Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Équilibre

Panckoucke (1p. 263-266).
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ÉQUILIBRE. Omne corpus, nisi extrema sese undique contineant librenturque ad centrum, collabatur ruatque necesse est. Voilà un passage qui me paroît définir le terme dont il s’agit ici, & j’espère qu’une explication un peu détaillée de ce texte, & un précis de ce que Léonard de Vinci dit sur cette partie dans son traité de la peinture, suffiront pour en donner une idée claire. Pomponius Gaurie qui a composé en latin un traité de la sculpture, est l’auteur de la définition que j’ai citée, elle se trouve au Chap. VI, intitulé : De statuarum statu, molu & otio. Toute espèce de corps, dit-il, dont les extrémités ne sont pas contenues de toutes parts & balancées sur leur centre, doit nécessairement tomber & se précipiter.

La chaîne qui unit les connoissances humaines, joint ici la physique à la peinture, ensorte que le physicien qui examine la cause du mouvement des corps, & le peintre qui veut en représenter les justes effets, peuvent, pour quelques momens au moins, suivre la même route &, pour ainsi dire, voyager ensemble. On doit même remarquer que ces points de réunion des sciences, des arts & des connoissances de l’esprit, se montrent plus fréquens, lorsque ces mêmes connoissances tendent à une plus grande perfection. Cependant on pourroit observer (comme une espèce de contradiction à ce principe) que souvent la théorie perfectionnée a plutôt suivi que précédé les âges les plus brillans des beaux-arts, & qu’au moins elle n’a pas toujours produit les fruits qu’on sembleroit devoir en espérer ; mais il s’agit dans cet article d’expliquer le plus précisément qu’il est possible ce que l’on entend par équilibre dans l’art de peinture.

Le mot équilibre s’entend principalement des figures qui par elles-même ont du mouvement, tels que les hommes & les animaux.

Mais on se sert aussi de cette expression pour la composition d’un tableau, & je vais commencer par développer ce dernier sens. Dufresnoy, dans son poëme immortel de Arte Graphicâ, recommande cette partie, & voici comment il s’exprime :

Ses multis coustabit opus, paucis ve figuris,
Alters pars tabulæ vacuo ne frigide campo
Aut deserta siet, dum pluribus altera fermis
Fervida mole suâ supreman exurgit ad oram.
Sed tibi fic pofitis respondeat utarque rebus,
Ut si aliquid sursùm se parte atllit in unâ,
Sic aliquid parte ex aliâ consurgat & ambas
Æquiparet geminas cumulande æqualiter oras.


« Soit que vous employiez beaucoup de figures, ou que vous vous réduisiez à un petit nombre, qu’une partie du tableau ne paroisse point vuide, dépeuplée & froide, tandis que l’autre, enrichie d’une infinité d’objets, offre un champ trop rempli ; mais faites que toute votre ordonnance convienne tellement que si quelque corps s’élève dans un endroit, quelqu’autre la balance, enforte que votre composition présente un juste équilibre dans ses différentes parties. »

Cette traduction, qui peut paroître moins conforme à la lettre qu’elle ne l’est au sens, donne une idée de cet équilibre de composition dont Dufresnoy a voulu parler, & j’ai hasardé avec d’autant plus de plaisir d’expliquer sa pensée dans ce passage que la traduction qu’en donne de Piles présente des préceptes qui, loin d’être avoués par les artistes, sont absolument contraires aux principes de l’art, & aux effets de la nature. Je vais rapporter les termes dont se sert M. de Piles : « Que l’un des côtés du tableau ne demeure pas vuide, pendant que l’autre est rempli jusqu’au haut ; mais que l’on dispose si bien les choses, que si d’un côté le tableau est rempli, l’on prenne occasion de remplir l’autre, ensorte qu’ils paroissent en quelque façon égaux, soit qu’il y ait beaucoup de figures, ou qu’elles y soient en petit nombre ».

On apperçoit assez dans ces mots, en quelque façon, qui ne sont point dans le texte, que M. de Piles lui-même a senti qu’il falloit adoucir ce qu’il venoit d’énoncer : mais cet adoucissement ne suffit pas. Il n’est point du tout nécessaire de remplir un côté du tableau, parce qu’on a rempli l’autre, ni de faire en sorte qu’ils paroissent, en quelque façon même, égaux. Les loix de la composition sont fondées sur celles de la nature, & la nature, moins concertée, ne prend point pour nous plaire les soins qu’on prescrit ici à l artiste. Sur quoi donc sera fondé le précepte de Dufresnoy ? Que deviendra ce balancement de composition à l’aide duquel j’ai rendu son idée ? il naîtra naturellement d’un heureux choix des effets de la nature, qui non-seulement est permis aux peintres, mais qu’il faut même leur recommander ; il naître du rapprochement de certains objets que la nature ne présente pas assez éloignés les uns des autres, pour qu’on ne soit pas autorisé à les rassémbler & à les disposer à son avantage.

En effet il est assez rare que, dans un endroit enrichi, soit par les productions naturelles, soit par les beautés de l’art, soit par un concours d’êtres vivans, il se trouve dans l’espace que l’on peut choisir pour sujet d’un tableau (c’est à-dire dans celui que l’œil peut embrasser) un côté absolument dénué de toute espèce de richesses, tandis que l’autre en sera comblé. La nature est moins avare, & quoiqu’elle ne concerte pas la dispensation qu’elle fait de ses trésors, elle n’offre point brusquement le contraste de l’abondance & de l’extrême aridité. Les lieux escarpés le joignent imperceptiblement à ceux qui sont unis ; les contraires s’enchaînent par des milieux, d’où résulte cette harmonie générale qui plaît à nos regards. Mais le balancement dont il s’agit ne consiste pas seulement dans la grandeur, le nombre des objets, & la place qu’ils occupent ; il a des ressources dans la disposition & l’enchaînement des masses que forment la lumière & l’ombre. C’est sur-tout cet ordre ingénieux, ce chemin qu’on fait faire à la lumière dans la composition d’un tableau, qui contribuent à son balancement & à son équilibre, qui contentent la vue & qui sont cause que ce sens étant satisfait, l’esprit & l’ame peuvent prendre leur part du plaisir que leur offre l’illusion de la peinture.

J’insiste d’autant plus sur ce principe d’équilibre de la composition, qu’il y a un danger infini pour les artistes dans l’affectation d’une disposition d’objets trop recherchée, & que c’est par cette route que se sont introduits ces principes de contraste & de disposition pyramidiale qu’on a poussés trop loin.

Les beautés de la nature ont un caractère de simplicite qui s’étend sur les tableaux les plus composés & qui plaît dans ceux qu’on pourroit accuser de monotonie. Plusieurs figures dans la même attitude, sur le même plan, sans contraste, sans opposition, bien loin d’être monotones dans la nature, nous y présentent des variétés fines, des nuances délicates, & une union d’action qui enchantent. Il faut, pour imiter ces beautés, une extrême justesse & quelquefois, il est vrai, la naïveté est voisine de la sécheresse & d’un goût pauvre qu’il faut éviter avec autant de soin que ce qui est outré.

Mengs semble avoir tout dit sur l’équilibre de la composition ; c’est au goût, au génie, à l’observation de la nature, de développer le peu de mots dans lesquels il a renfermé son précepte. « On entend, dit-il, par équilibre ou pondération, l’art de distribuer les objets avec discernement, de manière qu’une partie du tableau ne reste pas libre tandis que l’autre est trop chargée : mais il faut que cette distribution paroisse naturelle & ne soit jamais affectée. »

C’en et assez pour la signification de ces mots, équilibre de composition. Consultons Léonard de Vinci sur l’équilibre des corps en particulier.

« La pondération, dit-il chap. CCLX, ou l’équilibre des hommes, se divise en deux parties : elle est simple ou composée. L’équilibre simple est celui qui se remarque dans un homme qui est debout sur ses pieds sans se mouvoir. Dans cette position, si cet homme


étend les bras en les éloignant diversement de leur milieu, ou s’il se baisse en se tenant sur un de ses pieds, le centre de gravité tombe par une ligne perpendiculaire sur le milieu du pied qui pose à terre, & s’il est appuyé également sur ses deux pieds, son estomach aura son centre de gravité sur une ligne qui tombe au point milieu de l’espace qui se trouve entre les deux pieds. » « Léquilibre composé est celui qu’on voit dans un homme qui soutient dans diverses attitudes un poids étranger ; dans Hercule, par exemple, étouffant Antée qu’il suspend en l’air & qu’il presse contre son estomac. Il faut, dans cet exemple, que la figure d’Hercule ait autant de son poids au-delà de la ligne centrale de ses pieds, qu’il y a du poids d’Antée en deçà de cette même ligne. »

On voit, par ces définitions de Léonard de Vinci, que l’équilibre d’une figure est le résultat de moyens qu’elle emploie pour se soutenir, soit dans une action de mouvement, soit dans une attitude de repos.

Je vais tâcher d’exposer les principes de cet auteur dans un ordre qui en rende l’intelligence plus facile pour ceux même qui ne pratiquent pas l’art de peinture.

Quoique le peintre de figure ne puisse produire qu’une représentation immobile de l’homme qu’il imite, l’illusion de son art lui permet de faire un choix dans les actions les plus animées, comme dans les attitudes du plus parfait repos. Il ne peut représenter dans les unes & dans les autres qu’un seul instant ; mais une action, quelque vive, quelque rapide qu’elle soit, est composée d’une suite infnie de momens, & chacun d’eux doit être supposé avoir quelque durée. Ils sont donc tous susceptibles de l’imitation que le peintre en peut faire.

Dans cette succession de momens dont est composée une action, la figure doit (par une loi que la nature impose aux corps qui se meuvent d’eux-mêmes) passer alternativement de l’équilibre, qui consiste dans l’égalité du poids de ses parties balancées & reposées sur un centre, à la cessation de cette égalité. Le mouvement naît de la rupture du parfait équilibre, & le repos provient du rétablissement de ce même équilibre.

Ce mouvement sera d’autant plus fort, plus prompt & plus violent, que la figure dont le poids est partagé également de chaque côté de la ligne qui la soutient en ôtera plus d’un de ces côtés pour le rejetter de l’autre, & cela avec violence & précipitation.

Par une suite de ce principe, un homme ne pourra remuer ou enlever un fardeau qu’il ne tire de soi-même un poids plus qu’égal à celui qu’il veut mouvoir, & qu’il ne le porte du côte opposé à celui où est le fardeau qu’il veut lever. C’est de-là qu’on doit inférer que, pour parvenir à cette juste expression des actions, il faut que le peintre fasse ensorte que ses figures démontrent, par leur attitude, la quantité de poids ou de force qu’elles empruntent pour l’action qu’elles sont près d’exécuter. J’ai dit la quantité de force, parce que la figure qui supporte un fardeau rejette d’un côté de la ligne qui partage le poids de son corps, ce qu’il faut de plus de ce poids pour balancer le fardeau dont elle est chargée ; la figure qui veut lancer une pierre ou un dard, emprunte la force dont elle a besoin, par une contorsion d’autant plus violente, qu’elle veut porter son coup plus loin : encore est-il nécessaire, pour porter son coup, qu’elle se prépare par une position anticipée à revenir aisément de cette contorsion à la position où elle étoit avant que de se gêner ; ce qui fait ou’un homme qui tourne d’avance la pointe de ses piés vers le but où il veut frapper, & qui ensuite recule son corps ou le contourne, pour acquérir la force dont il a besoin, en acquerra plus que celui qui se poseroit différemment, parce que la position de ses piés facilitant le retour de son corps vers l’endroit qu’il veut frapper, il y revient avec vitesse, & s’y retrouve enfin placé commodément.

Cette succession d’égalité & d’inégalité de poids dans des combinaisons innombrables que notre instinct, sans notre participation & à notre inscu, fait servir à exécuter nos volontés avec une précision géométrique, se remarque lorsqu’on y fait attention ; mais elle est plus sensible, lorsqu’on examine les danseurs & les sauteurs, dont l’art consiste à en faire un usage plus raisonné & plus approfondi. Les faiseurs d’équilibre, les funambules ou danseurs de corde en offrent sur-tout des démonstrations frappantes, parce que dans les mouvemens qu’ils se donnent sur des appuis moins solides, & sur des points de surface plus restreints, l’effet des poids est plus remarquable & plus subit, sur-tout lorsqu’ils exécutent leurs exercices sans appui, & qu’ils marchent ou sautent sur la corde sans contrepoids. C’est alors que vous voyez l’emprunt qu’ils font à chaque instant d’une partie du poids de leur corps pour soutenir l’autre, & pour mettre alternativement leur poids total dans un juste balancement ; c’est alors qu’on voit dans la position de leurs bras l’origine de ces contrastes de membres qui nous plaisent, & qui sont fondés sur la nécessité. Plus ces contrastes sont justes & conformes à la pondération nécessaire des corps, plus ils satisfont le spectateur, sans qu’il cherche à se rendre compte de cette satisfaction qu’il ressent ; plus ils s’eloignent de la nécessité, moins ils produisent d’agrément, ou même plus ils blessent, sans qu’on puisse bien clairement se rendre raison de cette impression.


Ce sont ces observations qui doivent engager les artistes à imiter Léonard de Vinci, & à employer leurs momens de loisir à des réflexions approfondies. Ils se formeront par-là des principes certains, & ces principes produiront dans leurs ouvrages ces beautés vraies & ces graces naturelles, qu’on regarde bien mal-à-propos comme des qualités arbitraires, & pour la définition desquelles on employe si souvent ce terme de je ne sai quoi, expression obscure, & trop peu philosophique pour qu’il soit permis de l’admettre dans des raisonnemens sérieux.

En invitant les Artistes à s’occuper sérieusement de l’équilibre & de la pondération des corps, comme je les ai exhortés à faire des études profondes de l’anatomie, je crois les rappeller à deux points fondamentaux de leur art. Je ne répéterai pas ce que j’ai t de l’anatomie ; mais j’ose leur avancer que la variété, les graces, la force de l’expression ont leurs sources véritables dans les loix de l’équilibre & de la pondération, & sans entrer dans des détails qui demanderoient un ouvrage entier, je me contenterai de mettre sur la voye ceux qui voudront réfléchir sur ce sujet. Pour commencer par la variété, quelles ressources n’a-t-elle pas dans cette nécessité de dispositions différentes, relatives à l’équilibre, que la nature exige au moindre changement d’attitude ! Le peu d’attention sur les détails de cette partie, peut laisser croire à un artiste superficiel, qu’il n’y a qu’un certain nombre de positions qui soient favorables à son talent ; dès que son sujet le rapprochera tant soit peu d’une de ces figures favorites, il se sentira entraîné à s’y fixer par l’habitude ou par la paresse, & si l’on veut décomposer tous ses ouvrages, quelques attitudes, quelques grouppes & quelques caractères de têtes éternellement répétés offriront le fond médiocre de son talent.

Ce n’est point ainsi qu’ont exercé & qu’exercent encore cet art véritablement profond les artistes qui aspirent à une réputation solidement établie. Ils cherchent continuellement dans la nature les effets, & dans le raisonnement les causes & la liaison de ces effets. Ils remarquent, comme je viens de le dire, que le moindre changement dans la situation d’un membre, en exige dans la disposition des autres & que ce n’est point au hasard que se fait cette disposition ; qu’elle est déterminée, non-seulement par le poids des parties du corps, mais par l’union qu’elles ont entr’elles par leur nature, c’est-à-dire, par leur plus ou moins de solidité, & c’est alors que les lumières de l’anatomie du corps doivent guider les réflexions que l’on fait sur son équilibre. Ils sentiront que cette disposition différente qu’exige le moindre mouvement dans les membres, est dirigée à l’avantage de l’homme par un instinct secret, c’est-à-dire, que la nature le porte à se disposer toujours de la façon la plus commode & la plus favorable à son dessein. La juste proportion des parties, & l’habitude des mouvemens y concourent : delà naît dans ceux qui voyent agir naturellement une figure bien conformée ; l’idée de la facilité, de l’aisance ; ces idées plaisent ; delà naît celle de la grace dans les actions. Pour l’expression, comme elle résulte du mouvement que l’ame exige du corps, & que ce dernier exécute, on sent qu’elle est également subordonnée aux principes physiques ; on sent que le corps est obligé de s’y soumettre, pour obéir à l’ame jusques dans ses volontes les plus rapides & les plus spontanées. (Article de M. Watelet).