Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Bas

Panckoucke (1p. 54-56).
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BAS, (adj.) Caractères bas, genre bas, voilà ce que le goût épuré exclut de tous les Arts, avec une répugnance impérieuse ; mais cette exclusion ne demande-t-elle pas quelques adoucissemens & quelques exceptions dans la Peinture, & n’exerce-t-elle pas effectivement des droits moins rigoureux dans certains Arts que dans d’autres ? Voilà ce qu’il n’est pas inutile d’examiner ici.

La Poësie, qui ne tombe sous les sens qu’à l’aide de signes convenus, ne pouvant présenter comme la Peinture une imitation physique, ne peut offrir certaines perfections d’exécution qu’on admire dans un tableau.

Le Peintre peut, en imitant un objet, pour lequel l’esprit sentira quelque dégoût, présenter aux yeux, par l’imitation savante de la couleur & des formes de cet objet, des beautés qui dédommagent, en quelque sorte, de la répugnance qu’il cause en lui-même. Il peut arriver encore que ces beautés l’emportent tellement, pour des yeux instruits, sur le juste éloignement dont je parle, que le Connoisseur & l’Artiste enfin, s’écrient dans un mouvement d’admiration : Ah ! que cela est beau ! il est vrai que, par un retour secret sur cette expression, ils la modifieront, en ajoutant : Quelle vérité ! quelle couleur ! quel effet ! Pourquoi un si savant homme n’a-t-il pas fait un autre choix ?

Ce qu’on peut ajouter, c’est que, si l’Artiste ne paroît pas avoir eu une intention trop marquée de fixer nos regards sur un objet bas, par préférence & comme objet principal. Le spectateur sera porté à l’indulgence, en supposant toujours que les beautés de l’Art dédommagent de ce que le goût & la délicatesse veulent bien céder de leurs droits. Il est même des occurrences où l’on saura gré au Peintre d’avoir hasardé la representation dun objet bas, si cet objet occasionne un contraste heureux, & s’il relève le prix de la beauté, en procurant une opposition ingénieuse.

Reprenons ces divers emplois des objets bas. Nous avons dans un tableau de Morillos, la représentation d’un Mendiant, occupé du soin le plus dégoûtant que puissent nécessiter la misère & la mal-propreté. Ce tableau a mérité cependant, par la beauté du faire, par la vigueur, par l’effet, & par une vérité qu’on peut nommer courageuse pour l’Artiste, de passer successivement dans les collections les plus importantes.

Voilà l’exemple sensible que le bas n’est pas aussi sévèrement exclu d’un Art que d’un autre ; car je ne pense pas que, quelqu’effort que fit la Poësie, dans une description de ce que présente ce tableau, elle pût se faire lire aussi souvent que ce tableau se fait regarder.

Mais il est à propos, je crois, d’indiquer une distinction entre les objets bas & les objets rebutans. Car, dans tous les Arts d’imitation, & dans la Peinture en particulier, un assez grand nombre d’objets peuvent être rebutans, parce qu’ils offrent la Nature dans un état qui nous afflige & qui nous peine, sans que cette Nature soit regardée comme basse ; ainsi la représentation des effets de la peste doit présenter les détails les plus affligeans, les plus pénibles, les plus rebutans : les malades, que guérissent les Apôtres, les blessés & les morts répandus sur un champ de bataille, la plupart des Martyrs, ou la mort tragique de plusieurs Héros offrent le même caractère ; mais tous ces sujets ont des priviléges, les uns fondés sur l’Histoire & dans leur célébrité ; les autres, dans les opinions reçues ou dans des cultes respectés. D’ailleurs, ils portent quelquefois avec eux une instruction ou une moralité qui les autorisent à se présenter avec les circonstances qui doivent frapper davantage & qui nous forceront d’autant plus à les admirer & à les louer même, que nous en aurons détourné avec plus d’horreur nos premiers regards.

Si l’on pense aux circonstances dans lesquelles un objet rebutant a droit à l’indulgence & mérite même d’être loué, on ne pourra disconvenir que l’opposition d’un personnage, que la vieillesse ou la laideur n’empêchent pas de se trouver auprès de la jeunesse & de la beauté, autorise le Peintre à représenter une Duègne décrépite, dont le caractère n’a aucune noblesse, à côté d’une jeune fille qui lui a été confiée par un jaloux, & l’on sourit sur-tout avec plaisir à cet objet ignoble, si quelque jeune amant dérobe à sa pupile une légère faveur, ou lui remet un tendre billet.

L’Histoire, la Fable & l’intention justifient donc souvent, comme je l’ai dit, le Peintre du reproche qu’on seroit prêt à lui faire, de présenter des objets bas, ignobles, désagréables, & l’autorisent quelquefois à peindre des objets rebutans.

Irus, mendiant couvert de haillons, combat avec Ulysse. Une telle opposition, consacrée par Homère, est justifiée aux regards des spectateurs instruits, & si le sujet est traité avec la magie de l’Art, il aura droit à un surcroît de louange,


qu’il tirera de la bassesse même de l’objet, qui, sans la liaison d’idées que je viens de faire appercevoir, auroit inspiré la répugnance & la désapprobation.

En effet, que pensera le spectateur séduit par les beautés de l’Art & instruit de la moralité du sujet ? Il sera frappé de l’excès d’abaissement où se trouve un Héros, poursuivi par la Fortune & victime de passions déréglées.

La vérité artielle, la vérité historique, la vérité morale ont par conséquent le droit de faire disparoître la bassesse d’un objet, quoique le Peintre habile la rende sensible par l’imitation physique qu’en offre la Peinture ; mais, en faisant cette observation, l’on doit penser que, si le goût national, devenu trop délicat, s’y refuse, il est bien près d’erre efféminé.

Au reste, je ne prétends pas, dans ce que j’ai dit, faire l’apologie de ce que l’on doit appeller véritablement bas, j’ai voulu faire sentir que, non-seulement il y a des objets bas qui se trouvent suffisamment autorisés, mais que la délicatesse & trop excessive du goût est un défaut plus important dans les Spectateurs qu’un mausvais choix d’imitation dans les Peintres ; car ce, défaut ne peut influer que sur quelques ouvrages, & l’autre substitue, par un raffinement dangereux pour les mœurs, une délicatesse qui n’appartient qu’aux sens, à la véritable sensibilité qui doit appartenir à l’ame. Les plus légères sensations de douleur paroissent insupportables à des hommes qu’affoiblit la mollesse.

Mais pour revenir au sujet de cet article, j’ajouterai que les Artistes hollandois se sont permis plus généralement que ceux de toutes les autres Écoles, de traiter des sujets bas ; quelquesuns mêmes semblent les avoir préférés. Les caractères des figures & le lieu des scènes, traitées par Ostade, Béga, quelquefois par Tenières & Rimbrand, méritent la qualification de bas & quelquefois d’ignobles. Différentes causes y ont contribué ; les meurs du temps où vivoient ces Artistes, moins de cette urbanité nationale, d’après laquelle nous portons la plupart de nos jugemens, peut-être moins de réunions entre ceux qui exerçoient les Arts ; car ces réunions qui ont des inconvéniens ont aussi des avantages, puisque, par la communication des lumières & par l’émulation, elles élèvent les idées de l’Art ; la plupart des Artistes qui se sont distingués dans cette Nation, nés avec des dispositions naturelles pour l’imitation, guidés par les ouvrages de quelques autres Artistea d’un même genre, ou enfin par la vue d’une Nature piquante, se sont livrés sans aucune contrainte à leur penchant, ils peignoient souvent sans sortir de la maison bourgeoise ou champêtre qui les avoit vus naître : ils vivoient dans des mœurs si simples, qu’elles dégénéroient souvent en mœurs grossières ; ils peignoient les objets bas, que ces mœurs occasionnent. Les uns représentoient donc la maison ou la boutique paternelles ; les autres leurs animaux domestiques, la taverne où ils alloient prendre quelque dissipation ; ils copioient les scènes dont ils y étoient témoins, & les plus piquantes à leurs yeux étoient celles où les passions avoient le caractère frappant des mœurs que j’ai designées.

Leurs tableaux offrent en conséquence des noces, des fêtes ou des foires de Village, des orgies, des intérieurs de ménage, & les Acteurs dont ils ont peuplé ces scènes, expriment la joie naïve, l’amour, la jalousie & let colère, presque sans aucune nuance de civilisation, ou exaltées par des liqueurs d’une fermentation sourde, ou participant de l’ivresse : ils peignoient enfin la Nature dans l’état où elle s’offroit le plus fréquemment à leurs regards.

Au reste, ces mêmes Artistes, patiens dans leurs travaux, propres dans leurs opérations, excellens copistes des formes, des caractères qu’ils ne se donnoient pas toujours la peine de choisir & de la couleur qui est toujours belle, lorsqu’on l’imite bien, étoient peut-être loin de penser que leurs tableaux, transportés avec profusion chez. une Nation qui se pique de délicatesse de goût, deviendroient en même temps l’objet d’une admiration poussée à l’excès, relativement à la perfection de l’Art, & l’objet d’une orgueilleuse dérision, relativement aux mœurs, ils ne pouvaient guère en effet avoir l’idée de ces hommes riches & voluptueux qui devoient un jour regarder ces tableaux comme objets de luxe, & qui, d’après ce même luxe, devoient comparer leurs palais avec des intérieurs qu’ils regardent comme bas, souvent parce qu’ils en redoutent le souvenir, leurs habillemens recherchés avec les vêtemens négligés des Villageois qui vivoient, il y a un siècle, dans un pays uniquement voué a l’industrie ; enfin, leurs passions polies, avec celles qui cédoient sans effort aux mouvemens de la Nature.

Ce qu’on a droit de reprocher plus justement à quelques-uns de ces célèbres Artistes, c’est qu’ils sembloient le plaire à charger avec une sorte d’affectation, ou à imiter au hasard une simplicité gressière. Le choix qu’ils savoient si bien faire des plus piquans effets du jour, d’un site plus heureux qu’un autre, d’un arbre, d’une vache, d’un aspect agréable, devoit naturellement s’étendre à l’expression & aux caractères, & les empêcher de défigurer & de dégrader trop l’espèce humaine dont ils faisoient partie.

Mais on peut observer que l’imitation de l’expression conduit plus facilement à l’exagération que l’imitation de la Nature inanimée.

En tout, ces Artistes, si estimables à plusieurs égards, étoient si loin du beau idéal, qu’ils sont excusables ; mais les nôtres devroient s’écarter plus qu’ils ne le font de ce qui les entoure, pour se rapprocher de la Nature simple.

Il existe un juste milieu, perfection de tous les


temps & de tous les pays, qui est, pour la perfection des Arts, ce que la simple raison est pour le bonheur des hommes.

Jeunes Élèves, vous direz sans doute que ces réflexions vous instruisent moins que celles qui s’appliquent plus essentiellement à l’Art que vous étudiez. Eh bien ! lisez celles qui suivent avec plus d’attention, quoiqu’elles aient encore quelque teinte de moralité.

Si vous peignez habituellement dans l’état de civilisation où vous êtes, des objets bas, on sera en droit de penser que votre ame y est tellement entraînée, que ce caractère lui appartient plus qu’aux objets que vous représentez.

Si vous ne vous y laissez aller que par circonstance, craignez d’en contracter l’habitude. Si les objets que nous rencontrons trop souvent & les hommes que nous voyons habituellement influent sur nous au point de nous dénaturer, jugez de l’ascendant d’une occupation méditée & fixée à des objets bas, ignobles & vils.

L’habitude du grand, du noble, de ce qui est élevé, peut bien quelquefois égarer, en conduisant le talent à l’exagéré & l’esprit à l’orgueil ; mais, prix pour prix, ce genre d’égarement est plus excusable que l’autre.

Et quant à la puissance de l’habitude, l’homme qui lève trop souvent la tête, peut choquer ses semblables par un air de domination ; mais celui qui se laisse aller & s’abandonne, finit par ramper, & devient alors méprisable ou ridicule.