Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Caractère

Panckoucke (1p. 92-95).
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CARACTÈRE. On distingue dans chaque objet visible des caractères généraux & des caractères particuliers.

Le caractère général d’un objet consiste (relativement au Peintre qui veut l’imiter) dans les formes extérieures les plus apparentes au premier coup d’œil.

Mais l’Artiste, qui ne s’attacheroit en peignant qu’à ces seuls caractères, ressembleroit à l’homme qui n’emploie en parlant que des termes génériques. Il se rapprocheroit encore de celui qui, sans aucune notion de l’art d’imiter, entreprend de tracer avec du charbon sur une muraille, des maisons, des chevaux, ou des figures humaines.


La plûpart des jeunes Elèves, dans les premiers momens de leur noviciat, pourroient se reconnoître dans ces deux comparaisons que je viens de présenter ; car n’ayant encore qu’une idée très-vague de l’imitation, ils ne peuvent avoir pour but que les caractères généraux de ce qu’ils veulent représenter.

Lorsque les Arts du Dessin, de la Sculpture & de la Peinture sont au berceau ; C’est aux caractères les plus généraux que s’attachent ceux qui les exercent ; & leurs chefs-d’œuvres consistent à faire distinguer, dans les représentations qu’ils entreprennent, un homme d’avec une femme, & un cheval d’avec un bœuf.

Lorsque les hommes qui imitent joignent à l’idée des caractères généraux celle des caractères particuliers, ils commencent à faire un pas vers les progrès de l’Art qu’ils exercent ; & ce pas est aussi important que celui que font vers le progrès de l’intelligence les hommes que nous nommons sauvages, lorsqu’ils ajoûtent à leur premier langage, composé du plus petit nombre de termes généraux possible, des termes particuliers pour distinguer les objets individuels.

Le Peintre prend donc une des routes principales de la perfection, dès qu’il conçoit le projet de distinguer les objets individuels par les formes particulières qu’il leur remarque en observant leurs dimensions, leurs proportions & leur couleur. On peut dire que l’Artiste tient alors en ses mains le fil qui doit le conduire successivement à toutes les particularités assignées, non-seulement aux différentes natures d’êtres, mais à chacun des différens êtres de chaque nature. Il sera peu-à-peu dirigé par ce fil, (si son intelligence lui en donne les moyens) jusqu’aux nuances les plus fines des caractéres ; car il aura bientôt reconnu qu’aucun objet, de quelque genre, de quelque classe qu’il soit, ne ressemble parfaitement à un autre du même genre & de la même classe.

Pour revenir un moment sur nos pas, avant d’entrer dans quelques détails, j’observerai que le caractère général de l’homme, d’après la première notion que j’ai donnée, consiste dans les formes des parties principales, dont l’apparence est plus sensible à la vue ; tels sont la tête, le corps, les bras & les jambes ; car on peut compter les yeux, le nez, la bouche & les doigts au nombre des premiers caractères particuliers. Aussi voyons-nous, que dans les plus anciens essais de l’art d’imiter, les Sculpteurs Égyptiens & les Artistes Étrusques, ne donnoient que l’idée de ces détails dans leurs ouvrages.

On peut dire que les caractères absolument généraux sont semblables dans tous les objets de même nature & de même genre ; ainsi cette route de l’imitation ne conduit pas bien loin. Les caractères particuliers sont au contraire , comme particuliers sont au contraire, comme nous venons de le faire entrevoir, en aussi grand nombre que les individus, & ce nombre est encore augmenté, relativement au Peintre, par différentes causes attachées à la réunion des hommes & à leur état de civilisation, comme je le ferai remarquer.

D’après ces premières observations, essayons de tracer une espèce de dénombrement des différentes sortes de caractères particuliers.

Caractère des sexes & des âges.

Caractère des conformations principales que nous attribuons au hazard, & auxquelles certaines formes sont attachées.

Caractère national, qui semble dépendre du climat. Ces caractères sont à la fois généraux & particuliers dans les individus qui nous les offrent ; mais chacun d’eux est encore susceptible, sans perdre ces caractères, de particularités que j’appelle individuelles.

Un arbre, un homme, est jeune ou vieux, sain ou débile ; il est sujet aux effets des élémens qui modifient ses formes & leur impriment des caractères sensibles. Toute substance reçoit des marques caractéristiques de ce qui a sur elle quelqu’influence. Les montagnes, les rochers sont sujets à des variétés de formes, & par conséquent de caractère qui désignent jusqu’aux espèces de matières dont ils sont composés, qui annoncent ou qu’ils n’ont pas souffert des atteintes du tems, des effets intérieurs, des accidens dont ils sont susceptibles, ou qu’ils ont essuyé des dérangemens dans les couches intérieures qui les forment, des destructions par les effets de l’air ou des eaux, de la chaleur ou du froid. Il en est de même de toutes les substances de quelques classes qu’elles soient. Les végétaux reçoivent des caractères qu’on peut appeller annuels, de l’effet des différentes saisons. Les animaux en reçoivent qu’on peut souvent appeller momentanés, des circonstances dans lesquels ils se trouvent. Les caractères particuliers des animaux libres ou asservis, domestiques ou sauvages, sont différens les uns des autres, & deviennent sensibles pour tout homme qui les observe ; leurs caractères particuliers sont modifiés par leurs passions, par leurs habitudes ; ils ont même, si l’on peut s’exprimer ainsi, leurs caractères de phisionomie, & le Berger, que la solitude & l’oisiveté conduisent à examiner avec attention chaque individu de son troupeau, démêle dans un mouton une phisionomie qui le lui fait caractériser de malin ou de débonnaire. Je laisse au lecteur à suppléer les détails infinis que comprennent déjà ces divisions indiquées aux Artistes, pour qui elles sont d’autant plus intéressantes, qu’ils aspirent davantage à la perfection de l’Art d’imiter ; & je me contenterai d’indiquer encore quelques-unes de celles que produit l’état de so-


ciété & de civilisation. C’est de cet état, auquel les hommes sont destinés, que s’établissent, par rapport aux Artistes, les caractères que j’appellerai historiques, fabuleux, religieux mythologiques ; &, enfin, tout caractère idéal qui, bien souvent né de l’imagination des hommes, parvient à être reçu comme convention par un grand nombre.

Le caractère particulier historique consiste dans certaines dimensions, proportions, formes & traits que l’histoire nous a transmis, en nous transmettant l’existence & les actions d’un grand nombre d’êtres qui ont existé. Ces caractères regardent particuliérement les hommes qui ont fait une sensation extraordinaire dans le siècle. & dans le pays où ils ont vêcu. Si ce sont (& malheureusement c’est le plus grand nombre) des conquérans, des guerriers, l’Histoire se plaît à entrer dans les détails de leur conformation, & le caractère particulier de cet homme célèbre astreint les Artistes qui les représentent, à les peindre ou sculpter, tels à-peu-près qu’ils sont décrits, & pour l’ordinaire leurs formes, leurs dimensons, leurs traits expriment la force, la vigueur, l’énergie & l’habitude des travaux guerriers. Si ce sont des Législateurs, des Philosophes, des Savans, les formes & les dimensions sont plus vagues, mais les traits du virage tendent à rappeller la gravité, la méditation, toujours d’après un certain caractère particulier de formes & de traits, qui, décrits dans les ouvrages du tems, se trouvent quelquefois attestés par des médailles, des statues, des bustes, des bas-reliefs.

Ces caractères particuliers une fois établis ou convenus, deviennent une loi de costume pour les Artistes, & quand la difformité en seroit la base, comme dans les représentations de Socrate, dans celle qu’on attribue à Esope, il est indispensable à l’Artiste de s’y conformer.

Les caractères particuliers que j’ai nommés fabuleux, astreignent à-peu-près autant que ceux dont je viens de parler ; car les caractères de Jupiter, d’Hercule, de Ganymède, d’Hébé, quoique fabuleux, ont acquis dans les Arts autant de droits que les caractères historiques les plus avérés. Les Poëtes sont les historiens de ce genre de costume : les Artistes anciens, qui se sont conformés aux idées établies par les Poëtes avant eux, ont soumis, sans le savoir, tous ceux qui doivent pratiquer les Arts, à regarder comme véritables les êtres imaginaires qu’ils ont représentés, & le Peintre ou le Sculpteur qui ne se rapprocheroit pas dans la représentation qu’il fait de ces personnages, du caractère particulier, qu’on leur a donnés, ne les désigneroit que d’une manière vague ; ainsi tous les caractères particuliers fabuleux & fantastiques, tels que les furies, certains monstres, les sites infernaux, olympiens, le Tartare, l’Elisée ont un caractère particulier. Il faut que l’Artiste les dessine d’après la nature idéale, dont les Poëtes & les Ecrivains ont été les créateurs.

Les objets religieux offrent aussi pour nous des caractères particuliers convenus & adoptés, dont le Peintre ne peut s’écarter entièrement. Les Anges ont leurs formes caractéristiques : les principaux objets de notre culte ont des physionomies & même des apparences générales consacrées dans les Arts. L’ancien & le nouveau Testament, qui ont fourni tant d’ouvrages, ont imposé aux Artistes la loi de se conformer généralement & successivement à ce qu’ils ont décrit du caractère identique d’un grand nombre d’êtres & d’objets de toute espèce, & comme je l’ai dit, jusqu’à la physionomie du Dieu invisible que nous adorons, que nous regardons comme incompréhensible, a, dans le costume pittoresque, un caractère particulier à-peu-près convenu.

L’on pourrait ajouter à cette énumération le caractère de la beauté idéale, dont j’ai parlé aux articles Beau & Beauté, mais ce caractère consiste plutôt en une perfection extraordinaire donnée à différens caractères généraux & particuliers, que dans un caractère des formes, de dimension absolument individuelles, qui tiendroit à ce qu’on appelle ressemblance.

On ne peut donc regarder le mot caractère à cet égard, comme ayant absolument le même sens sous lequel je l’envisage dans cet article.

Quant à ce qu’on appelle caractère des passions, chacune d’elles en a également de généraux & de particuliers, ce que j’expliquerai, autant qu’il me sera possible, au mot Passion. On doit concevoir d’avance que la colère, par exemple, a des caractères généraux qui la font reconnoître, & qui la distinguent des auges passions, qu’elle en a aussi de particuliers, d’individuels & de convenus, de sorte que le caractère de la colère d’Achille n’est pas celui de la colère de tel ou tel autre homme.

Je me restreindrai sur les détails, parce que ceux qui naissent du sujet de cet article, ainsi que de beaucoup d’autres, pourroient aisément faire la matière d’un ouvrage trop étendu pour les bornes que je dois me prescrire ; mais je me permettrai d’adresser quelques mots encore aux jeunes Artistes sur cet objet important.

Jeunes Élèves, si vous voulez mettre de l’ordre dans vos idées partielles, & par ce moyen vous avancer directement vers la perfection des imitations auxquelles vous vous consacrés, soyez certains que c’est de la finesse de vos observations sur toutes les espèces de caractères particuliers que naîtront la clarté de vos connoissances, & l’intérêt de vos ouvrages, mais cette finesse éclairée par le raisonnement, doit vous apprendre que dans le nombre des caractères particuliers, vous devez vous attacher essentiellement & avec choix à ceux qui ont une juste relation avec l’intention


& la destination de votre ouvrage. Peignez-vous un tableau qui doit représenter des êtres inanimés, votre succès à cet égard naîtra de la finesse avec laquelle vous les distinguerez aux yeux des spectateurs, par des caractères particuliers assez intéressant, pour les attacher, ou les engager à penser & à réfléchir ; dans vos paysages, l’instant du jour que vous choisirez, influera sur le caractère d’une partie de votre imitation, soit par la lumière, soit par des particularités fines qui entreront dans le caractère que vous donnerez aux objets qui en seront susceptibles. Le caractère particulier du climat exprimé de manière à être distingué, vous acquerra la réputation d’un Artiste spirituel & instruit.

Si vous peignez un tems calme ou orageux, les caractères particuliers des substances susceptibles d’être modifiées par ces accidens de l’air en feront passer l’idée de yeux à l’esprit de ceux qui s’occuperont de vos ouvrages, & ces détails, s’ils sont heureux, tourneront à votre avantage.

Dans les tableaux plus intéressans encore par le sujet, tels que les tableaux, des faits, des actions, des passions, la finesse & la justesse de vos observations sur les caractères particuliers vous placeront dans les premières classes des Artistes justement célèbres.

Mais gardez-vous de tomber dans l’excès des détails, & dans le défaut d’un mauvais choix. Vous ressembleriez à certains Poëtes, qui, dans les tableaux descriptifs qu’ils tracent, croyent être d’autant plus parfaits, qu’ils n’omettent pas la moindre circonstance minutieuse des caractères particuliers de chaque objet.

Autant il est important de ne pas perdre de vue les caractères, autant il vous est essentiel d’en faire un choix, & de ne les prodiguer que relativement à l’effet que vous voulez produire sur les objets principaux. Il n’est pas nécessaire que dans la représentation d’une scène intéressante qui se passe dans un lieu champêtre, vous particularisiez le caractère de chaque objet du site ; quand on ne distingueroit pas, comme un Naturaliste pourroit le faire, l’espèce des arbres de vos fonds, l’espèce des plantes qui enrichissent le terrein, on ne vous en fera pas un crime ; & si tout au contraire des soins trop minutieux à cet égard avoient l’effet de trop attacher les regards, & de les détourner des objets principaux, on vous reprocheroit la distraction que produiroit votre excès d’exactitude en détournant les yeux de l’objet principal.

Le caractère particulier dans la Peinture est donc soumis, comme vous le voyez, à des règles ; ou à des convenances qui n’ont point lieu dans la nature ; vous pourriez vous étonner que je semble autoriser par-là une sorte de licence, ou d’imperfection ; mais je serai aisément justifié dans votre esprit, lorsque vous connoîtrez par expérience que la représentation artielle a besoin de secours, qu’exigent tout à la fois les bornes de l’Art, & la nécessité de suppléer par l’artifice à ce que l’Art ne peut faire. Lorsque dans la nature on considère une action, l’intérêt qu’elle occasionne détourne puissamment l’attention du spectateur, de tout autre objet que de celui qui le fixe. L’action & sur-tout le mouvement de ceux que l’action intéresse, arrête les yeux, & alors les caractères particuliers de tout ce qui n’est qu’accessoire, quoique toujours existant dans les objets de la nature, disparoissent pour ainsi dire, aux regards fixés sur des âtres animés. Si les objets accessoires présentent encore leur image, elle n’a plus, par la manière dont ils sont aperçus, que des caractères généraux, & e’est là ce qu’il faut exécuter dans le tableau, parce que, quelque perfection que vous mettiez dans la représentation de l’action que vous avec choisie comme objet principal, vos personnages étant malgré vous, physiquement muets & immobiles, ne pourroient assez fixer l’attention, pour qu’elle ne fût pas distraite, si vous ne preniez pas la licence de sacrifier les détails trop particulièrement caractéristiques des accessoires.

Ne vous appuyez cependant pas trop sur les raisons qui autorisent la sorte de licence dont je parle ; ne pensez pas qu’on peut la porter jusqu’à représenter d’une manière absolument vague les objets accessoires, & qu’il n’importe point du tout qu’on puisse en reconnoître la nature. Vous devez leur donner au moins assez des caractères de leur genre & de leur classe, pour qu’on entrevoye dans certaines formes, dans certaines dimensions, dans certaines proportions ce que vous avez eu en idée de représenter. Car si par malheur, vous n’aviez rien pensé vous-même que d’absolument vague à cet égard ; & par conséquent rien indiqué, on vous regarderoit, c’est-à-dire, votre ouvrage, comme on regarde un homme qui remue les lèvres & ne prononce aucun son, parce qu’il ne pense rien du tout. Représentez donc toujours un peu plus distinctement même que ne vous le suggère votre première intention, chacun des objets que vous y placez.

Mais je hasarderai de vous dire (en prenant le mot le cet article dans un autre sens) que si vous n’avez pas vous-même de caractère, vous aurez bien de la peine à en donner à vos ouvrages. Sans caractère, on ne sait jamais que vaguement ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on veut faire & même ce qu’on fait.

On pourroit parler encore ici du caractère des sujets qu’on traite, du caractère du coloris, de celui du style ; mas il est aisé d’appercevoir que ces emplois du terme dont il est question dans cet article, s’éloignent du sens sous lequel je l’ai envisagé, relativement à l’Art, & l’on peut penser qu’ils trouveront leur place à l’occasion


de termes qui leur conviendront plus directement.