Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Charge chargé

Panckoucke (1p. 101-102).
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CHARGE & CHARGÉ. Le sens du mot charge dans l’Art de Peinture se rapproche tellement de celui que j’ai exposé à l’article Caricature, que ce premier article paroîtroit devoir suffire pour donner l’intelligence des deux. Cependant l’adjectif chargé est pris le plus souvent dans un sens qui a plus de rapport au didactique de l’Art, que celui qu’on donne à caricature & au mot charge.

En effet, lorsqu’on se sert du premier de ces deux termes, on joint à l’idée d’une sorte d’incorrection volontaire l’idée d’un motif burlesque, comique ou satyrique ; & lorsqu’on dit qu’un trait, qu’un contour est chargé, qu’une figure, qu’une expression est chargée, on a pour objet seulement de blâmer une incorrection de l’Artiste, qui n’est relative qui’à sa négligence ou à quelque fausse idée qui l’a égarée. Ainsi le Professeur


dit très-sérieusement à un Elève qui dessine d’après le modèle, soyez plus correct, plus exact. Ne voyez-vous pas que le contour de votre figure, que le trait de cette partie est chargé ? De même, si l’Elève dans le seul but de désigner plus sensiblement dans ses figures une action, un sentiment, exagère l’expression, le Maître lui dit encore : il ne s’agit pas de représenter avec exagération le mouvement physique ou moral, *[1] mais de saisir l’un & l’autre avec justesse, car en chargeant, vous nuisez à l’effet que vous voulez produire, & la charge que sous vous permettez, au lieu de toucher ou d’affecter, devient & paroît ridicule.

L’Artiste charge encore quelquefois par la prétention de paroître savant dans la partie anatomique de son Art, c’est-à-dire, qu’il exagère les muscles & leurs renflemens, les articulations & les effets de leurs mouvemens. Il prononce trop les parties intérieures que recouvre la peau, qui en adoucit les apparences. Il semble craindre, en ne désignant pas toutes celles dont il a la connoissance, qu’on doute de sa science.

Ainsi l’homme qui parle, & l’Auteur qui écrit avec prétention, cherchent à amener, l’un dans sa conversation, l’autre dans son ouvrage, tout ce qu’il sait, au risque qu’on trouve que les détails dans lesquels il entre, & les connoissances dont il fait parade, sont de trop.

La simplicité & l’élégance, fondée sur une juste & parfaite correction, excluent tout ce qui est chargé, tout ce qui est outré, exagéré, tout ce qui est de trop, tout ce qui vient enfin plutôt des prétentions de l’Artiste qu’il n’appartient à la perfection de l’Art.

Cependant on doit observer qu’il est peut-être plusieurs circonstances, que je vais désigner, dans lesquelles non-seulement il est permis, mais où il est nêcessaire de charger. C’est, par exemple, lorsque les objets peints doivent être vus à une distance assez considérable, lorsque le point de vue peu ordinaire d’où il doivent être regardés, exige que l’on passe en dessinant ou en peignant les bornes que l’exactitude scrupuleuse des formes, des expressions, & même du coloris, imposent ordinairement. Alors l’ouvrage n’est pas précisément chargé, puisqu’il ne doit pas paroître tel du point de vue pour lequel il est fait. Certainement dans les grands ouvrages de Peinture dont je veux parler, telles que sont entr’autres les coupoles, si l’on s’approche plus ou moins des objets peints, en passant le point d’où ils doivent être considérés, on trouvera la plupart des contours, des traits, des expressions, des tons & des teintes exagérées, outrées & chargées. Mais s’ils ne l’étoient pas, aux yeux de ceux qui les regardent de trop près, ils paroîtroient de leur véritable point de vue, ou trop mols, ou indécis, ou foibles. Ainsi le mérite du Peintre est vraiment alors de charger, mais relativement aux effets de la perspective linéale, qui peut se démontrer par des règles positives ; ou de la perspective aërienne, qui est, intellectuellement au moins, susceptible d’être démontrée.

Si l’on ne considère le mot chargé que comme désignant un défaut, on doit observer que le principe ou la source de cette imperfection est assez ordinairement dans la nature même de l’Artiste. Rien de si commun que des hommes qui ont un penchant habituel à l’exagération. Ce penchant a sa base ou dans l’esprit, ou dans les organes, il vient ou d’une sorte de facilité de l’ame à être plus fortement émue, ou d’une organisation de quelques-uns des sens, qui leur procure des impressions trop vives. Il est aussi par des causes contraires, quelques hommes chez lesquels les objets & les idées transmises ou naturelles perdent, en passant par les organes de leurs sens, ou en naissant dans leur esprit, une partie de leur valeur ; les premiers dont j’ai parlé chargent en plus, & s’il étoit permis de s’exprimer ainsi, les seconds chargent en moins. Ces deux excès qui ne sont que trop communs, prouvent sans cesse à ceux qui observent, combien l’exactitude, la correction & la juste mesure en tout est rare parmi les hommes. Combien d’expressions chargées ! combien d’idées qui passent la mesure que la raison impose ! la nature imparfaite, l’éducation souvent plus imparfaite encore, l’ignorance & les prétentions produisent l’inexactitude, excitent & habituent à charger, & le trait du Dessinateur, & le maintien de l’homme, & ses discours, & ses inflexions, & ses accens, & les offres de service, & ses promesses. Ce défaut, si voisin de plusieurs vices, lorsqu’il est invétéré, devient pour l’Artiste, ainsi que pour l’homme moral, presqu’incorrigible. Il a besoin alors d’une indulgence qu’on est convenu d’accorder jusqu’à certain point dans la société. Mais dans ce qui a rapport à l’Art, l’indulgence est bien moins autorisée, & bien moins en usage avec raison ; car l’Artiste qui a la source de ce défaut dans l’esprit, ou dans les organes, ou qui s’en est fait une blâmable habitude, n’est pas obligé à exercer un Art qui condamne, & ne peut souffrir l’incorrection ; tandis que l’homme qui charge, c’est-à-dire, qui exagère ses affections, ses sensations & ses idées, les éprouve souvent outrées, & ne peut s’empêcher d’en avoir. Car à cet égard il est passif, & l’Artiste, à l’égard de l’exercice de son talent, est absolument actif.

Au reste, quelques ouvrages des Artistes même jouissent d’une indulgence convenue, relativement à la signification du mot chargé, que j’ai exposée. Ce sont les esquisses & les pensées qu’a crayon-


né le Peintre compositeur, d’après une première inspiration de l’ame, & dans lesquelles souvent l’Artiste, pour se rappeller ses idées & ses intentions, charge les signes pittoresques par lesquels il désigne ou les formes ou les mouvemens qu’il se promet d’employer, mais dont il ne se permet les exagérations qu’avec le projet bien formé de les corriger, & d’atteindre à la précision par les études qu’il s’impose de faire en exécutant l’ouvrage.

Cette circonstance rend la charge non seulement excusable, mais même nécessaire en plusieurs circonstances, & jusqu’à un certain point.

  1. * On trouvera au mot Exagération quelques développemens & quelques autres applications des idées que j’ai exposées dans cet Article,