Encyclopédie anarchiste/Rhétorique - Roman

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2442-2459).


RHÉTORIQUE. La rhétorique, dit l’Académie, est « l’art de bien dire ». Elle est la théorie de l’éloquence comme la grammaire est la théorie du langage.

« Tant que l’homme sait peu, il parle nécessairement beaucoup ; moins il raisonne, plus il chante ; et quand il n’a rien à dire, il amuse l’oreille par son joli babil », a dit Proudhon. L’éloquence – qui est naturelle à l’homme comme la parole, le chant et le babil – étant l’art de plaire, émouvoir ou convaincre par le discours, la rhétorique, ou 'art oratoire, donne les règles pour plaire, émouvoir ou convaincre par la parole, mais surtout par le « joli babil ». Comme la grammaire est née après le langage, quand il a fallu rendre celui-ci compréhensible et commun à des populations nombreuses, la rhétorique est née après l’éloquence, pour mettre en elle un ordre déduit de ses formes naturelles les plus propres à toucher l’esprit humain.

L’étude de la rhétorique est à la fois celle des discours conservés et tenus comme des modèles d’éloquence, et celle des règles que l’on a tirées de ces discours. Ce sont les Grecs qui ont découvert et formulé la rhétorique. Jusqu’à eux, chez les autres peuples, plus anciens ou leurs contemporains, l’éloquence avait été une force de la nature plus qu’un art, s’épanchant parfois avec une puissance torrentielle dans les livres sacrés orientaux comme la Bible, où les plus belles pages sont plus souvent des imprécations d’une inspiration fougueuse que de la rhétorique.

Les discours des orateurs grecs, puis romains, et les règles qu’on en a tirées pour les formuler dans des traités, sont demeurés à la base de l’enseignement classique de la rhétorique à travers les siècles. Comme au temps où Quintilien enseignait à l’école de Rome les fils des patriciens, c’est à l’ombre auguste et vénérable de Démosthène et de Cicéron que les jeunes bourgeois d’aujourd’hui « font leur rhétorique » dans les lycées de la Troisième République. La Rhétorique d’Aristote, les De Oratore et L’Oratore de Cicéron, L’Institution Oratoire de Quintilien sont demeurés la loi et les prophètes de cet enseignement essentiellement scolastique, conformiste et conservateur, comme le droit romain est resté le fondement de toutes les institutions, malgré tous les bouleversements politiques et sociaux qui se sont produits depuis vingt siècles. Un tel enseignement est peut-être encore très utile pour favoriser la charlatanerie philosophique, religieuse, littéraire, politique, et pour faire des histrions habiles à se pousser dans le monde de l’arrivisme ; il n’est plus que « l’art d’apprendre à écrire sans don naturel », comme a dit R. de Gourmont, et aussi de parler sans ce don. Il est incapable de faire un véritable orateur possédant l’éloquence du cœur et de la conscience, comme il est incapable de produire un penseur sincère et un grand écrivain. La rhétorique n’en distingue pas moins aujourd’hui cinq genres d’éloquences : la politique, la militaire, la religieuse, la judiciaire et l’académique. C’est dire qu’elle continue à être l’instrument de séduction des notions sociales conventionnellement établies.

Dans les temps appelés « aristocratiques », la rhétorique n’atteint guère la foule ; elle est réservée à des « élites » pour qui les « déclamateurs fleuris », comme disait Fénelon, enveloppent les lieux communs dans les papillotes de la préciosité. Le bon sens populaire pense, s’il ne dit, avec La Fontaine :

« Je hais les pièces d’éloquence
Hors de saison et qui n’ont pas de fin. »

Mais il ne s’en laisse pas moins prendre aux déclamations grossières d’une éloquence qui le flatte pour le tromper et le dominer. Quand R. de Gourmont déplorait que des jeunes gens perdissent leur temps à l’étude de la rhétorique, parce qu’elle est « une des plus grandes niaiseries qui aient abusé les hommes », il ne pensait pas au but des prétendues élites et de leurs gouvernements qui est de rendre les hommes toujours plus niais. « Quand on sait rouler une métaphore, on peut bien rouler les imbéciles », remarquait Flaubert ; et, bien avant Shakespeare, les tyrans savaient qu’après leurs coups de force « ils trouvent toujours assez de bavards pour prouver qu’ils ont bien fait ». La grande malice de la rhétorique est de flatter ceux qu’elle veut séduire, or, comme l’a dit A. Suarès : « Flatter un peuple ou une assemblée, c’est mentir. De là, qu’on pense d’autant moins, en général, qu’on parle mieux. » Mentir est, par-dessus tout, l’art de la rhétorique, pour persuader en enrobant le mensonge dans les séductions de la parole, de façon à faire croire qu’il est la vérité. Elle est ainsi l’art de déraisonner au point de faire croire à une chose « parce qu’elle est absurde » : Credo quia absurdum !… Elle est la lanterne magique qui montre toutes les merveilles du monde, à condition qu’on ne l’éclaire pas. Les sages qui la font marcher sont :

« Messieurs les beaux esprits dont la prose et les vers
Sont d’un style pompeux et toujours admirable,
Mais que l’on n’entend point… »

(Florian.)

Il n’y a que les dindons qui croient entendre quelque chose ; et, malheureusement, ils sont innombrables, les dindons, ils sont le « peuple souverain », ils sont la « majorité compacte » !

La première rhétorique académique et classique a été la traduction en belles phrases, en mots historiques – qui fourniraient la pâture à cinq cents générations de cuistres et feraient se pavaner des milliers de pédants – des vociférations et des injures plutôt ordurières que s’étaient lancées à la tête les héros d’Homère. C’était de la populace hellénique qu’étaient sortis ces héros, et ils n’avaient parlé le langage des dieux que lorsque les traducteurs d’Homère les avaient frisés et pommadés. Hérodote, dans ses Histoires, fleurit de la sorte les discours des personnages qui fournirent de plus en plus à l’éloquence politique à partir du Ve siècle avant J.-C. Les Thémistocle, Aristide, Périclès, Démosthène brillèrent dans cette éloquence jusqu’au jour où Athènes perdit la liberté. Les orateurs devinrent alors les rhéteurs des temps de tyrannie et de fausse liberté, les temps des Alexandre, des Auguste, des Louis XIV, des Napoléon et des Soulouque des démocraties contemporaines.

Le rhéteur fut d’abord celui qui enseigna la rhétorique. Il prit la place de l’orateur quand l’éloquence ne fut plus libre de s’exprimer et dut cacher ses chaînes sous la déclamation. Aussi, dès l’Antiquité, le nom de rhéteur prit-il un sens péjoratif pour désigner un orateur ou un écrivain emphatique, dont l’art ne consistait que dans un alignement habile de phrases destinées à masquer une pensée vide, confuse ou fausse. Stendhal ne comprenait rien à l’art des rhéteurs lorsqu’il disait : « Ce n’est pas le tout de faire de jolies phrases, il faut avoir quelque chose à mettre dedans. » Aussi Stendhal resta-t-il toujours incompris et dédaigné des faiseurs de festons et d’astragales qui brodent sur les nuages et font de la profession des gens de lettres celle des plus vains et des plus vaniteux farceurs. Vanus et vanitas, disait Michelet. Il y eut, certes, des rhéteurs qui firent de la rhétorique une science remarquable et respectable : Isocrate, Isée, maître de Démosthène, Eschine, rival de ce dernier, Aristote, le plus grand de tous, firent la gloire de la rhétorique à Athènes. Rome eut Quintilien, et l’on vit, au IIe siècle, Plutarque et Lucien. Mais le plus grand nombre des rhéteurs formèrent alors, et depuis, une espèce trop souvent malfaisante et irresponsable. Ce sont eux, entre autres, qui introduisirent dans l’histoire ce « plutarquisme », dont le nom vient de Plutarque, mais qui n’eut chez lui que des intentions pures, alors que ses successeurs en firent le plus maléfique usage. (Voir Plutarquisme.)

De plus en plus, en constatant combien l’éloquence séduisait les hommes et les entraînait au point de leur faire perdre le contrôle de leur pensée et de leurs actes, on avait fait de la rhétorique l’art de mentir et de tromper. De plus en plus, elle servit de moyen de gouvernement et de domination. Dans toutes les sociétés, quand les orateurs, les poètes et les savants ont répandu parmi les hommes les notions claires et précises des connaissances du temps, les rhéteurs, bavards insanes, pitres et faux savants, viennent pour troubler et obscurcir ces notions, pour soutenir que le blanc est noir, en même temps qu’il n’est ni blanc ni noir, pour semer la confusion au point que, même en se tâtant bien, les gens ne sont plus sûrs qu’ils existent. Les rhéteurs conduisent ainsi les sociétés qui s’abandonnent à eux au gâtisme et à la décomposition où elles s’écroulent généralement.

Les rhéteurs ont été de tout temps des gens qui ont réussi, aussi bien auprès des prétendues « élites », dont ils sont les fleurons, que des « foules stupides ». Ils possèdent plus que quiconque « l’art de traire les hommes », comme disait Molière. Grands et petits, riches et pauvres n’ont cessé de leur payer tribut. Ils furent appelés de bonne heure – et s’appelèrent eux-mêmes – sophistes, c’est-à-dire hommes habiles à discuter ; mais ils étaient surtout des « charlatans de l’esprit » (Voltaire), soutenant de faux raisonnements avec l’intention de tromper, et enseignant, moyennant finance, l’art de composer sur n’importe quel sujet, aussi capables de démontrer le faux que le vrai, de les faire passer l’un pour l’autre, et niant d’ailleurs toute différence entre la vérité et l’erreur. C’est par les rhéteurs que « la philosophie donne le moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et de se faire admirer des moins savants. » (Descartes).

Par eux, le même moyen est donné à toutes les sciences, même les plus exactes. Il y a des sophistes capables de soutenir éternellement que deux et deux ne font pas quatre, comme M. Poincaré est capable d’écrire encore vingt volumes pour affirmer que « la mobilisation n’est pas la guerre », même quand elle fait dix millions de morts !

Dans l’Antiquité, le succès des sophistes fut immense. Plus que les véritables orateurs, ils entraînaient les foules ; car, sachant défendre avec un égal talent toutes les opinions, ils étaient certains d’être d’accord avec tout le monde. Ils n’avaient pas à redouter la ciguë que but Socrate et le poignard qui frappa Cicéron. Ils pullulèrent durant la décadence athénienne qu’ils précipitèrent. Ils connurent une fortune incroyable lorsque, passant d’Athènes à Rome, ils vinrent apprendre le beau langage et la corruption civilisée aux patriciens en les décrassant de leur rusticité. Ils firent tant que Caton les fit bannir de Rome, mais ils y revinrent comme des rats, et Crassus chercha vainement à réagir contre l’enseignement d’une ignorance et d’une oisiveté élégantes qu’ils répandaient parmi les classes riches. Il y avait déjà, en ce temps-là, un snobisme qui entretenait la sottise aux dépens de l’esprit et de la raison. Cantonné d’abord dans l’enseignement, le rhéteur se mêla de plus en plus de politique. Il s’imposa dans la tragédie antique où le chœur – vox populi – fut toujours de l’avis du dernier qui avait parlé. Rome vit la domination du tribun qui faisait ou défaisait la République à coups de gueule, en attendant de faire et de défaire les empereurs.

Les temps des décadences grecque et romaine avaient produit les rhéteurs philosophes et religieux, les sophistes coupeurs de fil en quatre, abstracteurs de quintessence, chevaucheurs de chimères qui se multiplièrent avec la sorcellerie chrétienne durant tout le Moyen Âge. Quand le christianisme primitif eut cessé de s’exprimer par la rude et magnifique voix de Jérôme et des premiers pères, il descendit peu à peu de leur éloquence, par les différents degrés de la rhétorique des Salvien, Hilaire de Poitiers, Ausone, Sidoine Apollinaire, Vincent de Lérins et nombre d’autres « fanatiques de mauvaise rhétorique » (Ph. Chasles), à la métaphysique théologique et scolastique, qui ne fut plus que l’effrontée justification des turpitudes ecclésiastiques. On ressuscita la méthode hébraïque du Bœuf sur le toit, des « pilpouls », des « débats dans l’irréel, des interminables discussions dans la chimère » (Couchoud). La rhétorique était alors passée chez les Gaulois. Ils furent toujours de remarquables bavards. Marseille était devenue l’Athènes des Gaules après la conquête par Jules César, et les jeunes Romains venaient apprendre des rhéteurs de son école l’art des controversia et des suasoria. Quand la magnifique littérature du Moyen Âge eut tari ses sources populaires, elle tomba dans les niaiseries savantes et prétentieuses des « rhétoriqueurs » qui justifieraient la réforme de Malherbe.

Au XVIe siècle, la rhétorique théocratique inaugura, contre l’esprit de la Renaissance, les grands mensonges des temps modernes : guerre chrétienne, droit des gens chrétien, modération chrétienne, etc., dont Michelet a dit : « Toutes ces locutions doucereuses ont été biffées de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d’Anvers, par Pizarre et Cortès, par la traite des Noirs, l’extermination des Indiens. » Elles se sont retrouvées depuis 1789 dans la rhétorique démocratique qui a dit : guerre du Droit, Droits de l’homme, Liberté, Égalité, Fraternité, etc., locutions non moins doucereuses qui se trouvent elles aussi biffées des langues européennes par un siècle de démagogie politicienne, de brigandage colonial, de violations du droit des gens aboutissant à la guerre de 1914. La même imposture qui faisait parler un Bossuet « au nom de Dieu », quand il encourageait Louis XIV au massacre et à la proscription des hérétiques, a fait parler les Poincaré, les Guillaume, les Nicolas, les François-Joseph « au nom de leurs peuples » pour justifier leur crime de 1914.

Le temps de la Renaissance multiplia le type du rhéteur savantissime qui deviendrait l’académicien, et celui du rhéteur de carrefour qui exciterait les foules aux guerres de religion et aux assassinats pieux. La rhétorique des jésuites fabriqua alors la théorie du tyrannicide, qu’ils mirent hypocritement sous le couvert de la défense de la liberté. Ce fut une résurrection éphémère, mais sauvage, d’éloquence populacière qui dura jusqu’à la fin de la Fronde. Les tribuns populaires, muselés par le pouvoir royal, se réfugièrent alors au « théâtre de la foire », d’où ils étaient d’ailleurs sortis pour devenir « marmitons des jésuites » et confesseurs des rois.

Ils en ressortiraient quand la Révolution leur permettrait de ré-emboucher leur trompette et de faire régner la rhétorique politicienne qui submergerait le monde. Les rhéteurs académiques, bavards solennels mais consciences défaillantes, qui affecteraient de la mépriser, n’en feraient pas moins leur moyen de fortune auprès des « altesses » de la démocratie, en abandonnant les hauteurs sereines de la science pour descendre dans « la foire sur la place », et en laissant choir leur grande rhétorique de l’empyrée de la pensée dans les bas-fonds électoraux. On a vu ainsi, de nos jours, « le plus grand philosophe de notre époque » se faire le préfacier de M. Viviani et, dans le même temps, « les plus hautes consciences académiques » alimenter l’infecte prose du « bourrage de crâne ». La sottise sorbonique qui a dit : « La France a spiritualisé la matière, l’Allemagne a matérialisé l’esprit », et la tartuferie académique qui a opposé, avec des mouvements de menton, la « gentillesse française » à la « barbarie allemande », ne sont pas moins insanes que les cochonneries pieuses et patriotiques des bardes poussifs préposés à l’héroïsme des beuglants ».

La rhétorique religieuse que le Moyen Âge avait noyée dans la vaseuse métaphysique canonique et réservée à l’usage des gens d’église, devint mondaine à partir du XVIe siècle et prit les formes de l’académisme et du « bon goût », formes artistiques de l’hypocrisie de ceux qui commencèrent alors à s’appeler les « honnêtes gens ». Cela se fit sous la direction des jésuites qui se mirent à abrutir les cerveaux pour mieux dominer les corps, à faire de l’homme une marionnette sans âme, « un cadavre qui tombe si on ne le soutient » (Loyola). Aussi, la rhétorique religieuse demeura-t-elle plus que jamais « la suivante de la théologie et de la morale évangélique », comme disait Bossuet, sauf quelques éclairs d’humanité et de vraie morale, qu’on trouve dans Mussillon, et particulièrement dans Fénelon. Elle servit aux Bossuet à « enchâsser des pierres fausses dans de l’or » (Voltaire.)

Au xviiie siècle, la société brillante s’écrasait aux séances des Sorboniques, dont l’origine venait d’un cordelier qui avait entrepris de « soutenir la discussion contre tout venant et sur toutes sortes de sujets, depuis huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir ». (Bachaumont.) Ces champions rhétoriciens ne prenaient même pas le temps de manger et de boire ; leurs auditeurs allaient se réconforter pour eux pendant qu’ils péroraient. Et ils ne se bornaient pas à soutenir la discussion sur toutes sortes de sujets ; ils défendaient aussi le pour et le contre. « Tu sauras que j’aurais pu te dire tout le contraire, et que cela aurait été aussi la vérité », dit « l’inconnu » dans Une Nuit au Luxembourg, de R. de Gourmont, car « il semble que les hommes ne donnent aux mots un sens précis que pour avoir le plaisir de les employer à contresens. » C’est le plaisir, et la malice, des casuistes, le but de leur rhétorique.

La rhétorique judiciaire et académique ne fut pas moins conventionnelle que la religieuse au xviie siècle. L’éloquence de Patru s’évertua vainement dans la cage du conformisme du temps. Les Fléchier étalaient leurs pompeuses et vides périodes pour glorifier ses turpitudes et donner la vie à son néant. Boileau a raillé « cette belle rhétorique moderne inconnue aux anciens », qui permet de dire « ce qu’il ne faut point dire .» Pourtant, les anciens connaissaient déjà cette « équivoque » par laquelle :

Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort,

et qui fait pratiquer :

L’art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.

(Boileau, Satire III.)

Il y avait longtemps qu’on savait :

____…qu’on peut, pour une pomme
Sans blesser la justice, assassiner un homme.

(Boileau, id.)

Mais jamais l’on n’avait vu une si pieuse hypocrisie, et Boileau, après Molière, flétrissait avec raison le Siècle de Tartufe, ce siècle des « honnêtes gens » qui avaient commencé par brûler la Léda de Michel Ange, qui mettaient un cache-sexe aux statues, recouvraient d’un mouchoir les seins de Dorine et vengeaient ainsi contre l’art et la nature la saleté de leurs mœurs.

Quand la démagogie eut ouvert ses bondes, la rhétorique politicienne trouva immédiatement son maître et son modèle dans M. de Talleyrand. En sa double qualité de grand seigneur et de grand fripon, il lui donna une telle séduction et une telle souplesse, il présenta ses mensonges et ses palinodies avec de telles apparences de vérité et de sincérité, que les bavards subséquents n’auraient plus rien à inventer comme moyens de duperie durant le siècle d’éloquence parlementaire qui irait de l’aigre flûte de M. Thiers, son digne élève, au ronflant violoncelle de M. Briand. Il ne resterait plus aux astrologues de la démocratie que d’ « éteindre les étoiles » (M. Viviani) et de leur faire remorquer « le char de la France éternelle » (M. Boncour). M. de Talleyrand apprit aux démocrates ce qu’il avait appris des aristocrates, comment « la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », et comment on peut « vivre de la bêtise humaine ». Louis Blanc a constaté que ce fut là « tout le génie » de M. de Talleyrand. Ce fut aussi tout le génie des politiciens qui lui succédèrent avec beaucoup moins de savoir-vivre et d’élégance. A côté des politiciens, il y a les rhéteurs philosophes, écrivains, artistes, qui tirent sans fin sur la guimauve conformiste et forment le bataillon des « intellectuels-consolateurs », comme les appelle Gorki, de l’indécrottable sottise bourgeoise. Mais « leur art, l’art du beau mensonge, leur art par excellence, n’a plus le pouvoir ni la force de cacher le cynisme malpropre de la réalité bourgeoise » (Gorki). L’idéalisme hypocrite dont ils parent leur rhétorique ne peut plus donner le change sur le grossier matérialisme de cette réalité. Les uns et les autres, les maîtres affairistes et les larbins intellectuels, ne sont plus que des ventres et des bas-ventres ; ils n’ont plus de cerveaux.


La sottise bourgeoise, expression d’une classe « condamnée à mort et qui le mérite entièrement, comme le mérite un bandit ou un assassin professionnel » (Gorki), a mis politiquement, depuis trente ans, sa suprême espérance dans la rhétorique jaurésiste, dernière sophistication démocratique qu’il est nécessaire de démasquer à l’usage des prolétaires encore confiants dans le verbiage politicien. C’est une page d’histoire qui n’est pas assez connue.

La rhétorique jaurésiste est née de l’affaire Dreyfus. Elle est l’explication de la faillite socialiste, dernier épisode de la banqueroute républicaine, car après elle il n’y a plus de choix qu’entre deux solutions . la dictature ou la révolution. L’opportunisme gambettiste avait commencé la banqueroute en livrant la République à la réaction sociale. Les radicaux l’avaient continuée. Ayant pris la place des gambettistes dégonflés comme revendicateurs de la République, ils avaient suivi la même voie qu’eux lorsque leur chef, M. Bourgeois, était entré dans le ministère Ribot, en 1893, entraînant son parti à liquider « entre camarades », le scandale du Panama. Un coup d’éponge magistral laissa impunies les voleries panamistes et. permit à leurs auteurs, par la solidarité politicienne, de demeurer au pouvoir et aux affaires parmi les parangons de la vertu civique ! C’est dans ces conditions particulièrement immorales que la République opportuniste et radicale, i nantie d’un si fâcheux concordat, continua. Mais il restait le parti socialiste, le parti de l’Internationale Ouvrière, le parti de la pureté politique, pour nettoyer les écuries d’Augias, balayer le régime qui n’avait plus de républicain que son titre, et dont les profiteurs étaient cyniquement statufiés sur les places publiques.

Lorsque l’affaire Dreyfus éclata, la voix puissante de Jaurès fit se lever les socialistes avec tous les « défenseurs de la justice ». L’heure était venue d’en finir avec une réaction et une corruption maintenues par des républicains défaillants. L’insolence des prétoriens et du Gesù était arrivée à son comble ; leur audace, encouragée par l’impunité, ne reculait même pas devant le faux et l’assassinat. L’affaire Dreyfus ne limitait pas sa portée aux réparations dues au déporté de l’île du Diable, citoyen quelconque victime d’une forfaiture comme il en était tant ; elle était un symbole, elle portait en elle toutes les revendications de la Vérité et de la Justice contre l’iniquité sociale, elle était la Révolution…

Ce fut alors au tour des socialistes de sauver la réaction. Waldeck-Rousseau, « syndic de faillite de l’affaire Dreyfus » (Rosa Luxembourg), présida à l’opération, comme Ribot avait présidé à celle du Panama. Millerand lui apporta le concours socialiste, comme Bourgeois avait apporté à Ribot le concours radical. Après des années de lutte, alors que la forfaiture était démasquée, que les faussaires, cloués au pilori de l’opinion, étaient près du châtiment, que tout l’édifice de boue et de honte de l’iniquité allait s’effondrer pour faire place à un monde nouveau, ce fut, le 19 décembre 1899, un nouveau coup d’éponge sur le crime, la loi d’amnistie graciant tout le monde, innocents et coupables, enlevant aux premiers les réparations qui leur étaient dues, soustrayant les seconds au châtiment qu’ils méritaient, bâillonnant une fois de plus la Vérité, bafouant la Justice, et signant une nouvelle capitulation républicaine devant les malfaiteurs triomphants ! Depuis, le parti socialiste a « vomi » Millerand, il a vomi aussi tous les renégats de son espèce ; trop tard, le coup était fait. Millerand avait pu accomplir son œuvre criminelle ; il put la poursuivre jusqu’aux cours martiales de 1914-1918, et d’autres ont continué. Les socialistes continuent aussi, qui refusent, disent-ils, de « participer » au gouvernement, mais qui y collaborent et qui collaboreront même à la dictature, quand la bourgeoisie leur en offrira la direction contre la Révolution qu’ils ont reniée.

Comment cela a-t-il été possible ? — Oh ! il n’est pas nécessaire de beaucoup de développements pour montrer l’œuvre de ce que nous appelons la « réthorique jaurésiste » et en faire comprendre le mécanisme. Elle est sommaire et elle est nette, malgré toute la blagologie répandue après, pour la justifier quand tout était accompli, comme dans l’Évangile et dans l’éternelle histoire des peuples mystifiés.

Après les préliminaires des premiers défenseurs qui avaient dénoncé la forfaiture et indiqué les voies de la vérité, Jaurès s’était lancé dans l’affaire Dreyfus. Par sa prestigieuse influence, il l’avait imposée à son parti comme une cause sociale dont dépendait tout l’avenir du prolétariat et de la civilisation. Elle était à ses yeux : « une des plus grandes batailles du siècle, une des plus grandes de l’histoire humaine. » (Petite République, 12 août 1899.) Il avait dit à la classe ouvrière hésitante que si elle ne se levait pas pour cette lutte, ce serait « la pire abdication et la pire humiliation, la négation même du grand devoir de classe du prolétariat. » (Petite République, 15 juillet 1899.) Dans le même article, il avait ajouté, pour les guesdistes méfiants : « Nous voulons toute la vérité J… Nous continuons la lutte, et si les juges de Rennes, abusés par les manœuvres ignobles de la réaction, devaient encore sacrifier l’innocent pour sauver les chefs militaires criminels, demain encore, malgré les manifestes d’excommunication, malgré les soi-disant appels à la falsification, à l’amoindrissement, à la déformation de la lutte de classe, nous nous lèverons de nouveau, malgré tous les dangers, pour crier aux généraux et aux juges : Vous êtes des bourreaux et des criminels ! » Jaurès avait écrit encore, pendant le procès de Rennes : « Quoi qu’il en soit, la justice approche ! L’heure de la délivrance approche pour le martyr, l’heure du châtiment approche pour les criminels ! » (Petite République, 13 août 1899) ; et ceci : « Je jure que Dreyfus est innocent, que l’innocent sera réhabilité, que les criminels seront punis. » (9 août 1899.)

Il avait enfin déclaré à Lille, en novembre 1899, un mois à peine avant la loi d’amnistie : « Pour moi, j’ai voulu continuer, j’ai voulu persévérer jusqu’à ce que la bête venimeuse ait été obligée de dégorger son venin. Oui, il fallait poursuivre tous les faussaires, tous les menteurs, tous les bourreaux, tous les traîtres ; il fallait les poursuivre à la pointe de la vérité comme à la pointe du glaive, jusqu’à ce qu’ils aient été obligés, à la face du monde entier, de confesser leurs crimes, l’ignominie de leurs crimes. » Affirmations énergiques, engagements solennels. Ils entraînaient les socialistes, les prolétaires, tous les hommes de vérité et de justice, « intellectuels » et « manuels », Internationale de la pensée et Internationale Ouvrière, à la véritable lutte de classe, la véritable lutte finale d’où sortirait un monde régénéré.

Qu’arriva-t-il ? — La « bête venimeuse » ne dégorgea pas son venin ; les faussaires, les menteurs, les bourreaux et les traîtres ne confessèrent nullement leurs crimes. Ils continuèrent, aussi insolents, si bien qu’aujourd’hui même, et dans les lycées de l’État, il y a encore des professeurs qui peuvent enseigner impunément aux jeunes Français que « Dreyfus fut un traître » et qu’il fut défendu par le « syndicat de la trahison » !…

M. Millerand étant devenu ministre, à côté du général Gallifet, chourineur de la Commune, ce fut le vote de la loi d’amnistie, grâce au concours des socialistes. Et voici alors ce que la rhétorique jaurésiste produisit, un an à peine après la déclaration de Lille : il fallait « se débarrasser des procès ennuyeux et maintenant inutiles, pour éviter la satiété du public qui bientôt se fermerait à la vérité elle-même ». (Petite République, 18 décembre 1900.)

Rosa Luxembourg a écrit à ce sujet : « Encore un pas en avant, et les anciens héros de l’affaire Dreyfus apparaîtront comme des fantômes importuns dont on ne saurait se débarrasser assez vite. » Le pas fut vite fait. Dès le 24 décembre 1900, la Petite République exécutait Zola qui protestait contre l’amnistie. Il y avait « assez de lumière » ! Zola devait se taire. « Surtout, pas de plaintes, pas de répétitions » ! L’affaire Dreyfus n’était plus qu’un « cas individuel », de même que celle de Picquart. « Dans noire aspiration vers la justice (sic), nous ne pouvons nous borner à des cas individuels », écrivait Gérault-Richard, faisant écho à Jaurès. (Petite République, 30 décembre 1900). La justice, ce n’était, plus la vérité « qui était en marche et que rien n’arrêterait », ce n’était plus la lutte de classe, la Révolution ; c’était maintenant la « défense républicaine » à la sauce opportuniste ! On en arriva à plaindre les bourreaux : Esterhazy errant « déguenillé et affamé », Boisdeffre « enfui » de l’état-major, Gonse « se traînant abattu », de Pellieux « mort en disgrâce », Henry qui avait dû « se trancher la gorge », du Paty de Clam « hors de service ». Pour un peu, on les aurait tous réhabilités avec Mercier devenu sénateur !… La « défense républicaine », c’est-à-dire la défense de la politicaillerie tarée qui déshonorait la République, était seule à considérer, comme elle l’avait été par l’opportunisme après le 16 mai et par le radicalisme après le Panama.

Nous ne pouvons nous étendre davantage, mais on trouvera dans l’ouvrage de Rosa Luxembourg : Réforme et Révolution, l’exposé aussi complet que démonstratif des événements par lesquels la rhétorique jaurésiste a soutenu le millerandisme et réduit le socialisme à l’impuissance révolutionnaire. La suite n’a fait que confirmer et renforcer les conclusions que Rosa Luxembourg a tirées, il y a trente ans, dans ces termes : « Ainsi la tactique de Jaurès, qui voulait atteindre des résultats pratiques en sacrifiant l’attitude d’opposition.s’est montrée la moins pratique du monde. Au lieu d’accroître l’influence socialiste sur le gouvernement et le Parlement bourgeois, elle a fait des socialistes l’instrument sans volonté du gouvernement et l’appendice passif de la petite bourgeoisie radicale. Au lieu de donner une nouvelle impulsion à la politique avancée à la Chambre, elle a laissé perdre, avec l’opposition des socialistes, le stimulant qui seul eût pu amener le Parlement à une politique décisive et courageuse. » De plus en plus, les socialistes se sont enfoncés dans le marécage opportuniste. (Voir Politique.)

Le « dégonflage » socialiste dans l’affaire Dreyfus s’est complété alors de la conspiration du silence organisée contre ceux qui ne voulaient pas d’une amnistie déshonorante pour eux et pour la justice. Dans sa. magnifique préface aux recueils d’écrits de Bernard Lazare : Le Fumier de Job, Charles Péguy a montré le processus de cette conspiration. C’est, en vain que Bernard Lazare, Zola, Gohier, Dreyfus lui-même protestèrent. On vit se fonder l’Humanité avec l’argent des grands juifs, des « fermiers généraux de l’estomac national », comme dit aujourd’hui M. Moro-Giafferi, des « ventres dorés » engraissés de la misère publique. L’un d’eux, qui est devenu pendant et après la guerre le dictateur du blé et du pain cher, paya ainsi son élection « socialiste », que fit faire Jaurès, dans une circonscription cévenole ! La condition essentielle que les grands juifs mirent à leur apport au « journal du prolétariat » fut que les Bernard Lazare n’y écriraient pas !… Ces messieurs en avaient assez de « se battre pour la justice ». Ils préféraient s’entendre avec les faussaires, les « trublions », les « traîneurs de sabre », et les évêques qui béniraient leurs chiens en attendant de les bénir eux-mêmes entre deux pogromes de misérables juifs. Et les choses continuèrent comme devant pour la Vérité et la Justice une fois de plus bafouées, pour les prolétaires une fois de plus bernés.

C’est à cette rhétorique jaurésiste qu’on dut ensuite les sinistres farces de la « démocratisation de l’armée » et de la « réforme des conseils de guerre » devenus « tribunaux militaires ». Ces conseils font plus de victimes que jamais, depuis leur suppression et celle de « Biribi », dans les colonnes des journaux de la « défense républicaine ». Les singes qui montrent la lanterne magique aux « dindons souverains » ont baptisé carpe-Painlevé la poularde-Millerand ; la « double-bouche » de Lebon s’est changée en « poucettes-humanitaires », et le tour a été joué. Les échos les plus douloureux peuvent venir de la terre d’Afrique ; personne ne les entend plus, puisqu’on vous dit qu’il n’y a plus de « Biribi » !… C’est encore à cette rhétorique qu’on doit une autre farce non moins sinistre, celle du « statut des Congrégations », donnant aujourd’hui à Tartufe et à Flamidien toute sécurité pour réencapuciner et remoraliser le pays, sous l’édifiante protection des politiciens laïques qui vont à la messe et envoient leurs enfants dans les écoles pieuses. On a vu les plus farouches libres-penseurs aller « du Diable à Dieu », et des « Vengeurs de Ferrer » promettre de défendre les mystères de la Vierge en recevant les insignes de l’immaculée Conception des mains des assassins de Ferrer.

Jaurès paya cruellement les conséquences de sa rhétorique quand il fut assassiné par ceux qu’elle avait amnistiés quinze ans auparavant. Son parti n’a pas pour cela cessé l’œuvre de capitulation opportuniste. Il l’a continuée durant la guerre de 1914 et il la continue encore plus énergiquement depuis, au nom de l’internationale Ouvrière dont il est de plus en plus séparé, comme le parti radical la continue au nom des « petits bourgeois », des « petites gens » qu’il abandonne à tous les escrocs des scandales capitalistes. Il les livre même, comme dernière ressource, depuis qu’il les a fait ratisser par les banquiers dans la récente conversion de la rente, aux consolations spirituelles que M. Bergson, le grand philosophe du régime, fait tomber sur leurs têtes des hauteur sorboniques, en disant : « le corps de l’homme agrandi par la science attend un supplément d’âme »… sans doute pour remplacer le « supplément » qu’il ne peut plus s’offrir au restaurant.

En marge des partis politiques, la Ligue des Droits de l’Homme, fondée à l’occasion de l’affaire Dreyfus pour la défense de la liberté et de la justice, est devenue totalement impuissante devant le flot d’iniquité, devant toutes les nouvelles affaires Dreyfus dont les dossiers font craquer ses cartons. Envahie elle aussi par les rhéteurs opportunistes et comptant parmi ses dirigeants tant d’hommes dont l’action publique est de faire échec à ses principes et à. son œuvre, que peut aujourd’hui cette Ligue ?

La rhétorique démocratique, particulièrement l’actuelle, a hérité de l’ancien régime le goût de cette « équivoque » que flétrissait Boileau. Elle invente tous les jours des mots nouveaux pour qu’on ne comprenne rien à ce qu’elle veut ou ne veut pas dire. (Voir Langue, Néologisme). Elle a fabriqué entre autres une rhétorique prolétarienne dans laquelle il est impossible de se reconnaître si l’on n’est pas un endormeur du prolétariat. Parmi les produits les plus récents de l’équivoque ainsi entretenue pour la confusion des esprits, on trouve des élucubrations comme celles-ci : « le chômage technologique » qui tend à démontrer que les causes du chômage sont dans la machine elle-même et non dans le mauvais usage, l’usage anti-social, qu’en font ses possédants ; les « avantages dispensiels » pour prouver aux gens qu’ils sont d’heureux mortels quand on les dépouille, au nom de la « défense républicaine », au profit des banquiers ; les « pactes initialés », merveilles diplomatiques qui permettent de dire qu’entre deux nations un traité existe quand il n’existe pas et qu’il n’existe pas quand il existe ; etc.

Proudhon constatait : « En fait de manifeste démocratique comme de programme ministériel et de discours de la couronne, l’essentiel est de parler et de ne rien dire. » On continue dans la démocratie opportuniste-radicale-socialiste comme au temps de Rome, en attendant de se réveiller un jour sous la botte d’un César.

A la rhétorique se rattachent tous les mots dérivés de logos (discours) : logographie (moyen d’écrire aussi vite qu’on parle), logogriphe (énigme, chose ou discours inintelligible), logomachie (querelle de mots), logaphile (bavard), logotechnie (science des mots), et enfin… logodiarrhée ou logorrhée qui indiquent l’incontinence verbale, un flux de paroles vides de sens ; c’est la véritable maladie des politiciens. Presque tous ces mots ont un sens péjoratif déduit de l’usage, le plus souvent malfaisant, de la rhétorique.

A la rhétorique, « art de bien dire », préférons l’art de bien faire… et de laisser dire. Le véritable orateur, celui qui fait un bon usage de la rhétorique, est celui qui agit bien en traduisant ses paroles en actions. Le rhéteur qui « finit par croire que la parole est le fait, et croit avoir agi quand il a fini de dire ». (A. Suarès), n’est qu’un insane bavard. Il est comme le cheval dont Jules Renard a dit dans ses Histoires Naturelles : « Il pète, pète, pète. » Or, ce n’est pas de pétarades que le monde a besoin, c’est de raison, de conscience et de volonté agissante. — Edouard Rothen.


RITUALISME n. m. (du radical rit ou rite). En un sens général, on englobe sous le nom de ritualisme tout ce qui concerne les rites, c’est-à-dire les formes et l’ordre prescrits dans les cérémonies religieuses ou même dans une cérémonie quelconque. C’est ainsi qu’on parlera de ritualisme brahmanique, catholique, maçonnique. En un sens très spécial, ce terme désigne un mouvement religieux qui se développa dans le royaume britannique vers le milieu du xixe siècle et qui constitue l’extrême droite de l’anglicanisme.

Le goût des rites était fort vif chez les anciens. En Égypte, non seulement, d’innombrables prescriptions réglaient les moindres détails du culte, mais dans la vie de chaque individu tout était prévu et fixé d’avance, de la naissance à la mort. Malgré sa toute-puissance, le pharaon lui-même subissait la tyrannie d’un cérémonial rigoureux, d’une étiquette minutieuse qui, du lever. au coucher, commandait tous ses actes. Audiences, promenades, bains, accouplement sexuel devaient se faire à heure fixe. Toute autre viande que celles du veau et de l’oie lui était interdite ; pour le vin, il était parcimonieusement rationné.

Au Japon, avant 1868, le mikado était soumis aux prescriptions d’un cérémonial aussi abrutissant que pompeux. Jamais ses pieds augustes ne devaient toucher la terre nue ; c’eût été un crime abominable de lui couper la barbe et les cheveux ; il s’abstenait de manger deux fois dans le même service. Successivement et en grande pompe, il épousait douze femmes de haute naissance ; toutefois, il pouvait, de plus, entasser un nombre indéfini de concubines dans le harem impérial. Le feu, qui ne respecte rien, ayant pris au palais en 1788, le mikado fut obligé de courir et, accident non moins grave, de manger pendant deux jours, du riz qui n’avait pas été trié grain à grain ; ce fait fut consigné dans les annales de l’empire comme la plus terrible des catastrophes. Cinq fois par an, ce dieu terrestre donnait des audiences dans la troisième enceinte de son palais ; les nobles s’y rendaient pieds nus, suivis d’un serviteur qui portait leurs chaussures. Le siogoun, qui jouissait d’un prestige presque égal à celui de l’empereur, était contraint, pareillement de respecter des habitudes périmées. C’est dans la seconde moitié du xixe siècle seulement que le Japon s’est modernisé.

Dans l’Inde, le ritualisme brahmanique, souvent odieux ou cruel, s’impose obligatoirement, même aujourd’hui. Mais le pays par excellence des rites, ce fut l’ancienne Chine. Le Li-Ki, ou Livre des Rites, est l’un des cinq livres sacrés de cet immense pays. Il semble fort ancien et remonterait, croit-on, a la troisième dynastie, Tcheou. Un ministère spécial fut chargé de veiller à la stricte application des rites consacrés par l’usage ou la loi. Tout était soumis à des règles invariables, figé dans une immobilité contre nature. À Pékin, les habitants ne pouvaient sortir de leurs demeures avant 5 heures 12 minutes, le matin, ni après 9 heures 12 minutes, le soir. Construction des maisons, type des voitures, forme des vêtements, etc., étaient fixés administrativement. Si les menus détails de la vie privée n’échappaient pas à l’empire de la coutume, les grandes manifestations officielles, les cérémonies religieuses, les examens littéraires, l’étiquette de la maison impériale faisaient l’objet d’innombrables et intangibles prescriptions. Tel était l’attachement des Chinois pour les rites nationaux et le culte des ancêtres que les missionnaires Jésuites, fidèles à l’exemple donné par le Père Ricci, cherchèrent, au xviie siècle, non à les discréditer, mais à les concilier avec l’enseignement et les usages catholiques. Une adaptation du même genre fut tentée avec le brahmanisme, sur les côtes du Malabar, par les disciples d’Ignace de Loyola. Il fallut les condamnations expresses des papes Innocent X en 1645, Clément XI en 1715 et Benoit XIV en 1742, pour que les Jésuites d’Extrême-Orient, après avoir usé de tous les échappatoires possibles, se résignent à défendre aux chrétiens de pratiquer les rites chinois ou de rester fidèles aux coutumes du Malabar.

A l’instar du paganisme romain, formaliste et routinier, le catholicisme, son imitateur et son héritier, témoigna de bonne heure d’un goût marqué pour les cérémonies pompeuses et les rites compliqués. Pour célébrer la messe, pour administrer les sacrements, pour présider les vêpres, etc., le prêtre s’affuble de robes et de manteaux hiératiques : sacristains, chantres qui l’entourent portent des jupes ; et les jeunes garçons qui le servent à l’autel, endossent, eux aussi, des vêtements féminins. A la manière de perroquets, les assistants répètent des formules et des prières, dont ils n’omettent pas une syllabe, mais dont le sens leur échappe parfois complètement. De même, leurs divers gestes sont fixés d’avance, et c’est de façon toute machinale qu’ils se lèvent, s’agenouillent, font des génuflexions et des signes de croix. Le concile de Trente déclara anathème quiconque se permettrait d’omettre ou de changer les rites adoptés par l’Église. Lorsqu’il promulgua le Missel romain, Paul V ordonna aux prêtres d’en suivre les prescriptions à la lettre, en célébrant la messe ; et Benoit XIII rendit obligatoire la fidélité aux règles contenues dans le Cérémonial des Évêques. A côté du rite latin, le catholicisme accorde une place à d’autres rites, celui des grecs-unis et celui des maronites par exemple. Au Vatican, la Congrégation des Rites s’occupe de tout ce qui concerne les cérémonies liturgiques, l’administration des sacrements, la canonisation des saints ; sa création remonte à Sixte-Quint ; elle est présidée par des cardinaux.

En matière de culte, l’Église orthodoxe s’avère non moins amie de la routine et de la complication que le catholicisme. Par contre, le protestantisme témoigne d’une répugnance, très accentuée dans certaines sectes, pour les rites impersonnels et les formules stéréotypées. Aux cérémonies grandioses, aux manifestations théâtrales, il préfère le culte en esprit et le recueillement intérieur.

Parce qu’ils se croyaient des demi-dieux, maints souverains ont voulu qu’on rende à leur personne un culte ayant ses rites invariables et ses formes consacrées. Un cérémonial rigoureux, l’étiquette, régnait à Versailles, sous Louis XIV. Devant le lit du roi, et devant le coffret qui contenait ses serviettes, les courtisans faisaient une révérence comme les fidèles devant le tabernacle. Au lever du souverain, les assistants étaient introduits par séries dans sa chambre à coucher. Les premiers le voyaient sortir du lit et l’aidaient à mettre sa robe de chambre ; les derniers pénétraient seulement lorsqu’il s’était frotté les doigts avec une serviette trempée dans l’alcool : c’était tout le débarbouillage de ce roi crasseux. C’est un prince du sang qui présentait au monarque la chemise de jour ; pour passer sa culotte et pour l’attacher, il fallait l’intervention du maître de la garde-robe. Quand il dinait seul, un huissier, un maitre d’hôtel et trois gardes du corps, carabine à l’épaule, escortaient chacun des plats qu’apportait un gentilhomme ; trois personnes intervenaient pour lui verser à boire. Les jours de grand couvert, le cérémonial était plus pompeux encore et une trentaine de larbins, dont un aumônier, et seize hommes en armes, entouraient le potentat. Monument de sottise et de vanité, ce ritualisme trouve encore des admirateurs parmi les historiens bien pensants. A Rome, la cour pontificale continue, même de nos jours, à exiger des fidèles admis à voir le pape qu’ils se prosternent devant ce souverain costumé en princesse, et qu’ils baisent sa pantoufle avec dévotion.

Si j’en crois ce que j’ai pu lire ou entendre, la question des rites aurait une grosse importance dans la franc-maçonnerie ; mais j’en parle en profane, n’ayant jamais visité une loge. Le Grand Orient de France possède un Grand Collège des Rites, dont les membres, tous parvenus au 33e degré, se recrutent par cooptation. Cet organisme n’a pas de pouvoirs administratifs, mais il veille à l’octroi régulier des hauts grades et au maintien du symbolisme et des traditions maçonniques. A la Grande Loge de France, Oswald Wirth et quelques autres ont conservé très vif le goût et le souci des rites. En Belgique, Goblet dAlviella s’efforça d’imprimer un caractère mahométan, bouddhique, chrétien, mithriaque à certains degrés. Albert Pike, dont l’œuvre n’est pas traduite en français, s’est appliqué à mettre en valeur les grades écossais. Chez nous, les ouvrages de Ragon, de Bédarride, d’Oswald Wirth, de Plantagenet, peuvent donner une idée du ritualisme maçonnique. Rituel et symboles auraient pour but, disent leurs défenseurs, de transformer l’esprit de l’initié et d’y introduire les principes nouveaux dont il doit s’inspirer. Occultistes et mystiques leur attribuent en outre de secrètes et puissantes vertus. Mais d’autres préfèrent le travail rationaliste ; les cérémonies ésotériques ne leur inspirent pas confiance ; ils voudraient une maçonnerie modernisée, moins indulgente pour les religions, plus pénétrée de l’esprit scientifique.

Sans nous attarder davantage à l’énumération des ritualismes qui furent pratiqués autrefois ou qui le sont encore aujourd’hui, disons que le goût des cérémonies pompeuses nous apparaît comme une survivance d’un état d’esprit qui eut sa raison d’être aux époques de barbarie, mais qui ne répond plus aux exigences de cerveaux libérés des dogmes et des croyances traditionnelles. Les rites d’origine religieuse ou magique sont à rejeter irrévocablement ; nés du mensonge, ils ont pour unique résultat d’entretenir une maladive curiosité. Mais la poésie et l’utilité s’avèrent inspiratrices de gestes et de paroles symboliques qui s’apparentent à l’art ou aux manifestations d’une activité utile. Parfois la danse semble être très proche du rite ; et l’on doit reconnaître qu’en certaines circonstances, il est bon de pouvoir découvrir sur-le-champ ses amis. Source empoisonnée où s’alimente l’hypocrisie, la politesse, cet ensemble de rites stéréotypés, contribue cependant à rendre moins pénibles les rapports que l’on a, malgré soi, avec des gens peu sympathiques. S’en tenir aux légitimes satisfactions de l’art et aux réactions pratiques exigées par la nature ou les circonstances, voilà l’unique règle de notre comportement dans ce domaine si discuté. Les mots rites et ritualisme pourraient être biffés des dictionnaires modernes sans que nous protestions, leur origine religieuse les rendant impropres à désigner gestes et paroles qui restent dans le cadre des nécessités rationnelles ou des besoins esthétiques. Dédaigneuse des attitudes hiératiques, l’humanité doit repousser mystères et rites que lui légua la tradition.

Disons maintenant quelques mots du ritualisme anglais. En 1833, certains membres de l’Université d’Oxford : Pusey, Newmann, Palmer, Oakley, Ward, Keeble, Froude, tentèrent de faire adopter par l’Église anglicane un grand nombre de cérémonies et de dogmes que le protestantisme avait condamnés. Keeble donna le signal du mouvement dans un sermon prêché à Sainte-Marie d’Oxford. Une série de 90 traités ou tracts, publiés dans les années qui suivirent, firent connaître partout la doctrine tractarienne (c’était le nom qu’on lui donnait à cette époque).

Nous voulons, affirmait Newman, « contribuer au réveil pratique des doctrines professées par les théologiens de notre Église, mais devenues lettre morte pour la majorité de ses membres ». En parole, les nouveaux réformateurs protestaient de leur attachement pour l’Église anglicane ; en fait, ils se rapprochaient sensiblement du catholicisme romain. « Ce sont, disait d’eux Grégoire XVI, des papistes sans pape, des catholiques sans unité et des protestants sans liberté ». Les évêques anglicans condamnèrent cette tentative et interdirent la publication des tracts en 1841. Quatre ans plus tard, Newman se convertit au catholicisme ; il fut créé cardinal en 1879 par Léon XIII. Oakley, Palmer, Manning et d’autres entrèrent également dans l’Église romaine. Pusey refusa d’aller jusqu’au papisme et resta le chef de ceux qui ne voulaient pas se séparer de l’Église d’Angleterre ; jusqu’au concile du Vatican, il crut d’ailleurs qu’il était possible de s’entendre avec Rome. S’il répugnait personnellement à adopter certaines cérémonies catholiques, ses disciples n’eurent pas les mêmes scrupules. Ils admirent les sept sacrements, la confession auriculaire, la présence réelle et le sacrifice eucharistique, le culte de la Vierge ; ornements sacerdotaux, croix, cierges reparurent dans les oratoires. Le puseyisme transformait finalement en ritualisme. Entre ces « papistes déguisés » et les gardiens de la tradition nationale une lutte assez âpre s’est poursuivie longtemps. En 1859, les premiers avaient fondé l’English Church Union, les seconds créèrent en 1865 la Church Association qui combattit les innovations en matière de culte. Parlement et tribunaux sont intervenus à plusieurs reprises contre le ritualisme, sans arrêter ses progrès ; sur bien des points, les hauts dignitaires de l’Église anglicane se sont rapprochés de lui. Mais les fidèles sont restés hostiles au papisme dans l’ensemble, et la Chambre des Communes a rejeté récemment un nouveau Livre de Prières, parce qu’il faisait trop de concessions au romanisme. L’opposition à la primauté du pape demeure d’ailleurs fort vive, même au sein du mouvement ritualiste. — L. Barbedette.


RIZ n. m. Le riz est une graminée, dont la culture réclame une surveillance toujours en éveil et une longue serre d’opérations. Semé d’abord dans un espace restreint où il germe et lève, il doit être repiqué ensuite dans les rizières, par touffes distantes de 30 à 40 centimètres. Avant le repiquage, il faut niveler le sol, le border de petits talus qui servent de chaussées, le labourer et l’égaliser avec la herse ; après, il faut inonder la rizière et maintenir l’eau à la hauteur demandée par l’état de croissance, puis opérer le vidage quand les épis son formés. Plus tard, on moissonnera à la faucille et l’on procédera au décorticage du paddy, pour extraire le grain de son enveloppe. On sème le riz au printemps ; il ne germe que planté dans la boue ; et c’est pareillement dans la boue qu’il faut le repiquer. Pendant toute sa croissance, il doit rester dans une eau qui, sans être courante, peut néanmoins se renouveler. D’où la nécessité de préparer soigneusement le terrain à l’avance, s’il n’est pas naturellement horizontal. Certaines espèces, cultivées dans les régions difficilement inondées, réclament beaucoup moins d’eau. Pour mûrir, le riz exige en outre de très fortes chaleurs. Aussi prospère-t-il dans les pays chauds et humides de la zone intertropicale, surtout dans les deltas des grands fleuves, les basses plaines littorales et les vallées submersibles. Il atteint en moyenne une hauteur allant de 70 centimètres à 1 m. 80. On compte au moins 900 variétés de riz en Indochine et 500 à Madagascar. S’il en est qui conviennent aux terrains un peu secs, d’autres, comme le riz gluant, poussent en pleine eau et peuvent atteindre 6 ou 7 mètres de hauteur.

De Chine, où elle prit naissance probablement, la culture du riz passa aux Indes, puis en Égypte, et fut importée finalement en Europe par les Arabes. On la trouve installée en Italie dès le XVe siècle ; en France, elle fut d’abord expérimentée en Auvergne, mais on l’abandonna, parce qu’au dire des médecins d’alors, le riz engendrait des épidémies. Cette céréale qui, chez nous, n’est guère utilisée qu’à titre d’aliment complémentaire, constitue le pain des races jaunes. Ce serait la plante qui nourrirait le plus d’hommes, environ 900 millions sur 2 milliards que porte le globe, d’après l’Office international de l’Agriculture. Au Japon, chaque habitant consomme une moyenne de 150 kilogrammes de riz par habitant ; à Formose et au Siam, un peu plus de 120 kilogrammes ; alors qu’en Italie, le pays d’Europe où sa culture est la plus développée, la moyenne n’atteint que 7 kilogrammes. Dans l’Inde, le brahmanisme contribue à faire du riz un élément essentiel de l’alimentation, car il proscrit l’usage de la viande. En France, il fut, pendant la guerre, l’un des succédanés employés dans la boulangerie ; mais, comme il est vendu à des prix supérieurs à celui du blé, son utilisation est redevenue très faible par la suite. Si nous ne parlons pas de la Chine, le pays qui consomme le plus de riz, c’est que l’on ne possède à son sujet aucune statistique permettant de fournir d’intéressantes précisions. On sait néanmoins qu’elle importe, annuellement, quelque 600.000 tonnes de cette céréale, par Hong-Kong, et que sa production normale laisse celle de l’Inde loin derrière elle, probablement.

Parmi les principaux pays producteurs de riz, il faut citer, outre la Chine (qui le cultive dans toute sa partie méridionale, même sur les pentes des montagnes quand l’irrigation est possible), l’Inde, la Birmanie, le Siam, l’Indochine, le Japon. La côte orientale du Dekkan les deltas du Gange et du Brahmapoutre, ceux de l’Irraouaddi et de la Salouen, du Mékong et du Sang-Koï possèdent d’immenses rizières. Dans les vastes plaines du Yunnam, on fait jusqu’à trois récoltes par an. Au Japon, la production moyenne est de 104 millions de quintaux ; elle représente 60 p. 100 de la valeur totale des produits alimentaires agricoles. On trouve aussi des rizières à Java, dans les plateaux intérieurs et sur le littoral oriental de Madagascar, dans les vallées du Nil et du Niger, dans celles du Syr-Daria et de l’Amou-Daria, en Lombardie où la production atteint 6.500.000 quintaux, en Espagne où elle s’élève à 3 millions de quintaux, en Amérique où elle dépasse 8 millions de tonnes ; on en trouve même en Bulgarie, en Yougoslavie, au Portugal. Avec leurs 480 millions de quintaux annuels, les Indes anglaises éclipsent, et de très loin, tous les pays non asiatiques. SI la culture du riz exige beaucoup de travail, elle est, par contre, d’un excellent rapport. Le rendement moyen, évalué à 20 hectolitres à l’hectare pour l’ensemble du globe, est bien supérieur à celui du blé ; au Japon, il atteint 26 hectolitres. Mais, lorsque les pluies arrivent en retard ou sont insuffisantes, la récolte est parfois extrêmement déficitaire. D’où les effroyables famines qui sévissent, les années de sécheresse, dans certains pays d’Extrême-Orient.

Parce qu’il est, pour une large part, consommé sur place, dans les contrées mêmes qui le produisent, le riz n’est pas l’objet d’un trafic comparable à celui du blé. Au premier rang des régions exportatrices, il faut placer la Cochinchine, le Tonkin et le Cambodge. La Cochinchine en expédie de 15 à 16 millions de quintaux chaque année ; le Cambodge en livre plus de 300.000 tonnes à Saigon pour l’exportation ; au Tonkin, l’on obtient, à l’heure actuelle, deux récoltes par an. Saigon, la capitale du riz, rivalise avec les ports français les plus renommés, par l’ampleur de ses opérations. « Pour bien juger de l’importance de l’Indochine comme centre de production rizière, écrit Rondet-Sdint, Il faut, du haut de Cholon, à Saigon, longer le canal appelé arroyo-chinois. Sur des kilomètres, les gros chalands sont l’avant à terre, dans la vase, pressés les uns contre les autres. Combien y en a-t-il ? Des centaines et des centaines. Les magasins, les piles de sacs de riz s’alignent sur chaque rive à perte de vue, coupés ça et là par quelque grosse usine de décortiquage. « Sous forme de paddy, de grains blancs, etc., Saigon aurait exporté plus de 1.600.000 tonnes de riz en dix mois, certaines années. La Birmanie est aussi un centre exportateur de toute première importance ; Rangoun expédie la précieuse céréale, non seulement eh Europe, mais dans les principaux pays d’Extrême-Orient. À cause de la densité de leur population, Chine, Japon, etc, produisent en effet moins de riz qu’ils n’en consomment.

D’ordinaire, on mange le riz cuit à l’eau et en grain. On peut aussi le manger cru, le réduire en farine ou le mélanger avec d’autres aliments. Parce qu’il renferme peu de gluten, il est moins nourrissant que le blé, mais il est très digeste s’il est préparé de façon hygiénique et très régénérateur. Pris comme base de l’alimentation, on l’accuse de donner le béribéri. Ce reproche semble fondé ; il ne vaut toutefois que contre le riz décortiqué, n’ayant plus les cuticules qui renferment les vitamines. Sous prétexte de le rendre plus appétissant et d’une présentation plus agréable, on élimine un élément indispensable. S’il est presque impossible de se procurer du riz non décortiqué chez nous, la même difficulté n’existe d’ailleurs pas en Extrême-Orient. Fruits, légumes frais, viande crue contiennent, en outre, les vitamines dont l’organisme à besoin. Aussi le béribéri n’est-il pas à craindre en France, du moins par suite de la consommation du riz, cette dernière n’étaht que de 2 grammes et demi, eh moyenne, par tête et par jour ; en Indochine, par exemple, où elle dépasse 500 grammes, il en va tout autrement. Voici la composition du riz :

Albumine 7,75
Graisse 0,75
Hydrate de carbone     76,50
Sel 1,50
Cellulose 0,50
Eau 13,00

Avec cette céréale, on fabrique un alcool ou un vin qu’on appelle saké au Japon. En la mêlant à l’orge, on en fait une bière qui se conserve moins facilement que la bière commune. On en tire aussi une poudre de toilette, dont les élégantes font une grande consommation ; en une seule année, l’Angleterre eut besoin de 170 tonnes de cette poudre pour blanchir la peau de ses beautés insulaires. Pour la consommation, le riz de la Caroline, riche en phosphate, est le meilleur, puis vient celui du Piémont. Suivant l’origine et l’espèce, la valeur de cette céréale diffère d’une façon sensible. À notre époque, où l’abus de la viande s’avère désastreux pour les races d’Occident, il convient de ne négliger aucune des ressources alimentaires offertes par le monde végétal. Des recettes culinaires, fruits d’une longue expérience ou de recherches effectuées par des hommes compétents, permettent, d’ailleurs, d’apporter une très grande variété dans la confection des plats de riz. Mais les hommes, qui explorent volontiers les nébuleuses régions d’un au-delà chimérique, ignorent tout, habituellement, des qualités requises pour que la nourriture soit hygiénique. — L. Barbedette.


ROMAN L’origine du mot roman est dans le latin romani, nom donné d’abord aux habitants de Rome, puis à tous ceux qui parlèrent la langue latine dans l’Empire appelé la Romania ou le Romanum imperium, le monde romain. De ce latin romani sont dérivés, dans la première langue française qui se distingua du latin, les mots romans, au masculin, et romance, au féminin. Romans est devenu roman et, par analogie, romance a fait romane.

On appelle aujourd’hui romanes les langues qui sont nées de la corruption du latin. Leur domaine s’étend sur tout l’occident et une partie de l’orient en Europe, ainsi qu’en Amérique, dans les pays d’ancienne colonisation française, espagnole et portugaise. Pour Littré, les langues romanes sont les idiomes issus du latin après la chute de l’empire romain. Une interprétation plus ou moins arbitraire a fait appeler romanes les langues parlées et écrites jusqu’à la fin du xiiie siècle. L’étude des langues romanes est d’une importance considérable pour la connaissance de la formation du langage des différents peuples européens et, comme conséquence, pour celle de leur histoire et de leurs mœurs. Ces langues montrent le caractère et la persistance des éléments ethniques que la conquête romaine n’a pu étouffer sous son uniformisation.

Depuis un siècle environ, on a appliqué le qualificatif roman à l’art, l’architecture eh particulier, qui. S’est dégagé le premier du classicisme néo-grec. L’étude de l’art roman n’est pas moins intéressante que celle des langues romanes, bien qu’elle révélé moins de caractères ethniques, plus d’influences étrangères. Ces influences sont barbares dans le Nord, orientales dans le Midi. Dans certaines régions méditerranéennes, l’art appelé roman est même uniquement d’imitation byzantine.

Nous ne nous occuperons ici que du sens spécial donné ah moyen âge aux mots roman et romance. Le premier seul a conservé ce sens ; le second n’est plus employé qu’en musique. La romance est devenue la forme condensée du roman qui jadis était chanté. Il était un ouvrage de poésie ou de prose, écrit en langue romane, c’est-à-dire vulgaire, par opposition aux ouvrages écrits en latin. Son caractère était généralement profane, mais il y avait des romans religieux et il y en avait aussi d’écrits en latin. Là marque essentielle du roman était, elle est encore, son genre narratif alimenté par l’invention. Il naquit de la chanson de geste, quand celle-ci, n’étant plus uniquement un chant d’entraînement guerrier, fut devenu tout un poème, une épopée, pour la distraction de la vie de château. Il ne chanta plus alors uniquement les combats et les exploits des héros qui s’y étaient distingués ; il chanta l’amour. Mais cette transformation ne se fit guère avant le XII siècle, lorsque le trouvère, compositeur et chanteur, introduisit l’amour courtois dans la poésie qu’il faisait entendre à ses auditeurs. Jusque-là, les romans furent des compositions épiques se rattachant aux chansons de geste : les romans de Brut et de Rou, par Wace, ceux d’Alexandre et l’Enée, par Albéric de Besançon, celui de Troie, par Benoit de Sainte More, le Tristan, de Béroul, etc. Les premiers romans où l’amour se dégagea de la geste guerrière et prit les formes de la galanterie, furent ceux de Chrétien de Troyes (La Charrette, Yvain, Tristan, Perceval, etc.), et les Lais, de Marie de France. Robert de Boron continua (Le Graal, Lancelot, etc.). Cette littérature, dite des « romans bretons », avait à son origine l’épopée celtique de la Table ronde. En même temps qu’il exprimait des sentiments de plus en plus courtois, le roman se faisait allégorique, didactique, satirique (Roman de la Rose, Roman de Renaît, etc.). Toute la longue série des Contes pieux se rattache au roman par la narration, la fantaisie de l’invention et aussi le respect dont on commençait à entourer la femme après plus de mille ans de malédiction ecclésiastique. Enfin, le fabliau a été la forme populaire, « gauloise » suivant le mot qui caractérise cette forme, du roman. C’est du vieux fabliau français que sortirent les nouvelles qui firent la célébrité des conteurs italiens depuis Boccace jusqu’au xviie siècle.

Presque toutes les œuvres romanesques du moyen âge ont été écrites en vers. Lorsque la prose fut introduite dans la littérature, le roman commença à se séparer plus nettement de la poésie pour devenir ce que l’Académie française définit aujourd’hui : « Une histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture des mœurs, soit par la singularité des aventures. » (Dictionnaire de l’A. F., 7e édition, 1878). Le roman décrit la vie ou ce qui est censé être la vie. Sa première condition, en dehors de toute classification, est la vraisemblance de son invention sinon l’observation du vrai et la reproduction du réel. Il se différencie ainsi du conte dont le caractère est dans le merveilleux et l’invraisemblable. « Ce ci n’est pas un conte », dit-on depuis Shakespeare, d’un récit dont on veut affirmer la vérité, tout au moins la vraisemblance. Le roman donne le tableau, l’illusion de la vie, de l’action, des sentiments, par l’adaptation habile, objective ou subjective, idéaliste ou réaliste, d’une vérité qui est, a été ou pourrait être. Il s’empare de tous les sujets : historiques, scientifiques, philosophiques, politiques, sociaux, et les anime, les spiritualise ou les matérialise dans les pensées ou dans les actes de personnages plus ou moins imaginés ou pris sur le vif, exceptionnels ou communs, qui sont, des caractères, des individualités, des types spéciaux ou simplement « comme tout le monde ». Le roman, par sa nécessité de personnification concrète de l’action et des sentiments, est le genre littéraire le plus voisin du théâtre. Diderot déclarait que tout bon drame devait pouvoir faire un bon roman. La réciproque est aussi vraie.

Le romanesque a toujours hanté l’esprit humain, soit par le merveilleux de la fable et l’héroïsme du mythe, soit par l’observation plus proche et plus directe de la réalité. Le roman ancien est caractérisé par l’aventure et le roman moderne par le sentiment ; mais les deux se trouvent dans les productions antiques, sources inépuisables de toutes les inventions littéraires. (Voir Littérature.) On s’occupait plus d’action d’éclat que de recherche psychologique aux temps de ces romans fabuleux appelés l’Illiade, l’Odyssée, l’Enéide, la Cyropédie, etc., et la fiction était la marque essentielle des Milésiennes, petits contes gracieux et voluptueux dont on ne connaît plus que ceux de Parthénius de Nicée et de Conon. Il y eut plus de vérité dans quelques productions des érotiques grecs, du ii- siècle au ve siècle, dans Daphnis et Chloé, le charmant récit de Longus, dans le Satyricon du satirique Pétrone, dans les Métamorphoses, d’Apulée, dont l’Ane d’Or est resté célèbre. Mais le roman ancien fut surtout le récit d’aventures, tel les Amours de Théagène et de Chariclée, d’Héliodore, qu’on imitait encore au XVIIe siècle français. À Rome, le genre tomba vite en décadence ; celle-ci fut marquée par l’adaptation de l’Apollonius de Tyr.

L’imitation de l’antique fut reprise au moyen âge. Elle aida à l’éclosion du roman chevaleresque tiré de l’épopée et elle se prolongea avec ce roman jusqu’au milieu du viie siècle. De plus en plus, la poésie des chansons de geste avait été noyée dans le fatras, indéfiniment allongé, d’une invention grossière et invraisemblable dont les personnages n’étaient que des pantins. L’amour même les rendait ridicules par leur affectation galante. On était loin des Roland, des Tristan, des Lancelot et des compositions naïves de Marie de France. La chevalerie n’était plus qu’une légende, héroïque. Cervantès, après Rabelais, lui avait fait de splendides et définitives funérailles avec, son Don Quichotte. Le roman versait de plus en plus dans la galanterie de cour et les mœurs de la nouvelle aristocratie des « honnêtes gens » empressés à la. curée des faveurs royales. Les Amadis de la littérature espagnole remplacèrent leurs armures par des pourpoints de velours et de soie, les grands coups d’épée par des madrigaux. Ils s’approvisionnèrent de plus en plus, en France, pour prendre les airs sentimentaux et hypocrites des pastorales, des bergeries, des fadasseries bucoliques du Pays de Tendre où les Céladon, les Cyrus, les Polexandre, les Phillis, les Tircis, les Aicidamie, montrèrent une innocence et des vertus d’aulant plus édifiantes qu’ils pratiquèrent de plus sales mœurs. Les d’Urfé (l’Astrée), Gomberville (Polexandre, Alcidiane), La Calprenède (Cassandre, Cléopâtre), Mlle de Scudéry (Cyrus, Clélie), Hortense des Jardins (Alcidamie), et cent autres collectionneurs de scandales, écrivaient pour le monde « précieux » ces romans à clefs où la belle société du temps trouvait ses turpitudes poétisées. Les Cathos et les Madelon, « précieuses ridicules », les Philaminte et les Bélise, « femmes savantes », à qui Molière disait :

« Le moindre solécisme en parlant vous irrite,
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite. »

couraient les ruelles en compagnie d’ « abbés poudrés, musqués, égrillards, trousseurs de cottes, faiseurs de vers. » (Émile Magne.) Ces muses dévergondées, après avoir soupiré sentimentalement auprès des niguedouilles aussi ridicules qu’elles, se livraient à des joies plus prosaïques dans les bras de vigoureux mousquetaires qu’elles entretenaient et qui les payaient de coups. Les Jouissances chantées par la belle Hortense des Jardins, dame de Villedieu, étaient rien moins que platoniques, et Tallemant des Réaux aurait pu dire de la plupart de ces « précieuses » ce qu’il disait d’une dame de Champré :

« Je la crois vache assurément,
Et par derrière et par devant. »

D’ailleurs les ébats de corps de garde s’accordaient fort bien avec les attendrissements bucoliques et même avec les amours mystiques. Les Jésuites avaient introduit le roman dans la politique et dans la religion, en même temps que celles-ci dans le roman. Ils avaient fait le roman religieux, « la religion sortie de sa haute sphère générale pour se laisser manier et mouler au plaisir de l’individu ». (Michelet), ils firent de la sensation « le critérium de l’esprit ». Voisinant avec les Amadis ci comme eux « éclairés du feu des bûchers », les Rosaires, romans religieux propagés dans les couvents espagnols, puis français, répandirent la galanterie ecclésiastique, particulièrement troublante par les désordres hystériques imités de ceux de Thérèse d’Avila et les « cordicoleries » subséquentes. L’Évangile était mis en romans, et Jésus en beau jeune homme, Céladon divin, comme les chromos et les plâtres de l’industrie sulpicienne n’ont pas cessé de le représenter, offrait son cœur et le reste à la frénésie des nonnes et des dévotes dont les sens, furieusement allumés, étaient appelés à témoigner des objets spirituels et d’une divinité qui n’était plus sûre que « par le tact ». On sait, par les exemples toujours actuels, jusqu’où peut aller cette sorte de « spiritualité » chez des vierges pieusement surexcitées et chez des ecclésiastiques flamidiennement disposés. Le pieux François de Sales offrait à ses belles pénitentes ses « Astrées spirituelles », Henri IV, qui s’était livré au père Cotton, y était très sensible. Il faisait ses délices des Amadis et, dans ses derniers jours, de l’Astrée. Il y puisait cette exaltation qui rendit si souvent ridicules ses aventures amoureuses et cette complaisance immorale pour les « honnêtes gens » qui, finalement, le firent assassiner.

Le XVIIe siècle, qui fut celui du roman mondain, fut celui des pires vices hérités de la pourriture physique et morale du temps des Valois, le temps où la médecine eut plus que jamais à s’occuper de la contagion syphilitique répandue par les mœurs royales. « Cent escholiers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote », écrivait Montaigne dans ses Essais. Tartufe arriva ensuite pour souiller le monde entier de sa morale. Les « honnêtes gens » — qu’il ne faut pas confondre avec « l’homme d’honneur » de Rabelais et « l’honnête homme » de Pascal, homme de mœurs franches, affable, poli, et possédant une véritable culture de l’esprit, qu’on nous présente aujourd’hui comme le type ordinaire de ces temps-là —, ces « honnêtes gens, perclus de vices, avaient besoin de ces allégories (celles de leurs romans), et pour s’illusionner sur eux-mêmes que l’on prétendait peindre, et pour témoigner de leurs inaltérables vertus devant la postérité » (E. Magne). Le roman mondain montra la psychologie du temps qui le créa. Il a continué depuis et il est à remarquer qu’il a toujours eu pour but de mettre en évidence des vertus inexistantes dans le monde qu’il a décrit. Il est le même aujourd’hui où il s’efforce de redorer le lustre d’une société bourgeoise en pleine déliquescence.

Au roman mondain du XVIIe siècle (on pourrait annexer la plupart des Mémoires, Lettres, Journaux particuliers, Historiettes, nombreux à cette époque, qui furent les premières « histoires romancées ». Jusqu’au XVIe siècle, les familles nobles, vivant dans leurs châteaux, avaient écrit leurs annales. Lorsqu’elles furent établies à la cour, leurs préoccupations familiales devinrent d’intrigue et de politique, à l’exemple de celles des princes, et l’on ne vit plus que des Mémoires plus ou moins sincères et véridiques, écrits par certains personnages, ou qu’ils faisaient écrire, sur les événements dont ils avaient été acteurs ou témoins. Il en est qui ont une véritable valeur historique, et c’est par eux que les mœurs du temps sont exactement rapportées, mais le plus grand nombre ne sont que du roman. Citons, parmi ceux auxquels on peut ajouter quelque foi, parce qu’ils ne sont pas des apologies de leur époque et qu’ils en font une critique souvent vive, les Mémoires de La Rochefoucauld, de Retz, de Mme de Motteville, de Bussy-Rabutin, de Rapin, etc. ; les Lettres de Mme de Sévigné, les Journaux particuliers de Dangeau et autres, les Historiettes de Tallemant des Réaux, et divers récits des commérages et scandales de la cour et de la ville, à l’imitation des Caquets de l’accouchée. Comme l’a dit Michelet, romans et mémoires étaient devenus « l’épopée non épique, l’histoire non historique, descendues l’une et l’autre de la grandeur populaire à la petitesse individuelle. »

Le véritable roman, considéré dans son sens moderne, avait eu déjà, plus ou moins indépendantes de la mode littéraire, plusieurs formes intéressantes et qui, développées, conduiraient peu à peu à celles d’aujourd’hui. Il était plus vrai, plus sincèrement inspiré de l’observation des hommes et des événements, des mœurs et des milieux. Il avait produit au XVIe siècle le Petit Jehan de Saintré, d’A. de la Salle, et les Cent Nouvelles nouvelles. Au XVIe, Rabelais, dans son Gargantua et son Pantagruel, en avait fait une « horrifique » farce, en même temps qu’une véritable somme des connaissances de son époque, une satire audacieuse et une réconfortante « pronostication » des possibilités de la sagesse humaine, si les hommes la voulaient suivre. Dans le même esprit, Despériers avait écrit ses Joyeux devis, et Du Fail ses Propos rustiques et son Eutrapel. Marguerite de Navarre avait composé les contes de l’Heptaméron. Le commencement du XVIIe siècle avait vu les Aventures du baron de Feneste, d’A. d’Aubigné. Vers 1650 furent publiés les États et empires de la lune et du Soleil, romans d’anticipation scientifique que leur auteur, Cyrano de Bergerac, appela « histoires comiques » et qui font penser par bien des points à J. Verne et à Wells. Ces deux ouvrages étaient surtout des romans d’une hardiesse philosophique et d’un esprit naturiste tels, que toutes les éditions qu’on a tenté d’en répandre jusqu’en 1789 ont été systématiquement supprimées, à l’instigation de la congrégation de l’Index, malgré les coupures qu’y pratiquaient les éditeurs. Il en est résulté, à l’encontre de Cyrano de Bergerac, une méconnaissance de son œuvre qu’entretiennent encore les Histoires de la Littérature, celle de M. Lanson, entre-autres. Cyrano était disciple de Gassendi et ami de Campanella ; la Cité du Soleil de ce dernier paraît avoir inspiré son œuvre.

En 1651 paraissait le Roman comique, de Scarron, imité du genre « picaresque », d’après les picaros types populaires espagnols, mendiants et voleurs, dont Mendoza avait dépeint les mœurs un siècle avant dans son roman Lazarille de Tormes. Le Roman comique tranchait, par son réalisme, avec le roman mondain ; mais plus réaliste encore que Scarron furent Sorel et Furetière. Il est regrettable pour la renommée littéraire de ces deux auteurs qu’ils n’aient pas eu des qualités d’écrivains plus solides, car leurs œuvres méritaient de demeurer par leur caractère. Trente ans avant Boileau et Molière, Sorel avait apporté une réaction nécessaire contre le roman à la mode. Dans son Francion, paru en 1622, il avait montré dans toute leur vérité les bas-fonds sociaux et, en particulier, le monde déjà prostitué des gens de lettres. Dans son Berger extravagant (1627), il avait tourné en dérision la littérature du Pays de Tendre et devancé Molière dans la caricature des « précieux ». De son côté, Furetière, dans son Roman bourgeois (1666) fit une peinture exactement observée des mœurs bourgeoises, mais l’esprit d’un Molière y manquait trop pour en faire l’œuvre fortement satirique que le sujet comportait. La peinture des individus et des mœurs trouva en ce temps-là son expression la plus élevée dans les Caractères de La Bruyère, œuvre d’un véritable romancier.

Ce fut Mme de La Fayette qui donna au XVIIe siècle son chef-d’œuvre dans le roman. La Princesse de Clèves ne fut pas seulement le premier roman d’analyse ; elle apporta un ensemble de qualités qui la mit nettement au-dessus de tout le genre romanesque de l’époque. Ce roman est remarquable autant par le fond que par la forme, par la noblesse des sentiments que par son style, qualités qui sont celles du meilleur classicisme. Le XVIIe siècle vit encore le roman mythologique avec les Amours de Psyché, de La Fontaine, et le roman d’éducation avec le Télémaque, de Fénelon. Enfin, Sandras de Courtilz, auteur des Mémoires de d’Artagnan, commença le roman historique à la façon d’A. Dumas.

Le xviiie siècle fut plus simple, plus naturel, sinon plus sincère. Il fut moins soucieux de pompeuse et trop souvent grotesque sublimité. Mme de La Fayette et La Bruyère avaient commencé une évolution du roman de mœurs que Lesage continua par son Gil Blas de Sentillane. Dans le genre picaresque auquel il donna ainsi son chef-d’œuvre, Lesage multiplia l’observation des milieux et des individus les plus divers, vus dans toutes les classes de la société. Si l’éparpillement de l’action dans une foule d’actions secondaires fait que les personnages y sont noyés, les milieux où s’agitent ces personnages sont supérieurements dépeints et il en ressort une psychologie collective qui remplace celle de l’individu. On a reproché à l’œuvre de Lesage d’être peuplée surtout de coquins ; c’est qu’ils étaient plus nombreux que les honnêtes gens dans les milieux que Lesage décrivait, sans souci des convenances d’une hypocrisie qui mettait le masque de l’honnêteté sur le visage des coquins.

Marivaux (Vie de Marianne, le Paysan parvenu, etc.), continua la réforme du roman par une observation plus directe des mœurs. 11 donna plus d’importance aux caractères, à la psychologie des individus, et moins à l’action. Il commença le roman moralisateur, mais sans y insister trop, à une époque de scepticisme et de frivolité où les derniers moralistes n’étaient que des tartufes attardés. Il faudrait attendre J.-J. Rousseau pour rendre à la morale un caractère, celui de la nature, qui la mettrait à sa vraie place dans les préoccupations humaines. L’abbé Prévost fit abstraction de toute morale conventionnelle dans sa Manon Lescaut où l’intensité de la passion, exclusive de toute considérations, fait de Manon l’égale des plus humaines et des plus vivantes héroïnes de l’amour, à côté d’Yseult, fille de roi, et de la patricienne Juliette. La passion se répandait d’ailleurs dans la littérature avec une expansion qui emportait toutes les convenances, et son déchaînement de plus en plus déclamatoire serait la caractéristique du romantisme. (Voir ce mot.) Elle fut, en attendant, le mobile du roman philosophique, comme la nature en fut le cadre.

Les philosophes, qui employaient toutes les formes littéraires pour la propagande de leurs idées, ne pouvaient négliger le roman et l’importance qu’il avait prise dans la vie mondaine. Par des conventions nouvelles qu’ils y apportèrent, ils y firent pénétrer leurs conceptions sociales. Ils n’insistèrent pas trop sur le côté de la morale. Le ton de la volupté servit à mieux faire passer la philosophie, et l’on eut ainsi, à des degrés divers d’innocence et de perversion, de sérénité et d’orage, toute la gamme des passions, toutes les couleurs des paysages. Les Lettres persanes, de Montesquieu, commencèrent le genre du roman philosophique en apportant une sorte de détachement aristocratique, un objectivisme complet, dans la satire la plus aiguë. Par contre, dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau se mit lui-même avec un subjectivisme qui en fit le centre de toutes les passions et de toutes les sensibilités, multipliées par une imagination impétueuse et un ardent lyrisme. Rousseau fut Saint-Preux comme il fut, dans les Confessions, le « petit » de Mme de Warens. Entre le pondéré Montesquieu et le bouillant Rousseau, le sceptique Voltaire donna ses chefs-d’œuvre au roman philosophique (Zadig, Candide, l’Ingénu). Il érigea au dessus du domaine des sentiments celui de l’esprit et de la raison. De son côté, Diderot renouvela le naturalisme scientifique et philosophique de Rabelais (Jacques le Fataliste, la Religieuse, le Neveu de Rameau).

Le roman du xviiie siècle eut encore une assez grande variété de fond et de forme avec les fadeurs champêtres et la fausse innocence de Florian (Galatée, Estelle), les naïvetés idylliques de Bernardin de Saint-Pierre (Paul et Virginie) qui, en même temps que Marmontel (les Incas), mit l’exotisme à la mode. Ce fut aussi la froide évocation de la vie antique par l’abbé Barthélémy (Voyage du jeune Anacharsis). Les romanciers appelés « libertins » firent les peintures les plus licencieuses des mauvaises mœurs du temps. Laclos (Les Liaisons dangereuses), avait des intentions morales. Il voulait rendre service aux mœurs en dévoilant « les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes ». Crébillon fils (Lettres de la marquise de…, les Egarements du cœur et de l’esprit, l’Ecumoire, le Sopha) et Louvet de Couvray (le Chevalier de Faublas), eurent des intentions moins édifiantes. Enfin, le cycle se ferma sur le réalisme qui fut appelé « cynique » et « monstrueux » de Restif de la Bretonne (le Pied de Fanchette, la Fille naturelle, le Paysan perverti, Monsieur Nicolas, etc.) esprit véritablement encyclopédique, producteur fécond, que les vertueux gens de plume pillèrent d’autant plus qu’ils le méprisèrent davantage, ce qu’ils appellent le « vice » perdant sa mauvaise odeur quand ils en tirent profit.

Le roman du xviiie siècle eut une très grande part d’influence dans l’avènement du romantisme en France. A l’étranger, le romantisme eut des sources plus considérables. (Voir Romantisme.) Bernardin de Saint-Pierre, disciple candide et incompréhensif de Rousseau, qu’il exagéra en faisant un système fantaisiste et arbitraire de ce qui était raisonnable et naturel chez ce dernier, fut l’inspirateur direct du Chateaubriand des Natchez, d’Atala, de René, des Martyrs et aussi du Génie du Christianisme, toutes œuvres qui terminèrent le xviiie siècle plus qu’elles ne commencèrent le xix- siècle, malgré leurs dates.


Le xixe siècle a été la grande époque du roman français, époque qui s’est prolongée jusqu’en 1914. Elle est finie depuis la Guerre qui a bouleversé toutes les « va leurs », surtout celles de la pensée, malgré une production plus abondante que jamais. Le roman ne s’attarda pas dans le romantisme comme la peinture, la musique et surtout la poésie. Dès Balzac, dont les nombreuses œuvres composant la Comédie humaine parurent à partir de 1830, il commença à s’en dégager pour s’établir dans la vie réelle. Le roman romantique eut pour principaux auteurs Ch. Nodier, qui traduisit un des premiers le « vague à l’âme » de l’époque dans le Peintre de Salzburg « journal des émotions d’un cœur souffrant », et dans ses Contes, Senancour (Obermann), Mme de Staël (Delphine, Corinne), B. Constant (Adolphe), A. de Vigny (Servitude et grandeur militaire, Cinq Mars, Stello, Daphné), Th. Gautier (la Jeune France, Mademoiselle de Maupin, dont le préface fut au roman ce que celle de Cromwell fut au théâtre, le Roman de la momie, le Capitaine Fracasse, etc.). George Sand exprima dans le roman le sentimentalisme outrancier de Chateaubriand (Indiana, Lélia, Leone Leon, Jacques, Mauprat, etc.). Elle le reporta sur le monde ouvrier lorsqu’elle partagea les idées des humanitaires de 1848 (Spiridion, les Compagnons du tour de France, Consuelo, le Meunier d’Angibault, etc.). Mais ses meilleures œuvres sont celles dont elle puisa l’inspiration dans la nature (Jeanne, François le Champi, la Mare au Diable, la Petite Fadette, les Maîtres sonneurs, etc.), et dans l’amour (le Marquis de Villemer, les Beaux-Messieurs de Bois-Doré, Mlle de la Quintinie, etc.). Alfred de Musset (Confession d’un enfant du siècle) se dégagea du romantisme, sinon par le fond, du moins par les formes d’un art plus libre. Il fut moins romancier que poète. De même Lamartine (Graziella) romantique dans le fond, eut plus de sérénité classique dans la forme.

Victor Hugo, étroitement romantique dans son théâtre, dépassa les limites arbitraires du genre pour faire du roman, comme de la poésie, une vaste épopée humaine (Han d’Islande, Bug Jargal, Notre-Dame de Paris, les Misérables, les Travailleurs de la mer, l’Homme qui rit, Quatre-vingt-treize). V. Hugo inaugura en France le roman historique que Walter Scott illustra en Angleterre. Le roman donna aux faits de l’histoire la couleur des mœurs du passé mais, de moins en moins scrupuleux, dans le but d’aviver et de rehausser les tons, les romanciers prendraient avec les faits historiques des libertés de plus en plus glandes, au point que le roman historique ne serait plus que de l’histoire romancée. Avant de subir cette évolution fâcheuse, le roman historique compta de belles œuvres à côté de celles de V. Hugo, entre-autres Cinq Mars, d’A. de Vigny, la Chronique de Charles IX, de Mérimée ; les Chouans, de Balzac, etc. On peut aussi considérer comme des romans historiques, par leurs peintures des mœurs du temps passé et les cadres où elles se déroulent, la plupart des œuvres de Stendhal (le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme, l’Abbesse de Castro), certaines de G. Sand Maupral, Consuelo), puis Salambo et Hérodias, de Flaubert, l’Agonie et Byzance, de Jean Lombard, qu’ont imités des contemporains moins scrupuleux dans l’exactitude de leur documentation. Entre temps, Alexandre Dumas était venu avec son armée de « nègres » qui se mirent à fouiller, à dépioter, à arranger l’histoire pour lui donner la première forme, la forme supérieure si l’on peut dire, de l’histoire romancée, car ses successeurs en feraient un des plus ineptes produits du roman-feuilleton. Si Dumas accommodait l’histoire, du moins le faisait-il en y intéressant le lecteur, en lui en donnant le goût et le désir de la mieux connaître. Aussi Dumas pouvait-il dire spirituellement que le roman faisait l’histoire moins ennuyeuse. Le succès lui donnai ! raison, et il était peut-être le seul, a dit un humoriste, qui n’avait pas lu les ouvrages parus sous son nom. Dans le même genre, Paul Féval (les Mystères de Londres, le Fils du Diable, le Bossu, etc.) semble avoir opéré lui-même ; aussi devint-il fou. Il avait eu cependant un secrétaire, E. Gaboriau, qui aggrava le genre en inventant le roman policier (l’Affaire Lerouge, le Crime d’Orciral, etc.).

Balzac établit le pont entre le romantisme et le naturalisme. S’il garda du romantisme une abondance touffue et une invention trop conventionnelle, souvent invraisemblable, il eut un don pénétrant d’observation et de reproduction réaliste qui lui ont fait présenter la société et les hommes de son temps avec une profonde vérité. C’est par ce réalisme que l’œuvre de Balzac demeure toujours vivante. Stendhal fut un observateur encore plus pénétrant, plus avisé, plus froidement scrutateur. Il usa dans le roman des méthodes analytiques de Taine et il y a, dans sa manière de sonder les individus, une sorte, de procédé freudien gênant, pour ceux chez oui la sincérité est la moindre des qualités. Il fut tenu pour cynique, Quand il fut compris, vers 1880, comme il l’avait lui-même annoncé, ce fut surtout pour servir de drapeau à des prospecteurs d’âmes aux intentions équivoques. Les dandys du décadentisme anarcho-patriolique, tel Maurice Barrès, les domestiques académisés de la faisanderie aristocratique, tel M. Paul Bourget, se prévalurent plus ou moins de Stendhal. Il eut été médiocrement flatté d’une telle descendance. Maurice Barrès (Sous l’œil des Barbares, Un homme libre, le Jardin de Bérénice, l’Ennemi des lois, le Roman de l’Énergie nationale, etc.) a été, individuellement et socialement, l’esprit le plus faux de son temps. Son influence sur la prétendue. « élite » intellectuelle n’est que le produit du snobisme suscité et entretenu par les bénéficiaires des sophismes immoraux et meurtriers qui mènent de plus en plus le vieux monde vers une justicière culbute. Nous parlerons plus loin de M. Paul Bourget. Aujourd’hui, la progéniture des repus de la guerre, pour qui la littérature est inférieure aux sports et à la noce, rêve d’action et de puissance avec certainement moins de scrupules qu’un Julien Sorel (le Rouge et le Noir).


Mérimée continua la transition entre le romantisme et le réalisme. Plus romantique de forme eu ce qu’il fut plus artiste que Balzac et Stendhal, et plus attaché à la formule de l’art pour l’art (voir Romantisme), il fut plus réaliste de fond par la vérité de ses personnages, Colomba et Carmen sont des types de femmes toujours vrais et pas seulement ceux d’une époque ; telles scènes populaires sont, dans la Chronique de Charles IX, comme dans la Jacquerie, d’un pittoresque aussi vivant que s’il eût été noté sur place,

La théorie de l’art pour l’art fut la chaîne qui lia Gustave Flaubert au romantisme. Plus romantique en cela que V. Hugo, qu’il accusait presque de démagogie parce qu’il avait écrit les Misérables, Flaubert n’admettait pas la « mission sociale » du poète. Il était, d’accord avec Th. Gautier contre les « utilitaires », et il avait horreur de « l’avocasserie », productrice de la blagologie politicienne. Ses préventions à ce sujet n’étaient que trop justifiées. Par contre, lorsqu’il reprochait à V. Hugo de « peindre faussement la société », il la connaissait encore moins que lui, et il écrivait avec une belle naïveté des choses comme ceci : « Où est la fabrique où l’on met à la porte une fille pour avoir un enfant ? ». Sa critique des Misérables descendait presque an niveau de celle d’E. de Mirecourt, sauf l’hypocrisie ; Flaubert était sincère, mais emporté par ses enthousiasmes d’artiste qui le faisaient « éclater d’intensité intellectuelle ». Il y a lieu d’ajouter, pour caractériser son romantisme, son goût de l’exotisme et celui de l’exceptionnel, de l’ignoble même dont il disait : « L’ignoble me plaît — c’est le snobisme d’en bas — quand il est vrai, il est aussi rare ; ï trouver que celui d’en haut ». Mais il était trop intelligent, trop sincère et trop droit pour prendre au sérieux le charlatanisme esthétique et sentimental dont tant de faux bonshommes tiraient leur fortune. Ses lettres à Mme Colet sont curieuses à ce sujet ; jamais un homme ne fut plus sincère avec les femmes. Il méprisait la vanité cabotine, car il avait le sentiment du « ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même », et il possédait « l’ironie philosophique » des grands et des forts, de Rabelais et de Montaigne. S’il haïssait le « bourgeois » pour sa sottise, il haïssait encore plus fortement le mauvais artiste, « le gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarquer et planter son drapeau ». Ce qu’il appelait sa « déplorable manie de l’analyse » qui l’épuisait, le faisait douter de tout, « même de son doute », joint à sa scrupuleuse franchise, devait amener Flaubert à dominer son enthousiasme, à faire abstraction de ses goûts personnels pour observer froidement, scientifiquement, la nature et les hommes et les montrer le plus objectivement et le plus exactement possible. De cette méthode et de sa rigoureuse continuité sortirent l’Education sentimentale et Madame Bossavy, modèles du roman naturaliste et chefs-d’œuvre du roman contemporain.

En même temps que Flaubert, un attardé, Fromentin, auteur de Dominique (1863), avait clos harmonieusement la carrière du roman romantique. Il avait, équilibré la passion et la raison dans une sereine atmosphère intellectuelle où l’exaltation est apaisée et le pessimisme sans amertume. Fromentin eut l’intelligence •le ne pas s’irriter contre un monde mal fait quand il comprit qu’il n’était pas un génie, et de se borner à exercer remarquablement des dons d’artiste qui en faisaient à la fois un peintre, un écrivain et un critique originaux, Plus sincèrement et plus véridiquement qu’A. de Musset, il aurait pu dire :

« Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon

[verre. »

Le roman naturaliste fut, comme l’art de la même école, le produit de L’évolution sociale plus que de préoccupations esthétiques. Non seulement la Révolution avait apporté un esprit plus largement humain, mais les découvertes scientifiques, Je développement du machinisme, les nouvelles conditions du travail industriel avaient engendré des volontés de réalisations qui dressaient l’économie sociale en face de la politique. La réalité s’imposait, irrésistiblement au penseur comme à l’ingénieur. La science et la philosophie sociales ne descendaient plus des nuages et ne sortaient plus fumantes des cogitations scolastiques ; elles jaillissaient du fait social, du travail, de la lutte de plus en plus âpre entre les producteurs et les bénéficiaires de la richesse. Ce fait social dominait malgré toutes les résistances. G. Sand lui avait fait une place de plus en plus marquée dans ses dernières œuvres. Il avait déterminé lu première forme du roman appelé « populaire », celui d’Eugène Sue (les Mystères de Paris, le Juif errant, les Misères des enfants trouvés, etc.) en concurrence avec le roman historique des A, Dumas, P. Féval, F. Soulié, dans les feuilletons des premiers journaux quotidiens dont ils avaient assuré le succès. V. Hugo avait écrit une véritable épopée populaire avec ses Misérables. Cette œuvre immense où se heurtent dans une mêlée titanesque toutes les passions, tous les rêves et toutes les réalités, les plus purs comme les plus abjects, est et demeure, par son humanité, le type du véritable roman social, quelles que soient les conventions qu’on lui oppose. De ce roman social, V. Hugo a jeté l’indestructible base quand il a écrit en tête de son œuvre cette belle préface qui se termine ainsi ; « tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles », Non seulement ils n’étaient pas inutiles, mois ils étaient nécessaires, indispensables, ces livres qui étaient une espérance pour les affamés, une accusation contre les repus.

Un Claude Bernard et un Taine cherchaient à établir scientifiquement et philosophiquement les lois de la vie ; Zola voulut les donner à la littérature et en particulier au roman. Ses théories furent plus ou moins arbitraires comme celles de C. Bernard et de Taine ; son œuvre les a heureusement dépassées et seule elle a valu, comme seule vaut la vie au dessus de tous les systèmes du monde. L’hérédité spéciale de la famille Rougon-Macquart n’est en rien déterminante des faits sociaux ; cette famille est emportée, comme toutes les autres, dans le fait collectif de son temps. Zola ne pouvait pas faire, sans manquer à la vérité, que la personnalité de chacun des Rougon-Macquart ne se fondit dans l’anonymat de cette mêlée, c’est-à-dire des êtres généralement médiocres dont, il se faisait l’historien, pour se transformer en types représentatifs de leur milieu et de leur temps. La besogne essentielle de Zola, comme du naturalisme, a été de transporter dans la réalité de son époque l’épopée romantique des masses humaines telles qu’elles sont, dépouillées de la déformation littéraire.

Les Goncourt se sont préoccupés davantage de l’individu mais sous son aspect on peut dire plastique. Ils ont plus recherché la précision pathologique que l’exactitude psychologique. Ils ont voulu faire de la « clinique sociale » (L. Tailhade) aussi bien dans leurs études historiques, leur Journal, que dans leurs romans plus propres à leur temps (Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette. Salomon, la Fille Elisa, Charles Demailly, la Faustin, Sœur Philomène, les Frères Zemganno, etc.). Ce fut chez eux un procédé découlant de cette idée, toute conventionnelle et fausse, que l’art ne peut être réaliste qu’autant qu’il s’applique à des individus et à des milieux inférieurs, plus ou moins grossiers. Le procédé fut exagéré par Huysmans (Marthe histoire d’une fille, les Sœurs Vatard, En ménage, A vau-l’eau), avant qu’il transportât sa recherche du bizarre dans le domaine occultiste et catholique (A rebours, Là-bas ! En route, la Cathédrale, les Foules de Lourdes). Il fut encore plus exagéré par de bas producteurs dont l’œuvre ne fut que de la pornographie sans art.

Les romanciers suivants apportèrent au naturalisme les tempéraments les plus divers. Guy de Maupassant, le plus représentatif du véritable naturalisme (voir ce mot), auteur de Roule de Suif, Une vie, Bel Ami, Monl-Oriol, le Horla, Pierre et Jean, le Champ d’oliviers, la Femme de Paul, Fort comme la mort, et de très nombreux contes non moins remarquables que ses romans par la composition et par le style. Henri Céard (Une belle journée), Léon Hennique (la Dévouée, Elisabeth Couronneau, l’Accident de M. Hébert), Paul Alexis (la Fin de Lucie Pellegrin, le Besoin d’aimer, Vallobra, roman de mœurs politiciennes). Ces quatre écrivains furent, avec Zola et Huysmans, les collaborateurs des Soirées de Médan. Ce furent encore, parmi les écrivains naturalistes restés attachés à l’école de Zola ou qui s’en séparèrent avec plus ou moins d’éclat. : Lucien Descaves (Sous-Offs, les Emmurés, la Colonne, Philémon Vieux de la Vieille, etc.) ; Gustave Geffroy (l’Enfermé, beau livre sur Blanqui, l’Apprentie, Hermine Gilquin) ; Paul et Victor Margueritte qui écrivirent en collaboration entre-autres trois romans sur la guerre de 1870, puis se séparèrent, Paul allant vers « l’idéalisme nationaliste », Victor défendant, dans la voie contraire, les théories sociales les plus hardies et les plus généreuses pour la liberté de l’individu et pour la paix des peuples (Prostituée, la Femme en chemin, Ton corps est à toi, Non, la Patrie humaine, etc.) ; J. et H. Rosny (Nelle Horn, le Bilatéral, l’Impérieuse bonté, la Vague rouge, etc.) dont le naturalisme est, socialement, plus pondéré ; Paul Adam (Chair molle, Robes rouges, le Mystère des foules, l’Année de Clarisse, la Force, la Bataille d’Uhde, etc.) plus « nietzschéen » mondain que révolté ; Léon Frapié (la Maternelle, la Boite aux gosses, la Proscrite, etc.) ; Henry Fèvre (Galafieu, Pampouille et Dagobert, etc.) ; Michel Corday (Vénus ou les deux risques, les Embrasés, les Maternités consenties, etc.) ; Gaston Chérau (Champi Tortu, la Prison de verre, la Maison de Patrice Perrier, Valentine Pacquault, etc.) qui est un bon observateur de la vie provinciale ; Han Ryner (le Crime d’obéir, le Sphinx rouge, les Voyages de Psychodore, Prenez-moi tous ! etc.) qui mit la philosophie individualiste dans le roman social. Enfin, ceux qui avec Zola, Maupassant et Huysmans apportèrent au naturalisme les personnalités les plus caractéristiques : Jules Renard (Poil de Carotte, la Maîtresse, Ragote, Histoires naturelles, etc,), et Georges Courteline (Boubouroche, Messieurs les ronds de cuir, les Gaietés de l’escadron, etc.).

A la fois romantique et naturaliste, se dresse, magnifique, Léon Cladel qui fut le plus lyrique, le plus ardent, poète de la terre et de ses hommes, de la liberté et des travailleurs. Après les Martyrs ridicules, présentés par Baudelaire, où Cladel railla la paresseuse et vicieuse bohème, ce furent Pierre Patient, le Bouscassié, les Va-nu-pieds, Celui de la Croix aux bœufs, Ompdrailles, Crète-Rouge, Kerkadec, N’a qu’un œil, etc, tous ces types surprenants d’une vie populaire et d’une épopée qui dépasse V. Hugo en vérité réaliste et en ferveur humaine. Puis, posthume, ce fut I. N. R. I., le plus beau poème qui ait été écrit à la gloire de la Commune et de sep défenseurs. Cladel a été leur Homère.

Romantique et naturaliste, a été aussi Jules Vallès, mais plus en marge des deux écoles que Cladel. Hommes et œuvres tout différents. Si Cladel possédait foncièrement l’enthousiasme de la vie populaire, Vallès était dominé par la sainte haine de l’injustice sociale ; elle entretenait en lui une douloureuse amertume et une ardente révolte, il les a exprimées avec force dans la trilogie de Jacques Vingtras : l’Enfant, le Bachelier, l’Insurgé, comme dans son œuvre de pamphlétaire journaliste.

Octave Mirbeau fut aussi un esprit vivement irrité contre l’injustice sociale. En marge de l’école de Médan, il apporta dans le naturalisme l’esprit individualiste-anarchiste d’une nature extrêmement sensible, en révolte contre cette injustice et contre la sottise cynique de ceux qui y président. Son œuvre, pleine d’ironie, de colère et en même temps d’humanité, est d’autant plus énergique, généreuse, émouvante, qu’il sentait avec plus d’acuité et ne voulait pas désespérer de trouver « la petite flamme de la bonté », même chez le plus corrompu des hommes. Encore plus que contre Zola et contre Anatole France, la confrérie des tartufes s’est acharnée contre lui, et elle continue contre son œuvre dans tous les milieux, même démocratiques pour ne pas dire surtout démocratiques, où l’indépendance de caractère et la générosité de cœur sont considérées comme des tares aristocratiques. Les fausses-couches de la critique dévouée à cette boueuse intellectualité n’ont pas désarmé contre Mirbeau, même après que la maladie l’eut livré sans défense à des « maquilleurs de cadavres » qui l’enterrèrent « patriotiquement », et laissèrent M. Gustave Hervé baver sur sa tombe au nom, dit-il, de « tous les révoltés, de tous les gueux, de tous les traîne-misère, de tous les parias, de tous les opprimés » !… Citons parmi les romans de Mirbeau, tous marqués de son talent profondément personnel : le Calvaire, l’Abbé Jules, Sébastien Roch, le Jardin des Supplices, le Journal d’une femme de chambre, Dingo, etc.).

On doit à des écrivains que Mirbeau influença particulièrement, et surtout à Ch.-L. Philippe, l’expression d’un sentimentalisme à la fois primitif et compliqué, qui s’exprima dans des histoires de simples êtres tout près de nous, et dont la vie et la pensée sont dépouillées des dernières conventions littéraires conservées par le naturalisme. C’est ainsi que Ch.-L. Philippe a écrit : Quatre histoires de pauvre amour, la Bonne Madeleine et la pauvre Marie, la Mère et l’Enfant, Bubu de Montparnasse, le Père Perdrix, Marie Donadieu, Croquignole. Citons dans ce groupe : Lucien Jean (Parmi les hommes) ; Léon Werth (la Maison Blanche, Clavel soldat, Clavel chez les majors, ces deux Clavel sont parmi les romans dits de la guerre les plus vrais et les plus sincères, Yvonne et Pijallet Pijallet danse, etc.) ; Marguerite Audoux (Marie-Claire).

L’école naturaliste eut une queue dans « l’école naturiste » dont l’avortement est un épisode caractéristique du naufrage opportuniste des « intellectuels » dreyfusards. Adolphe Retté (la Seule nuit, Mémoires de Diogène, etc.), venant de l’anarcho-symbolisme, s’y arrêta quelque temps dans son voyage du Diable à Dieu. Jean Viollis en fut le meilleur romancier (Monsieur le Principal, la Flûte d’un sou, Bonne fille, etc.) quoiqu’aient insinué les boueux de la critique que sa dignité offensait. Après lui Eugène Montfort (la Chanson de Naples, Cécile la Belle enfant, César Casteldor, etc.) fait tenir à l’école naturiste une place honorable dans le roman naturaliste. Un autre appendice du naturalisme est le « populisme ». Espérons qu’il sera la dernière formule littéraire dressée entre les hommes et la vie.

Le roman a pris un tel développement au xixe siècle et les écrivains qui l’ont plus ou moins illustré lui ont apporté des conceptions et donné des aspects si divers, qu’il est impossible, sans arbitraire, de classer tous ces écrivain dans un groupe déterminé. On ne peut qu’indiquer des rapports plus-ou moins vagues pour le plus grand nombre d’entre eux.

Dans la première moitié du siècle, Charles de Bernard (la Femme de quarante ans, Gerfaut, l’innocence d’un'forçat, etc.), fut d’esprit et de formes balzaciens. Jules Sandeau (Mademoiselle de la Seiglière, Madeleine, Jean de Thommeray, etc.), d’abord collaborateur de George Sand qui lui prit la moitié de son nom, s’en sépara. Sa distinction académique ne pouvait s’accommoder de l’exubérance romantique de sa compagne. Emile Souvestre (les Derniers Bretons, Un Philosophe sous les toits, etc.), bon peintre des mœurs bretonnes, fut un romancier moral. Pontmartin, pamphlétaire légitimiste, fit des romans « distingués », sans plus (Mémoires d’un notaire, le Fond de la coupe, Entre chien et loup, etc.). Paul de Kock apporta, dès 1813, une verve gaiement réaliste avec l’Enfant de ma femme. Pendant cinquante ans, il alimenta le feuilleton d’une littérature innombrable, amusante, d’un esprit satirique et piquant, et qui est injustement dédaignée aujourd’hui. Champfleury, qui publia en 1847 Chien-Caillou, fut appelé le « chef de l’école réaliste ». Il recherchait la réalité, disait-il, avec l’ardeur d’un bûcheron. Il en a plutôt fait un système. Ce fut sa seule gloire car ses nombreux romans sont bien oubliés. Enfin, dans ce premier demi-siècle, Claude Tillier mérite une place à part. Il y apporta une fraîcheur de pensée et un esprit satirique tout populaires qui donnèrent, à Mon Oncle Benjamin et à Belle Plante et Cornélius une éternelle jeunesse.

Après 1850, Henry Murger (Scènes de la vie de Bohème, le Pays latin, etc.) mit du réalisme dans un romantisme débraillé tant par le style que par les mœurs. Personne n’écrivit plus mal que lui. Sa bohème, toute de convention, ne visait qu’à épater le bourgeois pour arriver, si possible, à épouser sa fille et ses écus et faire alors du rapin crasseux, du littérateur hyperbolique, un homme « comme il faut », marguillier de sa paroisse, « maire et père de famille », comme a dit Verlaine. Ce type de bohème a été de tout temps. Il foisonne dans cette cour des miracles qu’on appelle « l’aristocratie républicaine », parmi tant de « pistons de la machine » à qui le bonneteau politicien permit de donner congé à l’anarchie, consolatrice des purotins. Mimi Pinson, dont les chansons entretinrent « l’héroïsme de l’arrière » dé 1914 à 1918, et la Muse de G. Charpentier, que couronna l’institut, sont des enfants de Murger. De la bohème de 1850, plus célèbre par son impécuniosité que par son talent, il faut nettement dégager Gérard de Nerval qui prouva sa sincérité par sa mort, et son talent par une œuvre de véritable artiste et d’écrivain supérieur. Dans le roman, il a écrit : le Rêve et la vie, les Filles de feu, la Bohème galante, etc. qui sont du meilleur impressionnisme romantique.

Ernest Feydeau (Fanny, le Secret du bonheur, la Comtesse de Chalis, etc.) fut un précurseur du naturalisme. Par contre, Octave Feuillet (le Roman d’un jeune homme pauvre, Julie de Trécœur, Monsieur de Camors, etc.) donna le ton de l’idéalisme sirupeux pour les familles bien pensantes. Cependant il les bouscula quelque peu pour l’immoralité de leurs mœurs. Victor Cherbuliez (le Comte Kostia, etc.) écrivit dans le même genre mondain avec quelque excentricité philosophique. Georges Ohnet (les Batailles de la vie) le continua avec des frissons héroïques, en opposant les classes aristocratique et bourgeoise, mais de façon à ce qu’elles s’entendissent toujours sur la question d’argent, et l’on arriva ainsi, dans le bocage fleuri de l’idyllisme bourgeois, à Mme de Coulevain qui croit que les vaches ont été créées pour qu’elle puisse mettre de la crème dans son café ! Les Léon de Tinseau et Zénaïde Fleuriot mirent le genre à la portée des humbles, lecteurs de l’Ouvrier et des Veillées des Chaumières, éblouis à l’idée que leurs maîtres avaient tant de vertus. André Theuriet ajouta à cet éblouissement le goût des mœurs rustiques. Ces mœurs furent d’un tout autre ton chez Eugène Le Roy (Jacquou le Croquant, le Moulin de Frau, Mademoiselle de la Ralphie, etc.), écrivain autrement vigoureux et sincèrement populaire, puis, plus tard, chez Louis Pergaud (la des Boutons, De Goupil à Margot, Mirant chien de chasse, les Rustiques, etc.).

Erckmann-Chatrian écrivirent du bon roman populaire, historique et rustique, avec un esprit nettement anti-guerrier et démocratique (l’Ami Fritz, le Juif polonais, Histoire d’un paysan, Histoire d’un. conscrit de 1913, etc.). Ferdinand Fabre montra un naturalisme rude et franc dans ses peintures de mœurs campagnardes et ecclésiastiques (les Courbezon, l’Abbé Tigrane, etc.). Emilie Pouvillon fut aussi un romancier des mœurs champêtres (l’innocent, Chante-Pleure, les Antibel, etc.). Édouard Rod, d’abord naturaliste (Palmyre Veulard, la Femme de Henri Vanneau, etc.), passa à ce qu’il appela « l’intuitivisme » pour écrire des romans moraux (la Sacrifiée, la Vie de Michel Teissier, l’inutile effort, etc.). Edmond About (Tolla, le Roi des Montagnes, l’Homme à l’oreille cassée, etc.) fit une œuvre pleine de fantaisie et d’esprit. Alphonse Daudet (Lettres de mon moulin, le Petit Chose, Jack, le Nabab, Sapho, Numa Roumestan, Tartarin, etc.) semble avoir subi l’emprise de l’école naturaliste plus qu’il n’était dans son tempérament. Peut-être se serait-il endormi sur le molleton du roman sentimental bourgeois sans la forte influence de Zola et des Goncourt. En bon Provençal qui se forçait pour être morose, il a agréablement doré de soleil et farci de <• galéjade » nombre de ses œuvres. Mais le véritable esprit populaire provençal lui échappa ; on le trouve plus exact dans Maurin des Maures, de Jean Aicard, que dans les Tarbarin. Pierre Loti fut un impressionniste, à la fois romantique et réaliste, de l’exotisme (Mon frère Yves, Pêcheurs d’Islande, le Spahi, Madame Chrysanthème, etc.). Il y eut enfin deux formes de romans pour la jeunesse qui eurent le plus grand succès : le roman d’aventures à la Mayne Reid, dont Gustave Aimard a été le principal auteur en France, et le roman scientifique dans lequel Jules Verne a anticipé sur des inventions dépassées depuis (navigation sous-marine et aérienne), ou qui sont encore à réaliser (communications inter-planétaires et autres). Ces romans ont eu une nombreuse suite d’imitations motivée par leur vogue persistante.

Le romantisme a eu son prolongement dans deux écoles, celles des « parnassiens » et des « symbolistes » (voir Symbolismes, qui se sont quelque peu mêlées. Barbey d’Aurevilly (Une vieille maîtresse, l’Ensorcelée, le Chevalier des Touches, les Diaboliques), fut un dandy du catholicisme et du satanisme. Il a influencé Léon Blov dans la voie du catholicisme et Huysmans dans celle du satanisme. Les romans de L. Bloy (le Désespéré, la Femme pauvre) sont des pamphlets dont la langue est plus solide que les idées. On ne sait comment faire la part de la sincérité et celle de l’attitude chez ce « mendiant ingrat » si souvent en contradiction avec lui-même. Jean Lorrain (les Buveurs d’âmes, Monsieur de Bougrelon, Monsieur de Phocas, Monsieur Philibert, etc.) fut un autre dandy, celui de la pègre équivoque vivant de la haute et basse prostitution des filles du ruisseau qui s’anoblissent et deviennent des dames pieuses, et des filles nobles qui roulent dans le ruisseau. Il a le premier dépeint, avec une observation aiguë, le monde alors spécial, vers 1900, des maniaques, des intoxiqués, des sadiques, des mouchards, des marlous qui sont arrivés, depuis la guerre dite « régénératrice » de 1914, à former « l’élite dirigeante » !… Elémir Bourges (le Crépuscule des dieux, Sous la hache, les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent), fut le plus magnifique évocateur du rêve dans le roman symboliste. Peladan fut le meilleur romancier du symbolisme. Il lui donna son œuvre la plus significative dans les seize volumes de la Décadence latine. Il fut ensuite plus réaliste dans les Amants de Pise, les Dévotes d’Avignon, etc. Son style est d’un maître écrivain. Remy de Gourmont (Sixtine, etc.) a été le plus compliqué et le plus nuageux des écrivains de la « vie cérébrale ». Le style de ses romans est étrangement artificiel à côté de celui, si aisé et si clair, de ses Promenades littéraires et philosophiques. Symbolistes et parnassiens écrivirent généralement bien, mieux que les naturalistes, en bons disciples de la forme, tels : Villiers de l’Isle-Adam (Isis, Tribulat Bonhomet, l’Éve future, Contes cruels, etc.) visionnaire de génie qui promenait l’âme pure d’un Don Quichotte dans une bohème parfois fangeuse où on le pillait en l’insultant ; Pierre Louys (Aphrodite, la Femme et le Pantin, les Aventures du roi Pausole) aussi délicat et spirituel romancier que poète ; Henri de Régnier (la Double maîtresse, la Pécheresse, le Bon plaisir, etc.) qui para le libertinage mondain d’affectation académique.

Plus réalistes que romantiques ont été, ou sont encore, Catulle Mendès (la Maison de la Vieille, Zohar, Gog, etc.), François Coppée (le Coupable), Jean Richepin (la Glu, les Étapes d’un réfractaire, Miarka, etc.), Colette (les Vrilles de la vigne, Claudine, Toby-chien, etc.), Rachilde (les Hors-nature, le Meneur de Louves, la Jongleuse, etc.). Entre Paul Hervieu, romancier très supérieur (Peints par eux-mêmes, l’Armature, etc.), et le très inférieur M. Henry Bordeaux, ombre falote du déjà falot M. Paul Bourget, mais que les critiques aspirant à l’Académie flagornent à l’envi, Marcel Prévost, Henri Lavedan, Abel Hermant, René Boylesve et d’autres ont continué sous des aspects divers le roman mondain.

Nous terminerons ces indications sommaires sur le roman français d’avant 1914 par Anatole France et Romain Rolland qui lui ont apporté des notes différentes mais également fortes et dignes de les faire distinguer parmi les romanciers contemporains. Anatole France (le Crime de Sylvestre Bonnard, Thaïs, la Rôtisserie de la reine Pédauque, le Lys rouge, Histoire contemporaine, l’Île des Pingouins, la Révolte des Anges, les Dieux ont soif, etc.) à qui on peut appliquer plus qu’à tout autre le titre de « parfait magicien des lettres françaises », a donné au roman la note d’un dilettantisme supérieur, inspiré de Renan, et que la question sociale a fortement influencé, mais sans qu’il sorte d’un souriant scepticisme. Il est d’un réalisme que la finesse de l’expression rend encore plus aigu dans l’observation de ses contemporains, de leurs mœurs et de leur pensée ; c’est chez lui qu’on retrouvera la plus exacte notion de ce qu’ils ont eu d’odieux et de ridicule. Il est en même temps d’un idéalisme dont l’éloquence, nourrie de belles lettres, le rattache à la véritable famille humaniste, celle du cœur et de l’esprit. Romain Rolland (Jean Christophe, Colas Breugnon, Pierre et Luce, Clerambault, l’Âme Enchantée), également nourri d’humanisme, possède un idéalisme plus convaincu et une foi plus agissante, plus communicative. Moins parfait dans la forme — certains prétendent même qu’il écrit mal — il est plus chaleureux dans l’expression d’une pensée qui vient profondément de l’âme et non seulement du cerveau. Il est soucieux avant tout de la hauteur spirituelle qui seule fait la vraie joie de l’esprit et commande la véritable discipline sociale. Qu’il lève son verre avec son compère Colas Breugnon, qu’il chante ou pleure avec Beethoven, ou qu’il médite avec Goethe, Tolstoï et Gandhi, il est toujours un vrai fils de Rabelais, un de ces hommes « d’honneur » de la Thélème pour qui « science sans conscience est la ruine de l’âme » et de la société.

Avant de parler du roman dans le temps actuel, voici quelques indications très générales sur ce qu’il a été à l’étranger. Il y a suivi, comme en France, les différents courants littéraires (voir Littérature) et il y a produit des œuvres non moins intéressantes.

En Italie, Boccace fut le plus célèbre des premiers romanciers. Il subit l’influence française dans son Filocolo et ses Contes. L’influence espagnole fit fleurir au XVIe siècle les romans légers de Pascoli, de Caviceo, de Franco, et ceux, moraux, de Selva et de Besozzi. Au XVII- siècle, les Marini imitèrent d’Urfé et La Calprenède. Le XVIII- siècle fut sans éclat. Le romantisme, d’essence toute nordique, donna son empreinte au roman italien dans Ultime lettere di Jacopo Ortis, de Ugo Foscolo, qui est une imitation de Werther, et dans divers romans historiques à la façon de Walter Scott, tels que Promessi Sposi, de Manzoni. Ses successeurs ont assez médiocrement illustré le genre du roman.

L’Espagne et le Portugal s’alimentèrent longtemps des conteurs français, avant de leur rendre très insuffisamment ce qu’ils leur avaient pris dans les imitations boursouflées des Amadis. Il est vrai que Cervantès paya très largement la dette de son pays avec son immortel Don Quichotte. Le genre le plus intrinsèquement espagnol est celui du roman picaresque tel que l’a créé Mendoza. Seule l’Espagne du XVIe siècle pouvait offrir au monde ces contrastes de richesse et de misère, de noblesse et de mendigoterie, d’ascétisme et de luxure. Don Quichotte vengea à la fois la vraie noblesse et la vraie morale, sans que, pour cela, l’immoralité cessa de triompher ; mais elle prit le costume de Tartufe avec la morale de Loyola. Romans galants, pieux, sentimentaux, se succédèrent ensuite dans une fadeur générale qui fut la caractéristique de la littérature espagnole depuis sa décadence, et qui n’a pas cessé bien que les Jésuites aient dû renoncer aux autodafés depuis cent ans.

Le roman anglais, après avoir été soumis aux influences françaises et espagnoles jusqu’au XVIIe siècle, prit alors un caractère original qui le classa à l’avant-garde de la littérature préromantique, à côté de la production poétique et dramatique de Shakespeare. Il inaugura dans le genre des aventures maritimes et dans celui du sentiment dont le Robinson Crusoë, de Daniel Foë et la Paméla de Richardson, furent les chefs-d’œuvre au XVIIIe siècle. Walpole ressuscita un moment le roman de chevalerie. Les caractères nationaux furent dépeints par Maria Edgeworth que continuèrent Walter Scott dans le roman historique, Goldsmith et Dickens dans le roman bourgeois. Peu influencé par le naturalisme, le roman anglais est resté national et Ruydard Kipling est de nos jours le représentant le plus exact des tendances impérialistes anglaises.

En Allemagne, le roman garda longtemps le caractère légendaire des œuvres du moyen-âge. Il resta sous les influences étrangères, chevaleresques, satiriques, picaresques, sentimentales, jusqu’au jour où Wieland, Gœthe et Jean-Paul Richter lui donnèrent un caractère national. Le Wilhelm Meisler, de Gœthe, n’a pas d’équivalent en France dans le roman sentimental et philosophique.

Le roman russe n’exista guère avant Gogol. Il prit depuis cet auteur une importance considérable avec Herzen, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï, Gorki. Il s’orienta nettement vers le naturalisme. Il est aujourd’hui l’espoir de la littérature appelée « prolétarienne ».

Enfin, il ne faut pas oublier, d’autant plus qu’ils sont des écrivains de langue française ayant enrichi le roman de plusieurs œuvres remarquables, les écrivains belges parmi lesquels nous citerons Camille Lemonnier, qui appartint au naturalisme (Happe-Chair, les Charniers, le Mâle, les Concubines, Madame Lupar, la Faute de Madame Charvet, la Légende de vie, etc.), Georges Eckhoud (Kermesses, Cycle patibulaire, Eugène Demolder (la Route d’Emeraude, le Jardinier de la Pompadour) Escal Vigor, la Nouvelle Carthage; etc.). En Suisse, le romancier de langue française le plus célèbre fut Rodolphe Töpffer.

On dit que l’art étant indifférent à toute morale, à tout utilitarisme, l’artiste doit rester en dehors des préoccupations sociales, au-dessus des passions politiques et de la lutte des classes. On ajoute, en ce qui concerne le roman : les plus remarquables et les plus célèbres sont ceux qui ne manifestent aucun esprit de parti. Tout cela peut être vrai, mais si c’est accepté par tous les partis. Or, que voit-on ? Alors qu’on oppose ces arguments à ceux qui montrent un esprit vraiment populaire et favorable à un progrès social, on voit des hommes de régression se livrer à la plus active et à la plus sournoise propagande de mensonge et d’excitation antisociale pour la défense des intérêts privilégiés. L’art ne doit pas être humanitaire, laïque, révolutionnaire, parti de gauche, clament les bons apôtres de l’art pour l’art ; mais ils le font guerrier, clérical, patriotique, réactionnaire, parti de droite, tout en niant la souveraineté de sa fonction sociale !

Leur art s’est toujours manifesté dans cette double fonction souveraine qu’ils ont cherché à faire exclusive de tout autre : glorification des turpitudes dirigeantes, glorification de l’ignorance et de la passivité dirigées. Exaltation du crime d’en haut depuis que :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

Exaltation de la vertu d’en bas dans la soumission et l’acceptation de tous les abus et toutes les iniquités. Tuer, piller, mentir, forfaire à l’honneur et à la justice, se livrer à la crapule et perdre toute dignité, est grand, héroïque, sublime, suivant les circonstances, si elles profitent aux « ventres solaires », aux « oiseaux sacrés », aux « pistons de la machine ». Ces choses sont les pires excès, les pires hontes, les pires dégradations, si elles sont commises en bas par les « gens de rien », les « espèces inférieures », les « cochons de payants ». Telles sont la morale sociale et la morale du roman sous leur double aspect militant. Ceux qui crient le plus contre le roman à tendances sociales sont ceux qui en usent le plus comme poison social.

Deux aspects, mais complémentaires, nullement opposés. L’un n’est que sot, bien qu’il soit le plus brillant ; il désarme par sa stupidité. C’est celui de la classe bourgeoise s’adorant elle-même, en extase devant son nombril, barbotant avec ivresse dans l’ordure de son ineptie. C’est le roman mondain qui offre ce spectacle. Il a comme prototype de ses auteurs M. Paul Bourget, ce « cochon triste », comme l’appelait Emile Augier, ce « gâteux précoce », comme l’a qualifié Victor Méric. Pour M. Bourget, avant 1914 l’humanité n’était intéressante qu’à partir de cent mille francs de rentes, environ un million de francs aujourd’hui ! L’autre aspect est plus dangereux, plus hypocrite, plus malfaisant. C’est celui du roman qui verse dans l’âme populaire, dans les cerveaux primaires ignorants et crédules, le poison du mensonge, de la résignation, de la soumission à l’esclavage social, celui qui met dans les esprits ces calembraines suivant lesquelles le riche vaut mieux que le pauvre, parce que la richesse est le fruit du travail, de l’honnêteté, qu’elle récompense les gens de bien, les gens bien pensants, et qu’il faut obéir à ces gens que Dieu a choisis pour commander, pour diriger le monde coupable dans les voies de la rédemption. Car Dieu est « un brave homme » ! Les impies peuvent le railler, les méchants peuvent se dresser contre ses lois, les « anarchistes » peuvent semer leur haine et leurs sarcasmes ; il vient toujours un moment où il lève sa dextre auguste et intervient, vengeur, terrible, pour punir les impies et les méchants, pulvériser les « anarchistes » et récompenser la vertu. C’est le Deus ex machina qui se manifeste vers le trois centième feuilleton, quand l’auteur ne sait plus quelle couillonnade inventer, dans les romans de ces endormeurs du populaire appelés d’Ennery, Montépin, Richebourg et toute leur séquelle.

Ah ! les faux bonshommes de l’art pour l’art, les délicats prenant un air dégoûté devant un utilitarisme qui entretient pourtant grassement leur parasitisme, savent bien que l’art, pas plus que les autres formes de la vie, ne peut être indifférent devant la morale et les conflits sociaux. Ils seraient les premiers navrés, car ils pâtiraient plus que personne, s’ils étaient réduits eux-mêmes à la neutralité qu’ils réclament. Mais ils savent bien, et ils en abusent, que, plus que n’importe quelle littérature, le roman a son influence sur les idées et sur les mœurs, qu’il ne se borne pas à observer et à dépeindre. Il n’est pour cela qu’à voir l’usage qu’on en fait auprès des masses qu’il faut tromper sans cesse pour qu’elles restent serviles ; il n’est qu’à voir à quoi il sert au cinéma ; il n’est qu’à voir la place qu’il a prise dans l’information de presse destinée au « bourrage des crânes », à faire marcher les foules moutonnières et abruties suivant les intérêts des quelques grands coquins maîtres du monde.

Et c’est pour cela que le roman actuel, le roman qui a suivi la « Grande Guerre », est une chose inepte, une chose honteuse, parce qu’il est employé, en haut et en bas, à la pire besogne de sophistication, à cette œuvre d’infection et de mort à laquelle l’humanité se précipite parce qu’il faut, dans l’intérêt des exploiteurs de sa sottise, de son incommensurable imbécillité, « empêcher le déchaînement d’un idéalisme sans fin », comme disaient les criminels qui ont préparé le déchaînement d’une sauvagerie sans fin quand ils ont fait le Traité de Versailles et les suivants.

Emmanuel Berl a montré, dans deux pamphlets peut-être trop verbeux, pas assez en coups de trique comme ceux d’un Gorki, que la pensée et la morale bourgeoises étaient mortes. Elles sont comme le monde dont elles ont été l’expression spirituelle — si ce n’est pas offenser l’esprit que de les appeler ainsi —, elles sont en train de crever avec lui. Dans cette légion de « m’as-tu-lu », de cabotins, — qui vivent du roman actuel, lui faisant faire le trottoir, mendigotant des prix littéraires, dédicaçant leurs œuvres dans des boutiques pour le premier chaland venu, semblant dire eux-mêmes que l’homme n’en aurait pas pour son argent avec la seule matière imprimée, — dans ce monde poseur et grotesque, il y a encore de belles âmes, nous croyons même qu’il y en a beaucoup, mais épouvantées, découragées, incapables de réagir et de remonter un courant qui se déverse de plus en plus en cataractes. Ceux qui, parmi les simples hommes, ne veulent pas croire à l’extinction de l’esprit, à l’affaissement définitif des consciences devant l’argent, devant la violence, devant le fascisme, suivent avec une anxiété profonde ceux qui luttent contre le courant ; mais chaque jour c’en est un de plus, en qui on croyait, qui se laisse emporter. Un sourire d’odalisque officielle, un déjeuner avec un ministre « ami des lettres » qui vous a fait demander la décoration que vous vouliez refuser si on vous l’offrait, un bon contrat avec un libraire ou un journal, des promesses académiques ; et c’est encore un homme à la mer, la mer de la fortune et des honneurs. Ils peuvent après cela se donner l’air de mépriser la belle indépendance d’un Flaubert, d’un Villiers de l’Isle-Adam, d’un Deubel. Ceux-ci avaient une autre fierté, sans parler du talent.

La pagaille est telle, aujourd’hui, dans le monde des « dépositaires de la pensée », l’insanité bourgeoise a tellement réduit l’horizon de l’esprit, que rien ne fait prévoir quelle pourra être la part de la littérature, du roman en particulier, dans l’œuvre de transformation sociale et humaine qui doit sortir des convulsions actuelles. Il y a certes des hommes de talent et des œuvres intéressantes ; tous, qu’ils soient de « droite » ou de « gauche », sont des embaumeurs du vieux cadavre du passé, aucun n’annonce la vie nouvelle. En 1852, Flaubert écrivait : « Je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère ». Il attend toujours cet Homère qui sera celui des temps nouveaux. — Édouard Rothen.