Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Amateur

Panckoucke (1p. 17-20).
◄  Allégorie
Ame  ►

AM

AMATEUR, (subst. masc.) Le titre d’Amateur Amateur est une distinction que les Académies de Peinture accordent à ceux qu’elles s’associent, non en qualité d’Artistes, mais comme attachés aux arts par leur goût ou par leurs connoissances.

Dans la société, ce nom, qui se confond souvent avec celui de connoisseur, se donne ou se prend avec moins de formalité, à-peu-près comme les noms de Comte ou de Marquis qu’on admet aujourd’hui, sans trop regarder quel droit on a de les porter.

Mais lorsque ce terme, destiné à exprimer, en parlant de l’Art de la Peinture, un sentiment vrai & estimable, se multiplie trop par l’effet du désœuvrement & de la vanité, ne doit-on pas craindre de le voir enfin réduit à ne désigner qu’une prétention & un ridicule ?

Les Amateurs des Beaux-Arts étoient peut-être trop rares il y a un siècle : ils deviennent aujourd’hui trop communs. Leur nombre ne seroit pas à redouter si ceux qui le forment s’y trouvoient tous appellés par un sincère amour des Arts. Ils sont utiles aux progrès de la Peinture, lorsqu’un heureux penchant les porte à s’en occuper, & surtout lorsqu’ils parviennent à acquérir les connoissances qui sont indispensables pour bien jouir des productions des talens & pour les apprécier judicieusement.

Il existe, sans doute, des Amateurs de cette classe ; mais il peut s’en former une plus nuisible aux Arts, que la première ne leur est profitable. Celle-ci doit s’accroître à-peu-près dans la même proportion que se multiplient les Marchands de Tableaux, c’est-à-dire, en raison du luxe.

Je crois enfin qu’on sera bientôt autorisé à penser que la trop grande quantité d’amateurs sans amour, & de connoisseurs sans connoissances, contribue à la corruption du goût, & nuit aux progrès des Arts, dont les succès l’ont fait naître.

La classe dont je parle est donc du même genre que celle des hommes qu’on appelle Hommes de goût, qui jugent les ouvrages de Littérature, sans principes arrêtés & sans connoissances réelles.

Il est bien vrai que ces juges ne décident pas de la destinée des ouvrages sur lesquels ils prononcent ; mais ils font le tourment des Gens de Lettres, comme les faux connoisseurs en Peinture font celui des Artistes ; & ils leur deviendront d’autant plus pernicieux, que les Auteurs & les Artistes eux-mêmes seront plus répandus dans la société, qu’ils ne devroient effectivement l’être pour leur avantage.

Cette plus grande liaison entre ceux qui pratiquent les Lettres & les Arts & ceux qui forment ce qu’on appelle parmi nous la société, est-elle un avantage, comme quelques personnes le pensent ? C’est une question qui me paroît trop intéresser le destin des Beaux-Arts, pour qu’on ne me pardonne pas de m’y arrêter un moment.

La méditation & l’étude de la nature s’unissent sans doute au goût naturel pour décider les Artistes : à aspirer aux plus grands succès ; mais un motif plus général encore, est la satisfaction qu’ils espèrent & qu’ils trouvent en effet à être loués. Ce sentiment est naturel à l’homme & ne peut pas être regardé comme condamnable. Il entraîne l’Artiste à sortir de la solitude de l’attelier pour jouir de l’effet de ses ouvrages. Il lui paroît essentiel de connoître les idées sur lesquelles ses contemporains établissent leur jugement, ainsi que les desirs qu’ils forment.

Et quoique les Artistes ne puissent ignorer que ce jugement est incertain, qu’il est souvent destiné à être infirmé par la postérité ; qu’il peut dépendre d’une infinité de circonstances, d’opinions, de préjugés, il craint cependant de s’en trop écarter, & de ne jouir par-là qu’en espérance de ses travaux réels : c’est là que commencent les incertitudes & les irrésolutions des Artistes.

Un précepte leur est donné dans les livres didactiques de tous les temps : « Travaillez, leur dit-on, pour la postérité, les seuls ouvrages qui mériteront son aveu, vous donneront l’immortalité. Qu’importe d’être critiqué ou négligé par son siècle, pourvu qu’on suive la Nature & les vrais principes du beau. »

D’un autre côté, de bons esprits ne cessent aussi de leur dire : « Le Public est un miroir fidèle : vous verrez en le consultant, les défauts & les beautés de vos ouvrages. Si vous ne le consultez pas, les préjugés & les pièges de l’amour-propre vous égareront. »

On ne cesse de leur répéter encore que dans la société instruite, dans le monde poli, l’esprit & le goût s’épuisent par les discussions, par les contradictions & par la communication des idées.

Du premier de ces principes résulte, avec le dévouement à la solitude, la nécessité de faire sa principale société des hommes qui n’existent plus, je veux dire, des anciens ; & de ne travailler que pour ceux qui n’existent pas encore.

Du second, résulte l’obligation de ne pas se soustraire au tribunal du siècle où l’on vit, de se conformer au goût, aux opinions de la société dont on fait partie, de s’y montrer comme Artisan connu de la gloire nationale, de consulter le sentiment de ses contemporains, &, tout en jouissant de la récompense de ses travaux, de profiter des lumières qui se répandent & des avantages que produit le mouvement d’une société spirituelle.

Cette opposition de systêmes seroit moins embarassante, si le plus grand nombre des hommes qui composent la société, avoit des idées claires & quelques principes fondés sur la nature. Il y auroit encore peu d’inconvéniens, si ceux aux jugemens desquels les Artistes attribuent une sorte d’autorité, se défendoient des préjuges personnels, s’ils ne laissoient paroître que des impressions tranches, qu’ils ne donneroient pas pour des décisions ; si, en voulant autoriser ces impressions par quelques raisonnemens, ils les accompagnoient de ce doute modeste ; de cette juste réserve qui soumet les productions des Arts en dernier ressort, à ceux dont l’occupation continuelle est de les pratiquer. Mais que trouvent le plus souvent les Artistes égarés dans le tumulte des cercles & dans la société ? Des ames froides, auxquelles les Arts & leurs productions sont au fond très-indifférens, quoiqu’elles paroissent quelquefois s’y intéresser ; des enthousiastes hors de mesure, la plupart comédiens de sentiment, des dissertateurs, diffus & vagues, pleins de bonne opinion d’eux-mêmes, qui soutiennent opiniâtrément les sentimens qu’ils ont adoptés, souvent par hazard, ou en les empruntant d’autrui ; des discoureurs plus modérés, mais plus à charge encore, qui, fort instruits de tous les lieux communs des sujets qu’on traite le plus ordinairement dans les conversations, ne connoissent cependant aucun des détails importans qui appartiennent aux Arts ; des hommes enfin, & malheureusement des femmes qui, aux justes droits qu’on leur reconnoît, ajoûtent celui de prononcer sur les réputations & sur les talens, objets qu’elles ne croyent pas plus importans que beaucoup d’autres dont elles ont eu de tout tems le droit de décider souverainement.

Ce que les Artistes rencontrent aussi plus souvent qu’autrefois, ce sont des possesseurs de collections qui s’en occupent vivement lorsqu’ils les font admirer, & les oublient dès qu’ils sont seuls avec elles ; semblables en cela à ces époux mal-assortis, qu’on voit affecter en compagnie l’intérêt le plus édifiant, & qui tête-à-tête s’abandonnent à l’ennui qu’ils se causent & à l’indifférence qui les glace.

Mais, après avoir tracé l’esquisse des ridicules peu favorables aux Arts & aux Artistes, il est juste d’observer que ceux-ci contribuent eux-mêmes à les multiplier. Le desir d’anticiper leur réputation, de s’approprier par préférence les occasions d’accroître leur célébrité & les avantages moins nobles qu’ils peuvent tirer de leurs talens, osons dire avec franchise, la cupidité augmentée par le luxe & nourrie par la dissipation & la frivolité, les entraînent à flatter des ridicules qui nuisent à leurs véritables intérêts, en avilissant ou en égarant leurs talens.

C’est donc de l’excès & de la multiplicité des prétentions réciproques, c’est de l’impression que font trop souvent sur les Artistes les noms, les rangs & les richesses, que naissent la plûpart des défauts qui altèrent les ames des Artistes & leurs ouvrages.

Ce qui résulte de ces observations, je l’adresserai à tous ceux qui se destinent aux Beaux-Arts, ou qui les pratiquent déjà avec succès.

Si vous n’avez pas un tempérament moral, ferme & robuste, ne faites que voyager quelque-fois dans la société sans vous y établir ; autrement, refroidis par l’indifférence, tourmentés par le caprice & l’ignorance, enchaînés par les opinions régnantes & par les modes, vous participerez à toutes les erreurs & à toutes les passions de votre siècle. Il vaudroit mieux sans doute, pour vos progrès & pour votre bonheur, que vous vous fussiez voués à une retraite presqu’absolue ; car la solitude occupée, en portant les hommes à méditer, leur inspire au moins une modération & un calme favorables à leurs succès.

Après m’être peut-être trop étendu sur les abus qui ternissent quelquefois le nom d’amateur, nom fait pour être estimé, je dois dire qu’il a existé qu’il existe sans doute encore des amateurs, vraiment dignes de ce titre honorable. On en peut nommer qui, par des observations & des travaux suivis jusqu’à la fin de leur carrière, par des connoissances acquises dans une vie retirée, par un jugement sain, par l’équilibre de l’ame & par le secours de collections faites avec ordre intelligence, ont joint aux lumières relatives aux Arts, cette érudition historique qui instruit de leur marche, de leurs progrès, & qui leur devient réellement utile. Il en est qui suivront cette route tracée, entr’autres par MM. Mariette, de Niert, Calviere, Caylus, & plus anciennement par de Piles, Félibien, &c. Il s’en élève qui, dans les loisirs de différens états, dans des rangs distingues, dans les âges des passions, pratiquent véritablement les Arts pour parvenir à les éclairer. Il est des femmes qui parent leurs attraits leurs graces de talens plus durables que ces avantages passagers. Elles acquièrent & trouvent dans d’aimables occupations un préservatif contre l’ascendant de la dissipation, & se préparent des ressources pour les temps où cette dissipation perd ses charmes & où la fatigue se substitue insensiblement au plaisir qu’on y cherche. Elles joindront à ces avantages l’honneur d’être immortalisées dans les fastes de ces mêmes Arts qu’elles honorent ; surtout, si en se garantissant de la manie de protéger, du danger des préventions & du sentiment de leur juste & naturel ascendant, elles n’abandonnent pas le bonheur plus grand de s’instruire & de jouir des talens qu’elles savent embellir.

Puissent les Amateurs de ces classes aimables bienfaisantes se multiplier pour l’avantage des Beaux-Arts & l’honneur de ma Patrie ! Puissent les autres exagérer assez leurs ridicules prétentions, pour devenir dignes de subir au théâtre la punition que Molière imposa aux précieuses & aux faux savans de son siècle !

Qu’il me soit permis d’adresser encore quelques mots aux jeunes aspirans à ce titre d’Amateur, si estimable lorsqu’on le mérite.

Les petites pratiques de la Peinture, d’après lesquelles vous pourriez vous croire connoisseurs & juges des ouvrages de l’Art, ne donnent pas plus réellement ces qualités, que les petites pratiques de dévotion ne font les hommes vraiment religieux.

Pour connoître l’Art du Dessin & de la Peinture, il est bon cependant d’avoir essayé de dessiner & de peindre, comme pour apprécier plus justement le mérite de la Poësie, il est bon de s’être exercé à faire des vers ; mais les connoissances qu’on acquiert par cette voie, n’instruisent le plus souvent que d’une sorte de méchanisme, plus essentiel, il est vrai, dans la Peinture que dans la Poësie, parce que le méchanisme occupe beaucoup plus de place dans la constitution du premier de ces Arts, que dans celle du second.

Mais soyez convaincus qu’on n’est n’a pas fort avancé dans la Peinture pour y avoir fait les premiers pas, c’est-à-dire, pour avoir tenté de peindre quelques essais sous les yeux & avec le secours d’un Artiste. Je m’en rapporte sur cet objet à votre seule conscience, car la petite improbité de l’état où je vous envisage, consiste le plus souvent à vous applaudir d’un succès qui vous appartient bien rarement tout entier.

Ce que vous devez regarder comme plus essentiel, c’est de vous instruire sans faste par la lecture bien méditée des bons auteurs qui ont écrit sur la Peinture, surtout de ceux de ces auteurs qui étoient Artistes, tels que Dufresnoy, de Piles, Coypel, Poussin & plus anciennement encore Vazari, Lomozzo, Léonard de Vinci.

Si vous desirez poursuivre cette route, ajoutez à ces premières études un cours d’observations raisonnées, soit d’après les idées dont vous vous serez nourris par la lecture, soit par des conférences avec quelques Artistes habiles dans la théorie & doués du talent de rendre clairement leurs conceptions. Ce cours ne peut se faire qu’en voyant & revoyant plusieurs fois les collections qui rassemblent les ouvrages capitaux des grands Maîtres. Arrêtez-vous sur les Écoles célèbres, premièrement sans les mêler, ensuite en les comparant. Appliquez l’examen des plus beaux tableaux tour-à-tour aux principales parties de l’Art ; réservez pour les derniers objets d’instruction ce qu’on place le plus souvent mal-à-propos à la tête, je veux dire, l’aptitude à distinguer les Maîtres, par certains signes que reconnoitront toujours supérieurement à vous ceux qui trafiquent de Peinture : apprenez enfin la différence de mérite qu’ont les grands genres, soutiens honorables de l’Art, sur ceux qui, tout estimables qu’ils sont, n’autoriseroient pas seuls les éloges & les prérogatives qu’on a donnés de tout temps à la Peinture.

Écrivez pour fixer vos idées, mais songez en relisant vos observations, à les examiner & à les discuter aussi sévèrement que vous feriez celles d’un autre.

Si vous reconnoissez enfin que votre penchant n’est qu’un goût passager, une imitation, un desir de prétention mal-fondée, pensez que, tandis que d’après des notions trop légères, vous dissertez en appréciant les tableaux exposés aux yeux du Public, souvent un simple Elève, barbouillé de sanguine, se trouve dans la foule, à vos côtés, qu’il rit de votre confiance, de l’imbécillité de ceux qui vous écoutent, & qu’il griffonne peut-être votre caricature.

Mais pour vous consoler & pour vous guérir plus facilement d’un ridicule auquel vous vous livrez, soyez sûre aussi qu’on peut avoir le jugement qu’exige la Magistrature, la vertu que suppose l’Etat ecclésiastique, le courage d’un brave Chevalier, l’érudition d’un Savant, la justesse d’un Géomètre, les talens d’un Poëte, d’un Orateur ; enfin, cette facilité séduisante & quelquefois trompeuse du Bel-esprit, & n’avoir aucune des dispositions & des connoissances qui doivent constituer l’amateur & le judicieux connoisseur des ouvrages de Peinture.