imitation du vrai dans le genre populaire.

La réputation quelquefois si difficile à acquérir, & qu’on voit trop souvent se refuser au mérite s’il n’est pas secondé par l’intrigue, vint avec la fortune le chercher dans son moulin. Souvent appellé à Amsterdam pour y faire des portraits, il alla s’établir dans cette ville, & y fut surchargé d’ouvrages & d’élèves.

Mais en changeant de résidence, il conserva sa manière de vivre, ne fréquenta que des gens du peuple, ne chercha de récréation que dans la crapule, ne vit dans l’argent que lui rapportoient ses travaux que le plaisir d’en amasser choisit une jolie paysanne pour la compagne de sa vie. Ainsi, ses idées sur son art, restèrent les mêmes que celles qu’il avoit conçues au moulin de son père. Il s’occupa toujours de l’imitation de la nature basse dont il aimoit à s’entourer, & ses caprices furent pour lui l’idéal de l’art. Il ne connossoit guère de l’antique que le nom, & ne prononçoit ce nom que pour s’en mocquer. Il rassembloit de vieilles armures, de vieux vêtemens étrangers ou bizarres, dont il se plaisoit à affubler plutôt qu’à draper ses modèles, & il appelloit cela ses antiques.

Mais laissons parler sur cet article un homme de l’art, M. Descamps, qui a vu un grand nombre d’ouvrages de ce peintre. « Tout ce que Rembrandt a composé, dit-il, est sans noblesse : c’étoit un génie plein de feu qui n’avoit aucune élévation. Ses habillemens ne sont que bizarres, & plus ressemblans à une mascarade qu’à ceux des nations qu’il a voulu représenter. Il n’a pas fait autant de tableaux d’histoire que de portraits, & les tableaux d’histoire que nous connoissons de lui sont la plupart aussi ridicules aux yeux des savans qu’ils sont admirés par les peintres. »

« Si l’on en excepte ses portraits, sa façon de dessiner n’est guère supportable ; encore n’en faisoit- il bien que les têtes, & il sentoit si bien son incapacité à dessiner les mains, qu’il les cachoit le plus qu’il pouvoit. Pour éviter la difficulté, j’ai vu de sest ableaux où quelques traces de brosse, qu’on ne distingue pas trop de près, représentent à une certaine distance des mains, à la vérité peu décidées, mais qui font cependant presqu’autant d’effet que si le peintre y avoit mis plus de soin. Ses têtes de femmes n’ont assurément pas les graces du beau sexe. Quand il a essayé des figures nues, il n’y a mie aucune correction ; ECO

elles sont courtes, les formes outrées ou maigres, les emmanchemens lourds, les extrêmités trop petites ou trop grandes, & toutes manquent dans les proportions. » « Il n’a dû son talent qu’a la nature, & à son instinct. S’il a quelquefois approché du beau, ç’a été moins par réflexion que par hazard, & par son assujettissement à suivre pas â pas la nature. Il ne faut pas croire que n’ayant pas été à Rome, il n’ait pas connu les grands maîtres d’Italie : il avoit sous les yeux d’amples recueils qui auroient dû changer sa manière, ou du moins la corriger ; mais il admiroit tout & ne profitoit de rien. » « A voir la touche hardie des ouvrages de ce maître, on est tenté de croire qu’il travailloit promptement ; mais l’incertitude où le laissoit, sur le choix des attitudes & du jet des draperies, son peu d’usage & de connoissance des belles choses, lui faisoit perdre le feu de ses idées. Il changeoit quatre & cinq fois la tête d’un portrait, & on eût renoncé à se faire peindre, si la vérité & la force de son pinceau n’eussent pas dédommagé de l’impatience que causoit souvent le peintre. » « Rembrandt est en même-tems un dessinateur médiocre, & un peintre qu’on peut égaler aux plus grands maîtres pour la couleur, la touche, & le clair-obscur. Il semble qu’il eût inventé l’art, si l’art n’avoit pas été trouvé. Il s’étoit fait des règles & une pratique sûre de la couleur, de son mêlange, & des effets des différens tons. Il aimoit les grandes oppositions de la lumière aux ombres, & il en pouffa loin l’intelligence. Son attelier étoit disposé de façon que, d’ailleurs assez sombre, il ne recevoit la grande lumière que par un trou, comme dans la chambre noire : ce rayon vif frappoit au gré de l’artiste sur l’endroit qu’il vouloit éclairer. Quand il vouloit ses fonds clairs, il passoit derrière son modèle une toile de la couleur du fond qu’il jugeoit convenable, & cette toile participant au même rayon qui éclairoit la tête, marquoit sensiblement la dégradation que le peintre augmentoit suivant ses principes. » « La façon de faire de Rembrandt est une espèce de magie. Personne n’a plus connu que lui les effets des différentes couleurs entr’elles, n’a mieux distingué celles qui sont amies de celles qui ne se conviennent pas. I1 plaçoit chaque ton en sa place, avec tant de justesse & d’harmonie, qu’il n’étoit pas obligé de les mêler & d’en perdre la fleur & la fraîcheur. Il préféroit de les glacer de quelques tons qu’il glissoit adroitement par-dessus pour lier les passages des lumières & des ombres, & pour adoucir des couleurs crues & trop brillantes. Tout est chaud dans ses ouvrages ; il a su par une entente, admirable du clair-obscur, produire presque toujours des effets éclatans dans ses tableaux. » « Il ébauchoit ses portraits avec précision & avec une fonte de couleur qui lui étoit particulière : il revenoit sur cette préparation par des touches vigoureuses, & chargeoit quelquefois les lumières d’une telle épaisseur de couleur, qu’il sembloit vouloir plutôt modeler que peindre. On cite de lui une tête où le nez a presqu’autant de saillie que le nez naturel qu’il copioit. »

On parle beaucoup de ce nez saillant, mais aucun de ceux qui en parlent ne dit l’avoir vu, & l’on peut prendre ce récit pour un conte ou pour une forte exagération. Il est certain du moins que Rembrandt étoit fort loin de peindre d’une manière lisse & léchée. Quelques personnes blâmoient devant lui sa manœuvre heurtée : « un tableau, leur répondit-il brusquement, n’est pas fait pour être flairé, l’odeur de la peinture n’est pas saine. »

Il y eut cependant un temps où il finissoit ses tableaux autant que Miris, & il joignoit à ce grand fini tout le feu, toute la force qu’on admire dans ses ouvrages heurtés. L’amour du gain le fit changer de pratique, & le caprice lui fit souvent outrer sa nouvelle manière. Quelquefois il s’attachoit à finir avec le plus grand soin les parties les plus indifférentes du tableau, & il se contentoit d’indiquer les autres par quelques traînées de brosse. Ceux qui lui demandoient des tableaux auroient été mal reçus à se plaindre de ces bizarreries, qu’il prétendoit quelquefois ériger en principes. « Un tableau est fini, disoit-il, quand l’auteur a rempli le but qu’il s’est proposé. »

Telle est la puissance d’un grand talent dans quelques parties de l’art, que Rembrandt, avec ses énormes défauts, doit être compté parmi les plus grands peintres, & qu’on pourroit même le regarder comme le premier des peintres, à ne considérer que la peinture proprement dite, & la détachant de l’art du dessin qui lui est si intimement associé. Il faut observer que si Rembrandt ignoroit ou négligeoit des parties essentielles de son art, il connoissoit l’expression, qui seule peut animer les ouvrages des artistes. Ses expressions ne sont pas nobles, mais elles sont vraies, vives & savantes.

Il mérite une place honorable parmi les graveurs. Il y a de lui des estampes dont le travail est singulièrement négligé, d’autres où il n’est qu’égratigné, d’autres encore, & ce sont les plus recherchées des amateurs, où il ne peut être distingué, & où il n’a par conséquent de valeur, que celle de l’effet qu’il produit : mais Rembrandt est admirable dans des têtes gravées où sa pointe a tout le charme, tout l’esprit de celle de Labelle avec une science supérieure. Quoique plusieurs de ses planches soient datées de Venise, charlatanerie qu’il employoit pour en augmenter le prix on sait qu’il n’a jamais quitté la Hollande ; il est mort à Amsterdam en 1674, à l’âge de soixante-huit ans.

JEAN DE LAER, qui a peint en petit, & qui a choisi ses sujets dans la vie commune, mérite une place distinguée dans l’école de Hollande. Il naquit à Laaren, près de Narden, en 1613, commença les études de son art dans sa patrie, & alla se perfectionner à Rome. Comme il étoit fort mal fait, les Italiens le nommèrent BAMBOZZO, d’où les François ont fait le mot Bamboche, & c’est du sobriquet donné à ce peintre que les tableaux de petites figures, qui ne représentent que des actions communes, sont nommés bambochades. Il peignoit des chasses des attaques de voleurs, des foires, des fêtes publiques, des paysages, des vues maritimes ; il ornoit ses tableaux d’architecture ruinée, & les enrichissoit de figures d’hommes & d’animax. Il avoit un dessin correct & une couleur vigoureuse. Il est mort à l’âge de soixante ans.

Van-Ostade, quoique né à Lubeck, Gérard Dow, Metzu, Miris, Wouwermans, Berghem & le célèbre peintre de fleurs Van-Huysum, appartiennent à l’école de Hollande.

La plupart des écoles dont nous, venons de parler n’existent plus. L’Italie seule en avoit quatre ; il ne lui reste qu’un fort petit nombre d’artistes connus des, étrangers On chercheroit vainement en Flandre l’école de Rubens. Si l’école Hollandoise existe encore, elle n’est pas connue hors de la Hollande. Un artiste Allemand, Mengs s’est rendu célèbre de nos jours ; mais est en Italie sur-tout qu’il a formé & exercé son talent, & il appartient bien plus à l’Italie qu’à l’Allemagne. M. Diétrich, autre Allemand, est connu des étrangers, & c’est un honneur que n’obtiennent pas les talens ordinaires. Mais deux artistes séparés ne forment pas ce qu’on appele une école. L’école Françoise a paru quelque tems expirante ; mais elle se relève avec un nouvel éclat par les principes & les ouvrages d’un maître sage & savant, & de ses élèves qui sont aujourd’hui des maîtres. Jamais, depuis le Sueur, la France artiste n’a pu concevoir de plus belles espérances.

Une nouvelle ÉCOLE s’est formée de nos jours en Europe, celle d’ANGLETERRE. Elle réside dans l’Académie de Londres instituée en 1766 par lettres-patentes de Sa Majesté Britannique, & formée seulement en 1769. Encore voisine de son berceau, elle s’annonce par de grands succès, & mérite d’autant mieux d’être applaudie, & d’exciter même l’émulation de ses aînées, que les parties qui la distinguent sont les plus nobles parties de l’art ; la sagesse de la composition, la beauté des formes, l’élévation des idées, & la vérité des expressions. Cette école ne nous est encore connue que par des estampes ; mais des artistes qui en ont vu plusieurs tableaux nous ont assuré que, dans quelques uns de ses maîtres, elle joint la couleur aux parties plus sublimes de l’art, & que son coloris moins éclatant que celui des maîtres Flamands ou Vénitiens, tient beaucoup de l’école Lombarde. M. REYNOLDS, Président de l’Académie de Londres, est connu par ses discours sur les arts dont nous faisons un usage fréquent, & toute l’Europe a recherché l’estampe gravée d’après son tableau du Comte Ugolino. Les amateurs des arts connoissent aussi par des estampes les talens de M M. WEST, KOPLEY, GENS BOROUGH, BROWN, &c. On dit que l’école Angloise a d’excellens peintres de chevaux.

On peut reconnoître dans toutes les écoles la cause du caractère qui les distingue : dans l’école Romaine, l’excellente éducation de ses premiers artistes, & les chefs-d’œuvre de l’art antique trouvés dans les ruines de l’ancienne Rome ; dans l’école Vénitienne, la magnificence que répandoit à Venise le commerce de l’Orient, la fréquence des fêtes & des mascarades, l’obligation où se sont trouvés sort souvent les artistes, de peindre des personnes qui étoient vêtues des plus brillantes étoffes ; dans l’école Hollandoise la vie ordinaire de ses artistes, qui fréquentoient sur-tout les tavernes & les atteliers des artisans grossiers, qui voyoient sur-tout des figures basses & grotesques, & qui étoient souvent témoins des effets que produit une lumière étroite, naturelle ou artificielle dans des lieux fermés. La beauté doit entrer dans le caractère de l’école Angloise, parce qu’elle est assez commune en Angleterre pour frapper sans cesse la vue des artistes. Si cette beauté n’est pas précisément celle de l’antique, elle ne lui est peut-être pas inférieure. L’école Angloise se distinguera par la vérité du l’expression, parce que la liberté nationale laisse aux passions tout le jeu de la nature. Elle conservera la simplicité, & ne se gâtera pas par une affectation théâtrale, par les mignardises des fausses graces, parce que les mœurs angloises conservent elles-mêmes de la simplicité.

Regardez le portrait d’une Françoise peinte par un François ; vous y trouverez le plus souvent pour toute expression un souris commandé, que les yeux & le front ne partagent pas, & qui ne vous indique aucune affection de l’ame. Regardez le portrait d’une Angloise peinte par un Anglois ; vous y trouverez le plus souvent une expression naïve qui vous fera connoître le caractère de la personne représentée. (Article de M. Levesque.)