Encyclopédie méthodique/Amusements/Academie de jeu

Panckoucke (p. 1-4).
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ACADÉMIE DE JEU. Je rencontrai un jour, dit M. Decremps, dans un café de Londres, un bas-Breton, nommé Kussef, que j’avois connu autrefois au collège. Après les premiers complimens d’usage, je iui demandai a quoi il s’amusoit dans ce pays-là ; il me répondit qu’il passoit presque tout son tems à l’académie. Je vous fé-


licite de très-grand cœur, lui dis-je. alors , je voudrois bien avoir le même bonheur que vous. Il n’y a pas grand bonheur à cela, me répondit- il ; cependant si vous désirez d’être un de nos confrères, je pourrai vous introduire, & sur ma présentation vous serez reçu à bras ouverts. Je lui dis que je n’avais aucun titre pour être reçu dans une pareille assemblée;. il repondit, en souriant de ma méprise, que l'assemblée où il vouloit m’introduire, n’etoit point une compagnie de savans, ni une société littéraire, mais tout simplement une académie de jeu composée d’aigrefins de toute espèce, qui étoient alternativement dupes & fripons. Ne croyez pas, ajouta-t-il, que je continue de m'occuper des belles-lettres, comme quand j’étois au collège.

Depuis que j’ai livré ma bibliothèque aux flammes, j’ai couru le monde pour gagner ma vie en jouant toutes sortes de rôles ; j’ai été marchand de bière en Flandres, comédien dans le Brabant, copiste, latiniste & orthographiste à Edimbourg, maître en fait d’armes & contre-pointeur à Dublin. Aujourd’hui, après avoir changé de métier pour la dixième fois, je fais sauter la coupe, je file la carte, je tire la bécassine & je plume le pigeon. Enfin, ajouta-t-il, si vous voulez que je vous initie dans mes secrets pour me servir de compère à l’académie, & faire le petit service, vous pourrez bientôt dire comme moi :

Ma poche est un trésor,
Sous mes heureuses mains le cuivre devient or.

Le Joueur.

Je fus choqué, autant que surpris, de la liberté qu’il prît de me faire une pareille invitation, & de la hardiesse avec laquelle il se vantoit de son savoir funeste : mais tel est l’aveuglement du vice au front d’airain que souvent il fait parade de ce qui devroit le faire rougir. Je lui répondis que j’avois approfondi depuis long-tems toute la théorie de son art, non pour la mettre en pratique & dans l’espérance de pouvoir faire des dupes, mais par curiosité & dans l’intention de dénoncer un jour au public les divers pièges qu’on tend aux honnêtes gens.

Puisque vous êtes si savant, me dit-il, vous pourrez peut-être m’expliquer comment, depuis quinze jours, j’ai constamment perdu mon argent, nonobstant les ruses dont j’ai fait usage, ce qui m’obligera dès-à-présent, de paroître moins fréquemment à l'académie, & d’aller me promener, comme dit le spectateur, non pour gagner l’appétit, mais pour distraire la faim.

Il n'est pas étonnant, lui dis-je, que vous ayez échoué à votre tour ; les grecs au Jeu sont comme les spadassins, tôt ou tard ils trouvent leurs maîtres ; il y a cependant cette différence que les bréteurs de profession reconoissent un certain point d'honneur qui les empêche de se battre deux ou trois contre un, tandis que les chevaliers d'industrie sont quelquefois une douzaine pour égorger une victime & pour partager les dépouilles de celui qui tombe leurs filets. L'un lie amitié avec les garçons de l'académie & les soudoye pour substituer des cartes marquées aux cartes ordinaires ; l'autre n'a d'autre occupation que d'inventer de nouveaux pièges & d'amener des dupes en les leurant de belles promesses ; un troisième fabrique toutes sorres de cartes qu'on peut reconnoître à l’œil & au tact ; il en fait de rétrécies ou de raccourcies en les rognant d'un côté, de rudes en les frottant de colophane, de rembrunies avec de la mine de plomb & de glissantes avec du savon & de la térébenthine : un quatrième s'exerce continuellement à faire sauter la coupe, à faire de faux mélanges & à filer la carte, c'est-à-dire à donner adroitement la seconde ou la troisième au lieu de la première, quand il s'apperçoit par une marque extérieure de celle-ci, qu'elle seroit assez bonne pour faire beau jeu à celui dont on a conjuré la ruine.

Celui-ci se place constamment vis-à-vis son confrère derrière le joueur dupé, pour faire le petit service. Expert dans l'art des signaux, il change à chaque instant les différentes positions de ses doigts pour faire connoître à son complice les cartes que ce dernier n'a pu distinguer au tact & à la vue. Celui-là, tirant la becassine, s'associe avec un nouveau débarqué, fait avec lui bourse commune ; joue contre un troisième, avec lequel il est d'intelligence, perd tout son argent en affectant de paroître au désespoir & se réjouit secrétement de la bonne part qui doit lui revenir. Enfin il y en a un qui fait l'office de contrôleur, en tenant registre de tout l'argent que les receveurs mettent dans leur poche, pour les empêcher d'en escamoter une partie à leur profit, & les obliger par-là, de rendre un fidèle compte à la compagnie.

Kussel s'apperçut bientôt que j'étois trop instruit pour avoir soin de ses leçons, & en même temps trop honnête homme pour jamais les mettre en pratique ; cependant, sur la prière qu'il me fit d’entrer pour un instant à l’académie pour tâcher de découvrir les artifices qu'on avait employés contre lui depuis quinze jours, la proximné du lieu où se tenait l’assemblée, & le désir de m'instruire & de connoître les extrêmes dans


tous les genres, me firent souscrire à son invitation.

Nous trouvâmes réunis dans cet endroit des gentilshommes, des palfreniers, des musiciens, des escamoteurs, des tailleurs, des apothicaires : les académies de jeu, dis-je alors en moi-même, sont donc comme des tombeaux, tous les rangs y sont confondus ; en même-temps, mon introducteur me disoit tout bas le nom & l'état des personnes qui composoient l'assemblée. Voilà dans un coin, me dit-il, une partie de brelan où sont les quatre personnes qui m'ont gagné tout mon argent : vous y voyez, ajouta-t-il, deux grands seigneurs qui voyagent incognito. Quelle fut ma surprise, lorsque le m'apperçus qu'un de ces prétendus grands seigneurs n'étoit autre chose qu'un faiseur de tours ; c'étoit le fameux Pilferer, que j'avais connu au Cap de bonne-Espérance, & qui étaloit fastueusement son or, sa broderie & ses bijoux. Voilà sans doute, dis-je à Kuffel, celui qui vous a gagné tout votre argent. Il me répondit que ce seigneur, loin de gagner quelque chose, perdoit chaque jour très-galamment une quarantame de louis : étant bien persuadé qu'un escamoteur ne va pas dans une académie de jeu pour s'y laisser attraper, je pensai qu'il devoit y avoir là-dessous quelque ruse nouvelle dont je n'avois peut-être jamais eu l'idée. Je résolus en conséquence d'observer Pilferer, & de m'approcher de lui, en tenant négligemment ma main & mon mouchoir sur mon visage pour qu'il ne me reconnût point ; je remarquai d'abord que lorsqu'il donnoit les cartes, une personne de la compagnie avoit un petit brelan ; mais qu'il y avoit quelquefois un brelan plus fort dans les mains d'un autre joueur, dont la physionomie ne me parut pas inconnue. Je me rappellai bientôt que j’avais vu ce dernier en Afrique, servir à Pilferer de domestique, d'ami & de compère. Je soupçonnai, dès ce moment, que Pilferer faisoit adroitement gagner son compère, & qu'il affectoit de perdre lui-même quelque bagatelle, pour qu'on ne le soupçonnât point de mauvaise foi ; que le compère pour éviter les mêmes soupçons sur son compte, ne mêloit jamais les cartes & les faisoit toujours mêler par autrui ; & qu'enfin Pilferer, & son compère faisoient semblant de ne pas se connoître, pour qu'on, les accusât point d'être d'intelligence. Il me restoit à découvrir le moyen qu'employoit Pilferer pour donner bon ou mauvais jeu a différentes personnes selon ses désirs. Cette découverte ne me parut pas bien facile, quand je vis que Pilferer ne substituait point un second jeu de cartes, & qu'avant de mêler lui-même il avait touiours soin de faire mêler par d’autres ; cependant je m'apperçus enfin qu'avant de faire mêler par les autres joueurs, il retenoit cinq à six cartes dans sa main droite, & qu’en reprenant le jeu pour le mêler à son tour, il les plaçoit adroitement par-dessus, & leur donnoit ensuite, en un clin-d'œil, l'arrangement nécessaire pour faire gagner son compère.

Nota. Le lecteur croira peut-être qu'un pareil arrangement est impossible, à cause qu'au brelan on donne les cartes une à une ; mais ce tour d'adresse, comme beaucoup d'autres, n'est malheureusement que trop facile à ceux qui en ont acquis l'habitude. Je n'en donne point ici les moyens, parce que je prétends bien avertir mes lecteurs qu'il existe un art funeste, dont ils pourroient être les dupes ; mais je ne veux enseigner à personne le moyen de réduire cet art en pratique : toutefois on peut être assuré que je ne combats point ici une chimère, & que j'ai souvent fait voir à mes amis tous les faux mélanges qu'on peut faire adroitement & imperceptiblement en jouant au piquet, au brelan & à la triomphe : je ne dévoile au reste mes moyens à qui que ce soit, & je me contente d'en faire voir ses résultats pour prouver combien il est imprudent de risquer son argent au jeu avec des personnes dont la probité n'est pas parfaitement reconnue.

On me dira peut-être que Pilferer ne pouvoit guères tenir cinq à six cartes dans sa main sans être apperçu. Il est vrai qu'on auroit pu absolument l'appercevoir, si on avoit su comme moi que Pilferer étoit un faiseur de tours, & qu'il étoit là avec son compère ; si la crainte & la timidité avoit paru sur son front, ou s'il eût joué ses tours avec la mal-adresse d'un homme nouvellement initié : mais l'aisance & la facilité qu'on yoyoit dans ses manières, l'indifférence avec laquelle il perdoit son argent, la naïveté de ses discours & sur-tout la richesse de son costume, tout concouroit à bannir les soupçons, tandis que son air de bravoure annonçoit qu'il faudroit se couper la gorge avec lui, si on osoit lui faire le mointire reproche.

Aussi-tôt qu'il tenoit les cinq cartes de réserve, il appuyoit négligemment sa main sur le bord de la table ; & comme cette attitude auroit pû paroître gênée si elle avoit duré long-temps, il la quittoit bientôt pour gesticuler de différentes manières, observant cependant dans tous ses gestes, de tourner le dessous de sa main vers la terre pour ne pas laisser voir les cartes retenues : tantôt il appuyoit familièrement la main droite sur le bras gauche de son voisin, en l'invitant honnêtement à mêler les cartes lui-même ; tantôt il portoit sa main à son côté en tenant le bras droit en anse de panier, tandis qu'il portoit la main gauche sur son front, en demandant si c'étoit à lui à donner ; la compagnie trompée par la naïveté de cette question, répondoit qu’oui, croyant qu’il n’en savoit rien ; &

c’étoit une raison de plus pour ne pas soupçonner les préparatifs qu'il venoit de faire pour arranger le jeu selon ses desirs.

Aussi-tôt qu'il avoit donné aux cartes l'arrangement projeté, il ajoutoit une circonstance qui achevoit l'illusion ; il faisoit un faux mêlange en coupant les cartes en plusieurs petits paquets, & ensuite il les remettolt toutes à leur même place, ou les arrangeoit selon ses desirs, quoiqu'il parût les embrouiller de vingt manières. Mon cher lecteur, si vous voulez vous faire une idée de l'agilité de Pilferer dans cette circonstance, entrez dans une Imprimerie : voyez ce compositeur habile faire dans sa casse la distribution des caractères ; sa main qui voltige avec la rapidité d'un éclair, semble jeter les lettres au hasard, mais il n'en est rien ; les carattères tombent tous à leur place, d'où on les enlève en un clin-d'œil pour leur donner un ordre connu. Tel est Pilferer, lorsqu'il fait sur une table une multitude de petits paquets, pour tromper les yeux par un mêlange apparent ; ses doigts se croifent de vingt manières, comme ceux d'un habile organiste. La promptitude & l'irrégularité de ses mouvemens, semblent destinées, au premier abord, à produire le désordre & la confusion dans toutes les cartes ; mais c'est tout le contraire ; car par ce stratagéme, les cartes conservent leur arrangement primitif, ou prennent une combinaison projetée pour enrichir Pilferer, en faisant la ruine & le désespoir de ceux qui ont l'imprudence de jouer avec lui. Comme j'étais sur le point de sortir, Kuffel me pria de lui faire part de mes observations ; mais je lui répondis que je ne voulois pas m'attirer une mauvaise affaire, en faisant croire que j’étois venu dans cet endroit en qualité d'espion ou de délateur, & en déposant des faits sur lesquels il se présenteroit peut-être un grand nombre de contradicteurs ; j'ajoutai qu'il suffiroit d'avertir un jour le public des tricheries qu'on invente de temps en temps pour en imposer aux gens de bonne foi, & qu'après cet avertissement on pourroit dire aux dupes qui se plaignent des fripons, & aux trompeurs qui trouvent des trompeurs & demi :

Perdisio tua ex te.

En sortant je trouni, dans une espèce d'antichambre, deux Italiens qui se mirent aussi-tôt à parler le patois Provençal, pour que je ne les entendisse point ; l'un se plaignit de ce que le gibier étoit fort rare ; & l'autre répondit, que ce n’étoit pas étonnant, puisqu'il y avoit un si grand nombre de chasseurs. Tu as raison, répliqua le premier, je jouois l'autre jour au piquet avec un homme qui avoit l'air d'un imbécille & d'un maladroit, & ç'étoit peut-être le plus fin renard qu’il qu’il y ait en Europe ; il y avoit environ une heure que j’employois en vain contre lui, toutes les ressources de mon art, lorsque je m’apperçus, par hasard, qu’il employoit de son côté les mêmes ruses contre moi.

Corsaires contre Corsaires
Ne font pas, dit-on, leurs affaires.

(Decremps.)

(Voyez Cartes, Escamotage.)