Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Charlatanerie

Panckoucke (1p. 102-104).
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CHARLATANERIE dans l’Art de Peinture. Plusieurs de mes Lecteurs seront surpris de rencontrer, parmi les termes qui composent le Dictionnaire de Peinture, le mot qui fait le sujet de cet article ; mais ceux qui connoissent les Arts, ou ceux qui ont l’intention de s’instruire de tout ce qui y a rapport, & par conséquent de ce qui leur est avantageux ou désavantageux, profitable ou nuisible, me sauront gré de présenter quelques notions d’une des causes de l’altération du goût, & par conséquent de celle de nos Arts.

La charlatanerie consiste en général dans l’artifice, ou dans les artifices, à l’aide desquels on trompe au profit d’un vil intérêt, ou de la méprisable vanité, les hommes ignorans, foibles ou prompts à se prévenir.

Dans la Morale & dans la Religion, les charlataneries (les plus odieuses de toutes) sont les hypocrisies & les moyens qu’elles employent, lorsqu’instrumens des plus funestes passions, elles servent à allumer & à entretenir le Fanatisme. Dans la société, la charlatanerie consiste dans les adulations adroites, les mensonges médités & les exagérations expressément employées pour contenter l’amour-propre, ou favoriser la cupidité. Les sciences ne sont pas exemptes de cette charlatanerie. On la voit s’étendre même jusqu’à celles qu’on nomme exactes, quoique leur nature dût les mettre à l’abri de ce fléau, puisque la vérité démontrée est l’objet auquel elles tendent sans cesse.

Les Arts libéraux, fondés sur l’imagination, & qui vivent, pour parler ainsi, d’illusions & de prestiges, doivent être & sont malheureusement plus favorables au charlatanisme, qu’aucune des autres connoissances humaines. L’Art est indispensable pour exercer avec succès l’Eloquence, la Poësie, la Peinture. De l’Art à l’artifice, il y a bien peu de distance, & moins encore de l’artifice à la charlatanerie, dont l’artifice est la base. Les connoissances humaines & les lumières feroient sans doute des progrès trop rapides, & iroient trop loin sans les obstacles que la vanité puérile, la jalousie & la cupidité y opposent par tous les moyens qui leur sont propres. La Peinture proprement dite, devroit se défendre contre les effets de la charlatanerie : car la représentation ou l’imitation de la nature est soumise à être confrontée avec elle. Mais comme cette représentation n’est que feinte, qu’il faut par conséquent que ceux que en jugent, entrent dans quelques conventions & quelques connoissances des parties qui constituent l’Art de peindre ; ceux qui l’exercent peuvent employer & employent quelquefois des artifices contraires à la justesse des idées qu’on doit avoir, par conséquent nuisibles au goût & aux Arts en général.

Il se pourroit qu’on essayât peut-être de justifier ceux qui se permettent les artifices dont je veux parler, en disant que si, relativement à des ouvrages plus que jamais regardés comme objets de pur agrément, l’Artiste parvient à établir, dans l’opinion des personnes peu instruites qu’il met dans l’erreur, une conviction & une satisfaction qui les détermine à louer & à évaluer ses ouvrages autant qu’il le souhaite, les moyens qu’il se permet ne doivent pas être juges à la rigueur, & que l’espèce de charlatanerie qu’il employe est une adresse permise qu’on tolère dans une infinité d’objets plus importans.

Il est facile de répondre à cette justification, car, quelque tolérance que l’on ait, & quelqu’accroissement d’indulgence que puissent comporter nos mœurs, trop peu sévères à cet égard, il sera toujours essentiellement vil de tromper d’une façon méditée, pour l’intérêt personnel d’une vanité puérile, ou d’une cupidité injuste. Mais ce qui est évidemment nuisible, & qui devient la suite inévitable des louanges exagérées qu’on se donne, ou qu’on se fait donner, c’est l’opinion désavantageuse qu’on établit sur les Artistes dont on craint la concurrence, dans l’unique projet de leur être préféré ; c’est la fausseté avec laquelle on trahit les connoissances qu’on a ; c’est l’espèce de bassesse avec laquelle on déroge à la dignité & à l’élévation attachées aux Arts libéraux ; c’est enfin l’altération du goût, dont on se rend complice, puisque l’on y contribue volontairement, en y propageant l’ignorance, & en trahissant ainsi la cause nationale. L’improbité d’état, dont je parle, se permet en général une infinité de moyens qui la rapprochent des artifices à la vérité plus grossiers qu’employent les Charlatans proprement dits. Tels sont les soins de tromper, de séduire, d’intéresser, de captiver, d’employer enfin des Prôneurs, & de former des Enthousiastes.

Les Prôneurs sont ou des ignorans trompés, ou des demi-connoisseurs séduits & échauffés, ou des hommes qui, par imitation & par foiblesse de caractère, empruntent leurs opinions d’autrui, & les défendent ensuite comme si elles leur appartenoient. Dans ce nombre se trouvent les enthousiastes qui, désœuvrés & manquant de talens, sans manquer d’esprit, se forment une


existence qu’on peut appeller parasite, en s’identifiant à des Artistes, qu’ils ont l’air de protéger, de défendre, ou de placer à un rang qu’on leur refuseroit, sans les efforts généreux qu’ils font pour éclairer le Public, & pour lui dicter les jugemens qu’il doit porter. Lorsqu’un certain nombre de ces prôneurs se réunissent & concourent à l’intérêt ou à la vanité d’un Artiste, ils forment ce qu’on appelle un parti, & ce parti ou cette cabale est moins délicate encore sur les moyens dont elle se sert, que l’Artiste même, qui en est l’objet, & auquel elle finit très-souvent par nuire.

Le charlatanisme doit devenir fréquent, adroit & plus nuisible à mesure que les sociétés dans lesquelles il s’exerce, deviennent riches, & qu’elles le livrent plus généralement au luxe. Car la plupart des usages du luxe ont pour objet de substituer par les artifices souvent les plus grossiers, l’idée de la richesse à celle du mérite.

Pour revenir à nos Arts, on peut observer qu’ils sont d’autant plus exposés au charlatanisme, qu’ils sont susceptibles de plus grands profits, c’est-à-dire, que les Arts dont les entreprises sont vastes, lucratives, produisent plus de charlatans. Il faut y joindre ceux des Arts dont les principes sont susceptibles d’être généralement connus & bien compris. Car il est plus facile de donner des idées fausses, & d’induire en erreur sur les ouvrages artiels, lorsque le plus grand nombre de ceux à qui ils sont soumis, ne peuvent qu’avec peine parvenir à connoître clairement les bases & les principes des beautés qui leur sont propres. Tels sont parmi nous l’Architecture & la Musique.

L’on pourroit, en entrant dans de plus grands détails, parler des singularités & des affectations dans le discours, & dans les habillemens ; mais ces sortes d’artifices, dont l’effet est de fixer quelques momens les regards, manquent souvent leur but, & occasionnent alors un ridicule qui punit suffisamment ceux qui, par ces moyens, marchent de trop près sur les brisées des charlatans de profession. Pour revenir aux artifices plus nuisibles aux Arts du Dessin & de la Peinture, j’indiquerai les préparations, vernis, procédés mystérieux auxquels on attribue des avantages le plus souvent exagérés ou qui, peu durables & nuisibles, altèrent les ouvrages, & par conséquent sont un tort réel aux Artistes & aux Arts. Il est facile d’appercevoir, d’après ces élémens, les artifices que le desir immodéré du gain a suggéré dans presque toutes les branches de nos Arts ; par exemple, dans la Gravure & dans la Typographie.

On sait assez généralement que la Gravure simple & franche depuis son origine jusqu’à sa plus grande perfection, c’est-à-dire, jusqu’aux chefs-d’œuvres des Suyderhofs, des Vischer, des Poillis, des Drevets, n’obtenoit des succès qu’à force d’études, de soins, de tems, & par une longue habitude des outils connus de tout le monde. Il falloit pour rendre, à l’aide du burin, un tableau de grand Maître, qu’un Artiste eût passé la moitié de sa vie à couper le cuivre d’une main intelligente & sûre. Il employoit des années entières à terminer une planche dont la réussite tournoit bien plus au profit de sa gloire que de son intérêt. L’industrie (louable en général) multiplia l’usage d’ un acide qui, mordant & creusant en peu d’heures le cuivre, rendoit plus promptement sans doute, mais avec moins de précision, & sur-tout moins d’accord, le dessin ou le tableau. Cette manière, qui a certainement ses avantages, lorsqu’on l’employe précisément aux objets auxquels elle est propre, l’emporta sur l’usage du burin, & les Artistes l’adoptèrent avec d’autant plus d’empressement, que ce procédé qui demande une pratique moins difficile à acquérir, procure un gain plus prompt. Le burin, sans prévoir le tort que lui devoit faire cette invention, se prêta à réparer les défauts de l’eau-forte, & les négligences de la pointe ; mais la Gravure, devenue ingrate envers lui par l’attrait du gain & par l’introduction d’un plus grand luxe parmi les Artistes, dirigea toute son industrie à se passer entiérement des moyens qui demandoient trop d’étude, de soins & de temps. L’on regarda, & l’on fit envisager au Public les nouveaux procédés, comme des perfectionnemens de l’Art, parce qu’ils imitoient ousingeoient, pour me servir d’une expression moderne, toutes les différentes manières de dessiner des Maîtres & même la Peinture, à l’aide des planches multipliées & imprimées en couleurs.

Ces illusions ont pris faveur, & bien qu’on ne disconvienne pas que ces procédés de Gravure nouveaux, ou remis en usage, ne soient ingénieux ; bien qu’ils puissent être adaptés à certains objets avec beaucoup d’avantage, il résulte de leur facilité, & sur-tout de l’abus qu’on en fait, que d’une part, la véritable Gravure est infiniment trop négligée ; & que de l’autre, la quantité prodieuse d’ouvrages médiocres ou mauvais, produits à la faveur des outils dont l’usage est facile, contribue à altérer de plus en plus le goût, & à dépriser ce qui est véritablement estimable.

Le peu de connoissances pratiques que le Public a des opérations avec lesquelles on produit ces ouvrages, les soins qu’on prend de lui en cacher les procédés, lui font ignorer combien on lui survend les petites illusions auxquelles il se complaît, & combien il s’éloigne de la connoissance des Arts, lorsqu’il pense que des Estampes colorées (invention très-ingénieuse sans doute) sont l’équivalent des Tableaux.

Si le Public, qui se dévoue & se prête si facilement à être trompé, daignoit s’éclairer à cet


égard, il ne proscriroit pas les industries dont je viens de parler ; mais en estimant avec connoissance leurs utilités, il les réduiroit principalement à faciliter des connoissances auxquelles elles peuvent être véritablement utiles. Alors les Éstampes imitant les dessins, seroient restreintes à multiplier & à procurer à un prix modique les études de têtes, de parties, & les Académies des bons Maîtres, pour l’utilité des jeunes Elèves de la Capitale ou des Provinces. Les planches coloriées avec connoissance, & dirigées par des savans, représenteroient & multiplieroient des imitations instructives de Plusieurs objets d’Histoire naturelle, de Botanique ou d’Anatomie. Mais le Public éclairé souriroit à l’Artiste qui voudroit lui persuader qu’un tableau d’Histoire & un beau Paysage peuvent être rendus avec l’harmonie du clair-obscur, unie au charme du coloris par trois ou quatre planches coloriées, qui s’efforcent au moyen de l’impression, d’imiter ce nombre infini de nuances, de tons, de passages, de légéretés qu’un Peintre, habile coloriste, répand dans ses ouvrages.

Si c’étoit ici le lieu de parler de toutes les charlataneries qui se sont introduites, & se multiplient dans l’Art de la Typographie, on mettroit dans ce nombre l’abus qu’on y fait de la Gravure, & des Estampes enluminées ; on insisteroit sur cette prodigalité d’ornemens qui demanderoient le goût le plus exquis & la mesure la plus juste, pour s’accorder parfaitement avec les beautés simples & l’uniformité satisfaisante d’un caractère parfait, mis en œuvre sur le plus beau panier, avec l’intelligence que demande toutes les différentes dimensions & combinaisons dont il est susceptible. Je dois me refuser à ces détails, & même à parler du charlatanisme des souscriptions, des éditions bornées à un petit nombre d’exemplaires, pour attiser le desir trop commun aujourd’hui des possessions exclusives. Ces abus sont si multipliés, si frappans, & souvent mêlés d’une improbité si grossière, qu’ils ne devroient obtenir d’indulgence que de ceux qui ont le but mercantile, d’en tirer eux-mêmes parti, ou de ceux qui préfèrent à tout la satisfaction d’un desir ou d’une fantaisie momentanée. Laissons la plupart de ces curieux ou faux-Amateurs regarder les livres même comme des bijoux de luxe, qu’il faut craindre de toucher, pour qu’ils ne perdent rien de leur valeur pécuniaire.

C’est cette valeur, substituée au mérite intrinsèque des ouvrages artiels, que la charlatanerie aura toujours le plus grand intérêt d’établir, & c’est elle que, sans être censeur trop amer, on peut regretter de voir de nos jours s’introduire trop généralement dans les Arts, dont elle est l’ennemie, comme elle l’est des mœurs, lorsqu’on y tolère avec trop d’indulgence les affectations & les hypocrisies.