Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Bataille

Panckoucke (1p. 56-58).
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BATAILLE, (subst. fém.) Il seroit à propos que la lecture de l’article Genre précédât celui-ci. La transposition dans l’ordre des idées, inévitable par l’ordre des lettres, est un inconvénient attaché à la forme de Dictionnaire ; aussi cette forme d’ouvrage n’est-elle pas sans doute la plus parfaite ; mais elle convient mieux que toute autre au plus grand nombre, & dans le dessein de répandre les notions des Sciences & des Arts, au risque qu’elles ne soient pas parfaitement méthodiques, on peut avoir raison de préférer aujourd’hui sur-tout une collection d’articles à des traités complets, dont l’importance devient trop imposante même pour le grand-nombre des hommes.

Peindre des batailles est regardé dans l’Art dont il est ici question, comme un genre particulier. Il seroit peut-être difficile d’en donner de bien solides raisons.

Que représente, en effet, le tableau qu’on appelle tableau de bataille ? des hommes en nmouvement, des actions, des passions, des caractères. Ces objets sont précisément ceux dont s’occupe le Peintre d’Histoire. En effet, la force, l’adresse, la valeur, l’intrépidité, le mépris de la mort, celui de la douleur plus difficile encore, la générasité qui pardonne, la résignation qui se dévoue & la patience courageuse qui souffre sans se plaindre ; enfin, une infinité de mouvement, qui élèvent l’homme au-dessus de lui-même, se rencontrent dans les circonstances qu’occasionnent des combats, & ces mouvemens, ces expressions, ces actions appartiennent spécialement aux Peintres d’Histoire. Les batailles d’Alexandre, celles de Constantin ont offert à des Peintres d’Histoire célèbres ces richesses si favorables à leur Art.

On croiroit volontiers que c’est la vanité des Princes belliqueux qui auroit créé cette classe ou ce genre, & qui auroit destiné des Artistes à ne s’occuper exclusivement que de peindre ces combats & ces victoires, objets exclusifs de leur penchant.

Si, pour le malheur des hommes, tous les Princes se livroient à cette fureur meurtrière, il y a apparence que les Peintres de batailles seroient les premiers Peintres de toutes les cours & les plus récompensés des Artistes, comme les Flatteurs sont les plus favorisés des Courtisans.

Voyons cependant si le genre des batailles mérite de s’approprier exclusivement tous les travaux d’un Artiste. Ce dévouement pourroit être autorisé si les Artistes qui embrasseroient ce genre se dévouoient à aller faire, d’après nature, les études nécessaires ; mais on peut penser que cette condition périlleuse réduiroit les Peintres de batailles à un aussi petit nombre que seroit celui des Rois conquérans & guerroyeurs, s’ils étoient obligés de se battre personnellement les uns contre les autres.

C’est à l’aide du secours, plus facile & moins dangereux de l’imagination, que presque tous les Peintres de batailles se forment, & par-là, on doit penser qu’ils sont presque tous Peintres de pratique. Cependant, cette assertion n’est pas exclusive. Il a existé & il existe encore des Peintres de ce genre, qui ont fait leurs études d’après nature, qui ont dessiné des scènes sanglantes dans lesquelles, par état, ils se trouvoient Acteurs *[1].

On peut observer, en général, que les représentations de ces scènes ne semblent plaire qu’en raison de l’horreur qu’elles excitent, parce que les hommes ont du plaisir à être remués par des objets extraordinaires & des accidens ou des circonstances périlleuses, sur-tout lorsqu’ils n’y sont pas exposés. D’ailleurs les spectateurs de ces scènes pittoresques, aussi peu instruits la plupart que les Artistes qui les peignent, veulent principalement voir du sang versé par torrens, pour me servir de l’expression des Poëtes : ils veulent des mouvemens d’une violence extrême, des blessures affreuses, des chûtes, des expressions convulsives, des cruautés, des barbaries, des frayeurs, des intrépidités incroyables, comme elles le sont dans les récits des Poëtes & dans les Romans de Chevalerie. Les curieux de ces sortes d’ouvrages, devenus Héros à peu de frais, ne trouvent jamais les périls qu’on leur peint assez grands, & de leur côté, les Peintres, qui n’ont pas vu seulement une escarmouche, s’excitent à renchérir sur les desirs de leurs Amateurs, & exagèrent tellement les actions, les mouvemens, les expressions, qu’ils déboîtent les membres & estropient leurs combattans avant qu’ils soient frappés, ou qu’ils ayent éprouvé la moindre chûte.

Dans un grand nombre de tableaux de bataille, les chevaux ne sont pas mieux traités que ceux qui s’en servent ; les victorieux n’ont guère plus d’avantage que les vaincus, & la plupart pourroient être réformés ou mériteroient les Invalides, avant que d’avoir combattu.

La couleur & la touche ne sont pas à l’abri du chimérique qui règne assez ordinairement dans ce genre.

Les combats, représentés par Raphaël, Jules Romain, Le Brun sont plus conformes aux grands principes dont on ne doit s’écarter dans aucun genre & sous aucun prétexte. On voit dans ces grandes compositions, ainsi que dans les Triomphes qu’ils ont peints, des dispositions sages, quoique les détails soient pleins de feu ; des mouvemens vrais & vraisemblables, quoique violens & animés ; une couleur qui peut bien & qui doit même être alterée par la poussière & la fumée ; mais qui conserve & rappelle la vérité des teintes locales.

En rendant justice à ces belles compositions, on doit cependant avouer que quelquefois la fougue d’un Artiste peut plaire au Spectateur qui n’a pas de connoissances approfondies, qui d’ailleurs se prête aux espèces de conventions établies & court au-devant des émotions, en regardant un tableau de bataille ; ce tableau, quoique peu conforme à l’exacte verité, rappelle des idées de valeur & de force, de douleur & d’intrépidité.

Mais lorsqu’il s’agit de prendre les interêts d’un des plus beaux Arts qu’ayent inventé les hommes, on doit dire que ces grandes scènes & ces grandes passions demandent pour être représentées les plus grands talens & les lumières artielles les plus étendues ; & qu’au fond, quelques détails, quelques accidens malheureux de ces sanguinaires Tragédies sont assez peu intéressans, lorsqu’ils n’offrent qu’un petit nombre des beautés ou des perfections qu’on a droit d’exiger de la Peinture.

Aussi voit-on que les tableaux qui représentent quelques Houzards occupés à se massacrer, ouvrages qui semblent la plupart imités les uns des autres, ne sont admis qu’en très-petit nombre dans les Collections ; & ce qui apprécie encore plus exactement leur mérite, c’est qu’il en est bien peu qui puissent servir d’études vraiment utiles aux jeunes Artistes.

Vous, Artistes ou Amateurs, qu’enthousiasme le feu que vous appercevez dans une rencontre peinte par Bourguignon ; après ce premier & juste tribut, remarquez au moins que quelquefois cet habile Artiste, & sur-tout ses imitateurs, ne montrent une certaine fougue pittoresque qu’aux dépens des formes, du trait & de la verité.

Quelque objet que vous représentiez, cette vérité des formes & de la couleur doit être votre base indispensable. Du rouge, du jaune, jettés par paquets & comme au hasard, ne ressemblent ni au feu du canon & de la mousqueterie, ni à aucun élément. Des chevaux, qui ne peuvent exister comme le Peintre les a créés, & qui ne pourroient se mouvoir avec les membres qu’il leur donne, ne sont point des chevaux, mais des animaux chimériques.

Enfin, indiquer n’est pas représenter ; car, par cette route, la Peinture deviendroit insensiblement un Art de désigner par des signes comme les Hiéroglyphes.

Si vous êtes donc entraîné irrésistiblement à peindre des batailles, allez dans les champs des combats, & observez-y de sang-froid les expressions & les accidens ; &, si cette manière d’étudier vous semble trop hazardeuse, étudiez au moins l’anatomie des hommes & des animaux, & ne perdez pas de vue, dans le feu de l’action, les principes du dessin & de la véritable harmonie.

  1. * M. le Paon.