Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Conseils

Panckoucke (1p. 138-141).

CONSEILS sur les ouvrages de peinture.

Rien de plus incontestable théoriquement que la nécessité de demander des conseils, lorsque’on travaille à des ouvrages qui sont destinés à plaire ; demandez donc des conseils, recevez des avis, profitez-en. Voilà des préceptes que tout le monde sait, que tous les hommes se repètent les uns aux autres : mais bien des difficultés se représentent à ceux qui veulent les mettre en pratique.

S’il existoit une classe de juges doués d’une intelligence étendue, & libres de préventions, de préjugés, d’affections personnelles, les auteurs & les artistes n’auroient aucun prétexte pour refuser de se soumettre à leur jugement, & de recevoir d’eux les avis dont ils ont tous besoin ; alors ces avis se trouveroient incontestablement bons, & ceux qui ne s’y soumettroient pas seroient inexcusables. Mais ces conseillers parfaits n’existent guères ; ils sont même si rares que, sur-tout relativement à certains arts, on peut généralement les regarder comme des êtres de raison. Mille gens sont toujours préts à donner leur avis, même quand on ne les leur demande pas. On n’en rencontre pas moins qui offrent d’en donner à tous ceux qui en demandent ; mais ce qu’on trouve dans tous ces hommes si prodigues de conseils, c’est communément ou peu de lumiére ou peu de sincérité, & sur-tout le défaut de cette réunion de connoissances si nécessaire à ceux qui exercent les arts, lorsqu’ils consultent dans le dessein d’être éclairés.

Il faut observe que chacun des Beaux-Arts exige de ceux qui veulent juger de ses productions, des connoissances générales & particulières ; car les Arts ont des élémens communs & des élémens propres à chacun d’eux : il y en a même dont, sur-tout, les élémens particuliers ne sont guère connus que de ceux qui les exercent, & le sont même imparfaitement de plusieurs d’entre eux. Comment donc espérer de trouver des conseillers utiles parmi ceux qui ne les exercent pas ? C’est cependant cette classe immense qui aime le plus à être consultée. Quels seront ceux que consulteront l’Architecte & le Compositeur de Musique ? Quels seront ceux que consulteront avec confiance & résignation le Sculpteur & le Peintre ? Cette question seroit moins embarrassante à l’égard des ouvrages d’esprit & de goût, parce que dans ces ouvrages, le méchanisme étant beaucoup plus connu, le nombre de ceux à qui l’on peut demander conseil, & dont on peut en espérer d’utiles, est beaucoup plus grand. Ainsi le Poëte & l’Orateur peuvent soumettre leurs productions à un plus grand nombre de personnes que le Peintre & le Statuaire, & recueillir par ce moyen des avis plus utiles. Mais les Artistes n’auront-ils donc aucuns moyens de recueillir des avis & d’obtenir des conseils profitables ? Qu’ils se gardent bien de le penser. S’ils sont de bonne foi, s’ils desirent sincèrement d’être éclairés par de sages avis, ils trouveront des moyens d’en obtenir, en employant une sorte d’art pour se les procucurer. Je crois utile de les mettre sur la voie, en leur soumettant mes idées sur cet objet.


Je pense que ce n’est guère que partiellement qu’ils pourront se procurer les conseils les plus utiles. La classe dont l’Artiste doit les espérer, est celle dont il fait partie. Mais les inconvéniens qu’il y trouvera le plus fréquemment, sont le défaut de sincérité des Artistes qu’il consultera, & le défaut de lumières assez étendues pour réunir des idées bien réfléchies sur toutes les parties de l’Art. Les artistes qui aspirent à être admis dans les sociétés académiques, n’éprouvent que trop souvent le défaut de sincérité dont je parle. Trop souvent les aspirans qui montrent leurs ouvrages à plusieurs artistes, avant de les exposer au jugement définitif par la voie du scrutin académique, sont trompés par une réticence qui leur est funeste. Ceux qui se la permettent, loin de s’en faire un scrupule, la regardent ordinairement comme une politesse non-seulement excusable, mais autorisée par l’usage & par la crainte de blesser l’amour-propre.

Pour vaincre cet obstacle, il faut demander avec un empressement & une franchise dont on ne puisse douter, des conseils sur la partie de son ouvrage dont l’artiste qu’on consulte doit être le plus instruit. Par exemple, si c’est un artiste dont la supériorité consiste dans la correction, le consultant, en le pressant de lui donner spécialement son avis sur cette partie ; doit espérer de lui plus de sincérité ; parce que flattant son amour-propre par un endroit sensible, il l’engage à une attention particulière dont le résultat est presque toujours un conseil ou un jugement de bonne foi. D’ailleurs, l’homme, dont la supériorité est bien reconnue dans une partie, craint moins d’humilier celui qui le consulte, en lui montrant les fautes qu’il peut avoir commises contre cette même partie. Il n’est pas d’Artistes qui réunissent au même dégré toutes les parties d’un art aussi étendu que la peinture ; mais il est aussi peu d’Artistes distingués, qui n’aient de la supériorité dans quelqu’une des parties qui constituent son art. Si vous desirez donc sincèrement des conseils & des observations profitables, ne demandez pas au coloriste ce qu’il pense de la correction de vos figures, au dessinateur ce qu’il pense de la composition ou de l’effet : mais demandez à chacun d’eux ce qu’il pense en examinant votre ouvrage, de la partie qu’il connoît & pratique le mieux.

Ce seroit cependant un manque de bienséance de se borner uniquement à cette demande, parce que le silence sur les autres parties pourroit faire penser, ou qu’on est trop satisfait de soi-même, ou qu’on ne croit pas celui que l’on consulte assez habile pour desirer ses avis ; mais attachez-vous, comme je l’ai dit, à la partie dans laquelle il peut vous éclairer le plus véritablement ; & en lui soumettant aussi les autres, vous obtiendrez des observations qui pourront encore vous instruire ; mais réservez-vous le droit de les comparer avec les observations qu’auront faites d’autres Artistes plus essentiellement éclairés sur ces parties, parce qu’ils s’en sont plus plus particulièrement occupés.

Cet exemple suffit, je crois, pour les avis qu’on a droit d’attendre des Artistes. Il reste a démêler comment on pourra tirer aussi quelque parti du sentiment de ceux qui n’exercent pas les Arts. Je me sers ici du mot sentiment, préférablement aux mots jugement & conseils, parce que j’ai reconnu en effet que c’est le sentiment & la sensation qu’excitent les ouvrages des Arts sur les gens du monde à qui on les montre, qui peut éclairer l’Artiste bien plus que les jugemens qu’ils prononcent, & que tous les raisonnemens dans lesquels ils s’égarent. Mais si l’on doit être infiniment attentif à recueillir les impressions & l’effet de leur premier sentment ou de leurs premières sensations ; on est, je crois, très-autorisé le plus souvent, à se mésier des raisonnemens & des conseils étendus dont ils ne manquent guère de les accompagner. Nos sens, notre ame sont susceptible des premières impressions qui sont sincères & souvent justes, sans que nous sachions pour ainsi-dire comment. Notre esprit, lorsqu’il n’est pas assez éclairé, lorsqu’il est imbu de notions vagues, de préjugés & de préventions, lorsqu’il est arrêté par la difficulté d’énoncer avec justesse & clarté ses idées, est fort sujet à se détourner de plus en plus de la rectitude naturelle qui lui est propre.

Entre les moyens de tirer des lumières des personnes qui n’ont pas les connoissances intimes de l’art, on peut compter les sensations des hommes même les moins éclairés, des femmes qui naturellement ont des sensations vives & promptes, & quelquefois des enfans. Il résulte, comme on le voit, des notions que je viens de développer, que bien qu’il soit difficile d’obtenir dans les Arts dont traite cet ouvrage, des conseils éclairés & parfaitement appropriés aux objets sur lesquels on cherche à en obtenir, il est cependant une sorte d’adresse qui conduit à en recueillir partiellement, & que la réunion des avis & des sensations peut être fort utile aux Artistes.

Il est nécessaire, comme on le voit, que ces artistes soient assez éclairés eux-mêmes pour distinguer dans ceux qu’ils consultent, en quelle qualité, si l’on peut s’exprimer ainsi, ils s’adressent à eux. Si un homme connu pour être spirituel & sensible n’est pas affecté de l’expression de vos figures & de la disposition poëtique que vous avez churché à leur donner, il y a apparence qu’elle est commune ; s’il est arrêté ou choqué, elle est défecctueuse. Si un homme qui n’a point d’idées sur ces objets, mais qui a des yeux justes, le méprend sur les formes, la couleur ou le plan de quelques parties de votre tableau, certainement ces


formes, ces couleurs & ces plans sont défectueux en quelque chose d’essentiel. Si un enfant ne rit pas en regardant une figure que vous faites rire dans votre tableau, s’il ne prend pas un air triste en voyant pleurer une mere qui regarde son enfant malade, s’il n’a pas l’air allarmé d’un péril manifeste que vous faites courir à un de vos personnages, s’il n’est pas effrayé par l’image d’un homme que vous représentez en colère, votre but n’est pas complettement rempli ; car les enfans & les personnes qui n’ont pas beaucoup d’idées compliquées, dès qu’ils fixent un objet, en reçoivent une sensation relative très-juste & en portent un premier jugement exempt de prévention.

Apelle exposoit les ouvrages au jugement du public & faisoit bien. Ce n’étoit pas que le peuple d’Athènes se connût mieux que lui en peinture, ni qu’un peintre fit bien d’adopter les corrections que le public lui prescrit : mais c’est que le public qui ne sait pas en quoi consiste ce qui lui déplait, voit confusément dans l’ouvrage de l’art ce qui ne lui plait pas, & que l’artiste en se corrigeant & cherchant à lui plaire se surpasse lui-même.

Je ne parlerai pas des conseils de ceux qui d’eux-mêmes s’ingèrent d’en donner sur nos Arts, sans qu’on leur en demande ; rien ordinairement n’est plus sujet à erreur que leur jugement. On peut remarquer que plus l’homme qui n’est pas Artiste, ou qui est peu instruit de ce qui regarde les Arts, s’étend sur son jugement & veut motiver ses conseils, que plus il disserte enfin, plus il s’égare & plus l’Artiste a droit le penser qu’il n’a rien d’utile a en tirer.

Ce qu’on auroit à desirer (mais ce qu’on n’a pas lieu d’attendre) c’est que les personnes dont je parle bornassent leurs jugemens à un énoncé simple de ce qui les affecte.

Il seroit à souhaiter aussi que les Artistes qui sont eux-mêmes sujets aux prétentions & à des préventions trop favorables à leur égard, employassent tous les moyens qui leur sont possibles pour se dégager quelques momens des liens dont les garrote leur amour-propre.

Je ne dirai rien de l’Art qu’ils employent trop souvent contre leur propre intérêt, pour offrir sous des aspects propres à faire illusion, les ouvrages sur lesquels ils souhaitent d’être flattés & sur lesquels ils redoutent un jugement sévère ; ils savent exposer leurs ouvrages au jour le plus favorable, sans réflechir qu’il n’y a pas d’apparence que l’ouvrage se trouve peut-être jamais dans un aspect aussi avantageux ; ils agissent en cela à-peu-près comme les Gens-de-lettres qui lisent avec un artifice & un agrément infini leurs productions. Cet artifice adoucit ou fait disparoître des défauts qui reparoîtront immanquablement, parce ce que la chose la plus rare est qu’un ouvrage soit lu par quelque personne que ce soit, aussi adroitement que par l’Auteur. On a parlé souvent du talent merveilleux qu’ont les Auteurs & les Artistes pour excuser les défauts de leurs ouvrages, ainsi je n’insisterai pas. Je finirai seulement par dire, que le moyen le plus certain de se procurer des conseils utiles, est de les demander dans le dessein bien sincère de les obtenir. Demandez peut-on dire alors, & vous obtiendrez. (Article de M. Watelet.)