Encyclopédie anarchiste/Révolution russe

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2407-2442).


LA RÉVOLUTION RUSSE. — Quelques notes préliminaires indispensables :

1o  On peut comprendre sous Révolution Russe, soit le mouvement révolutionnaire entier, depuis la révolte des Dékabristes (1825) jusqu’à nos jours, soit seulement les deux révolutions consécutives de 1905 et de 1917, soit enfin, uniquement, la grande explosion de 1917. Dans l’exposé qui va suivre, Révolution russe signifiera le mouvement tout entier (première interprétation). En effet, cette méthode est la seule qui permettra au lecteur de comprendre, autant que possible, la suite des événements, et aussi la situation actuelle en U. R. S. S.

2o  Il va de soi qu’une étude quelque peu complète de la Révolution russe exigerait plus d’un volume. Elle ne pourrait être qu’une œuvre de longue haleine réservée surtout aux historiens de l’avenir. Il ne s’agit ici que d’une étude sommaire dont le but sera : a) de faire comprendre l’ensemble du mouvement ; b) de mettre bien en relief ses traits saillants, ses faits essentiels et, surtout, ses éléments peu ou pas connus jusqu’à présent à l’étranger ; et c) de formuler certaines conclusions ou appréciations.

3o  Une difficulté considérable consiste dans le caractère très particulier de l’histoire russe en général, comparativement à celle de l’Europe occidentale. À vrai dire, l’examen de la Révolution russe devrait être précédé d’une étude historique générale du pays ou, mieux encore : encadré dans cette étude. Mais une pareille tâche dépasserait de beaucoup les limites de notre exposé. Nous essayerons donc, pour parer à ladite difficulté, d’apporter au lecteur des notions historiques d’ordre général toutes les fois que cela nous paraîtra nécessaire.

La Russie au début du xixe siècle — Les « Dékabristes ». — La légende du Tsar et le paradoxe russe. — L’immensité démesurée du pays (comme on sait, la Russie occupe seule la sixième partie du continent terrestre), une population clairsemée, désunie et d’autant plus facile à subjuguer, la domination mongole pendant plus de deux siècles, des guerres interminables, des troubles, et aussi d’autres facteurs moins importants, furent la cause d’un fort retard politique, économique, social et culturel de la Russie, par rapport à d’autres pays d’Europe. Politiquement, la Russie entra dans le xixe siècle sous le régime d’une monarchie absolue et absurde (tsar autocrate), s’appuyant sur une aristocratie militaire et foncière, sur un clergé nombreux et dévoué, et sur une masse paysanne de plus de 100 millions d’âmes, masse illettrée, primitive, religieuse et entièrement fidèle à son « petit père », le tsar. — Économiquement, le pays se trouvait à cette époque au stade d’une sorte de féodalisme agraire. Les villes, à part les deux capitales (Saint-Pétersbourg, Moscou) et quelques autres dans le Midi, étaient peu développées. Le commerce et surtout l’industrie végétaient. La véritable base de l’économie nationale était l’agriculture, dont vivaient les 90 p. 100 de la population. Mais la terre n’appartenait pas aux producteurs directs : les paysans ; elle était la propriété soit de l’État, soit de gros propriétaires fonciers, les « pomestchiks ». Les paysans, obligatoirement attachés à la terre et à la personne du propriétaire, étaient les serfs de celui-ci. Les plus gros agrairiens possédaient de vrais fiefs hérités de leurs aïeux qui, eux-mêmes, les reçurent du souverain, premier propriétaire, en reconnaissance des services rendus (militaires, administratifs ou autres). Le « seigneur » avait le droit de vie et de mort sur ses serfs. Non seulement il les faisait travailler en esclaves, mais il pouvait les vendre, punir, martyriser (et même tuer, presque sans inconvénient pour lui). Ce servage, cet esclavage de 100 millions d’hommes, formait le fondement économique de « l’État ». — C’est à peine s’il est possible de parler d’une organisation sociale d’une telle soi-disant « société ». En haut, les maîtres absolus : le tsar, toute sa parenté, sa Cour, la haute bureaucratie, la caste militaire, le haut clergé, la noblesse foncière ou autre, etc… En bas, les esclaves : paysans-serfs de la campagne, et le bas peuple des villes, n’ayant aucune notion de vie civique, aucun droit, aucune liberté. Entre les deux, quelques couches intermédiaires (marchands, fonctionnaires, employés, artisans, etc…), incolores et insignifiantes. — Il est clair que le niveau de culture de cette société était peu élevé. Toutefois, pour cette époque déjà, une réserve importante s’impose : un contraste frappant — dont nous aurons encore à parler — existait entre la simple population rurale ou urbaine, inculte et misérable, et les couches privilégiées dont l’éducation et l’instruction étaient assez élevées.

L’état de servage des masses paysannes était la plaie saignante du pays. Déjà, vers la fin du XVIIIe siècle quelques hommes d’un esprit noble et élevé protestèrent contre cette horreur. Ils durent payer cher leui généreux geste. D’autre part, les paysans se révoltaient de plus en plus fréquemment contre leurs maîtres. À part les nombreuses révoltes locales d’une allure plus ou moins individuelle, les masses paysannes esquissèrent même, au xviie siècle (révolte de Rasine) et au xviie siècle (révolte de Pougatchoff), deux mouvements révolutionnaires d’envergure qui, tout en ayant échoué, causèrent de forts ennuis au gouvernement tsariste et faillirent ébranler tout le système. Il faut dire, cependant, que ces deux mouvements, spontanés et inconscients, furent dirigés surtout contre l’ennemi immédiat : la noblesse foncière, l’aristocratie urbaine et les administrations vénales. Aucune idée générale, cherchant à supprimer le système social entier pour le remplacer par un autre, plus juste et plus humain, ne fut formulée. Et, par la suite, le gouvernement réussit, avec l’aide du clergé et d’autres éléments réactionnaires, à subjuguer les paysans d’une façon complète, c’est-à-dire, même psychologiquement, de sorte que toute action de révolte plus ou moins vaste devint pour longtemps impossible.

Le premier mouvement sciemment révolutionnaire contre le régime — mouvement dont le programme allait, socialement, jusqu’à l’abolition du servage et, politiquement, jusqu’à la république ou, au moins jusqu’au régime constitutionnel — se produisit en 1825, au moment où, l’empereur Alexandre Ier étant mort sans laisser d’héritier direct, la couronne, repoussée par son frère Constantin, allait se poser sur la tête de l’autre frère, Nicolas.

Le mouvement sortit non pas des classes opprimées elles-mêmes, mais des milieux privilégiés. Les conspirateurs, profitant de ces hésitations dynastiques, mirent à exécution leurs projets mûris et préparés de longue date, ils entraînèrent dans la révolte qui éclata à Saint-Pétersbourg, quelques régiments de soldats. La rébellion fut brisée après un court combat entre les révolutionnaires et les troupes restées fidèles au gouvernement, sur la place du Sénat. Quelques troubles esquissés en province furent étouffés dans le germe. Les cinq principaux animateurs du mouvement périrent sui l’échafaud ; des centaines d’autres allèrent en prison, en exil ou au bagne. L’émeute ayant eu lieu au mois de décembre (en russe dékabre), les réalisateurs de ce mouvement furent nommés dékabristes (ceux de décembre). Presque tous, ils appartenaient à la noblesse ou aux classes privilégiées (il y avait à la tête du mouvement quelques officiers de l’armée impériale). Presque tous, ils avaient reçu une éducation et une instruction supérieures. Esprits élevés, cœurs nobles, ils soufflaient de voir leur peuple sombrer, sous un régime d’injustice et d’arbitraire, dans l’ignorance, la misère et l’esclavage. Ils reprirent les protestations platoniques de leurs récurseurs du xviiie siècle et les traduisirent en actes. Ce qui surtout leur fournit l’élan indispensable, ce fut la visite de plusieurs d’entre eux en France, après la guerre de 1812, et la possibilité de comparer ainsi le niveau relativement élevé de la civilisation en Europe avec l’état barbare de la vie populaire russe. Ils rentrèrent dans leur pays avec la ferme décision de lutter contre le système politique et social arriéré qui opprimait leurs compatriotes. Ils gagnèrent à leur cause plusieurs esprit cultivés. L’un des leaders du mouvement, Pestel, exprima même dans son programme quelques idées vaguement socialistes. Le célèbre poète Pouchkine (né en 1799) sympathisait au mouvement, sans toutefois y adhérer. Restée tout à fait locale, la révolte fut vite maîtrisée, et le nouvel empereur Nicolas Ier, apeuré, poussa à l’extrême le régime despotique, bureaucratique et policier de l’État russe.

Remarque importante. — Il est indispensable de souligner ici même qu’il n’y avait aucune contradiction entre quelques mouvements de révolte des paysans contre leurs maîtres et oppresseurs, d’une part, et leur vénération aveugle et dévouée pour le « petit père le tsar », d’autre part. En effet, les mouvements paysans se dirigeaient toujours contre leurs oppresseurs immédiats : les propriétaires ( « pomestchiks » ), les nobles, les fonctionnaires, la police. L’idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le régime tsariste lui-même personnifié par le tsar, l’idée de voir en ce dernier l’ennemi principal, le grand protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et privilégié lui-même, ne venait jamais à l’esprit des paysans. Au contraire, ils considéraient le tsar comme une sorte d’idole, d’être supérieur placé au-dessus des simples mortels, de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener à bon port les graves destinées de l’État. Ils étaient inébranlablement convaincus que le tsar ne leur voulait — à eux, ses « enfants » — que du bien, mais que les couches intermédiaires privilégiées, intéressées à conserver leurs droits et avantages, s’interposaient entre le monarque et son peuple, afin d’empêcher le premier de connaître exactement les misères du second, — afin — surtout — de les empêcher tous les deux de venir l’un à l’autre. Ils étaient persuadés que si le peuple et le tsar parvenaient à s’aboucher directement, ce dernier, momentanément trompé par les privilégiés, se pencherait sui les misères des paysans, les libérerait et leur donnerait la terre. Aussi, tout en se révoltant parfois — plutôt individuellement — contre leurs maîtres immédiats les plus cruels, les paysans attendaient, avec espoir et résignation, le jour où le mur dressé entre eux et le tsar serait tombé et la justice sociale rétablie par ce dernier. Le mysticisme religieux aidant, ils considéraient la période d’attente et de souffrance comme imposée par Dieu en guise de châtiment et d’épreuve. Ils s’y résignaient avec une sorte de fatalisme primitif.

Cet état d’esprit des masses paysannes russes était extrêmement caractéristique. Il s’accentua, encore au cours du xixe siècle, en dépit d’un mécontentement croissant et des actes de révolte individuels ou locaux de plus en plus fréquents. Les paysans perdaient patience. Néanmoins, en leur masse, ils attendaient, avec d’autant plus de ferveur, le tsar libérateur.

Cette « légende du tsar » fut le fait essentiel de la vie populaire russe au xixe siècle. En l’ignorant, on n’arriverait jamais à comprendre les événements qui vont suivre.

La légende du tsar nous expliquera certains phénomènes importants de la vie russe lesquels, autrement, resteraient mystérieux. D’ores et déjà, elle nous explique, pour une bonne part, ce paradoxe essentiellement russe auquel nous venons de faire allusion, qui, jadis, frappa l’esprit de beaucoup d’européens, et qui continuera presque jusqu’aux abords de la révolution de 1917 : d’une part, nombre de gens cultivés, instruits, avancés, qui veulent voir leur peuple libre et heureux ; gens, qui, à la page de l’époque, luttent même pour l’émancipation totale des classes laborieuses, pour la démocratie et le socialisme ; d’autre part, ce peuple lui-même qui ne fait rien pour son émancipation (à part quelques révoltes spontanées, sans envergure ni importance) ; peuple qui reste obstinément prosterné devant son idole et son rêve ; peuple qui ne comprend même pas le geste de ceux qui se sacrifient pour lui.

Les années 1825-1860. — Aucun mouvement important n’est à signaler jusqu’aux années 1860. Toutefois, quelques traits saillants sont à noter :

1° Le renforcement progressif du régime absolutiste, de l’État bureaucratique et policier, sous Nicolas Ier (1825-1855) ;

2° Le mécontentement grandissant des masses paysannes et le nombre de plus en plus élevé d’actes de rébellion contre les « pomestchiks » ;

3° L’essor assez rapide et considérable de l’industrie et de l’enseignement (un certain progrès technique ; amélioration des voies de communication ; premier chemin de fer, reliant Saint-Pétersbourg à Moscou ; création de nombreuses écoles ; etc…).

4° L’évolution rapide et importante de la couche intellectuelle. Dans un pays aussi grand que la Russie, la jeunesse était nombreuse dans toutes les classes de la population, et son nombre augmentait vite. Quelle était sa mentalité en général ? Laissant de côté la jeunesse paysanne, nous avons à constater que les jeunes générations plus ou moins éduquées professaient des idées avancées. Les jeunes du milieu du xixe siècle admettaient difficilement l’esclavage des paysans. L’absolutisme les choquait aussi de plus en plus. L’étude du monde occidental donna l’éveil à leur pensée. L’essor des sciences naturelles et du matérialisme les impressionna fortement. D’autre part, ce fut vers la même époque que la littérature russe, s’inspirant des principes humanitaires et généreux, prit son grand élan, en exerçant une influence puissante sur la jeunesse. En même temps, économiquement, le travail des serfs ne répondait plus aux exigences de l’époque, ce dont on se rendait compte aisément. Pour toutes ces raisons, la couche intellectuelle — la jeunesse surtout — se révéla, vers les années 1860, théoriquement émancipée. Elle se dressa contre l’absolutisme et contre le servage. Ce fut alors que naquit le fameux courant du nihilisme (voir ce mot) et, du même coup, le conflit aigu entre « les pères et les fils » — les deux générations successives — peint magistralement par Tourgueneff dans son roman paru sous le même titre.

Le gouvernement de Nicolas Ier, réactionnaire à outrance, se refusait à tenir compte des réalités et de l’effervescence des esprits. Au contraire, il lança un défi à la société. En effet, c’est à cette époque que furent créés : la police politique, le corps spécial de gendarmerie, etc… afin de mater le mouvement. Les persécutions politiques prirent libre cours ; la censure sévissait. (Rappelons-nous qu’à cette époque, le jeune Dostoïevski faillit être exécuté — et alla au bagne — pour avoir adhéré au groupe d’études sociales, absolument inoffensif, de Petrachevski ; que le premier grand publiciste et critique russe, Belinski, arrivait avec grande peine à faire entendre sa voix ; qu’un autre grand publiciste, Herzen, dut s’expatrier ; et ainsi de suite, sans parler des révolutionnaires accomplis, tels que Bakounine et autres.) Toute cette répression ne réussit guère à apaiser l’excitation dont les causes étaient trop profondes. Elle réussit encore moins à améliorer la situation. En guise de remède, Nicolas Ier serrait de plus en plus la vis bureaucratique. Sur ces entrefaites, la Russie fut entraînée dans la guerre de Crimée. Les péripéties de cette guerre ont démontré avec évidence la faillite du régime. Les plaies politiques et sociales furent mises a nu. Nicolas Ier mourut en 1855, parfaitement conscient de cette faillite, mais impuissant à y faire face. On peut supposer que la dépression morale qui en résulta, précipita sa mort.

Les années 1860-1881. — Les réformes. — Un nouveau mouvement révolutionnaire. — La « Narodnaïa volia ». — L’assassinat du tsar. — L’absolutisme, la légende et le paradoxe survivent. — Ce fut son fils et successeur, l’empereur Alexandre II, qui dut faire face à la situation. Le mécontentement général, la pression des couches intellectuelles et avancées, la peur d’un soulèvement des masses paysannes et, enfin, les désavantages économiques du régime de servage, l’obligèrent, malgré une résistance acharnée des milieux réactionnaires, à prendre résolument la voie des réformes. Il se décida à mettre fin au régime purement bureaucratique et à l’arbitraire absolu des pouvoirs administratifs. Il entreprit une modification sérieuse de tout le système judiciaire. A partir de l’année 1860, les réformes se succédèrent d’une façon ininterrompue. Les plus importantes furent l’abolition totale du servage (1861) et la création, dans les villes et à la campagne, des unités d’auto-administration locale (le gorodshoïé samooupravlénié et le zemstevo, sortes de municipalités urbaines et rurales), avec droit de self-government dans certains domaines de la vie publique (enseignement, hygiène, voies de communication, etc…).

Tout en étant importantes par rapport à la situation de la veille, les réformes d’Alexandre II restèrent néanmoins bien timides et très incomplètes, par rapport aux aspirations des couches avancées. Elles furent, loin de donner satisfaction à la société. En effet, la presse resta muselée comme auparavant ; aucune liberté civique ne fut octroyée ; la classe ouvrière naissante n’avait aucun droit civil ; la noblesse et la bourgeoisie restèrent les classes nettement dominantes ; et, surtout, l’absolutisme politique, resta intact. Mais le point le plus faible des réformes furent les conditions dans lesquelles le servage a été aboli. Les gros propriétaires fonciers, après avoir vainement lutté contre toute atteinte à la loi du servage, firent leur possible pour que cette réforme fût réduite au minimum. Ils y réussirent pleinement. Les paysans obtinrent leur liberté individuelle, mais ils durent la paver cher. Ils reçurent des lots de terrain tout à fait insuffisants. De plus, ils furent astreints à payer, pendant plusieurs dizaines d’années, et à part les contributions d’État, une forte redevance aux anciens seigneurs pour les terres aliénées. (Il est à noter que les 100 millions de paysans reçurent en tout à peu près le tiers du sol. L’autre tiers fut gardé par l’État. Et un tiers environ resta entre les mains des propriétaires fonciers. Une telle proportion condamnait la masse paysanne à une existence de famine et la maintenait, au fond, à la merci des « pomestchiks ».)

Les insuffisances et les défauts des réformes d’Alexandre II se firent sentir déjà vers les années 1870. La vie de la vaste masse paysanne était misérable. La population laborieuse des villes restait sans défense contre l’exploitation croissante. L’absence de toute liberté de la presse et de la parole, ainsi que l’interdiction absolue de tout groupement politique ou social, rendaient impossibles toute circulation d’idées, toute critique, toute propagande, toute activité politique ou sociale, donc, au fond, tout progrès de la société. La population ne consistait qu’en des « sujets » soumis à l’arbitraire de l’absolutisme et n’avant aucun droit de protester, de réclamer, ou de vouloir changer cet état de choses. Et quant à la masse paysanne, elle était, plutôt un troupeau de bêtes de somme réduit à une existence obscure, à une ignorance totale et à la corvée de nourrir l’État. Les meilleurs représentants de la jeunesse intellectuelle se rendirent rapidement compte de cette situation lamentable. Ceci d’autant plus que les pays occidentaux jouissaient déjà à cette époque d’un régime politique et social relativement avancé. Aux années 1870, l’Europe occidentale se trouvait en pleines luttes sociales, le socialisme commençait sa propagande intense, et le marxisme abordait la tâche d’organiser la classe ouvrière en un puissant parti politique. Il est donc tout à fait naturel que, vers cette époque, des groupements clandestins se soient formés en Russie pour lutter contre le régime abject et, avant tout, pour répandre dans les classes laborieuses l’idée de l’affranchissement politique et social. Ces groupements se composaient d’une jeunesse ardente, des deux sexes, qui, éduquée par les meilleurs publicistes russes (malgré la censure, ces derniers réussissaient tout de même à propager leurs idées au moyen d’articles de revues écrits d’une manière en quelque sorte conventionnelle), et aussi par le mouvement d’idées à l’étranger, se consacrait entièrement, avec un esprit sublime de sacrifice, à la tâche de porter la lumière aux masses travailleuses. Ce fut alors que se forma ce vaste mouvement de la jeunesse russe intellectuelle, laquelle, en nombre considérable, abandonnant famille, confort et carrière, s’élança « vers le peuple » afin de l’éclairer. (D’autre part, une certaine activité terroriste contre les principaux serviteurs du régime prit son essor. Entre 1870 et 1880, quelques attentats eurent lieu contre de hauts fonctionnaires. Il y eut aussi des attentats échoués contre le tsar.)

Le mouvement aboutit à une catastrophe. Presque tous les propagandistes furent repérés par la police, arrêtés et envoyés en prison, en exil ou au bagne. Le résultat pratique de l’entreprise fut nul.

Il devint évident que le tsarisme présentait un obstacle insurmontable à l’éducation du peuple. De là, il n’y avait qu’un pas jusqu’à la conclusion logique que voici : puisque le tsarisme est un obstacle insurmontable, il faut commencer par le supprimer. Cette conclusion poussa la jeunesse meurtrie, désespérée, à la formation d’un groupement qui se donna pour but l’assassinat du tsar. Deux éléments appuyèrent cette décision : 1o  L’idée de châtier « publiquement » l’homme qui, par ses prétendues « réformes », ne fit que duper les masses ; donc, l’idée de pouvoir dévoiler la duperie devant les masses, en attirant leur attention là-dessus par un acte de châtiment violent, formidable ; et 2o  L’espoir de pouvoir, en même temps, démontrer au peuple par la suppression du tsar lui même, la fragilité, la vulnérabilité, le caractère commun, fortuit et passager du régime. En somme, on espérait pouvoir tuer ainsi, une fois pour toutes, « la légende du tsar ». Certains membres du groupement allaient même plus loin encore : ils admettaient que l’assassinat du tsar pourrait servir de point de départ à une vaste révolte laquelle, le désarroi aidant, aboutirait à une révolution et à la chute immédiate du tsarisme.

Le groupement prit le nom de Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple). Après une minutieuse préparation, il exécuta son projet : le 1er  mars 1881, le tsar Alexandre II fut assassiné.

Le geste resta incompris. Les paysans, fascinés depuis plus d’un siècle par l’idée que le tsar ne leur voulait que du bien, et que la noblesse s’opposait par tous les moyens à ses bonnes intentions — (ils en voyaient une preuve de plus dans l’obligation de payer une lourde redevance pour leurs lots de terrain, obligation qu’ils attribuaient aux intrigues de la noblesse). —accusèrent cette dernière d’avoir assassiné le tsar pour venger l’abolition du servage.

Le tsar fut assassiné. Non pas la légende. Le lecteur verra plus loin par quelle sorte d’événements l’histoire s’était chargée de détruire celle-ci.

D’autre part, la Cour ne manifesta pas tant de désarroi. Le jeune héritier, Alexandre (fils aîné de l’empereur assassiné) prit immédiatement le pouvoir. Les chefs du parti Narodnaïa Volia furent exécutés. Des mesures de répression très sévères réduisirent le parti entier à une impuissance complète. Le nouvel empereur, Alexandre III, vivement impressionné par l’attentat, reprit le chemin de la réaction violente. Les réformes — déjà si insuffisantes — de son prédécesseur lui parurent, au contraire, plus qu’osées : il les jugea déplacées, dangereuses. Il mit à profit le meurtre de son père pour les combattre.

Il s’employa à détériorer leur esprit, à contrecarrer leurs effets par une série de lois réactionnaires. L’État bureaucratique et policier reprit ses droits. Tout mouvement libéral fut étouffé. Les masses furent condamnées à rester dans leur situation d’obscur troupeau, bon à exploiter, privé de tous droits humains. Le « paradoxe russe » — c’est-à-dire, le fossé insondable entre le niveau de culture et les aspirations des couches éduquées, d’une part, et l’existence sombre et inconsciente du peuple, d’autre part. — resta intact. Dans ces conditions, l’activité révolutionnaire allait fatalement renaître. C’est ce qui arriva bientôt, en effet. Mais, cette fois, l’aspect et l’essence même de cette activité changèrent totalement.

La fin du xixe siècle (1881-1900). — Le nouvel aspect du mouvement révolutionnaire : le marxisme et le parti social-démocrate. — Les progrès culturels. — L’essor industriel. — L’absolutisme et la réaction s’affirment, en dépit de toute cette évolution. — En plus de l’échec du parti Narodnaïa Volia dans sa campagne violente contre le tsarisme, d’autres événements contribuèrent surtout à la transformation fondamentale du mouvement révolutionnaire russe après 1881. Le plus important fut l’apparition du marxisme. Comme on sait, ce dernier apporta, une conception nouvelle des luttes sociales, conception qui aboutit à un programme concret d’action révolutionnaire et à la formation, dans les pays de l’Europe occidentale, d’un parti politique ouvrier dit parti social-démocrate. Tout en étant interdits en Russie, les idées de Lassalle, le marxisme et ses résultats concrets y furent connus, étudiés, prêchés et appliqués clandestinement. De plus, la littérature russe trouva bientôt le moyen de s’occuper du socialisme, en employant un langage un peu camouflé. C’est à cette époque que prirent leur élan les fameuses « grosses revues » russes où collaboraient les meilleurs jourua listes et publicistes pour y passer régulièrement en revue les problèmes sociaux, les doctrines socialistes et les moyens de les appliquer. L’importance de ces publications fut exceptionnelle. Aucune famille intellectuelle ne pouvait s’en passer. Dans les bibliothèques, il fallait se faire inscrire d’avance pour avoir à tour de rôle le numéro nouvellement paru. Plus d’une génération de jeunesse russe reçut son éducation sociale au moyen de ces revues, en la complétant par la lecture de toutes sortes de publications clandestines. Et c’est ainsi que l’idéologie marxiste, s’appuyant uniquement sur l’action organisée du prolétariat, vint remplacer les aspirations déçues des cercles conspirateurs d’autrefois.

Le second événement, d’une grande portée, fut l’évolution de plus en plus rapide de l’industrie et de la technique, avec ses conséquences fatales. Le réseau des chemins de fer, les autres voies et moyens de communication, la production minière, l’exploitation du naphte, l’industrie métallurgique, textile, mécanique, etc., etc…, tout cet ensemble d’activité productrice se développait à grands pas, rattrapant le temps perdu. Des régions industrielles surgissaient par-ci par-là à travers le pays. Beaucoup de villes changeaient rapidement d’aspect, avec leurs usines neuves et une population ouvrière de plus en plus nombreuse. Cet essor industriel était vastement alimenté en main-d’œuvre par des masses considérables de paysans miséreux obligés, soit d’abandonner à jamais leurs parcelles de terre insuffisantes, soit de chercher du travail complémentaire pendant la saison d’hiver. Comme partout ailleurs, évolution industrielle signifiait, en même temps, évolution de la classe prolétarienne. Et, comme partout, celle-ci venait à point pour fournir les cadres principaux du mouvement révolutionnaire futur.

Ainsi, la diffusion des idées marxisés, d’une part, et la naissance du prolétariat industriel sur lequel le marxisme comptait s’appuyer, d’autre part, tels furent les éléments fondamentaux qui déterminèrent le nouvel aspect du mouvement révolutionnaire.

L’instruction publique suivait aussi une ligne ascendante. Les progrès de l’industrie, le niveau de plus en plus élevé de la vie en général, exigeaient, dans tous les domaines, des hommes instruits, des professionnels, des techniciens, des ouvriers qualifiés et lettrés. Aussi, le nombre d’écoles de tous genres — officielles, municipales et privées — augmentait sans cesse, aussi bien dans les villes qu’à la campagne. Universités, écoles supérieures spéciales, lycées, collèges, écoles primaires, cours professionnels, etc., etc…, surgissaient de toutes parts.

Toute cette évolution se faisait en dehors, et même à l’encontre du régime politique absolutiste qui s’obstinait à persister, tout en formant, sur le corps vivant du pays, une carcasse rigide, absurde et gênante. Aussi, malgré la répression cruelle, le mouvement anti-monarchiste, la propagande révolutionnaire et socialiste, prenaient de l’ampleur.

Vers la fin du siècle, deux forces nettement caractérisées se dressaient l’une contre l’autre en un conflit irréconciliable : l’une était la vieille force de la réaction absolutiste qui réunissait autour du trône les classes hautement privilégiées (la noblesse, les gros propriétaires fonciers, la caste militaire, le haut clergé, etc.) ; l’autre était la jeune force révolutionnaire représentée, aux années 1890-1900, surtout par la masse d’étudiants, mais qui commençait déjà à recruter aussi la jeunesse ouvrière des villes et des régions industrielles. En 1898, le courant révolutionnaire de tendance marxiste aboutit à la formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe.

Entre ces deux forces nettement opposées, se plaçait un troisième élément qui comprenait surtout des représentants de la classe moyenne et nombre d’intellectuels de marque : professeurs à l’Université, avocats, médecins, écrivains, etc. C’était le mouvement timidement libéral. Tout en soutenant — en cachette, et avec beaucoup de prudence — l’activité révolutionnaire, ses adeptes mettaient leur foi plutôt en la voie des réformes, espérant pouvoir arracher un jour à l’absolutisme des concessions importantes et aboutir à l’avènement d’un régime constitutionnel.

L’empereur Alexandre III décéda en 1894. Il céda la place à son fils Nicolas, le dernier des Romanoff. Une légende absurde prétendait que ce dernier professait justement des idées libérales. On racontait qu’il était prêt à octroyer à « son peuple » une constitution qui limiterait sérieusement le pouvoir absolu des tsars. Prenant leurs désirs pour des réalités, les représentants des couches libérales, assistant, en qualité de délégués de certains corps, à la cérémonie solennelle au Palais, à l’occasion de l’avènement au trône de Nicolas II, remirent à ce dernier une adresse où il était question de la nécessité pressante des réformes, et où l’on trouvait même une timide allusion à l’opportunité d’un régime constitutionnel. Mais, à leur grande stupéfaction, le nouveau maître, très en colère, frappa du pied le parquet et, criant, presque comme dans une crise d’hvstérie, les somma de renoncer à jamais à ces « rêveries insensées ».

Les débuts du xxe siècle (1900-1905). — L’évolution rapide du pays continue. — L’absolutisme reste sur ses positions. — Le parti socialiste-révolutionnaire. — Les attentats. — Le mouvement révolutionnaire commence a descendre dans la rue. — Une invention du gouvernement tsariste pour canaliser le mouvement ouvrier vers une activité « légale » . — Les phénomènes et les traits caractéristiques que nous venons de signaler, s’accentuèrent encore dès le début du XXe siècle.

D’une part, l’absolutisme, loin d’aller à la rencontre des aspirations libérales de plus en plus prononcées de la société, prit, au contraire, la décision ferme de les maintenir pur tous les moyens et de supprimer, par la violence ou la ruse, non seulement tout mouvement révolutionnaire, mais aussi toute manifestation d’esprit d’opposition. Ce fut à cette époque que le gouvernement tsariste, afin de faire dévier le mécontentement grandissant de la population, eut recours, entre autres, à une forte propagande antisémitique et, ensuite, à l’instigation — et même à l’organisation — des progromes (voir ce mot) juifs.

D’autre part, l’évolution économique du pays prenait une allure de plus en plus accélérée. Dans l’espace de cinq ans, de 1900 à 1905, l’industrie et le progrès technique ont fait un bond prodigieux. La production du pétrole (bassin de Bakou), celle de la houille (bassin du Donetz), des métaux précieux, etc…, se rapprochaient rapidement du niveau atteint par les pays les plus industriels. Les voies et moyens de communication (chemins de fer, traction électrique, transport fluvial et maritime, etc.) se multipliaient et se modernisaient. D’importantes usines de construction mécanique et autres, employant des milliers et même des dizaines de milliers d’ouvriers, surgissaient — ou s’épanouissaient — aux environs des grandes villes. Des régions industrielles entières naissaient ou prenaient de l’extension. (Citons comme exemples : les grandes usines Poutiloff, les importants chantiers de construction navale Nevskv, la grande usine baltique, et plusieurs autres usines d’envergure, à Saint-Pétersbourg ; les faubourgs industriels de la même capitale, avec des dizaines de milliers d’ouvriers, tels que Kolpino, Oboukhovo, Sestroretzk, et autres ; la région industrielle d’Ivanovo-Voznessensk, sous Moscou ; de nombreuses et importantes usines dans la Russie méridionale, à Kharkow, à Ekatérinoslaw, etc.). Ces progrès rapides et importants restaient généralement peu connus à l’étranger. Et cependant, comme déjà dit, leur portée fut considérable, non seulement au point de vue purement industriel, mais aussi — et surtout — au point de vue social. En s’industrialisant, le pays augmentait vite ses cadres prolétariens. D’après les statistiques de l’époque, on peut évaluer le nombre total d’ouvriers industriels en Russie, vers 1905, à 3 millions.

En même temps, le pays poursuivait son évolution rapide en matière de culture générale. Depuis 1890, l’enseignement, l’instruction et l’éducation de la jeunesse ont fait de très grands progrès. Vers 1905, il existait en Russie une trentaine d’Universités et d’Écoles supérieures pour hommes et femmes. Presque toutes les villes, même de peu d’importance, possédaient des lycées et des collèges de garçons et de filles. L’enseignement primaire et l’instruction des adultes se trouvaient en progression constante, les « zemstvos », les municipalités et enfin des particuliers s’y employant avec beaucoup de zèle. Des cours du soir pour les ouvriers, des Universités populaires fonctionnaient dans toutes les grandes villes. Dans nombre de ces écoles et institutions, en dehors de l’enseignement proprement dit, une propagande d’idées avancées se poursuivait assez librement, malgré la surveillance de la police. D’ailleurs, les conférenciers et le corps enseignant se recrutaient fréquemment dans les milieux plus ou moins révolutionnaires. La pression libérale exercée un peu partout par les couches intellectuelles, était telle que le gouvernement restait impuissant à supprimer ses effets. De pair avec cette activité éducative par la parole, se développait d’une façon prodigieuse l’éducation par écrit. Une quantité incalculable de brochures populaires se rapportant à toutes les sciences et traitant les problèmes politiques et sociaux sous un jour plus que libéral, fut lancée sur le marché. La censure s’avéra impuissante à endiguer ce flot montant. Et d’ailleurs, les éditeurs de cette littérature étaient inépuisables dans les moyens de prêter à leurs publications une forme qui trompait la vigilance de la censure. Si nous y ajoutons la diffusion assez importante, dans les milieux intellectuels et ouvriers, d’une littérature clandestine nettement révolutionnaire et socialiste, nous arriverons à une notion exacte de ce vaste mouvement d’éducation, de culture et de préparation révolutionnaire qui caractérise surtout les années 1900-1905.

Dans la campagne, l’appauvrissement des masses paysannes à la suite du morcellement grandissant de leurs parcelles de terre, déjà insuffisantes, et partant leur mécontentement, augmentaient rapidement. Même l’exploitation des terres en commun, le fameux mir russe, n’arrivait plus à soulager le paysan. D’ailleurs, le gouvernement d’Alexandre III et celui de son successeur tirent leur possible pour réduire le mir à une simple unité administrative, étroitement surveillée par l’État, bonne surtout à récolter les impôts.

La situation politique, économique et sociale de la population ouvrière resta sans changement aux années 1900. Exposés, sans aucun moyen de défense, à l’exploitation grandissante des classes bourgeoises, n’avant aucun droit de se concerter, de faire entendre leurs revendications, de s’organiser, de se mettre en grève, les ouvriers étaient malheureux, matériellement et moralement.

Ce fut dans ces conditions que la propagande et l’activité socialistes et révolutionnaires prirent de plus en plus d’extension depuis 1890. Comme nous l’avons déjà dit, le marxisme, propagé clandestinement, trouva beaucoup d’adeptes, d’abord parmi la jeunesse intellectuelle, et ensuite, dans les milieux ouvriers. L’influence du parti social-démocrate, fondé en 1898, augmentait vite. Naturellement, le gouvernement tsariste sévissait contre les militants socialistes. Les prisons, les lieux d’exil et les bagnes s’emplissaient. Les procès politiques ne se comptaient plus. Mais, tout en réussissant à réduire ainsi au minimum l’activité et l’influence du parti social-démocrate, les autorités n’arrivèrent cependant jamais à les étouffer. À partir de l’année 1900, le mouvement révolutionnaire, poussé en avant surtout par la jeunesse intellectuelle et aussi par quelques groupements ouvriers dans les grandes villes et dans les régions industrielles, avança à grands pas. Des troubles universitaires et ouvriers devinrent bientôt des faits divers. D’ailleurs, les universités restaient souvent fermées pendant des mois, en raison justement des troubles politiques. Mais alors, à la première occasion, les étudiants appuyés par des ouvriers, organisaient des manifestations bruyantes sur les places publiques. À Saint-Pétersbourg, la place devant la cathédrale de Kazan devint l’endroit classique des manifestations populaires auxquelles les étudiants, et aussi les ouvriers, se rendaient en entonnant des chants révolutionnaires, et, parfois, porteurs de drapeaux rouges déployés. Le gouvernement y envoyait des détachements de police et de cosaques à cheval qui nettoyaient la place à coups de sabres et de fouets ( « nagaïka » ).

Ajoutons que ce mouvement d’aspirations politiques et sociales était doublé d’une envolée morale, remarquable. La jeunesse révolutionnaire s’émancipait, en même temps, de tous les préjugés religieux, nationaux, sexuels et autres. Sur certains points, les milieux avancés russes étaient, depuis longtemps, bien en avance, même sur les pays occidentaux. Ainsi, l’égalité des races, celle des sexes, l’union libre, etc…, devinrent pour ces milieux des vérités acquises, voire pratiquées, depuis les « nihilistes ». Sous ce rapport, les meilleurs publicistes russes (Bélinski, Herzen, Tchernychevski, Debroluboff, Pissareff, Mikhaïlovski) accomplirent une œuvre de grande portée. Ils éduquèrent plusieurs générations intellectuelles russes dans le sens d’affranchissement total, ceci malgré l’influence contraire exercée obligatoirement par le système d’enseignement secondaire (lycées, collèges). Tout en subissant cet enseignement officiel imposé, la jeunesse se débarrassait de sa férule, aussitôt le diplôme nécessaire en mains.

Toutefois, pour que le lecteur ait une juste notion de la situation générale, une réserve importante s’impose à nouveau.

Le tableau que je viens de peindre est exact. Mais, en se bornant à lui seul, sans y apporter des correctifs sérieux, on risquerait de tomber dans des exagérations, d’arriver à des appréciations générales erronées et partant de ne pas comprendre les événements ultérieurs.

N’oublions pas, en effet, que sur la masse immense de 175 millions d’âmes, les groupes touchés par le dit mouvement d’idées ne formaient qu’une couche bien mince. Il s’agissait, en somme, de quelques milliers d’intellectuels — d’étudiants surtout — et de la fine fleur de la classe ouvrière dans les grands centres. Le reste de la population — les innombrables masses paysannes, le gros des citadins, et même le gros de la population ouvrière — restait encore étranger, indifférent ou même hostile à l’agitation. Certes, les milieux avancés augmentaient assez rapidement leurs effectifs. Certes, à partir des années 1900, le nombre d’ouvriers gagnés par le mouvement révolutionnaire des villes était en croissance continue, en dépit des mesures répressives. Certes, vers cette époque, l’effervescence atteignit aussi les masses paysannes, de plus en plus appauvries et miséreuses. Mais, en même temps, la masse profonde du peuple — celle dont l’agitation détermine seule les grands changements sociaux — conservait encore sa mentalité primitive. Le « paradoxe russe » — dont il a été question plus haut — restait à peu près intact, et la « légende du tsar » éblouissait encore des millions et des millions d’hommes. Par rapport à cette masse, le mouvement en question n’était encore qu’une petite agitation de surface. Et, dans les conditions données, tout contact entre les avant-postes, poussés très en avant, et le gros des masses, resté très en arrière, était impossible. Le lecteur devra tenir rigoureusement compte de cette particularité pour pouvoir comprendre la suite des événements.

À partir de l’année 1901, l’activité révolutionnaire s’enrichit d’un élément nouveau. À côté du parti social-démocrate, naquit le parti socialiste-révolutionnaire, dont la propagande fut vite couronnée d’un succès considérable.

Trois points essentiels constituaient la différence entre les deux partis : 1o Philosophiquement et sociologiquement, le parti socialiste-révolutionnaire était anti-marxiste ; 2o En raison de son anti-marxisme, ce parti apportait au problème paysan une solution différente de celle du parti social-démocrate. Tandis que ce dernier, se basant uniquement sur la classe ouvrière, ne comptait guère sur le gros de la masse paysanne (dont il escomptait, d’ailleurs, la prolétarisation rapide) et, partant, négligeait la propagande rurale, le parti socialiste-révolutionnaire croyait pouvoir gagner les masses paysannes russes à la cause révolutionnaire et socialiste. Il jugeait impossible d’attendre leur prolétarisation. Il déployait, en conséquence, une forte propagande dans la campagne. Pratiquement, le parti social-démocrate n’envisageait, dans son programme agraire immédiat, qu’une augmentation des lots de terre appartenant aux paysans, tandis que le parti socialiste-révolutionnaire comprenait dans son programme minimum la socialisation immédiate et complète du sol entier ; 3o En parfaite conformité avec sa doctrine, le parti social-démocrate (qui comptait essentiellement sur l’action des masses) repoussait toute action de terrorisme, tout attentat politique, comme socialement inutile. Par contre, le parti socialiste-révolutionnaire attribuait une certaine utilité politique aux attentats accomplis dans certaines conditions données. Il possédait un organisme spécial (dit « organisme de combat » ) chargé de préparer et d’exécuter des attentats politiques sous le contrôle du comité central. À part ces différences, le programme politique immédiat des deux partis était sensiblement le même : une république démocratique (bourgeoise) qui ouvrirait la route à une évolution vers le socialisme.

De 1901 à 1905, le parti socialiste-révolutionnaire accomplit plusieurs attentat politiques dont quelques-uns exceptionnellement retentissants, notamment : en 1902, le membre du parti Balmacheff assassina Sipiaguine, ministre de l’intérieur ; en 1904, un autre socialiste-révolutionnaire, Sazonoff, tua von Plehvé, le successeur de Sipiaguine.

À part ces deux partis politiques, il existait aussi, à cette époque déjà, un certain mouvement anarchiste. Très faible, il n’était représenté que par quelques groupements d’intellectuels et d’ouvriers, sans contact stable. Il y avait un ou deux groupes anarchistes à Saint-Pétersbourg, autant à Moscou, quelques groupements dans le Midi. Leur activité se bornait à quelque propagande, très difficile d’ailleurs, à des attentats contre les serviteurs du régime, et à des actes de « reprise individuelle ». La littérature libertaire arrivait en fraude de l’étranger. On répandait surtout les brochures de Kropotkine qui, lui-même, obligé d’émigrer après la débâcle de la Narodnaïa Volia, s’était fixé en Angleterre.

Le succès croissant de la propagande révolutionnaire à partir de l’année 1900 inquiéta fortement le gouvernement. Ce qui le troublait surtout, c’étaient les sympathies que cette propagande gagnait de plus en plus dans la population ouvrière. Malgré leur existence illégale, donc difficile, les partis socialistes possédaient dans toutes les grandes villes des comités, des cercles de propagande, des imprimeries clandestines et des groupements ouvriers. Le parti socialiste-révolutionnaire réussit à réaliser des attentats politiques. Le gouvernement jugea donc ses moyens de défense — la prison, la surveillance, la provocation, les pogromes — insuffisants. Afin de soustraire les masses ouvrières à l’emprise des partis socialistes et à toute activité révolutionnaire, il conçut un plan machiavélique qui, logiquement, devait le rendre maître du mouvement ouvrier. Il se décida à mettre sur pied des organisations ouvrières légales, autorisées, dont il tiendrait lui-même les commandes. En cas de réussite, il aurait fait d’une pierre deux coups : d’une part, il aurait attiré vers lui les sympathies de la classe ouvrière, en l’arrachant ainsi aux mains des partis révolutionnaires ; d’autre part, il pourrait guider le mouvement ouvrier là où il voudrait, le surveillant de près. Sans aucun doute, la tâche était délicate. Il fallait attirer les ouvriers dans ces organismes d’État ; il fallait tromper leur méfiance, les intéresser, les flatter, les bercer, les duper ; il fallait feindre d’aller à la rencontre de leurs aspirations… Pour réussir, le gouvernement serait même obligé d’aller jusqu’à certaines concessions d’ordre économique ou social, tout en maintenant les ouvriers à sa merci, tout en les maniant à son idée. L’exécution d’un tel programme exigeait, à la tête de l’entreprise, des hommes de confiance absolue, hommes habiles et éprouvés, connaissant bien la psychologie ouvrière et la manière de s’y prendre. Le choix du gouvernement s’arrêta sur deux hommes, agents de la police secrète (l’Okhrana), qui reçurent la mission d’exécuter le projet. L’un fut Zoubatoff, pour Moscou ; l’autre, l’aumônier d’une des prisons de Saint-Pétersbourg, le pope Gapone. Ainsi, le gouvernement du tsar voulut jouer avec le feu. Il ne tarda pas às’y brûler.

La révolution de 1905. Les « Sections ouvrières » et le mouvement de Gapone. La légende du tsar tuée par le tsar. — Le premier grand mouvement de masses ouvrières. La première grande grève des ouvriers de Saint-Pétersbourg. — L’origine des « Soviets ». — L’effet foudroyant des graves défaites dans la guerre russo-japonaise. L’effervescence dans tous les milieux de la société. Les libertés prises d’assaut. L’agitation dans la flotte et dans l’armée. — La gréve générale de tout le pays en octobre 1905. Le gouvernement perd pied. Le manifesté du 17 octobre. — Le contact entre les milieux avancés et la masses du peuple s’établit. Le « paradoxe russe » commence à s’évanouir. — Zoubatoff à Moscou, fut démasqué assez vite. Il ne put aboutir à de grands résultats. Mais, à Saint-Pétersbourg, les affaires marchèrent mieux. Gapone, trè adroit, œuvrant à t’ombre, sachant gagner la confiance et même l’affection des milieux ouvriers, doué d’un certain talent d’agitateur et d’organisateur, réussit à mettre sur pied les soi-disant « Section ouvrières » qu’il guidait en personne (en contact étroit avec ses maîtres) et qu’il animait de son activité énergique. Vers la fin de 1904, ces sections étaient au nombre de onze dans divers quartiers de la capitale, avec quelques milliers de membres.

Le soir, les ouvriers venaient assez nombreux dans leurs sections pour y parler de leurs affaires, écouter quelque conférence, parcourir les journaux, etc… L’entrée des sections étant, rigoureusement contrôlée par les ouvriers gaponistes eux-mêmes, les militants révolutionnaires ne pouvaient y pénétrer qu’à grande peine. Et même s’ils y pénétraient, ils étaient vite démasqués et mis à la porte.

Les ouvriers de Saint-Pétersbourg prirent leurs sections très au sérieux. Ils avaient entière confiance en Gapone, lui parlaient de leurs malheurs et de leurs aspirations, discutaient avec lui les moyens de faire améliorer leur situation. Fils, lui-même, d’un pauvre paysan, Gapone comprenait à merveille la psychologie de ses confidents. Il savait encore mieux feindre son approbation et ses vives sympathies au mouvement ouvrier. Telle était aussi, à peu près, sa mission officielle. La thèse que le gouvernement entreprit d’imposer aux ouvriers dans leurs sections fut celle-ci : « Ouvriers, vous pouvez arriver à améliorer votre situation, en vous y appliquant méthodiquement, et dans les formes légales, au sein de vos sections. Pour aboutir, vous n’avez aucun besoin de faire de la politique. Occupez-vous de vos intérêts personnels et immédiats, et vous arriverez bientôt à une existence plus heureuse. Les partis et les luttes politiques, les recettes proposées par les mauvais bergers — les socialistes et les révolutionnaires — ne vous mèneront à rien de bon. Laissez la politique de côté et ne vous occupez que de vos intérêts économiques. Ceci vous est permis, et c’est par cette voie que vous aboutirez ». Telle fut la thèse soutenue et développée, sur l’instigation du gouvernement, par Gapone et ses aides puisés parmi les ouvriers mêmes, dans les sections.

Les ouvriers mirent l’invitation tout de suite en pratique. Ils commencèrent à préparer une action économique pour appuyer, le cas échéant, leurs revendications élaborées et formulées d’accord avec Gapone. Ce dernier, dans sa situation plus que délicate, dut faire semblant d’approuver tout. S’il ne le faisait pas, il provoquerait aussitôt un mécontentement parmi les ouvriers. Il serait même certainement accusé de trahir leurs intérêts, de tenir trop le parti patronal. Il aurait vite perdu sa popularité. De ce fait, son œuvre même serait infirmée. Dans son double jeu, Gapone devait avant tout, et à tout prix, conserver les sympathies qu’il sut gagner chez les ouvriers. Il le comprenait bien et faisait mine de soutenir entièrement leur cause, tout en espérant pouvoir, par cela même, garder la maîtrise du mouvement, pouvoir manier les masses à sa guise, pouvoir diriger, façonner et canaliser leur action.

Ce fut le contraire qui se produisit. Le mouvement prit rapidement de l’ampleur. Bientôt, il se transforma en une véritable tempête qui déborda et emporta Gapone lui-même.

Brièvement exposés, les événements se déroulèrent comme suit :

En décembre 1904, les ouvriers de l’usine Poutiloff, l’une des plus importantes de Saint-Pétersbourg, et où Gapone comptait de nombreux adeptes et amis, décidèrent de commencer l’action. D’accord avec Gapone, ils élaborèrent et remirent à la direction une liste de revendications d’ordre économique, très modérées d’ailleurs. Vers la fin du mois, ils apprirent que la direction ne croyait pas possible d’y faire suite, et que le gouvernement était impuissant à l’y obliger.

L’indignation, la colère des ouvriers étaient sans borne : d’abord, parce que leurs longs et laborieux efforts n’aboutissaient à rien ; ensuite — et surtout — parce qu’on leur avait laissé croire que ces efforts seraient couronnés de succès. Gapone, en personne, les avait encouragés, les avait bercés d’espoir. Et voici que leur premier pas sur la bonne voie légale ne leur apportait qu’un échec cuisant, nullement justifié. Ils se sentirent « roulés ». Naturellement, leurs regards se tournèrent vers Gapone. Pour sauvegarder son prestige et son rôle, ce dernier feignit d’être indigné plus que tout autre et poussa, les ouvriers de l’usine Poutiloff à réagir vigoureusement. C’est ce qu’ils ne tardèrent pas à faire. Se sentant assez à l’abri, se bornant toujours à des revendications purement économiques, couverts par les sections et par Gapone, ils décidèrent, au cours de plusieurs réunions tumultueuses, de soutenir leur cause par une grève. Le gouvernement, confiant en Gapone, n’intervenait pas. Et c’est ainsi que la grève des usines Poutiloff, la première grève ouvrière importante en Russie, fut déclanchée en décembre 1904.

Mais le mouvement ne s’arrêta pas là. Toutes les sections ouvrières s’émurent et se mirent en branle pour défendre l’action de ceux de Poutiloff. Elles apprécièrent très justement l’échec de ces derniers comme leur échec général. Naturellement, Gapone dut prendre parti pour les sections. Le soir, il les parcourait toutes, l’une après l’a.utre, prononçant partout des discours en faveur des grévistes de Poutiloff, invitant tous les ouvriers à les soutenir par une action efficace.

Quelques jours passèrent. Une agitation extraordinaire secouait les masses ouvrières de la capitale. Les ateliers se vidaient spontanément. Sans mot d’ordre précis, sans préparation, ni direction, la grève de Poutiloff devenait une grève quasi-générale de Saint-Pétersbourg.

Ce fut alors la tempête. Les masses de grévistes se précipitèrent vers les sections, forçant tout contrôle, réclamant une action immédiate.

En effet, la grève seule ne suffisait pas. Il fallait agir, faire quelque chose. C’est alors que surgit — on ne sut jamais exactement d’où ni comment — la fantastique idée de rédiger, au nom des ouvriers et paysans malheureux de toutes les Russies, une pétition au tsar, de se rendre, pour l’appuyer, en grandes masses devant le Palais d’Hiver, de remettre la pétition, par l’intermédiaire d’une délégation, Gapone en tête, au tsar lui-même, et de demander il ce dernier de prêter l’oreille aux misères de son peuple. Toute naïve, toute paradoxale qu’elle fût, cette idée se répandit comme une traînée de poudre parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Elle les rallia. Elle les inspira. Elle apporta un sens, elle fixa un but précis à leur mouvement.

Les sections firent chorus avec les masses. Elles se décidèrent à organiser l’action. Gapone fut chargé de rédiger la pétition. De nouveau, il s’inclina. Ainsi, il devenait, par la force dos choses, leader d’un important, d’un historique mouvement des masses.

Dans les premiers jours du mois de janvier 1905, la pétition était prête. Simple, émouvante, elle respirait le dévouement et la confiance. Les misères du peuple y étaient exposées avec beaucoup de sentiment et de sincérité. Ensuite, elle demandait au tsar de consentir et de faire exécuter certaines réformes. Chose étrange, mais incontestable : la pétition de Gapone était une œuvre de haute inspiration.

Il s’agissait maintenant de la faire adopter par toutes les sections, de la porter à la connaissance des vastes masses, et d’organiser la marche vers le Palais d’Hiver.

Entre temps, un fait nouveau se produisit. Des révolutionnaires appartenant aux partis politiques (ces derniers se tenaient à l’écart du mouvement) intervinrent auprès de Gapone. Ils cherchèrent, avant tout, à l’influencer, à l’obliger de donner à son attitude, à sa pétition et à toute son action une allure moins « rampante », plus digne, plus ferme, en un mot plus révolutionnaire. Les milieux ouvriers avancés exercèrent sur lui la même pression. Gapone s’y prêta d’assez bonne grâce. Des socialistes-révolutionnaires surtout lièrent connaissance avec lui. D’accord avec eux, il remania, dans les tout derniers jours, sa pétition primitive, en l’élargissant considérablement et en atténuant de beaucoup son esprit de fidèle dévouement au tsar.

Sous sa forme définitive, la pétition fut’le plus grand paradoxe historique qui ait jamais existé. On s’y adressait très loyalement au tsar, et on lui demandait ni plus ni moins que d’autoriser — même d’accomplir — une révolution fondamentale qui, en fin de compte, supprimerait son pouvoir. En effet, tout le programme minimum des partis révolutionnaires y figurait. On y exigeait, notamment, en qualité de mesures immédiates, de toute urgence : la liberté entière de la presse, de la parole, de la conscience, etc… ; la liberté absolue de toutes sortes d’associations, d’organisations, etc… ; le droit aux ouvriers de se syndiquer, de recourir à la grève, etc… ; des lois agraires tendant à l’expropriation des gros propriétaires au profit des communautés paysannes ; et, surtout, la convocation immédiate d’une Assemblée Constituante, élue sur la base d’une loi électorale démocratique. C’était, carrément, une invitation au suicide.

Il est à noter, toutefois, qu’en dépit de tout ce qu’il y avait de paradoxal dans la situation créée, l’action qui se préparait ainsi n’était, pour un esprit averti, qu’un aboutissement logique des tendances existantes, une synthèse naturelle des divers éléments en présence D’une part, l’idée de la démarche collective auprès du tsar, avec la pétition, ne fut au fond que l’expression très naturelle de la foi naïve des masses populaires en la bonne volonté du tsar (ce que nous avons appelé plus haut « la légende du tsar » ). Ainsi, les ouvriers qui, en Russie, ne rompaient jamais leurs liens plus ou moins étroits avec la campagne, reprirent un instant la tradition paysanne pour aller demander au « petit père » aide et protection. Profitant de l’occasion offerte et unique, soulevés par un élan spontané, irrésistible, ils cherchèrent, peut-être, surtout à mettre le doigt sur la plaie, à obtenir une précision palpable, une solution concrète, définitive. Tout en espérant, au fond de leurs âmes simples, obtenir un succès au moins partiel, ils voulaient surtout en avoir le cœur net. D’autre part, l’influence des partis révolutionnaires (forcés de se tenir à l’écart), pas assez puissante pour empêcher le mouvement ou — encore moins — pour le remplacer par un autre, plus révolutionnaire, s’avéra, néanmoins, suffisamment forte pour réussir à exercer sur Gapone une certaine pression indirecte et l’obliger de « révolutionnariser » son acte. Cet acte fut ainsi le produit bâtard, mais naturel, des forces contradictoires en action.

La conduite et la psychologie de Gapone lui-même, toutes paradoxales qu’elles puissent paraître, trouvent pourtant une explication facile. D’abord simple comédien, agent à la solde de la police, il fut, ensuite, de plus en plus entraîné par la formidable vague du mouvement populaire qui le poussait en avant. Il finit par en être emporté. Les événements le mirent, malgré lui, à la tête des foules dont il devenait l’idole. Esprit aventurier et romanesque, il dut se laisser bercer par une illusion. Percevant instinctivement l’importance historique des événements, il dut en faire une appréciation exagérée qui dépassa de beaucoup la réalité des choses. Il voyait déjà le pays entier en révolution, le trône en péril, et lui, Gapone, chef suprême du mouvement, idole du peuple, porté aux sommets de la gloire des siècles. De plus en plus fasciné par ce rêve (que les événements paraissaient de plus en plus justifier), il se donna finalement, corps et âme, au mouvement déclenché. Son rôle de policier ne l’intéressait plus. Il n’y pensait même pas, au cours de ces journées de fièvre, tout ébloui par les éclairs du formidable orage, tout absorbé par son rôle nouveau qui devait lui apparaître presque comme une mission divine. Telle était, très probablement, la psychologie de Gapone au début de janvier 1905. On peut donc supposer, avec forte raison, qu’à ce moment, et dans le sens indiqué, Gapone était sincère. Du moins telle fut l’impression personnelle de l’auteur de ces lignes qui fît la connaissance de Gapone quelques jours avant les événements et le vit à l’œuvre.

Même le phénomène le plus paradoxal parmi tant d’autres, — l’abstention du gouvernement et l’absence de toute intervention policière au cours de ces journées de préparation fiévreuse, — s’explique aisément. Tout d’abord, la police ne put pénétrer dans la psychologie nouvelle de Gapone. Jusqu’au bout, elle garda confiance en son jeu. Et lorsque, enfin, elle s’aperçut du changement et du danger imminent, il était trop tard pour endiguer et arrêter les éléments déchaînés. D’abord quelque peu décontenancé, le gouvernement prit finalement le parti d’attendre le moment favorable pour écraser le mouvement d’un seul coup. Pour l’instant, ne recevant aucun ordre, la police ne bougeait pas. elle ne se montrait même pas. Ce fait incompréhensible, mystérieux, encouragea les masses, augmenta leurs espoirs.

La marche vers le Palais d’Hiver fut fixée au dimanche matin, le 9 janvier (vieux style). Les tout derniers jours, le 8 et le 9 surtout, furent consacrés principalement à la lecture publique de la pétition, au sein des sections. On procéda, à peu près partout, de la même façon. Au cours de la journée, mais surtout le soir, Gapone lui-même — ou un de ses amis — lisait, expliquait et commentait la pétition aux masses ouvrières qui remplissaient les locaux « par paquets », à tour de rôle. Aussitôt le local rempli, on en fermait la porte, on lisait la pétition, les assistants apposaient leurs signatures sur une feuille spéciale et évacuaient la salle. Celle-ci se remplissaient à nouveau par une foule qui attendait patiemment son tour dans la rue, et la cérémonie recommençait. Cela continuait ainsi, dans toutes les sections, jusqu’à minuit et au-delà.

Ce qui apporta une note tragique a ces derniers préparatifs, ce fut, chaque fois, l’appel suprême de l’orateur et le serment solennel, farouche, de la foule, en réponse à cet appel : « Camarades ouvriers, paysans et autres ! — disait à peu près l’orateur — Frères de misère ! Soyez tous fidèles à la cause générale et au rendez-vous. Dimanche matin, venez tous sur la place, devant le Palais d’Hiver. Toute défaillance de votre part serait une trahison envers notre cause qui est juste. Mais, venez calmes, pacifiques, dignes de l’heure solennelle qui sonne. Le père Gapone a déjà prévenu le tsar et lui a garanti, sous sa responsabilité personnelle, la sécurité absolue. Si vous vous permettez quelque acte déplacé, c’est le père Gapone qui en répondra D’ailleurs, vous avez entendu la pétition. Nous demandons des choses justes. Nous ne pouvons plus continuer cette existence misérable. Nous allons donc chez le tsar les bras ouverts, les cœurs remplis d’amour et d’espoir. Il n’a qu’à nous recevoir de même, et à prêter l’oreille à notre demande. Gapone lui-même lui remettra la pétition. Espérons, camarades, espérons, frères, que le tsar nous ouvrira ses bras, nous accueillera, nous écoutera, nous comprendra et fera suite à nos justes revendications. Mais si, mes frères, le tsar, au lieu de nous accueillir, au lieu de nous écouter, nous reçoit à coups de fusils et de sabres, s’il ne veut pas de nous, alors, mes frères, malheur à lui ! Alors, nous n’avons plus de tsar ! Alors, qu’ils soient maudits à jamais, lui et toute sa dynastie ! Jurez, vous tous, camarades, frères, simples citoyens, jurez qu’alors, vous n’oublierez jamais la trahison. Jurez qu’alors, vous chercherez à détruire le traître par tous les moyens… » Et l’assemblée tout entière, emportée par un élan extraordinaire, répondait en levant le bras : « Nous le jurons ! » Là où Gapone lui-même lisait la pétition, — et il la lut une fois dans toutes les sections, — il y ajoutait ; « Moi, prêtre, Georges Gapone, par la volonté de Dieu, je vous délie alors du serment prêté au tsar. Je bénis d’avance celui qui le détruira. Car alors, nous n’aurons plus de tsar ! (Blême d’émotion, il répétait deux, trois fois cette phrase devant l’auditoire silencieux et frémissant.) Jurez de me suivre, jurez-le sur la tête de vos enfants ! »… — « Oui, père, nous le jurons sur la tête de nos enfants », fut invariablement la réponse.

Le 8 janvier au soir, tout était prêt pour la marche. Tout était prêt aussi du côté gouvernemental. En effet, certains cercles intellectuels et littéraires apprirent que la décision du gouvernement était arrêtée : en aucun cas ne laisser la foule s’approcher du Palais ; si elle insiste, tirer dessus sans pitié. En toute hâte, une délégation fut dépêchée auprès des autorités pour tenter de prévenir l’effusion du sang. La démarche resta vaine. Toutes les dispositions étaient déjà prises. La capitale était entre les mains des troupes armées jusqu’aux dents.

On connaît la suite. Le 9 janvier, dimanche, dès le matin, une foule immense composée surtout d’ouvriers (souvent avec leurs familles) et aussi d’autres éléments très divers, se mit en mouvement vers la place du Palais d’Hiver. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, partant de tous les points de la capitale et de la banlieue, se ruèrent vers le but indiqué. Hélas ! Partout ils se heurtèrent à des barrages de troupes et de police qui ouvrirent un feu nourri contre cette mer humaine. Toutefois, la pression des arrière-gardes de cette masse compacte d’hommes — pression qui augmentait de minute en minute — fut telle que, par toutes sortes de voies obliques, la foule affluait sans cesse,.envahissant la place du Palais et toutes les rues avoisinantes. Alors le gouvernement ne trouva rien de mieux que de faire balayer, par des salves de feu, à intervalles réguliers, cette foule désarmée, désemparée, désespérée…

Des milliers d’hommes, femmes et enfants furent tués ce jour-là dans les rues de la capitale. Vers le soir, « l’ordre fut rétabli ». Et c’est durant toute la nuit, et. par des wagons entiers, que la police emportait les cadavres hors de la capitale pour les faire enterrer pêle-mêle dans les champs avoisinants.

Quant à Gapone lui-même, lequel conduisait, entouré de porteurs d’icones et d’images du tsar, une foule immense se dirigeant vers le Palais d’Hiver par la porte de Narva, il ne fut même pas blessé. Aux premiers coups de feu, il fut saisi par des amis, emporté hors des rangs et mis en lieu sûr. On lui coupa ses longs cheveux de pope, on l’habilla en civil et, quelques jours après, il se trouva déjà à l’étranger, hors de toute atteinte. Il lança immédiatement un bref appel aux ouvriers et paysans de toutes les Russies où, en des termes exceptionnellement éloquents et vigoureux il maudissait, au nom du pouvoir à lui conféré par Dieu, le tsar Romanoff et sa dynastie. Il y bénissait d’avance tous ceux qui arriveraient à supprimer le traître. Cet appel fut répandu en très grand nombre à travers le pays.

Quelques mots sur le sort définitif de Gapone sont nécessaires ici même pour clore le chapitre.

Sauvé par des amis, l’ex-prêtre se fixa définitivement à l’étranger. Ce furent surtout les socialistes-révolutionnaires qui prirent soin de lui. Son avenir ne dépendait maintenant que de lui-même. On a mis à sa disposition les moyens nécessaires pour qu’il rompe définitivement avec son passé, pour qu’il complète son instruction, — enfin, pour qu’il puisse devenir vraiment un homme d’action d’envergure. Mais, Gapone n’était pas de cette trempe. Le feu sacré qui, par hasard, effleura une fois son âme ténébreuse, n’était pour lui qu’un feu d’ambitions et de satisfactions personnelles qui s’éteignit vite. Au lieu de se livrer à un travail d’auto-éducation et de préparation à une activite sérieuse, Gapone restait dans l’inactivité, mère de l’ennui. Le lent travail de patience ne lui disait rien. Il rêvait la suite immédiate et glorieuse de son aventure. Or, en Russie, les événements traînaient. La grande révolution ne venait toujours pas. Il s’ennuyait de plus en plus. Bientôt, il chercha l’oubli dans la débauche. Le plus souvent, il passait ses soirées dans des cabarets louches où, à moitié ivre, en compagnie de femmes légères, il pleurait à chaudes larmes ses illusions brisées. La vie à l’étranger le dégoûtait. Le mal du pays le tenaillait. A tout prix, il voulait retourner en Russie. Alors, il conçut l’idée de s’adresser à son gouvernement, de lui demander le pardon et l’autorisation de revenir pour reprendre ses services. Il écrivit à la police secrète. Il renoua les relations avec elle. Ses anciens chefs accueillirent l’offre assez favorablement. Mais, avant tout, ils exigèrent de Gapone une preuve matérielle de son repentir et de sa bonne volonté. Connaissant ses accointances avec des membres influents du parti socialiste-révolutionna.ire, ils lui demandèrent de leur fournir des indications précises qui leur auraient permis de porter un coup dur au dit parti. Gapone accepta le marché. En attendant, un membre influent du parti et ami intime de Gapone. l’ingénieur Rutenberg, eut vent des nouvelles relations de Gapone avec la police. Il s’en référa au comité central du parti. Le comité le chargea — c’est Rutenberg lui-même qui le raconte dans ses mémoires — de faire son possible pour démasquer Gapone. Rutenberg fut obligé de jouer un rôle. Il finit par obtenir des confidences de Gapone, ce dernier ayant supposé que l’ingénieur trahirait volontiers son parti pour une forte somme d’argent. Gapone lui fit des propositions dans ce sens. Rutenberg feignit d’accepter. 11 fut con venu qu’il livrerait à la police, par l’intermédiaire de Gapone, des secrets très importants du parti. On marchanda sur le prix. Ce marchandage — feint et traîné sciemment en longueur par Rutenberg d’accord avec son parti, mené par Gapone d’accord avec la police — se termina en Russie où Gapone put, entre temps, se rendre, de même que Rutenberg. A Saint-Pétersbourg se joua le dernier acte du drame. Aussitôt arrivé, Rutenberg prévint quelques ouvriers, amis fidèles de Gapone — lesquels se refusaient à croire à sa trahison — qu’il était à même de leur en fournir une preuve incontestable. Il fut convenu que les ouvriers gaponistes assisteraient en cachette au dernier entretien entre Gapone et Rutenberg, entretien où le prix de la soi-disant trahison de Rutenberg devait être définitivement fixé.

Le rendez-vous eut lieu dans une villa déserte, non loin de Saint-Pétersbourg. D apres le plan conçu, les ouvriers cachés dans la pièce contiguë à celle où se passerait l’entretien entre Gapone et Rutenberg, devaient ainsi assister, sans être vus, à cet entretien pour se convaincre du véritable rôle de Gapone et pouvoir, ensuite, le démasquer publiquement. Mais les ouvriers ne purent pas y tenir. Aussitôt convaincus de la trahison de Gapone, ils firent irruption dans la chambre où les deux hommes discutaient, ils se précipitèrent sur Gapone, le saisirent et, malgré ses supplications, l’exécutèrent brutalement. Ensuite, ils lui passèrent une corde au cou et le suspendirent au plafond C’est dans cette position que son cadavre fut découvert accidentellement quelque temps après.

Ainsi se termina l’épopée personnelle de Gapone Quant à l’épopée du mouvement, elle suivit son chemin.

Les événements du 9 janvier eurent une résonance formidable dans le pays entier. Sans parler des villes et des régions industrielles, dans les recoins les plus obscurs, la population apprenait avec une stupéfaction indignée qu’au lieu de prêter l’oreille au peuple venu paisiblement devant le Palais pour conter au tsar ses misères, ce dernier donna froidement l’ordre de tirer dessus. Pendant longtemps encore, des paysans délégués par leurs villages se rendaient à Saint-Pétersbourg avec la mission d’apprendre l’exacte vérité. Cette vérité fut bientôt connue partout. C’est il ce. moment que la « légende du tsar » cessa de vivre. Un paradoxe historique de plus ! En 1881, les révolutionnaires assassinèrent le tsar pour tuer la légende. Elle survécut. Vingt-quatre ans après, c’est le tsar lui-même qui la tua. Moralement, le tsarisme fut détrôné le 9 janvier 1905. Mais ce qu’il y a vraiment de significatif dans ces événements, c’est qu’il fallut une expérience historique vécue, palpable et de grande envergure pour que le peuple commence à comprendre la véritable nature du tsarisme. Ni la propagande, ni le sacrifice des enthousiastes ne purent, seuls, amener ce résultat.

Quant à la ville de Saint-Pétersbourg, les événements du 9 janvier y eurent pour effet immédiat la généralisation de la grève ouvrière. Celle-ci devint complète. Le 10 janvier au matin, pas une seule usine, pas un chantier de la capitale ne s’anima. Le mouvement de sourde révolte gronda partout. La première grande grève révolutionnaire des travailleurs russes — celle des ouvriers de Saint-Pétersbourg — devint un fait accompli.

Nous touchons ici à un point très important de la révolution russe : l’origine des Soviets. Le lecteur trouvera quelques détails de plus, à ce sujet, au mot Soviets. Mais l’essentiel doit être dit ici même.

Dans tout ce qui a paru jusqu’à ce jour sur la révolution russe — je parle non seulement des études étrangères, mais aussi de la documentation russe — il existe une lacune qui saute aux yeux d’un lecteur attentif. Personne ne put encore jamais établir avec précision, quand, où, et comment fut créé le premier soviet ouvrier. Ce que le lecteur trouvera ici à ce sujet sera donc absolument inédit. (En lisant ce qui suit, on comprendra le pourquoi de cette lacune.)

De même que le mouvement précédent guidé par Gapone, la grève générale des ouvriers de Saint-Pétersbourg surgit spontanément. Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, voire par aucun comité de grève. De leur propre chef, et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières abandonnèrent les usines et les chantiers. Les partis politiques ne surent même pas profiter de l’occasion de s’emparer du mouvement, à leur habitude. Ils restèrent complètement à l’écart. Cependant, la grave question surgit aussitôt devant les ouvriers : que faire maintenant ? Un jour, cette question fut posée concrètement dans une petite réunion privée à laquelle assistaient une quarantaine d’ouvriers de différentes usines, l’auteur de ces lignes (dont ces ouvriers étaient les élèves) et un avocat, Georges Nossar. Ni les uns ni les autres n’appartenaient à aucun parti politique. L’auteur de ces lignes, alors un jeune homme de 22 ans, poursuivait depuis deux ans, dans les milieux ouvriers, un travail de pure culture. Et quant à Nossar, il était une connaissance de quelques jours, faite à l’une des réunions gaponistes à laquelle il vint assister. Au cours de cette petite réunion privée, on parla de la nécessité d’organiser un comité — ou plutôt un « conseil » (soviet) — qui serait composé d’ouvriers délégués par différentes usines, et qui prendrait entre ses mains aussi bien la direction de la grève que celle de la suite du mouvement. On exprima même l’idée de nommer ce comité Conseil (Soviet) des délégués ouvriers. Les ouvriers décidèrent de mettre cette idée tout de suite en pratique. Dès le | lendemain, ils devaient en faire part à leurs camarades d’usine, pour pouvoir désigner des délégués provisoires à ce soviet ouvrier. Mais il fallait quelqu’un qui se chargeât, séance tenante, de la direction de ce soviet. Les ouvriers présents offrirent ce poste à l’auteur j de ces lignes. Ne sachant encore rien de la conception anarchiste, ce dernier en possédait néanmoins l’esprit. I Il posa aux ouvriers cette question : Comment pouvait-il, sans être ouvrier, adhérer à un organisme essentiellement ouvrier, le guider, le mener ? Les ouvriers répondirent que cela n’avait aucune importance, car ils pouvaient toujours introduire dans l’organisme ainsi créé un homme de confiance en lui procurant des papiers d’un ouvrier quelconque. L’auteur de ces lignes refusa catégoriquement, pour sa part, de recourir à un tel procédé, basé sur un mensonge, sur une supercherie. Il estimait, en outre, que les ouvriers devraient mener eux-mêmes leurs affaires, se bornant à être aidés ou conseillés du dehors de leurs organismes par leurs amis intellectuels, sans en faire des maîtres. Les ouvriers firent alors la même offre à Nossar qui accepta. C’est ainsi que, quelques jours après, eut lieu, à Saint-Pétersbourg, la première séance du premier soviet ouvrier russe dont Nossar, muni de faux papiers ouvriers au nom de Khroustaleff, se fit nommer président. Un peu plus tard, ce premier soviet fut complété par un nombre imposant de délégués ouvriers. Pendant quelque temps, il siégeait, assez régulièrement dans le local des Cours supérieurs du Professeur P. Lesgaft. Il publiait périodiquement une feuille d’information ouvrière, sous le titre : Les Nouvelles (Izvestia) du Soviet des délégués ouvriers. En même temps, il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Le parti social-démocrate finit, tout de même, par réussir à pénétrer dans ce soviet et à s’y emparer d’un poste important. En effet, le politicien social-démocrate Trotzky (le futur commissaire bolcheviste) y entra et se fit nommer secrétaire. Plus tard, il remplaça Khroustaleff-Nossar à la présidence du soviet.

On comprend aisément pourquoi les faits cités ici restèrent dans l’ombre. Nossar (le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel) n’en a jamais soufflé mot à personne. Sur les 40 ouvriers au courant des faits, pas un n’eut jamais l’idée de les raconter. Et quant à l’auteur de ces lignes, il n’en a encore parlé nulle part jusqu’à présent.

Pendant un certain laps de temps, le gouvernement ne toucha pas au soviet. Celui-ci siégea assez régulièrement. D’ailleurs, la grève s’étant éteinte d’elle-même, à défaut d’un mouvement de plus vaste envergure, l’activité de ce premier soviet dut se borner bientôt à une œuvre de pure propagande.

Le gouvernement se vit dans l’obligation de fermer momentanément les yeux, car, sa situation devenant de plus en plus difficile, il était forcé d’agir avec la plus grande prudence. La raison principale de cette situation difficile fut l’échec cuisant que l’impérialisme japonais fit subir à l’impérialisme russe. La guerre, commencée avec beaucoup d’orgueil et, en partie, dans le but de réchauffer les sentiments nationaux et monarchistes, était irrémédiablement perdue. L’armée et la flotte furent battues à plate couture. L’opinion publique imputait la défaite ouvertement à l’incapacité, à la pourriture du régime. Non seulement les masses ouvrières, mais tous les milieux de la société furent rapidement gagnés par une colère et un esprit de révolte qui s’aggravaient de jour en jour. L’effet des défaites qui se suivaient sans arrêt fut foudroyant. Bientôt, les passions étaient déchaînées, l’indignation ne connaissait plus de bornes, l’effervescence devenait générale. Etant dans son tort, le gouvernement n’avait qu’à se taire. Les milieux libéraux et révolutionnaires en profitèrent immédiatement pour commencer une campagne violente contre le régime. Sans en demander l’autorisation, la presse et la parole devinrent libres. Ce fut une véritable prise d’assaut des libertés politiques. Les journaux de toutes tendances, même révolutionnaires, paraissaient et se vendaient sans censure, ni contrôle. Le gouvernement, le système entier, y étaient vigoureusement critiqués. Les autorités furent contraintes de tolérer tout ceci, comme elles avaient déjà toléré la grève de janvier, les délibérations du soviet, etc. De plus, vers cette époque, quelques démonstrations et même quelques émeutes eurent lieu dans différentes villes, et quelques barricades firent leur apparition à Saint-Pétersboôurg et à Moscou. Les ennemis du gouvernement étaient trop nombreux, trop audacieux et — surtout — ils avaient raison. L’été 1905 apporta, de plus, des troubles assez graves dans l’armée et la flotte. Le pays entier se dressait de plus en plus résolument contre le tsarisme. En plus de sa mauvaise situation morale et de sa défaite dans la guerre russo-japonaise, il manquait au gouvernement le facteur le plus important pour pouvoir combattre ce mouvement : l’argent.

L’inactivité, l’impuissance avouée du gouvernement enhardirent les forces de l’opposition. Dès le début d’octobre, on parla d’une grève générale de tout le pays, connue début d’une révolution décisive. Cette grève du pays entier — grève formidable, unique dans l’histoire du monde — eut lieu vers la mi-octobre. Elle fut moins spontanée que celle de janvier. Envisagée de longue date, préparée d’avance, elle fut organisée par le soviet et surtout de nombreux comités de grève. Usines, chantiers, magasins, banques, administrations et — surtout — chemins de fer, toutes les voies de communication, postes et télégraphes, tout, absolument tout, s’arrêta net. La vie du pays fut suspendue. Le gouvernement perdit pied et céda. Le 17 octobre (1905), le tsar lança un manifeste — le fameux manifeste du 17 octobre — où il disait avoir pris la décision d’octroyer à ses chers sujets toutes les libertés politiques et, de plus, de convoquer le plus rapidement possible la Douma de l’État. (genre d’États Généraux) pour l’aider dans ses fonctions gouvernementales. Ce fut, enfin, une promesse de constitution. Certains milieux la prirent même au sérieux. Ainsi, un parti « octobriste » (d’octobre) fut créé aussitôt dans le but d’activer la réalisation et de surveiller l’application des réformes modérées annoncées par le manifeste.

Le but immédiat du manifeste fut atteint. : la grève cessa, l’élan révolutionnaire fut brisé. Mais il va de soi que les partis révolutionnaires n’eurent aucune confiante dans les promesses. Ils ne virent dans le manifeste qu’une manœuvre politique. Ils commencèrent aussitôt à l’expliquer aux masses ouvrières. D’ailleurs, ces dernières restèrent assez indifférentes. Dix jours après le manifeste, eut lieu la première grande émeute des matelots de Cronstadt, à laquelle participa l’auteur de ces lignes, et qui faillit devenir très grave.

Les libertés, prises d’assaut et promises post factum par le manifeste d’octobre, furent supprimées le jour où le gouvernement trouva de l’argent (emprunt français) et aussi la possibilité de terminer la malheureuse guerre d’une façon pas trop humiliante. Ce jour-là, le gouvernement reprit pied. Fin 1905, il réinterdit toute la presse révolutionnaire, rétablit la censure, procéda à des arrestations en masse, liquida toutes les organisations ouvrières ou révolutionnaires qui lui tombèrent sous la main, supprima le soviet, jeta en prison Nossar et Trotzky et dépêcha des troupes, à l’effet de châtiments sévères, dans toutes les régions où des troubles sérieux avaient eu lieu. Il ne resta qu’une chose à laquelle le gouvernement n’osa pas toucher : la Douma, dont la convocation était proche.

Ainsi, vers la fin de 1905, la révolution fut définitivement enrayée. Mais, naturellement, la tempête passée avait laissé des traces ineffaçables, aussi bien dans la vie matérielle du pays que dans la mentalité de la population.

Dans le domaine concret, il y avait, tout d’abord, comme nous venons de le dire, la Douma. Momentanément, le gouvernement se vit obligé d’élaborer, pour la Douma, une loi électorale assez large. Le peuple tout entier mettait dans cette institution les plus grands espoirs. Les élections, fixées au printemps de 1906, suscitèrent dans le pays une activité préparatoire fébrile. Tous les partis politiques y prirent part. La situation était assez paradoxale ; car, tandis que les partis de gauche déployaient leur activité ouvertement, légalement, les prisons regorgeaient des membres des mêmes partis, arrêtés lors de la liquidation du mouvement. Ce paradoxe apparent s’explique facilement. En dépit d’une certaine liberté que le gouvernement tsariste dut accorder à ses sujets en vue des élections, ce gouvernement était loin d’interpréter la Douma comme une institution appelée à se dresser contre l’absolutisme ou à le limiter. Selon lui, la Douma ne devait être qu’un organe purement consultatif, appelé simplement à aider les autorités dans leurs tâches difficiles. Tout en étant obligé de tolérer l’agitation électorale des partis de gauche, le gouvernement était décidé d’avance à réagir sans tarder contre toute tentative de la Douma de prendre une attitude frondeuse. Il était donc parfaitement logique que, la Douma n’ayant, à ses yeux, rien de commun avec la révolution, le gouvernement gardât les révolutionnaires en prison.

Un autre fait concret, entièrement nouveau dans la vie russe, fut, précisément, la formation et l’activité légale de différents partis politiques. Comme le lecteur sait, il n’y avait dans le pays, avant les événements de 1905, que deux partis politiques, tous deux clandestins ; c’étaient : le Parti social-démocrate et le Parti socialiste-révolutionnaire. Le manifeste du 17 octobre, les quelques libertés admises à sa suite et, surtout, la future campagne électorale pour la Douma, firent naître aussitôt toute une série de partis politiques légaux.

Les monarchistes créèrent l’ « Union du Peuple russe ». Les éléments moins farouchement réactionnaires — hauts fonctionnaires, gros industriels, propriétaires, commerçants, agrairiens, etc. — se groupèrent autour du « Parti octobriste », dont nous avons déjà parlé. Le poids politique de ces deux partis de la droite était insignifiant. Tous les deux, ils faisaient plutôt l’amusement du pays.

La grande majorité des classes aisées et moyennes, ainsi que des intellectuels de marque, s’organisèrent en un grand parti politique du centre dont la droite se rapprochait des octobristes et la gauche accusait des tendances républicaines. Le gros du parti élabora le programme d’un système constitutionnel qui, tout en conservant le monarque, mettait fin à l’absolutisme en limitant sérieusement son pouvoir. Le parti prit le nom de « Parti constitutionnel-démocrate » (en abrégé : parti Ca-Det). Ses leaders se recrutèrent surtout parmi les gros bonnets municipaux, les avocats, les personnes exerçant des professions libérales, les gros universitaires. Très influent et bien placé, ce parti déploya, dès son origine, une activité vaste et énergique.

A l’extrême gauche, se trouvaient : le Parti social-démocrate, dont l’activité électorale fut à peu près ouverte et légale, malgré son programme nettement républicain et sa tactique révolutionnaire, et, enfin, le Parti socialiste-révolutionnaire, dont les candidats, afin de pouvoir agir sans entraves, formèrent un parti à part, sous le nom de « Parti travailliste », et dont le programme et la tactique différaient peu — le problème agraire à part — de ceux du Parti social-démocrate. Il va de soi que ces deux derniers partis représentaient surtout les masses ouvrières et paysannes ainsi que la vaste couche des travailleurs intellectuels.

En dehors de la question politique, le point le plus important dans les programmes de tous les partis se rapportait incontestablement au problème agraire. Une solution efficace de ce dernier s’imposait de toute urgence. En effet, l’augmentation de la population paysanne était si rapide que les lots de terrain concédés aux paysans affranchis par leurs anciens seigneurs en 1881, déjà insuffisants, se réduisirent en un quart de siècle, par suite d’un morcellement continu, à des lots de famine. L’immense population paysanne attendait de plus en plus impatiemment une solution juste et effective de ce problème. Tous les partis se rendaient compte de son importance capitale. Pour le moment, trois solutions du problème se présentaient, notamment : 1° le Parti constitutionnel-démocrate proposait l’augmentation des lots par une aliénation d’une nonne partie des grandes propriétés privées ou d’État, aliénation devant être dédommagée graduellement par les paysans, avec l’aide de l’État, conformément à uns estimation officielle et « juste » ; 2° le Parti social-démocrate préconisait une aliénation pure et simple des terres indispensables aux paysans, lesquelles terres constitueraient ainsi un fonds national distribuable aux paysans au fur et à mesure des besoins (nationalisation ou municipalisation des terres) ; 3° le Parti socialiste révolutionnaire offrait la solution la plus radicale ; à savoir : la confiscation totale de toutes les terres faisant l’objet de propriété privée, la suppression immédiate et complète de toute propriété foncière, la mise à la disposition des collectivités paysannes de toutes les terres (socialisation des terres).

Une note importante est à ajouter à ce qui vient d’être dit. À l’époque de la Révolution de 1905, deux courants d’idées (qui allaient aboutir plus tard à une scission complète) se dessinèrent déjà nettement au sein des deux partis de gauche (Soc.-Dém. et Soc.-Rév.) : dans l’un comme dans l’autre, se précisa, à côté du courant « officiel », une mentalité réfractaire au programme établi. D’après cette idéologie nouvelle, la révolution qui approchait avait des chances de devenir, dès à présent, une vraie révolution sociale. Les partisans de ce courant, dans les deux partis, insistaient donc sur la nécessité d’abandonner le programme minimum en cours et de le remplacer par un autre, plus révolutionnaire, plus socialiste. Dans le parti social démocrate, ce courant aboutit, déjà en 1903, à la naissance du bolchevisme (voir ce mot) et, plus tard, à la formation du Parti communiste (bolcheviste). Et quant au Parti socialiste révolutionnaire, il se divisa finalement aussi en deux partis distincts : celui des socialistes révolutionnaires de droite, qui défendait toujours la nécessité de passer, avant tout, par une république démocratique bourgeoise, et celui des socialistes révolutionnaires de gauche, qui prétendait, parallèlement au bolchevisme, que la prochaine révolution devrait être poussée le plus loin possible, notamment jusqu’à la suppression immédiate de l’État capitaliste et l’instauration d’une République sociale. Lors de la révolution de 1905, l’influence pratique de ces deux courants réfractaires était encore insignifiante.

Pour compléter l’exposé de divers courants d’idées, lors de la révolution de 1905, signalons que le parti socialiste révolutionnaire donna naissance, vers la même époque, à un troisième credo social, qui alla jusqu’à l’idée de devoir supprimer, dans la prochaine révolution, non seulement l’État bourgeois, mais tout État, en général, comme institution politique. Ce courant d’idées se rapprochait donc sensiblement de la conception anarchiste, sans toutefois l’adopter en entier. Il est connu en Russie sous le nom de maximalisme (voir ce mot).

Quant aux conceptions anarchistes et syndicalistes, elles étaient, à cette époque, très peu répandues en Russie. Comme déjà dit, quelques groupements libertaires existaient à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans le Midi. C’était tout. Cependant, un groupe anarchiste de Moscou participa très activement aux événements d’octobre et se fit remarquer dans des manifestations révolutionnaires.

Les conséquences morales, les effets psychologiques des événements de 1905 étaient plus importants encore que les réalisations concrètes immédiates. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà signalé, la légende du tsar s’évanouit, l’absolutisme fut moralement détrôné. Ce ne fut pas tout. Car, du même coup, les masses populaires se tournèrent vers les éléments qui, depuis longtemps déjà, combattaient cet absolutisme : vers les milieux intellectuels et avancés, vers les partis politiques, vers les révolutionnaires, en général, etc. Ainsi, un contact solide et vaste s’établit, enfin, entre les milieux avancés et la masse du peuple. Désormais, ce contact ne put que se consolider et s’approfondir. Le « paradoxe russe », dont nous avons parlé plus haut, avait vécu.

Quelques mots sont à dire ici sur le sort personnel de Nossar-Khroustaleff, premier président du premier soviet ouvrier de Saint-Pétersbourg. Arrêté lors de la liquidation du mouvement, il fut condamné à être exilé en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l’étranger. Mais, de même que Gapone, il ne sut pas s’adapter à une nouvelle existence et encore moins se mettre au travail régulier. Certes, il ne mena pas une vie de débauche, il ne commit aucun acte de trahison… Mais il traînait à l’étranger une existence déréglée, misérable, malheureuse. Cela continua jusqu’à la Révolution de 1917. Aussitôt celle-ci éclatée, il se précipita, comme presque tous les émigrés russes, en son pays, et y participa aux luttes révolutionnaires. Ensuite, on l’a perdu de vue. D’après quelques informations, venues d’une source digne de foi, il se dressa finalement contre les bolcheviks et fut fusillé par ces derniers.

Vers la grande explosion (1905–1917). — Les douze années – exactement – qui séparèrent la véritable révolution de son ébauche n’apportèrent rien de saillant au point de vue révolutionnaire. Au contraire, c’est précisément la réaction qui triompha bientôt sur toute la ligne. Le sort de la Douma en fut la manifestation la plus éclatante.

La Douma commença à siéger en avril 1906. Un enthousiasme populaire débordant l’accueillit à sa naissance. Malgré toutes les machinations du gouvernement, elle s’avéra nettement en opposition. Le Parti constitutionnel démocrate la domina par le nombre et la qualité de ses représentants. Le professeur V. Mouromtzeff, un des membres les plus éminents de ce parti, fut élu président de l’Assemblée. Les députés de gauche – sociaux démocrates et socialistes révolutionnaires ( « travaillistes » ) – y formaient également un bloc imposant. La population entière suivait les travaux de la Douma avec un intérêt passionné. Tous les espoirs volaient vers elle. On en attendait au moins des réformes larges, justes, efficaces.

Mais, dès le premier contact, une hostilité – sourde d’abord, de plus en plus ouverte par la suite – s’établit entre le « parlement » et le gouvernement. Ce dernier entendait traiter la Douma du haut en bas, avec un dédain qu’il ne masquait même pas. Il la tolérait à peine. Il l’admettait difficilement, même à titre d’institution purement consultative. La Douma, elle, cherchait, au contraire, à s’imposer comme une institution législative, constitutionnelle. Les rapports entre l’un et l’autre devenaient de plus en plus tendus. Naturellement, le peuple prenait parti pour la Douma. La situation du gouvernement devenait ridicule et dangereuse. Toutefois, une révolution immédiate n’était pas à craindre. Et puis, le gouvernement comptait sur ses troupes. Il se décida donc bientôt à une mesure énergique. Un beau jour, au lendemain de quelques discussions orageuses avec les représentants du gouvernement, la Douma – la soi-disant « première Douma » – fut dissoute (en été 1906). À part quelques émeutes, dont la plus importante fut celle de Cronstadt (plus sérieuse encore que celle d’octobre 1905), le pays resta tranquille. Quant aux députés eux-mêmes, ils n’osèrent pas résister efficacement. Ils se soumirent à la dissolution et se bornèrent à lancer une note de protestation contre cet acte arbitraire. Pour élaborer cette note, les ex députés – il s’agit surtout des membres du Parti constitutionnel démocrate – se rendirent dans une ville de Finlande, la ville de Vyborg, ce qui fit appeler cette note « l’Appel de Vyborg ». Après quoi, ils se rendirent tranquillement chez eux. Malgré le caractère anodin de leur « révolte », ils furent jugés quelque temps après par un tribunal spécial et condamnés à quelques peines, d’ailleurs légères. Un seul député, jeune paysan du gouvernement de Stavropol, le « travailliste » F. Onipko, ne se résigna pas. Ce fut lui l’animateur de ce second soulèvement de Cronstadt. Saisi sur place, il faillit être passé par les armes. Finalement, il fut jugé et condamné à l’exil en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l’étranger. Il retourna en Russie en 1917.

Aussitôt après la dissolution de la « première Douma », le gouvernement modifia sensiblement la loi électorale et convoqua la « deuxième Douma ». Incomparablement plus modérée et plus médiocre que la première, celle-ci parut, tout de même, encore trop révolutionnaire au gouvernement. Elle fut dissoute à son tour. La loi électorale fut à nouveau remaniée. On arriva à une troisième et, enfin, à une quatrième Douma, laquelle — instrument docile entre les mains du gouvernement — put traîner une existence morne et stérile jusqu’à la révolution de 1917.

En tant que réformes, lois utiles, etc., la Douma n’aboutit à rien. Mais sa présence ne resta pas absolument sans résultats. Les discours critiques de certains députés de l’opposition, l’attitude du tsarisme face aux problèmes brûlants de l’heure, l’impuissance même du « Parlement » à les résoudre, tant que l’absolutisme s’obstinait à rester debout, tous ces faits éclairaient de plus en plus les vastes masses de la population sur la véritable nature du régime.

Deux processus parallèles caractérisent surtout la période en question : d’une part, la dégénérescence accélérée, définitive — on peut vraiment dire la pourriture — du système absolutiste ; et, d’autre part, l’évolution rapide de la conscience des masses.

Les indices incontestables de la décomposition du tsarisme étaient assez connus à l’étranger. L’attitude et le train de vie de la cour impériale étaient de ce genre classique qui, généralement, précède la chute des monarchies. L’incapacité et l’indifférence de Nicolas II, le crétinisme de ses ministres et fonctionnaires, ainsi que leur vilenie, le mysticisme vulgaire qui s’empara du monarque et de sa famille (la fameuse épopée de Raspoutine, etc.), tout cet ensemble de phénomènes n’était un secret pour personne à l’étranger.

Beaucoup moins connus étaient les changements profonds qui s’effectuaient dans la psychologie des masses populaires. Et, cependant, l’état d’âme d’un homme du peuple de l’an 1912 n’avait plus rien de commun avec sa psychologie primitive d’avant 1905. Des couches populaires, tous les jours plus vastes, devenaient nettement antitsaristes. Seule, la réaction féroce qui interdisait toute organisation ouvrière et, aussi, toute propagande révolutionnaire, empêchait les masses de préciser, de fixer leurs idées.

En attendant, tous les problèmes vitaux restaient en suspens. Le pays se trouvait dans une impasse. Une révolution décisive devenait inévitable. Il ne manquait plus que l’impulsion et les armes. C’est dans ces conditions qu’éclata la guerre de 1914. Elle offrit bientôt aux masses l’impulsion nécessaire et les armes indispensables.

La grande explosion et ses suites (1917 à nos jours). — Comme cela se produit habituellement dans les cas analogues, au début de la guerre, le gouvernement russe, lui aussi, réussit à éveiller dans les masses toute la gamme de mauvais instincts, de passions dues à un atavisme animal, de sentiments périmés, aujourd’hui humainement et socialement criminels, tels que le nationalisme, le patriotisme, etc. Comme partout ailleurs, en Russie également, des millions d’hommes furent dupés, désorientés, fascinés et contraints à courir, tel un troupeau de bêtes à l’abattoir, vers les frontières. Les graves problèmes de l’heure furent abandonnés, oubliés. Les quelques premiers « succès » obtenus par les troupes russes réchauffèrent encore davantage « le grand enthousiasme du peuple ».

Mais, assez rapidement, la face des choses changea en Russie. La série des défaites commença et, avec elles, renaquirent bientôt les inquiétudes, les déceptions, le mécontentement. La guerre coûtait terriblement cher, en argent et surtout en hommes. Des millions de vies humaines durent être sacrifiées, sans aucune utilité, sans la moindre compensation. De nouveau, le régime témoigna ouvertement son incapacité, sa faillite, sa pourriture. Et, de plus, certaines défaites, qui coûtèrent, cependant, des monceaux de victimes, restèrent inexplicables, mystérieuses, suspectes. À travers tout le pays, on parla, non seulement des négligences criminelles, d’une incapacité flagrante, mais surtout d’espionnage dans le commandement suprême, de haute trahison à la Cour même. On accusait, presque ouvertement, les membres de la famille impériale d’avoir des sympathies pour la cause allemande, d’avoir même des ententes avec l’ennemi. La Cour s’inquiétait peu de ces bruits. Quelques mesures prises tardivement ne suffirent pas à les démentir. Dans ces conditions, « l’enthousiasme » du peuple, et aussi celui de l’armée, s’évaporèrent entièrement, déjà en 1916.

Toutefois, ce ne furent pas tant les événements d’ordre purement militaire qui déterminèrent la grande explosion de février 1917. Ce qui désespéra les masses du peuple, ce qui fit déborder la coupe de patience, ce fut surtout la désorganisation complète de la vie économique à l’intérieur du pays. C’est dans ce domaine que l’impuissance du gouvernement tsariste éclata avec une évidence immédiate, palpable. C’est là que ses effets désastreux imposèrent aux masses une action urgente et décisive.

Tous les pays belligérants éprouvèrent vers la même époque de grandes difficultés d’ordre économique et financier résultant de la nécessité de nourrir, d’approvisionner, de soutenir longuement des millions d’hommes sur l’immensité démesurée des fronts, et d’assurer, en même temps, la vie normale à l’intérieur. Partout, cette double tâche exigea une grande tension de forces. Mais, partout — même en Allemagne, où la situation était particulièrement difficile —, elle a été résolue avec plus ou moins de succès. Partout, sauf en Russie, où le gouvernement ne sut rien prévoir, rien prévenir, rien organiser. En janvier 1917, la situation devint intenable. Le chaos économique, la misère de la population travailleuse atteignirent un tel point que les ouvriers de quelques grandes villes — Petrograd, par exemple — commencèrent à manquer, non seulement de viande, de beurre, de sucre, mais même de pain. Cette situation misérable s’aggrava rapidement. Dans le courant du mois de février, en dépit des efforts déployés par la Douma, par les zemstvos, les municipalités, etc., non seulement la population des villes se vit vouée à la famine, mais aussi l’approvisionnement de l’armée devint défectueux. Et, en même temps, la débâcle militaire devenait complète.

Alors, les ouvriers de Petrograd, se sentant solidaires avec le pays entier et se trouvant en extrême agitation depuis plusieurs semaines, déjà, affamés et privés de tous moyens d’existence, ne recevant même plus de pain, descendirent en masse dans les rues de la capitale, manifestèrent et refusèrent net de se disperser. Le premier jour — 25 février 1917, vieux style — cette manifestation resta prudente et inoffensive. En masses compactes, les ouvriers, avec leurs femmes et enfants, remplissaient les rues et criaient : « Du pain ! Du pain ! Nous n’avons rien à manger ! Qu’on nous donne du pain, ou qu’on nous fusille tous !… Nos enfants meurent de faim ! Du pain ! Du pain ! » Le gouvernement dépêcha contre les manifestants des détachements de troupes à cheval. Or, d’abord, il y avait peu de troupes à Petrograd ; ensuite — et ce fut le point capital dans l’affaire —, les soldats, sourire aux lèvres, trottaient prudemment à travers la foule, sans sortir leurs sabres ou leurs fusils, sans écouter le commandement des officiers. Mieux encore : en maints endroits, les soldats fraternisaient avec les ouvriers et allaient même jusqu’à leur remettre leurs fusils. Naturellement, cette conduite des troupes encouragea les masses. Le 26 février au matin, la démonstration tourna nettement en mouvement révolutionnaire. Des cris – « Vive la Révolution ! À bas le tsarisme ! » – retentirent dans la foule dont la conduite devenait d’heure en heure plus menaçante, plus offensive. Bientôt apparurent les premiers drapeaux rouges. Les soldats gardaient toujours la neutralité ou même se mêlaient à la foule, de sorte que le gouvernement ne pouvait plus compter sur ses troupes. Il lança alors contre les rebelles toutes les forces policières de la capitale. Les policiers formèrent en hâte des détachements répressifs. Ils installèrent en plusieurs endroits, sur les toits des maisons, et même sur quelques églises, des mitrailleuses ; et bientôt, ils commencèrent leur offensive générale contre les masses en émeutes. La lutte fut chaude durant toute la journée du 26 février. En beaucoup d’endroits, la police fut délogée, ses agents assassinés, et les mitrailleuses réduites au silence. Mais, ailleurs, les forces policières résistaient avec acharnement. Le tsar, qui se trouvait sur le front, fut prévenu télégraphiquement de la gravité des événements.

L’action décisive se joua le 27 février au matin. Une très grande masse de manifestants, en pleine effervescence, s’étant rassemblée sur la place de la gare Nicolaïevsky, le gouvernement y dépêcha deux régiments de cavalerie, dont il pouvait encore disposer, ainsi que de forts détachements de police à pied et à cheval. Les régiments prirent position d’un côté, et la police de l’autre côté de la place, de sorte que la foule se trouvait entre deux feux. Après les sommations d’usage, l’officier de la police donna l’ordre de charger. Aussitôt, un officier, commandant les régiments de cavalerie, sortit son sabre et, aux cris de « Chargeons la police ! En avant ! », lança les deux régiments contre les forces policières. En un clin d’œil, ces dernières furent culbutées, renversées, écrasées. Entourés d’une foule en délire, les régiments se rendirent aussitôt, drapeaux déployés, au palais de Tauride, où siégeait la Douma, et se mirent entièrement à la disposition de cette dernière.

Les événements qui suivirent sont suffisamment connus. Un gouvernement provisoire, comprenant des membres de la Douma, fut formé et acclamé avec enthousiasme par la population. Le tsar, qui se rendait en hâte vers la capitale par chemin de fer, vit son train s’arrêter à Pskow et fut obligé de signer, séance tenante, son abdication, pour lui-même et son fils Alexis. Le premier acte de la révolution était accompli.

Si nous avons raconté les péripéties de cette révolution de février d’une façon assez détaillée, c’est pour en faire ressortir le point capital que voici : une fois de plus, l’action des masses fut une action spontanée qui couronna logiquement, fatalement, une longue période d’expériences vécues et de préparation morale. Cette action ne fut guidée ni organisée par aucun parti politique. Soutenue par le peuple en armes – l’armée –, elle fut victorieuse.

D’ailleurs, à cause de la répression, toutes les organisations centrales des partis politiques de gauche, ainsi que leurs leaders, se trouvaient, au moment de la révolution, loin de la Russie. Martoff (du Parti social démocrate), Tchernoff (du Parti socialiste révolutionnaire), Trotski, Lénine, Lounatcharsky, Losovsky, etc., tous ces hommes vivaient à l’étranger. Ce ne fut qu’après la révolution de février qu’ils regagnèrent leur pays.

Le « gouvernement provisoire » formé par la Douma, devenue souveraine sur les débris du tsarisme, était, bien entendu, nettement bourgeois et conservateur. Ses membres – prince Lvoff et autres – appartenaient presque tous, politiquement, au Parti constitutionnel, et, socialement, aux classes privilégiées. Pour eux, une fois l’absolutisme par terre, la révolution était virtuellement terminée. Maintenant, il s’agissait de « rétablir l’ordre », d’améliorer peu à peu la situation générale à l’intérieur du pays, ainsi que sur le front, et surtout de préparer tranquillement la convocation de l’Assemblée Constituante, laquelle devrait établir les nouvelles lois fondamentales du pays, le nouveau régime politique, le nouveau mode de gouvernement, etc. D’ici là, le peuple n’aura qu’à attendre patiemment, sagement, en bon enfant, les faveurs que ses nouveaux maîtres voudront bien lui octroyer. Ces nouveaux maîtres, le gouvernement provisoire se les représentait, naturellement, comme de bons bourgeois modérés, dont le pouvoir n’aurait rien à envier aux autres pays « civilisés ». Les visées politiques du gouvernement provisoire ne dépassaient guère une bonne monarchie constitutionnelle. À la rigueur, certains de ses membres prévoyaient timidement une république bourgeoise très modérée. Le problème agraire, la question ouvrière, etc., devaient être solutionnés par le futur gouvernement définitif d’après les modèles occidentaux. En fin de compte, le gouvernement provisoire était plus ou moins sûr de pouvoir utiliser la période préparatoire, en l’allongeant au besoin, pour réduire au calme, à la discipline et à l’obéissance les masses populaires, au cas où ces dernières auraient manifesté trop violemment leur désir de dépasser les limites ainsi prévues.

Il est étonnant à quel point les hommes politiques « éprouvés », les érudits, les économistes et les sociologues savants s’étaient trompés dans leurs prévisions et leurs calculs. La réalité des choses leur échappa complètement. Je me rappelle, par exemple, avoir assisté à New York, en avril ou mai 1917, à la conférence d’un honorable professeur qui fit une longue analyse, très « scientifique », de la composition et de l’action probable de la prochaine Assemblée Constituante russe. J’ai posé au respectable professeur une seule question : Que prévoyait-il pour le cas où la Révolution russe se passerait d’une assemblée constituante ? Assez dédaigneusement, assez ironiquement, l’honorable professeur dit, pour toute réponse, que son contradicteur était certainement un anarchiste dont l’hypothèse fantaisiste ne l’intéressait pas. L’avenir démontra bientôt que l’honorable professeur se trompait magistralement. Dans son exposé de deux heures, il n’avait omis d’analyser qu’une seule éventualité : celle, précisément, qui devint réalité quelques mois après !… Qu’il me soit permis d’exprimer, à ce propos, ici même, un avis personnel. En 1917, MM. les politiciens, les écrivains, les professeurs – russes et étrangers – ont, à de très rares exceptions près, dédaigneusement et magistralement omis de prévoir le triomphe du bolchevisme dans la Révolution russe. Aujourd’hui, ce bolchevisme triomphant étant – momentanément et pour un bref délai, historiquement parlant – un fait accompli, beaucoup de ces messieurs veulent bien l’admettre. Je suis absolument sûr qu’avec la même « clairvoyance », le même dédain d’abord, et le même « savoir-faire » ensuite, ces mêmes messieurs manqueront de prévoir à temps, pour l’accepter plus tard, le triomphe – véritable et définitif – de l’anarchisme dans la révolution sociale mondiale.

Le gouvernement provisoire ne se rendait certainement pas compte des multiples éléments qui, infailliblement, devaient se dresser devant lui en obstacles insurmontables.

L’obstacle le plus sérieux fut le caractère même des problèmes que le gouvernement provisoire avait à résoudre.

D’abord, le problème de la guerre. Physiquement et moralement, l’armée russe était à bout. L’état misérable où se trouvait le pays, d’une part, et la révolution, d’autre part, l’ébranlèrent encore plus. Deux solutions se présentaient à l’esprit du gouvernement : soit cesser la guerre, conclure une paix séparée, démobiliser l’armée et se consacrer entièrement aux problèmes intérieurs ; soit faire l’impossible pour maintenir le front, sauvegarder la discipline, faire remonter le moral de l’armée et continuer la guerre, au moins jusqu’à la convocation de l’Assemblée Constituante. La première solution était, évidemment, inadmissible pour un gouvernement bourgeois, nationaliste, allié à d’autres belligérants, et considérant comme un déshonneur national la rupture éventuelle de cette alliance. De plus, en tant que gouvernement « provisoire », il était obligé de se tenir strictement à la formule : pas de changement important avant la convocation de l’Assemblée constituante qui aura pleins droits de prendre toute décision. Le gouvernement provisoire adopta donc la seconde solution. Or, dans les conditions présentes, celle-ci était irréalisable. Ce problème se trouvait ainsi fatalement voué à rester en suspens.

Le deuxième problème épineux était le problème agraire. Les paysans – 85 % de la population – aspiraient à la terre. La révolution donna à ces aspirations un nouvel élan irrésistible. Réduites à l’impuissance, exploitées et dupées depuis des siècles, les masses paysannes perdaient patience. Elles ne voulaient rien entendre, rien savoir. Il leur fallait la terre, coûte que coûte, et tout de suite, sans procédure ni cérémonie. Les paysans s’en emparaient même, un peu partout, en en chassant les propriétaires, là où ces derniers ne fuyaient pas d’eux-mêmes. Ils résolvaient ainsi le problème agraire à leur façon et de leur chef, sans attendre les délibérations, les machinations et les décisions du gouvernement ou de la Constituante. L’armée, composée surtout de paysans, était certainement prête à soutenir cette action directe, Le gouvernement provisoire se vit acculé, soit à s’incliner devant cet état de choses et à l’accepter, soit à résister, c’est-à-dire, lutter contre les paysans en révolte et aussi, presque certainement, contre l’année. Naturellement, il adopta la tactique de la résistance. Mais, celle-ci n’avait aucune chance de succès.

Le problème ouvrier était presque aussi insoluble pour un gouvernement bourgeois que celui des paysans. Les masses ouvrières cherchaient à obtenir dans la révolution le maximum de bien-être et de droits. Or, le gouvernement bourgeois cherchait, naturellement, à réduire ces droits au minimum. Des luttes très graves étaient à prévoir sur ce champ de bataille également.

Le formidable problème économique était, lui aussi, des plus redoutables, ceci d’autant plus qu’il ne souffrirait aucun délai. En pleine guerre, et en pleine révolution, il fallait organiser à nouveau la production, la répartition, l’échange, les finances, etc., ceci dans un pays désorganisé, bouleversé, épuisé.

Il restait, enfin, le problème purement politique qui, dans les conditions données, ne présentait aucune solution plausible. Le gouvernement provisoire se chargeait, bien entendu, de convoquer le plus tôt possible l’Assemblée Constituante. Mais, pour mille raisons, cette tâche ne pouvait lui réussir. Et, d’abord, il devait nécessairement redouter cette Assemblée. Son désir intime était certainement de reculer autant que possible la convocation de la Constituante et de chercher à installer, en attendant, par un coup de main heureux, une monarchie constitutionnelle.

Or, « en attendant », d’autres obstacles, plus redoutables encore que la complexité des problèmes à résoudre, se dressèrent devant lui.

Le principal fut la résurrection des Soviets ouvriers, surtout de celui de Petrograd. Il fut remis debout dans les tout premiers jours de la révolution. Certes, à ce moment, les ouvriers y déléguèrent surtout des socialistes modérés (mencheviks et socialistes révolutionnaires de droite). Mais son idéologie et son programme étaient absolument contraires aux projets du gouvernement provisoire ; et, d’autre part, l’influence morale et l’activité du soviet de Petrograd parvinrent rapidement à rivaliser avec celles du gouvernement, au désavantage de ce dernier. Ce soviet forma dans le pays une sorte de second gouvernement avec lequel le « gouvernement provisoire » devait compter. Il va de soi que ce dernier aurait bien voulu faire la guerre au soviet. Mais, entreprendre cette action contre les ouvriers organisés, au lendemain d’une révolution qui proclama hautement la liberté absolue de la parole, de toute organisation et de toute action sociale, était chose impossible. Le gouvernement fut donc obligé de faire bonne mine à mauvais jeu, de tolérer son concurrent et même de flirter avec lui. Ceci d’autant plus qu’il sentait bien la fragilité des sympathies qui montaient vers lui de la masse travailleuse et de l’armée. Il se rendait bien compte qu’au premier conflit social sérieux, ces deux forces décisives se rangeraient infailliblement du côté du soviet. La présence de ce second gouvernement, si gênant, mais avec lequel le gouvernement provisoire était obligé de traiter, représentait, pour ce dernier, un des plus gros obstacles à surmonter.

La critique violente, la propagande vigoureuse de tous les partis socialistes et surtout des éléments d’extrême gauche (socialistes-révolutionnaires de gauche, bolcheviques, maximalistes, anarchistes) rendaient cet obstacle encore plus redoutable.

En somme, seule une classe bourgeoise très puissante, fortement organisée et ayant à sa disposition une grande force matérielle (armée, argent, etc.) – et encore dans des conditions générales plus ou moins normales – aurait pu tenter, avec espoir de succès, d’imposer sa volonté et son pouvoir au pays en révolution. Or, une telle bourgeoisie faisait totalement défaut en Russie. Et quant aux conditions générales, elles étaient certainement défavorables à une pareille action.

Pour toutes ces raisons, le « gouvernement provisoire » fut fatalement et immédiatement réduit à une impuissance évidente, ridicule, mortelle. Il louvoyait, il tergiversait, il cherchait à gagner du temps… Et, en attendant, tous les problèmes brûlants restaient en panne. La critique et, ensuite, la lutte contre le gouvernement prenaient tous les jours de l’ampleur. À peine soixante jours après son installation, ce gouvernement dut, sans lutte, céder sa place à un gouvernement dit « de coalition », dont le membre le plus influent fut A. Kerenski, socialiste révolutionnaire très modéré.

Ce gouvernement « coalisé » (social bourgeois), pouvait-il espérer arriver à de meilleurs résultats ? Certes, non, car les conditions de son existence et l’impuissance de son action devaient être fatalement les mêmes que celles du premier gouvernement provisoire. Obligé de s’appuyer sur la bourgeoisie faible et désorientée, forcé de continuer la guerre, impuissant à apporter une solution réelle aux problèmes de l’heure, attaqué vigoureusement par les gauches et se débattant parmi les difficultés de toutes sortes et de toute heure, ce deuxième gouvernement périt sans gloire, de même que le premier, et à peu près dans le même délai, pour céder sa place à un troisième gouvernement, composé presque uniquement des socialistes. C’est à ce moment que A. Kerenski, maître et chef suprême de ce troisième gouvernement, devint, pour quelques mois, une sorte de duce du pays, et que le Parti socialiste révolutionnaire parut devoir l’emporter comme maître de la révolution.

Pourtant, il n’en fut rien…

Les raisons de la chute du gouvernement de Kerenski furent au fond les mêmes qui provoquèrent l’échec des gouvernements précédents. Ce furent surtout : son impuissance lamentable à résoudre les problèmes du moment, l’impossibilité pour les socialistes modérés de cesser la guerre, et leur désir d’arrêter la révolution dans les limites d’un régime bourgeois démocratique.

Mais la situation du gouvernement de Kerenski s’aggrava encore, en raison de quelques nouveaux facteurs :

Primo, le Parti communiste (bolcheviste), ayant rassemblé à cette époque toutes ses forces et possédant un organisme de propagande extrêmement puissant, répandait tous les jours, par mille voix, sa critique substantielle et vigoureuse, ses idées sociales nettement révolutionnaires, et surtout ses promesses de résoudre avec plein succès tous les problèmes de la révolution, s’il arrivait au pouvoir. De plus en plus écouté et suivi par les masses ouvrières et par l’armée, le Parti communiste disposait, déjà en juin, de cadres imposants d’agitateurs, de propagandistes, d’organisateurs et d’hommes d’action. De plus, il avait à sa tête un comité central puissant dirigé par Lénine. Il déploya alors une activité fébrile, farouche, foudroyante, et se sentit bientôt maître de la situation.

Rappelons ici même que la fameuse offensive échouée de Kerenski sur le front allemand en juin 1917, le soulèvement des ouvriers de Petrograd soutenus par des marins de Cronstadt en juillet (soulèvement vaincu par Kerenski, mais qui porta le coup de grâce à sa popularité) et, enfin, l’aventure du général Korniloff, lequel tenta, avec plusieurs régiments du Caucase prélevés sur le front, une marche contre-révolutionnaire sur Petrograd, et contre lequel le gouvernement de Kerenski ne réagit que très mollement et en pure apparence – rappelons que tous ces événements et leurs conséquences achevèrent de détourner les masses ouvrières et l’armée de ce gouvernement, de son chef et, en général, des partis socialistes modérés. Au début du mois d’août, le chemin fut déjà déblayé par une offensive vigoureuse du parti communiste.

Secundo – et ce fait joua un rôle capital dans l’affaire –, vers la même époque, les bolcheviques réussirent à emporter une victoire écrasante aux nouvelles élections, aussi bien dans les Soviets que dans tous les autres organismes ouvriers (dont nous parlerons un peu plus loin). Les socialistes modérés (mencheviks et socialistes révolutionnaires de droite) cédèrent partout leurs places à des bolcheviques, qui s’emparèrent ainsi définitivement de toute l’action ouvrière et de toute la sympathie de l’armée. Les bonnes positions stratégiques pour l’offensive étaient maintenant entre leurs mains.

Résumons : l’impuissance absolue, évidente, de tous les gouvernements, conservateurs ou modérés, qui se suivirent de février à octobre, à résoudre, dans les conditions données, les problèmes d’une gravité et d’une acuité exceptionnelles, dressés devant le pays par la révolution – telle fut la raison principale pour laquelle ce pays jeta consécutivement par terre, dans le court espace de huit mois, le gouvernement d’allure constitutionnelle, la démocratie nettement bourgeoise, et, enfin, le régime socialiste modéré. La propagande vigoureuse de ceux d’extrême gauche pour la révolution sociale immédiate et intégrale, comme seul moyen de salut, le mot d’ordre de la révolution sociale lancé dans les masses, et aussi d’autres facteurs de moindre importance, contribuèrent à cette marche foudroyante de la révolution. Ainsi, la Révolution russe, déclenchée fin février 1917, comme conséquence naturelle de multiples facteurs variés, brûla rapidement, en raccourci, toutes les étapes d’une révolution politique bourgeoise, démocratique et socialiste modérée. En octobre, le chemin étant déblayé de toutes les entraves, la révolution se plaça, effectivement et définitivement, sur le terrain de la révolution sociale. Et il fut tout à fait logique et naturel qu’après la faillite de tous les gouvernements et partis politiques modérés, les masses laborieuses se tournent vers le dernier parti existant, le seul qui restait debout, le seul qui envisageait sans crainte la révolution sociale, le seul qui promettait, à condition d’arriver au pouvoir, la solution rapide, intégrale et heureuse de tous les problèmes : le parti communiste (bolcheviste).

Une question s’impose aussitôt. Puisque les anarchistes, comme je l’ai dit plus haut, exerçaient, eux aussi, une influence sur les masses, quelles furent les raisons pour lesquelles ces dernières suivirent de préférence le parti bolcheviste, au lieu de se pénétrer de l’idée libertaire et de tenter sa réalisation ? La question est, pour les anarchistes, d’une importance considérable. Elle a déjà été traitée plus d’une fois dans la presse libertaire. Mais il me semble que son examen fut toujours incomplet et partial. Jusqu’à présent, ce problème a été étudié surtout par des hommes qui cherchaient à critiquer l’idée ou le mouvement anarchistes, à imputer l’insuccès final de l’une et de l’autre, dans la Révolution russe, à l’insuffisance de l’anarchisme lui-même. C’est pourquoi il est bon de traiter ici cette question d’une façon aussi approfondie que possible.

Selon moi, les raisons fondamentales de la « victoire » du bolchevisme sur l’anarchisme, au cours de la révolution de 1917, furent les suivantes :

1° L’état d’esprit des masses populaires en général. De même que partout ailleurs, en Russie aussi, l’État et le gouvernement apparaissaient toujours aux masses comme des éléments indispensables, naturels, historiquement donnés une fois pour toutes. Les gens ne se demandaient même pas si l’État, si le gouvernement étaient des institutions utiles, acceptables. Une pareille question ne leur venait jamais à l’esprit ; et si quelqu’un la formulait, il commençait – et, très souvent aussi, il finissait – par ne pas être compris.

2° Ce préjugé étatiste, presque inné, dû à l’ambiance séculaire, était raffermi, ensuite – surtout en Russie où la littérature anarchiste n’existait presque pas, à part quelques brochures et tracts clandestins –, par la presse tout entière, y compris celle des partis socialistes. Il ne faut pas oublier que la jeunesse russe avancée était éduquée à l’aide d’une littérature qui, invariablement, présentait le socialisme sous un jour étatiste. Les marxistes et les anti-marxistes se disputaient entre eux, mais pour les uns comme pour les autres, l’État restait la base indiscutable de toute société humaine. Jamais les jeunes générations russes ne se représentaient le socialisme autrement que dans un cadre étatiste. La conception anarchiste leur resta inconnue, à part quelques rares exceptions individuelles, jusqu’aux événements de 1917.

3° Pour les raisons qui viennent d’être exposées, les partis socialistes, y compris les bolcheviques, purent disposer, au début même de la révolution de 1917, de cadres importants de militants – intellectuels et ouvriers – prêts à une vaste action. Les membres des partis socialistes modérés étaient, à ce moment déjà, assez nombreux en Russie, ce qui fut une des raisons pour lesquelles ce socialisme remporta ses succès. Les cadres bolcheviques se trouvaient alors à l’étranger. Mais tous ces hommes regagnèrent rapidement leur pays et se mirent aussitôt à l’œuvre. Par comparaison aux forces bolcheviques qui agissaient ainsi en Russie, dès le début de la révolution, sur une vaste échelle et d’une façon compacte, organisée, serrée, les anarchistes n’étaient qu’une petite poignée insignifiante. Je me souviens que, rentré de l’étranger en Russie et arrivé à Petrograd dans les premiers jours de juillet 1917, j’ai été tout de suite frappé par le nombre considérable d’affiches bolcheviques, annonçant des meetings et des conférences dans tous les coins de la capitale et de la banlieue. J’ai appris aussi que le Parti bolchevique publiait déjà, dans la capitale et ailleurs, des journaux quotidiens à gros succès, et qu’il possédait, un peu partout – dans les usines, dans les administrations, dans l’armée, etc. – des noyaux importants et très influents. Et je constatai, en même temps, avec une amère déception, l’absence totale, à Petrograd, d’un journal anarchiste, ainsi que de toute propagande verbale. Certes, il y existait quelques groupements libertaires, assez actifs, mais très primitifs. Ces « cadres » étaient absolument insuffisants pour pouvoir mener une œuvre de propagande indispensable. Au cinquième mois d’une formidable révolution, aucun journal, aucune propagande anarchiste dans la capitale du pays ! Ceci en face d’une propagande acharnée, verbale et écrite, du Parti bolcheviste. Telle a été ma triste constatation. Ce n’est qu’au mois d’août, et avec de très grandes difficultés, que notre petit groupe anarcho-syndicaliste, composé surtout de camarades rentrés de l’étranger, réussit, enfin, à mettre sur pied un journal hebdomadaire : Goloss Trouda (La Voix du Travail). Et quant à la propagande verbale, on ne comptait guère à Petrograd que trois ou quatre camarades capables de la mener. À Moscou, la situation était meilleure, car il y existait déjà un quotidien libertaire, publié par une assez vaste fédération, sous le titre : Anarchie. Mais, dans le reste du pays, les forces et la propagande libertaires étaient relativement très faibles, et il faut s’étonner que, malgré cette insuffisance, les anarchistes surent gagner, un peu partout, une certaine influence. Lorsque, à ma rentrée en Russie, des camarades voulurent connaître mes premières impressions, je leur dis ceci : « Notre retard est irréparable. C’est comme si nous avions à rattraper à pied un train express qui est à cent kilomètres devant nous, qui file à cent kilomètres à l’heure et qui se trouve en pleine possession des bolcheviques. Nous devons, non seulement rattraper ce train, mais nous y accrocher en pleine marche, y grimper, y combattre les bolcheviques, les en déloger et, enfin, non pas nous emparer du train, mais – ce qui est beaucoup plus difficile – le mettre à la disposition des masses en les aidant à le faire marcher. Il faut un miracle pour que tout cela réussisse. Notre devoir est d’espérer ce miracle et d’y travailler. » J’ajoute que ce miracle faillit se produire au moins deux fois au cours de la révolution : la première, à Cronstadt, lors du soulèvement de 1921 ; la deuxième, en Ukraine, lors du mouvement makhnoviste. Nous en reparlerons plus loin.

4° Je suis d’avis que, malgré l’insuffisance des cadres anarchistes, l’idée eût pu l’emporter si les masses ouvrières russes avaient eu à leur disposition, au moment de la révolution, leurs organismes de classe de vieille date, expérimentés, éprouvés, prêts à agir de leur chef et à mettre en pratique ladite idée. Or, la réalité était tout autre. Les organisations ouvrières ne surgirent qu’au cours de la révolution. Certes, elles prirent aussitôt, numériquement, un élan prodigieux. Rapidement, le pays entier se couvrit d’un vaste réseau de syndicats, de comités d’usines et de soviets (conseils). Mais ces organismes étaient là sans préparation ni stage d’activité préalable, sans expérience acquise, sans idéologie nette, sans initiative indépendante. Ils n’avaient jamais encore vécu des luttes d’idées ou autres. Ils n’avaient aucune tradition historique, aucun savoir-faire, aucune notion immédiate de leur rôle, de leur tâche, de leur véritable mission. L’idée libertaire leur était absolument inconnue. Et le temps était trop court pour que les faibles forces anarchistes pussent les éclairer dans la mesure nécessaire.

Les groupements libertaires comme tels ne peuvent être que des « postes émetteurs » d’idées. Pour que ces dernières soient appliquées à la vie, il faut des « postes récepteurs » : des organismes ouvriers prêts à se saisir de ces idées-ondes et à les mettre à exécution. Si de tels organismes existent, les anarchistes prennent naturellement part à ces réalisations en qualité de simples membres des dits organismes, tout en y apportant leur aide éclairée, leurs conseils, leur exemple, etc. Or, en Russie, ces « postes récepteurs » manquaient totalement, les organisations ouvrières surgies pendant la révolution ne pouvant pas tout de suite l’emplir ce rôle. Les idées anarchistes, tout en étant lancées très énergiquement par quelques « postes émetteurs » – peu nombreux, d’ailleurs – se dispersaient « dans l’air », sans être utilement « captées », donc sans résultats pratiques, voire presque sans résonance effective. Pour que, dans ces conditions, l’idée anarchiste pût se frayer un chemin et l’emporter, il aurait fallu, soit que le bolchevisme n’existât pas ou que les bolcheviques agissent en anarchistes, soit, que la révolution réservât aux libertaires le temps nécessaire qui eût permis aux organismes ouvriers de « capter » l’idée et de devenir aptes à la réaliser, avant d’être accaparés et subjugués par l’État bolchevique. La première éventualité était, évidemment, impossible. Et quant à la seconde, elle ne se produisit pas, les bolcheviques s’étant emparé des organisations ouvrières avant que celles-ci pussent se familiariser avec l’idée anarchiste, résister à leur accaparement et orienter la révolution dans le sens libertaire. Je résume : l’absence de « postes récepteurs », c’est-à-dire d’organismes ouvriers socialement prêts à saisir et à réaliser, dès le début, l’idée anarchiste, et, ensuite, le manque de temps nécessaire pour que de tels « postes récepteurs » se forment, telle fut l’une des raisons principales de la non-réussite de l’anarchisme dans la révolution de 1917.

Il existe une opinion qui jouit de quelque crédit, même parmi les anarchistes. On prétend, notamment, que, vu les conditions données, ces derniers auraient dû, renonçant momentanément à leur négation des partis, de la démagogie, du pouvoir, etc., agir « à la bolchevique », c’est-à-dire former une sorte de parti politique et tâcher de prendre provisoirement le pouvoir. Dans ce cas, dit-on, ils auraient pu « entraîner les masses », l’emporter sur les bolcheviques et saisir le pouvoir « pour organiser ensuite l’anarchie ». Une question de principe, très grave, est posée par cette façon de voir. Sans pouvoir m’y engouffrer ici, je me borne à exposer brièvement mon avis personnel. Je considère ce raisonnement comme fondamentalement et dangereusement faux. Car, même si les anarchistes, dans ce cas, avaient remporté la victoire (ce qui est fort douteux), celle-ci, achetée au prix d’abandon « momentané » du principe fondamental de l’anarchisme, n’aurait jamais pu aboutir au triomphe de ce même principe. Entraînés par la force et la logique des choses, les anarchistes au pouvoir – quel non-sens ! – n’auraient abouti qu’à une variété du bolchevisme. Si cela pouvait être autrement, c’est-à-dire, s’il était possible de tuer le pouvoir par le pouvoir, l’anarchisme n’aurait aucune raison d’être. On n’est pas anarchiste parce qu’on veut supprimer le pouvoir au moyen du pouvoir et des « masses entraînées » : on est anarchiste parce qu’on tient pour impossible de supprimer le pouvoir, l’autorité et l’État à l’aide du pouvoir, de l’autorité, de l’État et des « masses entraînées ». Dès qu’on a recours à ces moyens – ne fût-ce que « momentanément » et avec de très bonnes intentions –, on cesse d’être anarchiste, on renonce à l’anarchisme, on se rallie au principe bolchevique. Rien que cette idée de chercher à « entraîner les masses » derrière le « pouvoir » est contraire à l’anarchisme, lequel, justement, ne croit pas aboutir à l’anarchie au moyen des masses entraînées par des hommes au pouvoir.

5° Je citerai encore un fait dont la portée, sans égaler celle des raisons précitées, n’en fut pas moins considérable. Afin de frapper l’esprit des masses, afin de gagner leur confiance et leurs sympathies, le Parti bolchevique lança, par sa presse et par sa parole, des mots d’ordre qu’il emprunta aux anarchistes : Vive la révolution sociale ! À bas la guerre, vive la paix immédiate ! Et surtout : La terre aux paysans, les usines aux ouvriers ! Tels furent ces mots d’ordre fascinants. Les masses laborieuses s’en saisirent vite. Or, dans la bouche ou sous la plume des anarchistes, ces mots d’ordre étaient absolument sincères, car ils correspondaient à des principes adéquats ; tandis que, chez les bolcheviques, ils signifiaient des solutions tout à fait différentes de celles des libertaires.

Ainsi, « révolution sociale » signifiait pour les anarchistes une transformation qui allait se produire en dehors de toute organisation étatiste, de toute activité politique, de tout système gouvernemental, autoritaire. Pour les anarchistes, l’essence même de la révolution sociale était la construction d’une société nouvelle avec des méthodes nouvelles, c’est-à-dire non pas à l’aide de l’État, d’un gouvernement, etc., mais au moyen d’associations libres de toutes sortes, de leurs fédérations, de leur activité naturelle, saine, productive. Or, les bolcheviques prétendaient faire la révolution sociale à l’aide, justement, d’un État omnipotent, d’un gouvernement tout-puissant, d’un pouvoir dictatorial. Tant qu’une révolution n’a pas tué l’État, le gouvernement, la politique, etc., les anarchistes ne la considèrent pas comme une révolution sociale, mais, simplement, comme une révolution politique (qui, bien entendu, peut être plus ou moins assaisonnée d’éléments sociaux). Or, l’arrivée au pouvoir, l’organisation de « leur » gouvernement et de « leur » État suffisent aux « communistes » pour parler d’une révolution sociale. Pour les anarchistes, « révolution sociale » signifiait, donc, la mort de l’État (en même temps que celle du capitalisme) et la naissance d’une société basée sur un autre mode d’organisation sociale. Pour les bolcheviques, « révolution sociale » signifiait, au contraire, la résurrection de l’État, c’est-à-dire la conquête et la réorganisation de l’État appelé, selon eux, à « construire le socialisme ». Les anarchistes tenaient pour impossible de construire le socialisme par l’État. Les bolcheviques prétendaient ne pouvoir le construire autrement que par l’État.

La différence d’interprétation était, on le voit, fondamentale. (Je me rappelle encore ces grandes affiches collées aux murs, un peu partout, au moment de la Révolution d’octobre, annonçant en gros caractères des conférences de Trotski sur l’Organisation du Pouvoir. « Erreur typique et fatale – disais-je aux camarades : car, s’il s’agit d’une révolution sociale, il faut se préoccuper de l’organisation de la Révolution, et non pas du Pouvoir ! »

L’interprétation de l’appel à la paix immédiate était aussi très différente. Les anarchistes entendaient par là une action directe de vaste envergure exercée par les masses armées elles-mêmes, par dessus la tête des gouvernants, des politiciens, des commandants, des généraux, etc. D’après les anarchistes, ces masses devaient quitter le front et rentrer dans le pays, en proclamant hautement à travers le monde leur refus de se battre stupidement pour les intérêts des capitalistes, leur dégoût de cette boucherie inutile. Les anarchistes étaient d’avis que, précisément, un tel geste – franc, intègre, décisif – aurait produit un effet foudroyant sur les soldats des autres pays et pouvait amener, en fin de compte, la fin de la guerre, peut-être même sa transformation en une révolution mondiale. Les bolcheviques, politiciens et étatistes songeaient, eux, à une paix par la voie diplomatique et politique, en résultat de pourparlers avec les généraux allemands. Comme on le voit, les deux interprétations étaient essentiellement différentes.

La terre aux paysans, les usines aux ouvriers. Les anarchistes entendaient par là que, sans être propriété de qui que ce soit, le sol serait à la disposition de tous ceux qui désireraient le cultiver (sans exploiter personne), de leurs associations et fédérations, et que, de même, les usines, fabriques, mines, machines, etc., devaient être à la disposition de toutes sortes d’associations ouvrières productrices et de leurs vastes fédérations. Or, les bolcheviques entendaient par le même mot d’ordre l’étatisation de tous ces éléments. Pour eux, la terre, les usines, les fabriques, les mines, les machines, les moyens de transport, etc., devaient devenir propriété de l’État, lequel, ensuite, les mettrait à la disposition des travailleurs. Encore une fois, la différence de l’interprétation était fondamentale.

Quant aux masses elles-mêmes, intuitivement, elles interprétaient tous ces mots d’ordre plutôt dans le sens libertaire. Mais, comme déjà dit, la voix anarchiste était relativement si faible que les vastes masses ne l’entendaient pas. Il leur semblait que seuls les bolcheviks osaient lancer et défendre ces beaux et justes principes. Ceci d’autant plus que le Parti bolchevique se proclamait tous les jours et à tous les coins de rue le seul parti luttant pour les intérêts des ouvriers et des paysans : le seul qui, une fois au pouvoir, saurait accomplir la révolution sociale. « Ouvriers et paysans ! Le Parti bolchevique est le seul qui vous défend. Aucun autre parti ne saura vous guider à la victoire. Ouvriers et paysans ! Le Parti bolcheviste est votre parti à vous. Il est l’unique parti qui est vraiment vôtre. Aidez-le à prendre le pouvoir, et vous triompherez… » Ce leitmotiv de la propagande bolchevique devint finalement une véritable obsession. Même le parti des socialistes révolutionnaires de gauche –parti politique autrement fort que les petits groupements anarchistes– ne put rivaliser avec les bolcheviques. Pourtant, il était fort à un tel point que les bolcheviques durent compter avec lui et lui offrir, pour quelque temps, des sièges au gouvernement.

D’autre part, les masses ne pouvaient naturellement pas pénétrer toutes les fines différences des interprétations. Il leur était impossible de comprendre toute la portée de ces différences. Et, enfin, les travailleurs russes étaient les moins rompus aux choses de la politique, ils ne pouvaient pas se rendre compte du danger de l’interprétation bolchevique. Je me souviens que, quelque deux ou trois semaines avant la Révolution d’Octobre, prévoyant la victoire du bolchevisme, je faisais des efforts désespérés pour prévenir les travailleurs, tant que cela m’était possible, au moyen de la parole et de la plume, du danger imminent pour la vraie révolution, dans le cas où les masses auraient permis au Parti bolchevique de s’installer solidement au pouvoir. J’avais beau y insister, les masses ne saisissaient pas le danger. Combien de fois on m’objectait ceci : « Camarade, nous te comprenons bien. D’ailleurs, nous ne sommes pas trop confiants. Nous sommes d’accord qu’il nous faut être quelque peu sur nos gardes, ne pas croire aveuglément, conserver au fond une méfiance prudente. Mais, jusqu’à présent, les bolcheviques ne nous ont jamais trahis ; ils marchent carrément avec nous, ils sont nos amis ; ils nous prêtent un bon coup de main et ils affirment qu’une fois au pouvoir, ils pourront faire triompher aisément nos aspirations. Cela nous paraît vrai. Alors, pour quelles raisons les rejetterions-nous ? Aidons-les à conquérir le pouvoir, et nous verrons après. » J’avais beau répéter qu’une fois organisé et armé, le bolchevisme – ou plutôt l’État bolchevique – serait pour les travailleurs beaucoup plus dangereux et beaucoup plus difficile à supprimer que n’importe quel autre État. On me répondait invariablement ceci : « Camarade, c’est nous, les masses, qui avons renversé le tsarisme. C’est nous qui avons renversé le gouvernement bourgeois. C’est nous encore qui sommes prêts à renverser Kerenski. Eh bien ! Si tu as raison, si les bolcheviques ont le malheur de nous trahir, de ne pas tenir leurs promesses, nous les renverserons comme nous l’avons fait précédemment. Et alors, nous marcherons avec nos amis les anarchistes… » J’avais beau affirmer de nouveau que, justement, et pour plusieurs raisons, l’État bolchevique serait beaucoup plus difficile à renverser, on ne voulait, on ne pouvait pas le croire. Il ne faut nullement s’en étonner, puisque même dans les pays rompus à la politique, où (comme, par exemple, en France) on en est finalement dégoûté, les masses laborieuses, et même les intellectuels, tout en appelant la révolution, n’arrivent pas à comprendre que l’installation d’un parti politique, soit-il le plus à gauche possible, au pouvoir d’un État, sous quelque étiquette que ce soit, aboutira à la mort de la révolution. Pouvait-il en être autrement dans un pays tel que la Russie, c’est-à-dire, n’ayant jamais fait aucune expérience politique ? L’idée politique, étatiste, gouvernementale, n’était pas encore disqualifiée dans la Russie de l’an 1917. Présentement, elle ne l’est encore dans aucun autre pays. Il faudra, certainement, pas mal de temps et surtout de multiples expériences historiques pour que les masses, éclairées par notre propagande, saisissent enfin nettement le péril de cette idée. L’absence d’une telle compréhension fut, au fond, la raison primordiale pour laquelle le bolchevisme l’emporta sur l’anarchisme dans la Révolution russe.

Revenons aux faits. À partir du mois de septembre, les événements se précipitent. Les masses sont prêtes à faire une nouvelle révolution. Quelques soulèvements assez importants (à Petrograd, en juillet ; à Kalouga, à Kazan) et d’autres mouvements de masses le prouvent suffisamment.

Le Parti bolcheviste se prépare fiévreusement à la grande bataille. Son agitation fait rage. Il organise les cadres ouvriers et militaires. Il organise aussi ses propres cadres et dresse, pour le cas de succès, la liste du nouveau gouvernement, Lénine en tête. Les anarchistes, de leur côté, font tout ce qu’ils peuvent pour soutenir, encourager, éclairer l’action des masses.

Rappelons à ce sujet qu’à part la grande divergence de principes qui séparait les anarchistes des bolcheviques, il existait aussi des dissentiments de détail entre les uns et les autres. Citons-en deux qui faisaient l’objet de discussions passionnées entre les militants des deux tendances.

Le premier concernait le problème ouvrier. Dans ce domaine, les bolcheviques exigeaient – et se préparaient à réaliser – le soi-disant contrôle ouvrier de la production, c’est-à-dire l’ingérence des ouvriers dans la gestion des entreprises. Les anarchistes objectaient que si ce contrôle ne devait pas rester lettre morte, si les organisations ouvrières étaient capables d’exercer un contrôle effectif, alors elles étaient capables aussi d’assurer elles-mêmes toute la production. Dans ce cas, on pourrait éliminer tout de suite l’industrie privée, en la remplaçant par l’industrie collective. En conséquence, les anarchistes rejetaient le mot d’ordre vague, douteux, de « contrôle de la production ». Ils prêchaient l’expropriation – progressive, mais immédiate – de l’industrie privée par des organismes de production collective. Ils appelaient ainsi les masses laborieuses à commencer aussitôt l’édification d’une économie sociale.

À ce propos, je dois souligner ici un point important. Il est absolument faux – j’insiste là-dessus, car cette fausse appréciation, soutenue par des gens ignorants ou de mauvaise foi, est assez répandue –, il est faux, dis-je, qu’au cours de la Révolution russe, les anarchistes ne surent que « détruire » ou « critiquer », sans pouvoir formuler la moindre idée positive, créatrice. Il est faux que les anarchistes ne possédaient pas eux-mêmes et, partant, n’avaient jamais exprimé des idées suffisamment claires sur l’application de leur propre conception. En parcourant la presse libertaire de l’époque – le Goloss Trouda, l’Anarchie, le Nabat, etc. –, on peut voir que toute cette littérature abondait d’exposés nets et pratiques sur le rôle et le fonctionnement des organismes ouvriers, ainsi que sur le mode d’action qui permettrait à ces derniers de remplacer, en liaison avec les paysans, le mécanisme capitaliste et étatiste détruit. Ce ne sont pas les idées claires et pratiques qui firent défaut à l’anarchisme dans la Révolution russe, ce sont, comme déjà dit, les institutions pouvant, dès le début, appliquer ces idées à la vie.

Le second point litigieux était celui de l’Assemblée Constituante. En continuant la révolution, en la transformant en une révolution sociale, les anarchistes, naturellement, ne voyaient aucune utilité à convoquer cette Assemblée – institution essentiellement politique, stérile et encombrante. Les anarchistes cherchaient donc à faire comprendre aux masses travailleuses l’inutilité de la constituante, la nécessité de s’en passer et de la remplacer tout de suite par des organismes économiques et sociaux, en commençant par la révolution sociale. Les bolcheviques, en vrais politiciens, hésitaient à renoncer à la convocation de l’assemblée. Au contraire, cette convocation figurait comme un point important de leur programme. (Derrière les coulisses, ils étaient pourtant d’avis de dissoudre la constituante si, malgré leur prise éventuelle du pouvoir, celle-ci n’avait pas une bonne majorité bolcheviste.)

Il est aussi très intéressant de comparer l’attitude des bolcheviques et des anarchistes, à la veille de la Révolution d’Octobre, vis-à-vis des soviets ouvriers. Le lecteur se rappellera qu’à ce moment-là les soviets fonctionnaient dans toutes les villes ou localités importantes et que, partout, les bolchevisants y formaient une majorité écrasante. Le Parti bolchevique comptait accomplir la révolution, d’une part, par l’insurrection de ces soviets qui exigeraient « tout le pouvoir pour eux », et, d’autre part, par l’insurrection militaire qui soutiendrait l’action des soviets. (Les masses ouvrières avaient la mission de soutenir l’une et l’autre.)

En parfait accord avec ce programme, le Parti bolchevique lança le mot d’ordre général de la révolution : « le pouvoir aux soviets ! »

Quant aux anarchistes, ce mot d’ordre leur était suspect, et pour cause. Ils savaient bien que cette formule ne correspondait nullement aux véritables desseins du parti. Ils savaient qu’en fin de compte, celui-ci cherchait le pouvoir politique, bien centralisé, pour lui-même (c’est-à-dire, pour son comité central et, en dernier lieu, pour son chef : Lénine. Ce dernier « dirigeait », d’ailleurs, tous les préparatifs de la prise du pouvoir, aidé par Trotski.) « Tout le pouvoir aux soviets » n’était donc, au fond, qu’une formule creuse, pouvant être remplie plus tard de n’importe quelle matière. C’est pourquoi les anarchistes, tout en étant partisans des soviets ouvriers comme d’une forme d’organisation des masses laborieuses appelée à remplir certaines fonctions dans l’édification de la nouvelle société, n’admettaient pas ladite formule sans réserve. Pour eux, le mot pouvoir rendait toute la formule ambiguë, illogique, démagogique, suspecte.

Voici comment les anarcho-syndicalistes exprimèrent leurs doutes à ce sujet, dans un article paru sous le titre : Est-ce la fin ? dans leur journal hebdomadaire de Petrograd, Goloss Trouda’(numéro 11, du 20 octobre 1917), cinq jours avant la révolution d’octobre :

« La réalisation éventuelle de la formule : Tout le pouvoir aux soviets (ou, plutôt, la prise du pouvoir politique) — est-ce la fin ? Est-ce tout ? Cet acte achèvera-t-il l’œuvre destructive de la révolution ? Déblayera-t-il définitivement la voie pour la grande construction sociale, pour l’élan créateur de la révolution ?

« La victoire des « Soviets » – si elle devient un fait accompli – et, une fois de plus, l’ « organisation du pouvoir » qui la suivra, signifieront-elles, effectivement, la victoire du travail, la victoire des forces organisées des travailleurs, le début de la véritable reconstruction socialiste ? Cette victoire et ce nouveau « pouvoir », réussiront-ils à sortir la révolution de l’impasse où elle s’est engagée ? Arriveront-ils à ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à l’humanité ? Vont-ils ouvrir à la révolution le vrai chemin du travail constructif, la bonne route vers la. solution effective de tous les problèmes de l’époque ? »

Tout dépendra de l’interprétation que les vainqueurs prêteront au mot d’ordre « pouvoir » et à leur notion d’ « organisation du pouvoir ». Tout dépendra de la façon dont la victoire sera utilisée ensuite par les éléments qui tiendront, au lendemain de la victoire, ce soi-disant « pouvoir ».

» Si, par « pouvoir », on veut dire que tout travail créateur et toute activité organisatrice, sur toute l’étendue du pays, passeront aux mains des organismes ouvriers et paysans soutenus par les masses armées ; si l’on comprend, par « pouvoir », le plein droit de ces organismes de se fédérer naturellement et librement, en exerçant cette activité, de commencer la nouvelle construction économique et sociale, de mener la révolution vers de nouveaux horizons de paix, d’égalité économique et de vraie liberté ;

» Si le mot d’ordre « pouvoir aux soviets » ne signifie pas l’installation de foyers d’un pouvoir politique, foyers subordonnés au centre politique et autoritaire principal de l’État ;

» Si, enfin, le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination s’élimine après la victoire et cède vraiment sa place à la libre auto-organisation des travailleurs ; si le « pouvoir des soviets » ne devient pas en réalité un pouvoir étatiste d’un nouveau parti politique, — alors, et alors seulement, la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier les débuts d’une ère nouvelle.

» Mais, si l’on veut comprendre par « pouvoir » une activité de centres politiques sous l’hégémonie d’un parti politique, centres dirigés par un foyer politique principal (pouvoir central) ; si la « prise du pouvoir par les soviets » signifie en réalité l’usurpation du pouvoir par un nouveau parti politique dans le but de reconstruire, à l’aide de ce pouvoir, toute la vie économique et sociale du pays, et de résoudre ainsi tous les problèmes compliqués du moment et de l’époque, — alors cette nouvelle étape de la révolution ne sera pas, elle non plus, une étape définitive.

» En effet, nous ne doutons pas un instant que ce « nouveau pouvoir » ne saura, en aucun cas, non seulement commencer la vraie « reconstruction socialiste », mais même satisfaire les besoins et les intérêts essentiels de la population…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par le procédé politique qui signifierait que l’œuvre de la reconstruction sociale, que la solution des problèmes si vastes, variés et compliqués de-notre temps commencerait par un acte politique, par la prise du pouvoir, par le haut, par le centre…

» Qui vivra, verra… »

Le même jour, le « Groupe de Propagande Anarcho-Syndicaliste » publiait, dans le Goloss Trouda, la déclaration suivante, où il prenait nettement position vis-àvis des événements :

» 1o En tant que nous prêtons au mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » un tout autre sens que celui qui, à notre avis, lui est prêté par le parti social-démocrate bolcheviste, « appelé par les événements à diriger le mouvement » ; en tant que nous ne croyons pas en de vastes perspectives d’une révolution qui débute par un acte politique, notamment par la prise du pouvoir ; en tant que nous apprécions négativement toute action de masses déclenchée pour des buts politiques et sous l’emprise d’un parti politique ; en tant, enfin, que nous concevons d’une tout autre façon, aussi bien le début que le développement ultérieur d’une vraie révolutioii sociale, — nous apprécions le mouvement actuel négativement ;

» 2o Si, toutefois, l’action de masses se déclenche, — alors, comme anarchistes, nous y participerons avec la plus grande énergie. Nous ne pouvons pas nous mettre à l’écart des masses révolutionnaires, même si elles ne suivent pas notre chemin et nos appels, même si nous prévoyons l’échec du mouvement. Nous n’oubliôns jamais qu’il est impossible de prévoir d’avance aussi bien la direction que l’issue d’un mouvement de masses. Par conséquent, nous considérons comme notre devoir de participer toujours à un tel mouvement, cherchant à lui communiquer notre sens, notre idée, notre vérité. »

La suite des événements est plus ou moins connue. Citons les faits, brièvement.

Le soutien de la flotte de Cronstadt et de la majorité des troupes de Pétrograd assuré, la faiblesse extrême du Gouvernement de Kérensky constatée, et les sympathies d’une majorité écrasante des masses travailleuses acquises, le Comité Central du parti bolcheviste fixa l’insurrection définitivement au 25 octobre (7 novembre, nouveau style), jour de la réunion du deuxième Congrès Panrusse des Soviets. Cette insurrection se produisit effectivement à Pétrograd, le 25 octobre au soir. Il n’y eut ni action de masses, ni combats de rues. Abandonné par tout le monde, le « gouvernement provisoire », se cramponnant à des chimères, siégeait au Palais d’Hiver. Ce dernier était défendu par un bataillon « d’élite », un bataillon de femmes et une poignée de jeunes officiers aspirants. Des détachements de troupes acquises aux bolcheviks, soutenus par des bâtiments de la flotte baltique venus de Cronstadt et alignés sur la Néva, face au Palais d’Hiver, cernèrent ce dernier et, après une courte escarmouche, s’en emparèrent. Kérensky réussit à fuir. Les autres membres du gouvernement provisoire furent arrêtés. La circulation normale dans les rues de la capitale ainsi que l’aspect général de la ville ne furent nullement troublés. Ainsi, à Pétrograd, toute l’ « insurrection » ne fut qu’une petite opération militaire menée par le parti bolcheviste qui s’appuyait sur les sympathies de vastes masses travailleuses. Le siège du gouvernement provisoire devenu vide, le comité central du parti bolcheviste s’y installa en vainqueur.

Vers 11 heures du soir de cette fameuse journée du 25 octobre, je me trouvais dans une des rues de Pétrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusils espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure. De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une. C’était un appel du nouveau gouvernement « aux ouvriers et paysans » russes, leur annonçant la chute du gouvernement de Kérensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement « des commissaires du peuple », Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse, de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s’emparèrent de moi. « Ces imbéciles, — s’ils ne sont pas, tout simplement, des démagogues imposteurs, — pensai-je, — doivent s’imaginer qu’ils accomplissent ainsi la Révolution Sociale ! Eh bien ! Ils vont voir… Et les masses vont prendre une bonne leçon !… »

À Moscou et aussi dans presque toute l’étendue du pays, la prise du pouvoir par le parti bolcheviste ne s’effectua pas avec la même facilité.

Moscou vécut dix jours de combats acharnés. Il y eut beaucoup de victimes, et plusieurs quartiers de la ville furent fortement endommagés par le feu d’artillerie. Dans d’autres villes, également, la victoire fut arrachée de haute lutte. Dans certaines contrées, à l’Est et surtout au Sud, cette victoire ne fut pas définitive. Des mouvements contre-révolutionnaires importants prirent naissance, s’armèrent, se précisèrent et aboutirent à une guerre civile, qui dura jusqu’à la fin de l’année 1921. L’un de ces mouvements, dirigé par le Général Dénikine (1919), prit les dimensions d’un événement très dangereux pour le pouvoir bolcheviste. Partie des profondeurs de l’Ukraine, à l’extrême sud de la Russie, l’armée de Dénikine arriva, en été 1919, presque aux portes de Moscou. (Nous verrons plus bas de quelle façon ce danger imminent put être écarté). Très dangereux, également, fut le mouvement déclenché par le Général Wrangel, après celui de Dénikine, dans le Sud. Assez menaçant a été, ensuite, le mouvement de l’amiral Koltchak, dans l’Est. Les autres mouvements contre-révolutionnaires furent de moindre importance. Presque tous ces mouvements ont été en partie soutenus et alimentés par des interventions étrangères. En somme, c’est à partir de l’année 1922 seulement que le parti bolcheviste au pouvoir put se sentir définitivement maître de la situation et entreprendre l’œuvre qu’il a continuée depuis, jusqu’à nos jours.

Approchant de la fin de notre étude, venant de résumer la situation générale après la victoire définitive de la révolution bolcheviste, nous ne nous occuperons plus, dans la. dernière partie de notre exposé, de la suite chronologique des événements. Notre tâche sera maintenant de faire ressortir et d’analyser les faits saillants de la période bolcheviste de la révolution russe, afin de pouvoir formuler nettement les appréciations et les conclusions imposées par cette analyse.

Précisons, avant tout, un fait qui n’est pas suffisamment connu. Fidèles à leurs principes, les anarchistes prirent une part très active, souvent décisive, à tous les mouvements de masses, à toutes les luttes que la révolution eut à soutenir contre la réaction. Dans les combats de Moscou, comme partout ailleurs, les anarchistes se battirent dans les premiers rangs et se sacrifièrent entièrement. J’insiste sur ce point, car très souvent, par ignorance ou par mauvaise foi, on reproche aux anarchistes russes de s’être bornés, pendant la révolution, à des discussions et de n’avoir rien fait.

Très original fut, dans la révolution russe, le sort de i’Assemblée Constituante. Comme déjà dit, les anarchistes étaient franchement opposés à la convocation de celle-ci. Les bolcheviks préférèrent faire semblant de la convoquer, décidés d’avance à la dissoudre au cas où sa majorité — chose possible dans l’ambiance générale du moment — ne serait pas bolcheviste. La Constituante lut donc convoquée en janvier 1918. Malgré les efforts du parti bolcheviste, au pouvoir depuis trois mois déjà, la majorité de l’Assemblée s’avéra anti-bolcheviste. Toutefois, et en dépit de l’inutilité flagrante de cette Assemblée, dont les travaux se poursuivaient dans une atmosphère d’indifférence générale, le gouvernement bolcheviste hésitait à la dissoudre. Il a fallu l’intervention presque fortuite d’un anarchiste pour que l’Assemblée Constituante fût dissoute. Le nom de cet anarchiste, un de nos meilleurs camarades (tué par la suite à son poste de chef d’un train blindé, en lutte contre les forces de Dénikine) — nom presque toujours faussé, même par les auteurs anarchistes, — est : Jélezniakoff (Anatole). Ce camarade, marin de Cronstadt, fut mis par le gouvernement bolcheviste à la tête du détachement de garde au siège de l’Assemblée. Depuis plusieurs jours déjà, les discours interminables, ennuyeux et stériles des leaders des partis politiques à l’Assemblée, — discours qui se prolongeaient tard dans la nuit, — fatiguaient et ennuyaient le corps de garde obligé, chaque fois, d’attendre la fin et de veiller. Une nuit, — les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche ayant quitté la séance après une déclaration menaçante, et les discours allant leur petit train, Jélezniakoff, à la tête de son détachement, s’approcha du fauteuil présidentiel et dit : « Fermez la séance, s’il vous plaît, mes hommes sont fatigués. » Décontenancé, indigné, le président (V. Tchernoff, soc.-rév. de droite) protesta. Jélezniakoff répéta : « Je vous dis que le corps de garde est fatigué. Je vous prie de quitter la salle des séances. » L’Assemblée s’exécuta. Le Gouvernement bolcheviste profita de cet incident pour publier le lendemain le décret de dissolution de la Constituante.

Pour que le lecteur saisisse bien le vrai sens, la véritable portée de certains événements ultérieurs (entre autres, la durée, l’éventualité de succès, et l’échec final des mouvements contre-révolutionnaires), il faut que nous fassions maintenant un résumé de la situation, non plus du point de vue général, mais de celui des principes révolutionnaires et sociaux proclamés par la révolution, ainsi que de leur application pratique.

Au cours des crises et des faillites qui se suivirent jusqu’à la révolution d’octobre 1917, deux idées fondamentales — idées révolutionnaires allant loin au-delà du programme minimum socialiste et envisageant une véritable révolution sociale — se précisèrent dans les milieux révolutionnaires et aussi au sein des masses laborieuses.

L’une fut l’idée de construire, sur les ruines de l’État bourgeois, un nouvel « État ouvrier », de constituer un « gouvernement ouvrier et paysan », d’établir la « dictature du prolétariat ».

L’autre fut celle de modifier de fond en comble les bases économiques et sociales de la société sans avoir recours à un État, à un gouvernement, quels qu’ils soient, c’est-à-dire, d’atteindre les buts de la révolution sociale et de résoudre les problèmes de l’heure par un effort naturel et libre, économique et social, des travailleurs, au sein de leurs organisations, après avoir renversé le dernier gouvernement.

Afin de coordonner l’action des travailleurs, la première idée supposait la prise du pouvoir politique, l’installation d’un gouvernement dictatorial, et l’organisation d’un nouvel État « prolétarien ». L’autre idée prévoyait l’absence de toute organisation étatique, l’entente fédérative des organismes de classe (syndicats, coopératives, toutes sortes d’associations, etc…), la cohésion naturelle partant d’en bas, la centralisation non pas politique et étatiste, mais économique et technique, selon les besoins réels.

Les deux conceptions envisageaient, entr’autres choses, l’existence des soviets (conseils ouvriers), de même que celle de nombreuses autres organisations ouvrières, en tant que cellules de la société nouvelle. Mais, tandis que la première conception y voyait des cellules surtout politiques, la seconde y supposait des organismes économiques et sociaux.

La première idée fut exposée, propagée, défendue par le parti communiste étatiste (les bolcheviks). Fort bien organisés, de plus en plus nombreux, ayant à leur tête des intellectuels qualifiés ; disposant de toute une armée d’agitateurs, de propagandistes, d’écrivains ; ne reculant. devant aucun moyen, et sachant appliquer très habilement toutes les recettes de la démagogie, ce parti obtint auprès des masses, très rapidement, un succès de plus en plus accentué.

Quant à l’autre conception, elle ne put être défendue ou propagée que par un nombre très restreint de propagandistes libertaires.

Le courant populaire lui-même allait bien au-delà de la conception étatiste des bolcheviks. Les masses marchaient carrément vers la vraie révolution sociale. Mais, fasciné par le.s mots d’ordre enflammés et par l’activité vigoureuse des bolcheviks, entraînés par leurs promesses de résoudre, au moyen de leur « gouvernement de la dictature du prolétariat », les problèmes latents, le peuple travailleur leur accorda sa confiance et son concours.

La lutte entre les deux idées fut inégale.

Comme nous l’avons vu, les masses laborieuses soutinrent le parti communiste dans sa lutte pour le pouvoir. Fin octobre 1917, ce parti attaqua le faible gouvernement de Kérensky et le renversa. Le nouveau gouvernement bolcheviste s’installa immédiatement sur le trône disponible. Lénine fut son chef. C’est à ce dernier et à son parti qu’incomba désormais la tâche de faire face à tous les problèmes de la révolution.

L’idée étatiste l’emporta. C’est elle qui allait faire ses preuves. Nous verrons tout à l’heure comment elle les a faites.

D’après la thèse libertaire, c’étaient les masses laborieuses elles-mêmes qui devaient, par leur action vaste et puissante, s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution sociale. Le rôle des « élites », tel que le concevaient les libertaires, devait se borner à aider les masses, à les enseigner, à les conseiller, à les pousser vers telle ou telle autre initiative, à les soutenir dans leur action, mais surtout à ne pas les diriger gouvernementalement. L’idée fondamentale des libertaires était celle-ci : la solution heureuse des problèmes de la révolution sociale ne pourrait être que l’œuvre collective des millions d’hommes y apportant leurs initiatives, leurs forces, leurs capacités, leurs aptitudes, leurs connaissances vastes, variées et fécondes. Par l’intermédiaire de leurs organismes multiples et variés, et par la fédération de ces organismes, les masses laborieuses devaient, d’après les libertaires, pouvoir effectivement pousser en avant la révolution sociale et arriver à la solution pratique de tous ses problèmes.

La thèse bolcheviste était diamétralement opposée. D’après les bolcheviks, c’était l’élite, le gouvernement (dit « ouvrier » et exerçant la soi-disant « dictature du prolétariat » ) qui devait s’appliquer à pousser en avant la transformation sociale, à résoudre ses formidables problèmes. Les masses ne devaient qu’aider cette élite, en exécutant ses décisions, ses décrets, ses ordres et ses lois.

En définitive, ce fut un gouvernement d’intellectuels, de doctrinaires marxistes, qui s’installa au pouvoir et commença son action par des décrets et des actes que les masses étaient sommées d’approuver et d’appliquer.

Ce gouvernement fonctionna. L’action étatiste commença.

Tout au début, le gouvernement et son chef, Lénine, faisaient mine d’être de fidèles exécuteurs de la volonté du peuple travailleur, en tout cas, de devoir justifier devant ce peuple leurs décisions, leurs gestes et leurs actes. (Ainsi, par exemple, Lénine crut nécessaire de justifier la dissolution de la Constituante devant l’Exécutive des Soviets.) Cela a marché assez bien jusqu’au jour où la volonté du « gouvernement » entra, pour la première fois, en conflit avec celle du « peuple ».

Ce fut à l’occasion de l’offensive allemande, en février 1918.

Au lendemain de la révolution d’octobre, l’armée allemande qui opérait contre la Russie, resta quelques temps inactive. Le commandement allemand hésitait, attendait les événements, délibérait, menait des pourparlers. Mais, en février 1918, il se décida et déclencha une offensive contre la. Russie révolutionnaire. Il fallait prendre position. Toute résistance était impossible, l’armée russe ne pouvant pas combattre. Il fallait trouver une solution adéquate à la situation générale des choses. Cette solution devait, en même temps, résoudre le premier problème de la révolution, celui de la guerre.

La situation ne présentait que deux solutions possibles :

a) abandonner le front ; laisser l’armée allemande s’aventurer dans l’immense pays en pleine révolution ; l’entraîner dans les profondeurs du pays ; l’y isoler, la séparer de sa base d’approvisionnement, lui faire une guerre de partisans, la démoraliser, la décomposer, etc., en défendant ainsi la révolution sociale ;

b) entrer en pourparlers avec le commandement allemand, lui proposer la paix, traiter et accepter celle-ci quelle qu’elle fût.

La première solution fut celle de l’immense majorité des organisations ouvrières consultées, ainsi que des socialistes-révolutionnaires de gauche, des maximalistes, des anarchistes. On était d’avis que, seule, cette façon d’agir était digne de la révolution sociale ; seule, elle permettait de traiter avec le peuple allemand pardessus la tête de ses généraux ; seule, elle garantissait un élan prodigieux de la révolution en Russie et, peut-être aussi, comme conséquence, un déclenchement de la révolution en Allemagne et ailleurs.

Voici ce qu’écrivait à ce sujet le Goloss Trouda anarcho-syndicaliste de Pétrograd (n° 27 du 24 février 1918), dans un article intitulé : De l’esprit révolutionnaire : « Nous voici à un tournant décisif de la révolution. Une crise est là qui peut être fatale. L’heure qui sonne, est d’une netteté frappante et d’un tragique exceptionnel. La. situation est enfin claire. La question est à trancher séance tenante. Dans quelques heures nous saurons si le gouvernement signe ou non la paix avec l’Allemagne. Tout l’avenir de la révolution russe, et aussi la suite des événements mondiaux, dépendent de cette journée, de cette minute.

» Les conditions sont posées par l’Allemagne sans ambages ni réserves. D’ores et déjà, on connaît les idées de plusieurs membres « éminents » des partis politiques, et aussi celles des membres du gouvernement. Pas d’unité de vues, nulle part. Désaccord chez les bolcheviks. Désaccord chez les socialistes-révolutionnaire de gauche. Désaccord au Conseil des Commissaires du Peuple. Désaccord au Soviet de Pétrograd et à l’Exécutive. Désaccord dans les masses, dans les fabriques, usines et casernes. L’opinion de la province n’est pas encore suffisamment connue… (Nous l’avons dit plus haut : l’opinion des socialistes-révolutionnaires de gauche, et aussi celle des masses travailleuses à Pétrograd et en province, se précisa, par la suite, comme hostile à la signature du traité de paix avec les généraux allemands.) « Le délai de l’ultimatum allemand est de 48 heures. Dans ces conditions, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la question sera discutée, la décision sera prise en hâte, dans les milieux strictement gouvernementaux. Et c’est ce qui est le plus terrible…

» Quant à notre propre opinion, nos lecteurs la connaissent. Dès le début, nous étions contre les « pourparlers de paix ». Nous nous dressons aujourd’hui contre la signature du traité. Nous sommes pour l’organisation immédiate et active d’une résistance de corps de partisans. Nous estimons que le télégramme du gouvernement demandant la paix doit être annulé ; le défi doit être accepté, et le sort de la révolution remis directement, franchement, entre les mains des prolétaires du monde entier.

» Lénine insiste sur la signature de la paix. Et, si nos informations sont exactes, une grande majorité finira par le suivre. Le traité sera signé. Seule, la conviction intime de l’invincibilité finale de cette révolution nous permet de ne pas prendre cette éventualité trop au tragique. Mais que cette façon de conclure la paix portera un coup très dur à la révolution en l’infirmant, en la déformant pour longtemps, nous en sommes absolument persuadés.

» Nous connaissons l’argumentation de Lénine, surtout d’après son article : « De la phase révolutionnaire » ( « Pravda », n° 31). Cette argumentation ne nous a pas convaincus. »

L’auteur fait, ensuite, une critique serrée de cette argumentation de Lénine et lui en oppose une autre pour terminer comme suit :

« Nous avons la conviction ferme que l’acceptation de’a paix offerte ralentira la révolution, l’abaissera, la rendra pour longtemps débile, anémique, incolore…L’acceptation de la paix fera courber la révolution, la mettra à genoux, lui enlèvera les ailes, l’obligera de ramper… Car, l’esprit révolutionnaire, le grand, enthousiasme de la lutte, cette envolée magnifique de la grandiose idée de l’affranchissement du monde lui seront enlevés.

» Et — pour le monde — sa lumière s’éteindra. »

La majorité du Comité Central du parti communiste russe se prononça d’abord pour la première solution. Mais Lénine, en véritable dictateur, eut peur de cette solution hardie. Il invoqua, au contraire, le danger de mort pour la révolution, en cas de non-acceptation de la paix offerte. Il proclama la nécessité d’un « répit » qui permettrait de créer une armée régulière. Il brava l’opinion des masses et de ses propres camarades. Il menaça ces derniers de décliner toute responsabilité et de se retirer, séance tenante, si sa volonté n’était pas exécutée. Les camarades, à leur tour, eurent peur de perdre « le grand chef de la révolution ». Ils cédèrent. La paix fut signée.

Ainsi, pour la première fois, la « dictature du prolétariat » l’emporta sur le prolétariat. Pour la première fois, le pouvoir bolcheviste réussit à terroriser les masses, à substituer sa volonté à la leur, à imposer son autorité, à agir de son chef, faisant fi de l’opinion des autres…

La paix de Brest-Litovsk fut imposée au peuple laborieux par le gouvernement bolcheviste, lequel réussit à briser la résistance des masses, à obtenir leur obéissance, leur passivité forcée.

Tel fut le résultat du premier différend sérieux entre le nouveau gouvernement et le peuple gouverné. Ce ne fut que le premier pas — le plus difficile. La continuation était beaucoup plus aisée. Ayant une fois enjambé impunément la volonté des masses laborieuses, s’étant une fois emparé de l’initiative de l’action, le nouveau pouvoir lança, pour ainsi dire, un lasso autour de la révolution. Dorénavant, il n’avait plus qu’à continuer de le serrer, pour obliger les masses à se traîner à sa suite, pour leur faire abandonner entre ses mains toute initiative, pour les soumettre entièrement à son autorité et, finalement, pour réduire toute la révolution aux limites d’une dictature.

C’est ce qui arriva, en effet. Car, telle est, fatalement, l’attitude de tout gouvernement. Tel est, fatalement, le chemin de toute révolution qui laisse intact le principe étatiste, politique, gouvernemental. Tôt ou tard, vient le premier désaccord entre les gouvernants et les gouvernés. Ce désaccord vient d’autant plus fatalement qu’un gouvernement, quel qu’il soit, est toujours impuissant à résoudre les problèmes d’une grande révolution et que, malgré cela, tout gouvernement, et toujours, veut avoir raison, veut avoir pour lui l’initiative, la vérité, la responsabilité, l’action… Ce désaccord tourne toujours à l’avantage des gouvernants. Et ensuite, toute initiative passe, avec la même fatalité, à ces gouvernants qui deviennent ainsi les maîtres absolus des millions de gouvernés. Ce fait acquis, les maîtres se cramponnent au pouvoir, en dépit de leur incapacité, de leur insuffisance, de leur malfaisance… Ils se croient, au contraire, seuls porteurs de la vérité. Ils se défendent contre toute opposition ; ils accaparent tout ; ils créent des privilégiés sur lesquels ils s’appuient ; ils organisent les forces capables de les soutenir ; ils répriment toute résistance ; ils persécutent tout ce qui ne veut pas se plier ù leur bon plaisir ; ils mentent, ils trompent, ils sévissent, ils tuent…

C’est ce qui arriva, fatalement, à la révolution russe.

Une fois bien assis au pouvoir, ayant organisé une armée et une police, ayant bâti un nouvel État dit « ouvrier », le gouvernement bolcheviste, maître absolu, prit en mains définitivement les destinées futures de la Révolution. Peu à peu — au fur et à mesure qu’augmentaient ses forces de coercition et de répression — le gouvernement étatisa et monopolisa tout, absolument tout, jusqu’à la parole, jusqu’à la pensée.

Ce fut l’État — donc, le gouvernement — qui s’empara de tout le sol, de tout l’ensemble des terres. Il en devint le vrai propriétaire. Les paysans, dans leur masse, furent, petit à petit, transformés en des fermiers d’État.

Ce fut le gouvernement qui s’appropria les usines, les fabriques, les mines, tous les moyens de production, de consommation, de communication, etc., etc…

Ce fut le gouvernement qui usurpa le droit d’initiative, d’organisation technique, d’administration, de direction, dans tous les domaines de l’activité humaine.

Ce fut, enfin, le gouvernement qui devint le maître unique de la presse du pays. Toutes les éditions, toutes les publications en U. R. S. S. — jusqu’aux cartes de visite — sont faites ou, au moins, rigoureusement contrôlées par l’État.

Bref, l’État, le gouvernement devint, finalement, seul détenteur de toutes les vérités ; seul propriétaire de tous les biens, matériels et spirituels ; seul initiateur, organisateur, animateur de toute la vie du pays, dans toutes ses ramifications.

Les 150 millions d’habitants se transformèrent, peu à peu, en simples exécuteurs des ordres gouvernementaux, en simples esclaves du gouvernement et de ses innombrables agents.

Tous les organismes économiques, sociaux ou autres, sans exception, en commençant par les Soviets et en finissant par les plus petites cellules, devinrent de simples filiales administratives de l’entreprise étatiste, filiales subordonnées totalement au conseil d’administration central : le gouvernement, surveillées de près par les agents de ce dernier : la police, privées de toute ombre d’une indépendance quelconque.

L’histoire authentique et détaillée de cette évolution achevée il y a à peine deux ou trois ans — histoire formidable, extraordinaire, unique dans le monde — mériterait, à elle seule, un volume à part. Ici, obligés de condenser, nous n’en avons donné qu’un très bref résumé. Ajoutons y un seul détail, car, au point de vue chronologique, notre résumé a quelque peu interverti l’ordre des faits.

Une fois au pouvoir, et en possession d’une force armée, le plus facile pour le parti bolcheviste était d’étatiser les organisations ouvrières, les moyens de transport et de communication, la production minière, la grosse industrie, le gros commerce. C’est, en effet, par ce bout que l’étatisation commença.

Le plus difficile fut de s’approprier le sol, de supprimer le fermier privé, d’étatiser l’agriculture. Cette tâche vient d’être accomplie en tout dernier lieu, après des années de luttes acharnées.


Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l’homme — autrement dit, tout ce qui est capital — appartient en Russie actuelle à l’État, il s’agit, dans ce pays, d’un capitalisme d’État intégral. Le capitalisme d’État, tel est le système politique, économique, financier et social en U. R. S. S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.

Pour le travailleur, l’essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu’il soit, est, en fin de compte, un salarié de l’État. L’État est son unique patron. Si l’ouvrier rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’État-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout. Le système veut que l’État-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout « citoyen », de tout travailleur. L’État lui fournit du travail ; l’État le paye ; l’État le surveille ; l’État l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’État l’éduque ; l’État le juge ; l’État le punit ; l’État l’emprisonne ; l’État le bannit ou l’exécute… Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau, — tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un État formidable, omniprésent, omnipotent…

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux : esclavage physique et moral. Telle a été l’œuvre accomplie en Russie par le parti bolcheviste depuis 1917 à nos jours. Et tel est aujourd’hui le résultat de cette œuvre. Le parti bolcheviste, chercha-t-il ce résultat ? Y mena-t-il sciemment ?

Certainement, non. Indubitablement, ses meilleurs représentants aspiraient à un système qui permettrait la construction du vrai socialisme ouvrant la route vers le communisme intégral..Te tiens à enregistrer ici-même l’aveu qui m’a été fait, il y a quelques années, par un bolchevik russe éminent et sincère, lors d’une discussion serrée, passionnée : « Certainement, — dit-il, — nous nous sommes égarés et engouffrés là où m. us ne voulions pas aller… Mais, nous tâcherons d’en sortir, et nous y réussirons… »

On peut être, au contraire, absolument certain qu’ils n’y réussiront pas, qu’ils n’en sortiront jamais. Car, la force logique des choses, la psychologie humaine, l’enchaînement des faits matériels, la suite déterminée des causes et des effets, sont, en fin de compte, plus puissants que les aspirations des individus.

Le parti bolcheviste chercha à construire le socialisme au moyen d’un État, d’un gouvernement, d’une action politique autoritaire. Il n’aboutit, fatalement, qu’à un capitalisme d’État — monstrueux, funeste, meurtrier.

Et plus il sera démontré que les chefs du parti furent sincères, énergiques, capables, favorisés par les circonstances, suivis, aidés par les masses, — mieux ressortira la conclusion historique qui se dégage de leur œuvre.

Cette conclusion, la voici : Toute tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’un État, d’un gouvernement et d’une action politique, aboutira fatalement à un capitalisme d’État, le pire des capitalismes.

Telle est la leçon mondiale de la formidable expérience bolcheviste, leçon qui confirme pleinement la thèse anarchiste et qui, bientôt, sera à la portée de tous.


Le capitalisme d’État — auquel, d’après le propre aveu des communistes sincères, aboutit le bolchevisme en Russie — donna-t-il, au moins, des résultats appréciables ? Réalisa-t-il quelque progrès ? Pourra-t-il servir de « pont » à la véritable transformation sociale prochaine ? La pourra-t-il faciliter ?

Jusqu’à présent, les grandes prouesses définitives de l’État bolcheviste ont été les suivantes :

1o  Il sut créer une armée redoutable, sinon encore pour les ennemis extérieurs, du moins pour l’ennemi « intérieur », celui qui refuse de devenir esclave du nouveau capitalisme.

2o  Il sut, d’autre part, militariser les propres rangs du parti dirigeant, en formant, avec la jeunesse bolcheviste, des corps d’armée spéciaux — sorte de gendarmerie ou de garde nationale. C’est sur ces corps spéciaux que le nouveau gouvernement peut surtout compter. C’est à l’aide de ces corps spéciaux que le gouvernement bolcheviste écrasa l’émeute révolutionnaire de Cronstadt en 1921 et que, lorsqu’il le faut, il noie dans le sang les grèves, les révoltes et les démonstrations multiples dont la presse bolcheviste ne souffle pas mot.

3o  Il sut aussi former une police très puissante — ordinaire et surtout secrète, — police qui est, peut-être, la première du monde puisqu’elle réussit, jusqu’à ce jour, à maintenir dans l’obéissance une population subjuguée, trompée, exploitée, affamée. Il sut surtout élever le mouchardage à la hauteur d’une grande vertu civique. Tout membre du parti communiste — voire tout citoyen loyal — est tenu d’aider le « Guépéou », à lui signaler les cas suspects, à moucharder, à dénoncer.

4o  Il réussit à faire naître et se multiplier avec une rapidité vertigineuse une bureaucratie formidable, incomparable, inégalable ; une bureaucratie qui forme, actuellement, dans le pays une caste privilégiée, « aristocratique », d’un million d’individus environ. Tout est « bureaucratisé » en U. R. S. S. : la production, la répartition, la consommation, les communications, le permis d’exister (un système de passeports sublime), la science, la littérature, l’art, etc… D’autre part, les inégalités sociales y sont prononcées plus que dans n’importe quel autre pays. Les citoyens en général, et les travailleurs en particulier, sont divisés en plusieurs catégories de salariés, de favorisés, de défavorisés, de primés, de privilégiés…

5o  Enfin, nous l’avons dit, l’État bolcheviste réussit à réduire à l’esclavage complet 150 millions d’hommes, dans le but de les amener un jour — par ce moyen infaillible, paraît-il — à la liberté, à la prospérité, bref : au bonheur.

Ajoutons que cet État est passé maître hors concours dans l’œuvre de mensonge, de duperie, de mise en scène, de truquage… Sa propagande trompeuse à travers le monde est d’une habileté sans égale. Si la bourgeoisie des autres pays recourt au « bourrage de crâne », le bolchevisme, lui, fait du « superbourrage » tel que, de nos jours encore, des millions de travailleurs dans tous les pays ne savent pas la vérité sur l’U. R. S. S. Livres, brochures, journaux, revues, photos, cinéma, T. S. F., expositions, — tous les moyens, les uns plus truqués que les autres, tout étant entre les mains de l’État, — sont bons pour la propagande. Les « délégations ouvrières » autorisées de temps en temps à passer quelques semaines en Russie, abominablement dupées (si leurs membres sont sincères), en sont un des moyens. De même, la majorité écrasante de « touristes » ou de visiteurs isolés qui parcourent le pays, sous l’œil vigilant des mouchards, sans connaître la langue russe, sans comprendre quoi que ce. soit de ce qui se passe autour d’eux.

Soulignons encore que l’État (le gouvernement) bolcheviste s’est emparé, non seulement de tous les biens matériaux et moraux existants, mais — ce qui est peut-être plus grave — il s’est approprié aussi la « Vérité ». Du moins, il se croit l’unique, le vrai déténteur de la vérité tout entière, de quelque domaine qu’elle soit : vérité historique, économique, sociale, scientifique, philosophique ou autre. Dans tous les domaines, sans exception, le gouvernement bolcheviste se considère comme absolument infaillible. Lui seul possède la vérité. Lui seul sait où et comment aller. Lui seul est capable de mener à bien la révolution. Et alors, logiquement, fatalement, il prétend que les 150 millions d’hommes qui peuplent le pays, doivent, eux aussi, le considérer comme seul détenteur de la vérité, détenteur infaillible, inattaquable, sacré. Et alors, logiquement, inévitablement, tout homme ou tout groupement osant, non pas combattre ce gouvernement, mais simplement douter de son infaillibilité, le critiquer, le contredire, le blâmer en quoi que ce soit, est regardé comme son ennemi et, partant, comme ennemi de la vérité, ennemi de la révolution : « contre-révolutionnaire » !… Il s’agit là d’un vrai monopole de l’opinion. Toute opinion autre que celle de l’Élite (du gouvernement), est considérée comme hérésie, hérésie dangereuse, inadmissible, criminelle. Et alors, logiquement, immanquablement, c’est le châtiment des hérétiques qui intervient : la prison, l’exil ou le poteau d’exécution. Les syndicalistes et les anarchistes, farouchement persécutés, rien que parce qu’ils osent avoir une opinion indépendante sur la révolution, en savent quelque chose… Et si le lecteur désire avoir des détails et des précisions sur cette répression sauvage, barbare, des révolutionnaires libertaires par l’inquisition sociale bolcheviste, il n’a qu’à parcourir la brochure éditée par la « Librairie Sociale », en 1923, sous le titre : Répression de l’Anarchisme en Russie Soviétique, ou lire, dans la presse périodique anarchiste, des extraits du Bulletin publié, à des intervalles réguliers, par le Fonds de Secours de l’A. I. T. (Association Internationale des Travailleurs, anarcho-syndicalistes) aux anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés ou exilés en Russie.

(D’aucuns prétendent que l’une des prouesses du bolchevisme a été l’émancipation de la femme, l’abolition du mariage légal, la reconnaissance du droit à l’avortement. Cette affirmation repose sur l’ignorance complète des faits. Comme le lecteur put le voir au début de cette étude, longtemps avant la révolution de 1917, les milieux intellectuels et ouvriers russes professaient des idées très avancées en cette matière. Dans presque tous les milieux russes il était entendu que la femme était l’égale de l’homme et pouvait disposer librement de son amour, de son corps. De sorte que tout gouvernement issu d’une révolution était obligé de sanctionner cet état des choses. Il n’y a rien de spécifiquement bolcheviste dans cette « prouesse », et le mérite des bolcheviks y est très modeste. D’autre part, le mariage légal n’est nullement supprimé en U. R. S. S. : il est simplifié ou, plutôt, il est devenu un mariage civil, tandis que, avant, le mariage légal en Russie était obligatoirement religieux. — On prétend aussi que le bolchevisme a eu raison des préjugés religieux. C’est une erreur dont la source est la même que dans le cas précédent : ignorance des faits concrets. Le gouvernement bolcheviste a réussi, par la terreur, à supprimer le culte public de la religion, pas plus. Quant au sentiment religieux, loin de l’avoir extirpé, le bolchevisme, avec ses méthodes et ses résultats, l’a, au contraire, soit rendu plus intense, chez les uns, soit simplement transformé, chez les autres. Ajoutons que, déjà avant la révolution de 1917, et surtout depuis 1905, le sentiment religieux, dans les masses populaires, se trouvait en plein déclin, ce qui ne manqua pas d’inquiéter sérieusement les popes et les autorités tsaristes. Le bolchevisme réussit plutôt à le raviver. La religion sera tuée non pas par la terreur, mais par la réussite effective de la vraie révolution sociale, avec ses conséquences heureuses.

Je laisse maintenant au lecteur lui-même le soin de répondre à la question posée plus haut, notamment : Un système tel que je viens de le décrire, peut-il mener et aboutir à une transformation sociale dans le sens de l’affranchissement des travailleurs ? Peut-il favoriser cet affranchissement ? Peut-il sauver l’humanité ? Quant à nous, notre opinion est faite : nous affirmons catégoriquement que le bolchevisme, c’est-à-dire la tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’une dictature gouvernementale et d’un État, ne pourra jamais aboutir à autre chose qu’à une réaction sociale épouvantable.

Mais nous sommes obligés de constater encore un fait, important : l’impuissance complète de ce système, même en tant que capitalisme d’État. Sans pouvoir entrer ici dans les détails, je dois affirmer, en effet, — ceci en pleine connaissance de cause, — que la prétendue « industrialisation » du pays aboutit à quelques érections et constructions impraticables et inutiles ; que le fameux « plan quinquennal » est en train de s’effondrer dans une faillite ahurissante ; et que la soi-disant « collectivisation » étatiste de l’agriculture n’est autre chose qu’une immense entreprise de servage militarisé, qui ne pourra jamais donner des résultats autres que la famine et la misère générales. J’en reparlerai, d’ailleurs, dans quelques instants.


Beaucoup de gens « de gauche » — même avertis — prétendent qu’il faut se taire sur ces résultats lamentables du bolchevisme, ceci pour plusieurs raisons que voici :

1° « Les bolcheviks ont été historiquement obligés de faire leur révolution. S’ils ne l’avaient pas faite, ç’aurait été la réaction à brève échéance. Par la suite, ils ont fait ce qu’ils ont pu faire dans un pays arriéré, au milieu des difficultés sans nombre. »

Cette opinion est une simple hypothèse, pas plus. Je ne la partage nullement. A mon avis, dans les conditions données — une réaction était impossible en Russie ; et si les bolcheviks, après leur prise du pouvoir, n’avaient pas arrêté et déformé le vrai, le grand élan révolutionnaire, les masses laborieuses, aidées par les éléments intellectuels désintéressés (il y en avait), et surtout par les libertaires, auraient fini par accomplir la révolution sociale intégrale. C’est une hypothèse comme la première. Les événements vécus me la dictent. Il est impossible de savoir laquelle des deux est la juste, car il.est impossible de savoir « ce qui se serait passé si les bolcheviks n’existaient pas ». Donc, passons…

2° « Les bolcheviks ont, tout de même, accompli une tâche formidable. Ils ont démontré la possibilité de vaincre le capitalisme, ils ont porté à ce dernier un coup dur, ils ont ébranlé le monde. »

Je ne partage nullement ce point de vue. Ce ne furent pas les bolcheviks, mais les masses anonymes qui accomplirent des tâches formidables. Elles ont commis, ensuite, cette erreur fondamentale de confier les destinées de la révolution au parti bolcheviste, à son gouvernement, à l’État. Les bolcheviks en ont profité — comme tant de politiciens avant eux — pour castrer la vraie révolution. Voilà la vérité. Ayant pris une part active à la révolution, d’abord dans le nord, ensuite dans le sud du pays, je pourrais remplir des centaines de pages pour démontrer, par des faits précis tirés de tous les domaines, la vaillance, la capacité, l’activité extraordinaires des masses, d’une part et, d’autre part, la défaillance, l’incapacité des bolcheviks et, surtout, la contre-activité méthodique, froide, implacable, criminelle, avec laquelle ils brisèrent l’élan des masses. L’écrasement du mouvement dit « makhnoviste » en fournit un exemple frappant, et de vaste envergure. La lecture de l’Histoire du mouvement Makhnoviste (par P. Archinoff) fixerait suffisamment tout lecteur impartial. Mais, à part ce grand exemple, combien pourrait-on citer de petits faits quotidiens, banaux, puisés au hasard dans les annales de la révolution, faits de moindre importance, mais dont la signification est la même !…

Ce sont les masses du peuple — et non pas les bolcheviks — qui ont prouvé la possibilité de vaincre le capitalisme.

Les bolchevick n’ont rien « ébranlé », puisque, quinze ans après leur « révolution », c’est toujours la réaction qui règne partout. Pourtant, la révolution russe aurait pu vraiment « ébranler le monde » si elle avait abouti à un résultat complet et concret. Les bolcheviks l’en ont justement empêché.

Les premières impressions « formidables » sur la révolution bolcheviste, impressions qui donnèrent un grand espoir et un bel élan aux travailleurs du monde entier, ne furent qu’une illusion. Comme telle, elle était dangereuse, même à cette époque. Car, un jour ou l’autre, une illusion amène nécessairement, non pas le succès, mais la vérité sur l’insuccès et, ensuite, la désillusion, le découragement, l’indifférence, l’effondrement. C’est ce qui est arrivé déjà, dans une certaine mesure, un peu partout. Continuer à soutenir sciemment cette illusion aujourd’hui, serait aggraver le danger. Car, plus l’illusion dure, plus on insiste à y faire croire, plus la désillusion, le découragement, l’effondrement — qui approchent fatalement — seront désastreux. Il est grand temps, au contraire, de dire toute la vérité, de dévoiler l’illusion, de la reconnaître, de chercher à comprendre les causes de l’échec, de se consacrer — et d’aider les masses — à rechercher la vraie solution. L’attitude courageuse de l’écrivain Panaït Istrati (son œuvre : Vers l’autre flamme), attitude souvent incomprise, parfois blâmée, même flétrie par certains éléments, est pourtant la seule qui soit juste et digne d’un homme et d’un révolutionnaire.

3o  « Les bolcheviks sont déjà fortement attaqués et calomniés par la bourgeoisie de tous les pays. En les attaquant à notre tour, nous avons l’air d’être de connivence avec cette dernière, ce qui prête à une confusion fâcheuse ».

Pour moi, la vérité prime tout, car c’est d’elle, c’est de son grand éclat que dépend, en premier lieu, l’issue de la gigantesque lutte engagée. Je me moque pas mal de ce que dit la bourgeoisie. Les raisons et les buts de nos attaques sont diamétralement opposés. Nous n’avons qu’à l’expliquer, au besoin. Tant pis pour ceux qui ne voudraient pas nous comprendre. Ils finiront d’ailleurs par y arriver quand même ; car, tôt ou tard, les bolcheviks se disqualifieront eux-mêmes aux yeux du monde laborieux. Nous serons bien contents, alors, de pouvoir dire que nous avions raison. Car, ce jour-là, notre attitude droite, franche et nette nous attirera des sympathies et des forces indispensables pour la victoire de la véritable Révolution sociale.

D’ailleurs — en réalité — les bolcheviks s’entendent aujourd’hui à merveille avec la bourgeoisie de tous les pays (même avec celle, fasciste, de l’Italie et de l’Allemagne). Ils pactisent avec elle ; ils passent des traités avec elle ; ils font des affaires avec elle ; ils prennent I part à ses conférences ; ils lui rendent des visites de politesse ; ils font avec elle l’échange de notes de félicitations et de condoléances, etc., etc… Il est à regretter i que les prolétaires de tous les pays ne réfléchissent pas assez à des faits de ce genre. Car, cette attitude des bolcheviks mérite bien la réflexion approfondie : elle est une des conséquences fatales de leur erreur et de leur révolution bâtarde. Si la bourgeoisie critique le régime bolcheviste dans sa presse, c’est qu’elle ne voudrait tout de même pas de troubles bolchevistes chez elle. Et, naturellement, elle note, elle met à profit les défauts et les échecs lamentables du système. Pour cela, elle n’a même pas besoin de calomnier. Je trouve, au contraire, qu’elle le fait assez mollement, assez paresseusement — pour de multiples raisons dont je n’ai pas à parler ici. Et quant à l’hostilité du bolchevisme pour le capitalisme, elle est de pure apparence et plutôt d’usage « domestique ». En U. R. S. S., c’est toujours une arme à effet. Au dehors, cette arme s’émousse de plus en plus. Car, en réalité, le bolchevisme n’est qu’une variété du capitalisme. Au fait, les deux capitalismes s’entendent assez bien. Les multiples déclarations des grands seigneurs bolchevistes affirmant que « les deux systèmes économiques peuvent parfaitement coexister et collaborer en étroite amitié », en font foi. Cette attitude du bolchevisme est mille fois plus suggestive, plus effective et plus significative que }la coïncidence superficielle et purement accidentelle de notre critique avec celle de la bourgeoisie.

4o  « La bourgeoisie cherche surtout à détrôner la révolution russe (comme telle, en son entier) qui la gêne et lui fait peur. Cette révolution est tout de même un fait formidable. Elle reste aujourd’hui le seul grand espoir des classes exploitées de tous les pays. En l’attaquant, nous ne pouvons arriver qu’à décourager profondément les masses ouvrières, à les détourner de toute révolution. Nous faisons ainsi le jeu de la bourgeoisie, que nous le voulions ou pas ».

D’abord, nous n’attaquons pas la révolution russe. Tout au contraire, nous attaquons ceux qui ont — momentanément, nous l’espérons — arrêté, déformé, castré cette révolution. Rien n’est plus erroné, plus faux, plus dangereux, que de confondre la révolution russe avec le bolchevisme. Je crois l’avoir suffisamment démontré au cours de mon exposé. Ensuite, si aujourd’hui la bourgeoisie peut, encore et toujours, critiquer cette révolution ; si, d’autre part, les travailleurs arrivent à en être découragés au bout des quinze années qu’elle compte, les seuls responsables en sont les bolcheviks eux-mêmes. Qu’ils s’en prennent donc aussi à eux-mêmes ! Nous n’y sommes pour rien, nous n’y pouvons rien. Enfin, en attaquant le bolchevisme en tant qu’une erreur néfaste, mortelle pour la révolution, nous ne le faisons pas à la légère, ou pour le bon plaisir de critiquer : nous indiquons le fond de l’erreur, nous analysons cette dernière en détails, et nous désignons le moyen de l’éviter à l’avenir. Nous ne poussons donc nullement les travailleurs au découragement ; tout au contraire : nous les en prémunissons. Car, lorsque les masses se seront détournées de la révolution bolcheviste, — non pas à la suite de nos critiques, mais en raison de son échec qui éclatera un jour de façon retentissante et décisive, — elles trouveront dans nos idées et dans notre attitude un nouvel encouragement ; elles sauront déjà que cette révolution n’est pas la seule possible ; elles saisiront nettement le fond de l’erreur ; et elles percevront au même instant la lueur de cette « autre flamme » vers laquelle elles tendront alors leurs efforts.

En plus de ce qui vient d’être écrit, il existe une raison suprême pour laquelle toute la vérité sur le bolchevisme doit être affirmée — que dis-je ? — inlassablement, implacablement criée à travers le monde par tous ceux qui la connaissent.

Nous vivons en pleine époque révolutionnaire. Or, même au sein de telles époques, celle-ci est exceptionnelle. En effet, d’après de nombreux indices, le gigantesque bouleversement qui commence, sera, cette fois, fondamental, complet, définitif. Il aboutira, en fin de compte, non pas à un simple remaniement partiel des rapports économiques et sociaux, — comme ce fut le cas dans les révolutions précédentes, — mais à un changement des bases mêmes de la société humaine. Cette fois, il s’agira, vraisemblablement, non pas d’une nouvelle répartition des privilèges et des biens, laissant intacts l’exploitation des masses et le système de répression politique, mais bien de l’abolition totale de toute exploitation de l’homme par l’homme, et de toute autorité politique. Selon toute probabilité, il s’agira, cette fois, enfin, de l’émancipation intégrale de l’homme.

Cette nouvelle substance de la révolution, sans précédent, exigera de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes, toute une nouvelle psychologie, — fait qui est souvent oublié, notons-le entre parenthèses, par ceux qui analysent les événements.

Le processus de cet immense changement sera long, laborieux, pénible. Durant une bonne partie du chemin, il y aura des égarements, des erreurs, des défaillances. des culbutes, des arrêts, des reculs… Tous ces accrocs, tous ces trébuchements serviront d’expériences, de leçons. Et c’est à force de ces expériences surtout que les masses apprendront le vrai chemin menant au but.

Mais, pour que les expériences négatives soient utiles, pour qu’elles puissent servir de leçons, pour qu’elles permet lent d’atteindre, dans un minimum de temps, et avec le minimum de souffrances et de victimes, le succès final, — il existe une condition essentielle, indispensable : il faut que tout égarement, toute faute, toute erreur d’importance, puissent être rapidement repérés, signalés, reconnus, largement discutés et réparés. Une négligence, une faiblesse à cet égard pourrait avoir des conséquences très graves pour la révolution, pourrait même lui être fatale. Or, cette condition sine qua non en exige une autre, non moins indispensable. En effet, pour qu’une erreur puisse être relevée, discutée et corrigée à temps, il faut qu’elle ne soit pas voilée, cachée, étouffée. Il faut que, dés le début, et durant toute la révolution, toute erreur soit carrément avouée et la vérité hautement affirmée. (C’est en partie pour cette raison que la liberté d’opinion, de parole et d’action est si précieuse, et que la dictature est impuissante). Dans la grande révolution sociale, — dans cette œuvre immense et compliquée, intéressant des millions d’hommes, œuvre où les erreurs doivent être nombreuses et qui, cependant, devra aboutir non pas à un nouvel égarement, mais au vrai but, au résultat intégral, définitif, — une sincérité absolue, une franchise entière, sont de rigueur. La vérité entière — vérité de partout et de tout instant — doit constamment éclairer le chemin de la révolution sociale, pour que ses erreurs puissent être liquidées et ses expériences négatives utilisées.

Dans les conditions historiques données, dans l’ambiance sociale actuelle, l’égarement politique — Etat, Gouvernement, etc. — est presque fatal, au début de la Révolution. Il est d’une gravité extrême. Et il n’y a que nous, les anarchistes, pour le signaler, pour crier au danger.


Revenons au bolchevisme. Incontestablement, il est un fait historique et mondial d’une immense portée. Mais quel est son vrai sens historique ? Quelle est son « utilité » ? Nous affirmons que, justement, le bolchevisme n’est autre chose qu’un égarement politique survenu au début de la révolution sociale mondiale : donc, une expérience négative. Nous estimons que le seul sens historique du bolchevisme est de démontrer aux masses laborieuses de tous les pays, une fois pour toutes et d’une façon palpable, incontestable, définitive, le péril du principe politique, étatiste, gouvernemental, pour la révolution sociale. Nous considérons que la seule « utilité » du bolchevisme est d’avoir donné aux masses de tous les pays, dès les débuts de la révolution sociale, cette leçon pratique, indispensable, — leçon d’une vaste envergure, d’une longue durée, et d’un fini parfait : comment il ne faut pas faire la révolution. Jadis, en Russie, la légende du tsar fut tuée, en définitive, par le tsar lui-même : par cette « expérience négative » du 9 janvier 1905 (ce qui permit, ensuite, de faire rapidement, facilement, la révolution anti-tsariste lorsque le bon moment arriva). De même, aujourd’hui, la légende étatiste, la légende de la dictature, sera tuée par les étatistes, par les dictateurs eux-mêmes : par cette autre expérience impressionnante, formidable, de la révolution russe, expérience qui, avec ses résultats négatifs évidents, palpables, déblaiera le chemin et préparera le terrain à la rude révolution sociale mondiale. Ainsi, pour que les masses apprennent la bonne méthode, il leur faut une bonne leçon expérimentale. Ces sortes de leçons historiques constituent, sous certaines conditions d’ensemble, leur principale éducation.

Mais, pour que les masses des autres pays puissent, en temps opportun, tirer parti de cette leçon, il est indispensable que toute la vérité sur le bolchevisme — sur sa véritable nature, sur ses actes néfastes, sur ses résultats lamentables, et sur son échec de plus en plus net — soit affirmée sans retard ni ménagements, soit étalée au grand jour, illustrée, expliquée, commentée…

Telle est la raison suprême qui nous oblige de dire sur le bolchevisme toute la vérité, quelque cruelle qu’elle soit pour ceux qui se laissent bercer par des illusions. Nous sommes convaincus que tel est noire devoir sacré.


L’impuissance créatrice, la « trahison » (comme s’exprimèrent jadis les marins de Cronstadt) et le despotisme inouï du gouvernement bolcheviste, provoquèrent-ils des réactions dans le pays ?

Certes, oui. Et ceci, dans deux sens diamétralement opposés.

D’une part, comme le lecteur sait, deux mouvements contre-révolutionnaires très vastes et très graves, —. mouvements qui, à un moment donné, présentèrent une menace extrêmement sérieuse pour le pouvoir bolcheviste, — s’étaient formés dans le sud, en 1919 et en 1920.

Les premières résistances à la révolution, en 1917 et. 1918, — résistances tout à fait locales et assez anodines, malgré leur acharnement, — étaient plus ou moins naturelles : comme toujours, certains éléments purement réactionnaires se dressèrent contre la révolution et tâchèrent de la combattre. Une majorité écrasante des ouvriers, des paysans et de l’armée étant à ce moment pour le nouvel ordre, ces résistances furent rapidement et facilement brisées. Si, par la suite, la révolution avait su se montrer réellement puissante, juste, féconde, si elle avait pu résoudre convenablement ses grands problèmes, — tout se serait certainement borné à ces quelques batailles éparses, et la victoire ne serait plus menacée. Mais, comme nous l’avons dit, le bolchevisme défigura et castra la révolution. Il la rendit impuissante, inutilement et stupidement violente, stérile, lugubre. Il désillusionna, il irrita, il dégoûta rapidement de vastes couches de la population. Nous avons déjà vu de quelle façon il jugula les ouvriers. Son action de violence et de terreur étatistes contre les masses paysannes (nous en reparlerons plus bas) aboutit à dresser ces dernières contre lui. N’oublions pas que, dans toutes les révolutions, le gros de la population reste, d’abord, neutre, hésite, attend les premiers résultats. Il est toujours nécessaire qu’une révolution puisse « se justifier » le plus rapidement possible. Sinon, toute cette population neutre se détourne de l’œuvre révolutionnaire, elle lui devient hostile ; elle commence à sympathiser aux mouvements contre-révolutionnaires, elle les soutient et les rend beaucoup plus dangereux. Telle est surtout la situation lors des bouleversements de grande envergure qui touchent aux intérêts de millions d’hommes, qui modifient profondément les rapports sociaux, et qui se font au moyen de grandes promesses de satisfaction. Cette satisfaction doit venir vite. Dans le cas contraire, la révolution faiblit, et la contre-révolution reçoit des ailes. Ajoutons que beaucoup de ces éléments neutres sont indispensables pour la bonne marche de la révolution, car ils comprennent un grand nombre d’hommes d’ « élite » : des techniciens, des gens du métier, des travailleurs qualifiés de toute espèce, les spécialistes, des intellectuels, etc… Tout ce monde, qui n’est pas précisément hostile à la révolution, se tournerait entièrement vers elle et l’aiderait puissamment, avec enthousiasme, si elle arrivait à inspirer à ces gens une certaine confiance, à leur faire sentir ses capacités, ses vérités, ses perspectives et ses possibilités, ses avantages, sa force, sa justice… Dans le cas contraire, tous ces éléments deviennent franchement ennemis de la révolution, ce qui porte à cette dernière un coup très sensible. Or, il est certain que les masses | laborieuses, exerçant elles-mêmes, avec l’aide libre des hommes d’élite déjà révolutionnaires, l’activité libre, sauraient entamer rapidement la vraie solution des problèmes, sauraient arriver à des résultats probants et, partant, sauraient rassurer, enthousiasmer et enrôler les dits éléments, La dictature — impuissante, hautaine, stupide et méchamment violente — n’y arrive pas et les rejette de l’autre côté de la barricade.

Le bolchevisme ne sut nullement « se justifier ». Comme nous l’avons vu, le seul grand problème qu’il réussit à résoudre, tant bien que mal (et encore sous la poussée irrésistible de l’armée elle-même qui refusait de combattre), fut celui de la guerre. Ce succès — la paix acquise — lui valut la confiance et des sympathies durables de vastes masses populaires. Mais ce fut tout. Son impuissance économique, sociale et créatrice en général, se fit vite sentir. La stérilité de ses moyens d’action — procédés gouvernementaux, absolutisme étatiste, etc… — se révéla presque au lendemain de sa victoire. Les bolcheviks ainsi que leurs sympathisants aiment parler de « difficultés terribles » que le gouvernement bolcheviste eut à surmonter, après la guerre et la révolution, dans un pays tel que la Russie. C’est en raison de ces difficultés que l’on cherche à justifier certains procédés bolchevistes, — entre autres, la politique agraire et le soi-disant « communisme de guerre » des premières années post-révolutionnaires. Or, ayant vécu les événements, j’ai la certitude absolue : 1° que les procédés néfastes du bolchevisme provenaient, non pas des difficultés rencontrées, mais de la nature même de ta doctrine bolcheviste ; 2° que ces difficultés avaient surgi justement parce que le gouvernement se mit, dès le début, à étouffer la libre activité des masses ; et 3° que ces difficultés, si elles avaient existé quand même, auraient été liquidées mille fois plus simplement et plus facilement par la libre action des masses. Plus les difficultés étaient grandes, — plus il fallait, justement, recourir à la libre initiative, à l’activité autonome du peuple. Or, nous le savons, le gouvernement bolcheviste accapara tout : l’idée, l’initiative, les moyens et l’action. Il s’installa en dictateur ( « du prolétariat » ). Il subjugua les masses, il étouffa leur élan. Et, plus les difficultés étaient grandes, moins il permettait au « prolétariat » d’agir indépendamment. (Les autorités bolchevistes ne disparaissaient, en laissant la place libre à l’action du peuple, qu’aux moments où elles étaient prises au dépourvu par une offensive contre-révolutionnaire, donc aux moments d’un danger imminent, d’une panique dans leurs rangs. Maintes fois, et en maints endroits, les masses, abandonnées ainsi à elles-mêmes, sauvèrent la situation. Aussitôt après, les bolcheviks réapparaissaient, avec leur force armée, et reprenaient fièrement leur trône et leur knout). Rien d’étonnant que le bolchevisme ne sût faire face normalement aux difficultés (provoquées en grande partie par lui-même) et qu’il fût acculé au langage des mitrailleuses (ce qui ne fit que souligner son impuissance réelle). Dans les grands bouleversements sociaux, il n’y a pas de milieu ; c’est : soit l’entière et bienfaisante liberté des masses qui, seule, peut l’emporter définitivement (et achever la révolution), soit la néfaste dictature qui s’impose (et qui l’étouffe).

Je pourrais citer nombre de cas typiques qui confirmeraient mes dires. — A tout instant, et sur toute l’étendue du pays, les ouvriers des villes voulaient, par exemple, prendre de leur chef certaines mesures pour faire marcher les usines menacées d’arrêt, faute de combustibles ou de matières premières ; ou bien les ouvriers cherchaient des moyens d’assurer et d’organiser l’échange avec la campagne ; ou encore, les organisations ouvrières prenaient une initiative pour faire face à telle ou telle autre difficulté, pour améliorer un service défectueux, pour redresser une situation chancelante, pour réparer des erreur, pour combler des lacunes, etc., etc. Systématiquement, et partout, les autorités bolchevistes interdisaient aux masses toute action indépendante, tout en étant elles-mêmes, le plus souvent, incapables d’agir utilement et en temps opportun. — J’ai cité ailleurs (voir Masses), et dans une autre suite d’idées, un cas qui eut lieu à l’usine anc. Nobel, à Pétrograd, où le gouvernement préféra fermer l’usine, plutôt que de permettre aux ouvriers de se procurer les matières indispensables. Il faut multiplier ce cas au moins par mille pour se faire une idée du véritable état de choses. — Voici un autre exemple, tiré d’un domaine différent : en 1918, j’ai travaillé, pendant quelques semaines, à la section de l’instruction publique d’un Soviet, dans une petite ville de province. J’étais chargé de faire marcher un organisme spécial, destiné à l’instruction des adultes, dit « Culture prolétarienne ». Fidèle à mes principes, j’ai fait mon possible pour éveiller l’initiative de la population laborieuse de la localité ; me bornant à l’intéresser, à l’entraîner et à l’aider. Les résultats dépassèrent toutes mes prévisions. Des dizaines d’hommes, sortis du sein du peuple, s’enthousiasmèrent à la tâche et se mirent à travailler avec une telle ardeur, et aussi avec une telle dextérité, avec une telle richesse d’idés et de réalisations, qu’il ne me restait plus qu’à combiner et à coordonner leurs efforts. Bientôt, la population entière s’intéressa à notre œuvre. Mais… les autorités locales envoyèrent leurs rapports au Centre, à Moscou. On y comprit tout de suite que j’agissais d’après mon libre entendement ; que tous, nous œuvrions librement, sans tenir compte des décrets et des ordres de Moscou. Un beau jour, je commençai à recevoir de là-bas, coup sur coup, de gros paquets bourrés de décrets, de règlements, de prescriptions, d’ordres formels… Je fus sommé de m’en tenir strictement aux textes de toute cette paperasserie stupide, à ces ordres impossibles, irréalisables, meurtriers… Après une courte résistance inutile, je dus partir, ne voulant pas me plier, sachant bien que l’exécution des ordres de Moscou allait tuer l’œuvre entreprise. (Je prie le lecteur de noter que je me tenais, très loyalement, à mes devoirs professionnels, sans faire jamais allusion à mes idées anarchistes. Il ne s’agissait là nullement d’une propagande « subversive » quelconque et il n’en fut jamais question. Tout simplement, le Centre n’admettait pas qu’on pût ne pas suivre aveuglément ses prescriptions.) Mon successeur, fidèle serviteur de Moscou, appliqua à la lettre les règlements du Centre. Quelques semaines après, tout le monde déserta. L’organisme qui, récemment encore, était plein de vie, devint rapidement un cadavre et disparut. (J’ajoute que, quelques mois plus tard, cette entreprise de « culture prolétarienne » échoua lamentablement, sur toute l’étendue du pays.) Partout, dans tous les domaines, c’était pareil : on devait se plier aux ordres ou s’écarter. — Encore un exemple : Le Soviet (déjà une filiale du gouvernement) d’une des villes, dans le midi du pays, s’avérant impuissant à résoudre certains problèmes économiques locaux de grande urgence, les ouvriers de quelques usines — en 1918-1919 une pareille tentative était encore possible — demandèrent à la présidence de ce Soviet l’autorisation de s’occuper eux-mêmes des dits problèmes, de créer les organismes appropriés, de grouper autour d’eux tous les ouvriers de la ville, et d’agir de leur chef, sous le contrôle du Soviet. En résultat, ils furent sévèrement réprimandés et menacés de poursuites pour leur geste « désorganisateur ». Comme le lecteur voit, les soviets locaux agissaient à l’instar des autorités de Moscou. A l’approche de l’hiver, plusieurs villes manquaient de combustibles, les autorités n’ayant pas fait le nécessaire pour s’en approvisionner à temps. Souvent, les ouvriers proposaient d’entrer en relations avec les paysans des environs pour que ces derniers abattent et fournissent du bois. Invariablement, les soviets interdisaient aux ouvriers de le faire en marge-des établissements administratifs. Et, invariablement, ces derniers n’arrivaient pas à le faire en temps opportun. Comme résultat : ou les villes restaient sans combustible, ou ce dernier était payé fantastiquement cher, car le travail devenait très pénible et les routes impraticables à partir du mois de septembre. Parfois aussi, on obligeait les paysans de fournir du bois, tout simplement, par ordre militaire. — Je pourrais couvrir des dizaines de pages d’exemples de ce genre puisés au petit hasard dans tous les domaines de l’existence. Production, répartition, transports, commerce, etc., etc., — partout c’était la même chose : les masses n’avaient aucun droit d’agir de leur propre initiative, et les administrations se trouvaient constamment en faillite. Les villes manquaient de pain, de viande, de lait, de légumes… La campagne manquait de sel, de sucre, de produits industriels… Des vêtements pourrissaient dans les stocks des grandes villes. Et la province n’avait pas de quoi s’habiller… Désordre, chaos, incurie, impuissance partout et en tout…

Le résultat psychologique d’un tel état de choses est facile à comprendre. Peu à peu, les masses se détournèrent du bolchevisme. Le mécontentement grandissait de jour en jour. Ce mécontentement servit de base à de vastes mouvements contre-révolutionnaires et les alimenta. La réaction en profita avec empressement. De grandes campagnes armées prirent pied, ourdies par les classes privilégiées vaincues, soutenues par la bourgeoisie des autres pays, dirigées par des généraux de l’ancien régime.

Le lecteur comprend maintenant pourquoi les soulèvements des années 1919 et 1920 portèrent un caractère autrement sérieux que les résistances spontanées et insignifiantes de 1917-1918. Le premier grand mouvement « blanc », dirigé militairement par le général Dénikine (1919), envahit rapidement toute l’Ukraine et une grande partie de la Russie centrale. A un certain moment, l’armée blanche, battant et refoulant les troupes rouges, atteignit la ville d’Orel, près de Moscou, de sorte que le gouvernement bolcheviste s’apprêtait déjà à fuir. La durée et l’éventualité de triomphe de ce mouvement s’expliquent aisément par les sympathies d’une grande partie de la population, par la haine croissante du bolchevisme, bref, par les raisons que nous venons d’analyser. Le second mouvement, celui de Wrangel (1920), trouva une ambiance encore plus favorable et fut, à un moment donné, encore plus dangereux pour les bolcheviks que celui de Dénikine, toujours pour les mêmes raisons.

Toutefois, les deux mouvements échouèrent. Celui de Dénikine s’écroula d’un bloc. Son armée, arrivée « aux portes de Moscou », dut subitement et précipitamment battre en retraite vers le sud. Là, elle disparut, ensuite, dans une débâcle catastrophique. (Ses quelques débris, errant un peu partout, furent peu à peu liquidés par des détachements de l’armée rouge descendus du nord sur les traces des fugitifs.) Détail curieux et significatif : pendant au moins 24 heures, le gouvernement bolcheviste à Moscou, pris lui-même de panique, ne voulait pas croire à la retraite des troupes Dénikiniennes, n’en saisissant pas la raison, ne pouvant pas s’expliquer le fait. (Il eut l’explication exacte beaucoup plus tard.) Se rendant, enfin, à l’évidence, il respira et dépêcha des régiments rouges à la poursuite des blancs. Le mouvement de Dénikine était brisé. Celui de Wrangel, surgi un an plus tard, remporta d’abord, lui aussi, quelques gros succès. Sans être parvenu à atteindre Moscou, il inquiéta, cependant, le gouvernement, peut-être plus encore que le raid de Dénikine ; car la population, de plus en plus dégoûtée du bolchevisme, n’avait nullement l’air de vouloir’livrer une résistance sérieuse à ce nouveau mouvement anti-bolcheviste ; et, d’autre part, le gouvernement ne pouvait compter beaucoup sur sa propre armée. Néanmoins, après les succès du début, le mouvement de Wrangel fut ensuite, lui aussi, rapidement liquidé.

Quelles furent donc les raisons de ces revirements presque miraculeux, de cet échec final des campagnes qui avaient commencé avec tant de succès ? Une analyse plus ou moins complète de ces mouvements demanderait des volumes. Je regrette de ne pouvoir les traiter ici autrement que grosso modo. Mais il est absolument nécessaire de leur consacrer quelques lignes, car les vraies causes et les circonstances particulièrement significatives de ces flux et reflux, sont, d’une part, peu connues, et, d’autre part, sciemment défigurées par des auteurs intéressés.

En peu de mots, les raisons principales des faillites retentissantes du mouvement « blanc » furent les suivantes :

D’abord, l’attitude maladroite, cynique et provocante des autorités, des chefs et des meneurs du mouvement. A peine vainqueurs, tous ces messieurs s’installaient dans les régions conquises en véritables dictateurs. Menant, le plus souvent, une vie de débauche ; impuissants, eux aussi, à organiser une vie normale ; bouffis d’orgueil, pleins de mépris pour le peuple laborieux, ils faisaient brutalement comprendre à ce dernier qu’ils entendaient bien restaurer l’ancien régime, avec toutes ses beautés. La terreur « blanche » et les représailles sauvages commençaient partout sans délai. Les anciens propriétaires fonciers et industriels, chassés ou partis lors de la révolution, revenaient avec les armées et se hâtaient de rentrer en possession de « leurs biens ». Bref, le système absolutiste et féodal d’autrefois réapparaissait brusquement.

Une pareille attitude provoquait vite chez les masses laborieuses une réaction psychologique inverse. Un autre facteur entrait tout de suite en vigueur. En effet, les masses craignaient le retour du tsarisme et du « pomestchik » beaucoup plus que la continuation du bolchevisme. Avec ce dernier, elles pouvaient, malgré tout, espérer arriver à certaines améliorations, à des perfectionnements et, finalement, à une vie libre et heureuse. Tandis qu’il n’y avait rien à espérer d’un retour du tsarisme. Les paysans surtout qui, à cette époque, profitaient, au moins en principe, de l’extension des terres disponibles, s’effrayaient à l’idée de devoir rendre ces terres aux anciens propriétaires.

Ainsi, la révolte contre les « blancs » reprenait au lendemain même de leur victoire. Les masses organisaient vite une résistance acharnée. Et, en fin de compte, des détachements, et même des armées de partisans créées en hâte et soutenues par la population laborieuse tout entière, infligeaient aux « blancs » des défaites écrasantes. (À cette époque, la population pouvait encore garder les armes. Plus tard, les autorités bolchevistes l’obligèrent partout de les rendre.)

L’armée qui, matériellement, contribua le plus à l’écrasement des forces de Dénikine et de Wrangel, fut celle connue sous le nom d’armée « makhnoviste », car elle était commandée par l’anarchiste Nestor Makhno. Combattant au nom d’une société libertaire, obligée de lutter simultanément contre toutes les forces d’oppression, les blanches et les rouges, elle arrêtera notre attention un peu plus loin lorsque nous parlerons de l’autre résistance au bolchevisme, résistance « de gauche ». Mais, parlant de la réaction « blanche », précisons ici même que la raison qui força Dénikine de lâcher Orel et de battre précipitamment en retraite — raison que le gouvernement bolcheviste apprit plus tard — fut justement la défaite décisive infligée par l’armée makhnoviste aux arrières-gardes de Dénikine, près du village Pérégonovka, dans les parages de la petite ville d’Ouman (gouvernement de Kiew). Me trouvant, à ce moment, à l’armée de Makhno, je puis témoigner que le raid fameux de son armée, — raid qui suivit cette bataille, — coupa en deux les forces de Dénikine, séparant ainsi leur partie avancée de leurs arrières-gardes, de leur base de ravitaillement et de leurs dépôts de munitions. Le lecteur trouvera les détails de cet épisode dans le livre déjà cité : Histoire du mouvement makhnoviste, par P. Archinoff. Quant aux forces de Wrangel, leur défaite décisive par l’armée de Makhno me fut avouée par les bolcheviks eux-mêmes, dans des circonstances assez curieuses. Lors de l’offensive, très dangereuse, de Wrangel, je séjournais en prison bolcheviste, à Moscou. De même que Dénikine, Wrangel battait et refoulait l’armée rouge vers le nord. Makhno qui, à cette époque, se trouvait en état d’hostilités avec les bolcheviks, décida, vu le danger commun, de leur offrir h. paix et de leur prêter ma.in forte contre les blancs. Etant en mauvaise posture, les bolcheviks acceptèrent l’offre et conclurent une entente avec Makhno. Ce dernier se jeta sur l’armée de Wrangel et la battit à plate couture, près d’Orékhov (Ukraine). La bataille terminée, il envoya un télégramme à Lénine (Moscou), déclarant qu’il ne fera plus un pas en avant si l’on ne met pas immédiatement en liberté son ami Tchoubenko et moi. Ayant encore besoin de Ma-khno, les bolcheviks m’ont remis en liberté, en m’avouant, à cette occasion, les hautes qualités combatives de l’armée de Makhno et sa victoire brillante sur les forces de Wrangel. (Les détails sur la lutte contre Wrangel sont racontés dans le livre précité.)

Pour terminer avec les réactions de droite, je dois démentir ici-même certaines légendes inventées et sciemment répandues par des gens intéressés.

La première est celle de l’intervention étrangère, laquelle, d’après la légende, serait très importante lors des offensives de Dénikine et de Wrangel. (C’est surtout par l’importance de cette intervention que les auteurs bolchevistes expliquent la force et les succès des mouvements blancs.) Cette affirmation ne correspond pas à la réalité. Elle est très exagérée. De fait, l’intervention étrangère, lors de la révolution russe, n’a jamais été bien vigoureuse. Une certaine aide, assez modeste, en argent, en munitions et en équipement, ce fut tout. Quant aux détachements de troupes envoyés en Russie, ils ont été toujours de peu d’importance et ne jouèrent dans les événements presque aucun rôle. Ceci se comprend, d’ailleurs, aisément. Les chefs militaires étrangers craignaient fort la « décomposition » de leurs troupes en contact avec le peuple révolutionnaire russe. Les événements démontrèrent que ces craintes étaient assez fondées. En effet, sans parler des détachements anglais et français ou autres qui ne sont, en somme, jamais parvenus à se battre contre les révolutionnaires, même les troupes d’occupation austro-allemandes (après la paix de Brest-Litovsk), assez importantes et protégées par les forces du gouvernement ukrainien de Skoropadsky, furent vite décomposées et débordées par les forces révolutionnaires du pays (À ce propos, je me permets de souligner ici que le sort de l’occupation allemande confirme pleinement la thèse défendue par les anarchistes lors de la paix de Brest-Litovsk. Qui sait quelle serait aujourd’hui la face du monde si, à cette époque, le gouvernement bolcheviste, au lieu de traiter avec les impérialistes allemands, avait laissé leurs troupes pénétrer en Russie révolutionnaire, et si les conséquences de cette pénétration avaient été les mêmes que celles qui, plus tard, firent disparaître tous les Dénikine, les Wrangel, les austro-allemands, etc… ! Non, Lénine et ses camarades ne furent jamais des révolutionnaires. Ils ne furent que des réformistes quelque peu brutaux qui, en vrais réformistes, recoururent toujours à de vieilles méthodes bourgeoises. Ils n’avaient aucune confiance dans la vraie révolution et ne la comprenaient même pas. En confiant à ces bourgeois étatistes-réformistes le sort de la révolution, les travailleurs russes révolutionnaires ont commis une erreur fondamentale. Là est une partie de l’explication exacte de tout ce qui s’est passé en Russie, depuis octobre 1917 à nos jours.) Nous avons vu quelles furent les véritables raisons de la vigueur des offensives contre-révolutionnaires en Russie.

La seconde légende fort répandue est celle du rôle de l’armée rouge. D’après les « historiens » bolchevistes, ce fut elle qui battit les troupes contre-révolutionnaires, qui écrasa les offensives blanches et remporta toutes les victoires. Rien n’est plus faux. Dans toutes les offensives contre-révolutionnaires importantes, l’armée rouge était battue et fuyait. Ce fut le peuple en révolte et, partiellement, en armes qui battait les blancs. L’armée rouge revenait invariablement après coup (mais en nombre), pour prêter main forte aux partisans victorieux, pour donner, ensemble avec ceux-ci, le coup de grâce aux armées blanches déjà en déroute, et pour se faire adjuger les lauriers de la victoire.

Je n’ai pas parlé de l’offensive assez importante de l’amiral Xoltchak, en Sibérie, — offensive soutenue par l’armée tchéco-slovaque. En effet, je ne connais pas assez les événements de Sibérie. D’après ce que je sais, indirectement, les raisons générales des premiers succès et de l’échec final de cette offensive furent les mêmes qu’ailleurs. Mais, je ne puis l’affirmer avec la même force et précision, n’ayant pas été témoin immédiat de ces événements. Je sais, cependant, d’une façon certaine, que le mouvement des partisans en armes a été aussi très important en Sibérie, et que son rôle dans la défense révolutionnaire fut considérable. Je rappelle au lecteur qu’au moment de l’offensive tchéco-slovaque (juin-juillet 1918), afin d’éviter toute complication, l’exécution du tsar Nicolas II et de sa famille, déportés à Ekaterinbourg, fut décidée par le Soviet régional et accomplie dans la nuit du 15 au 16 juillet.

Indépendamment de ces réactions de droite, se formèrent aussi, vers la même époque et plus tard, des mouvements allant dans le sens opposé, — mouvements révolutionnaires qui combattirent le pouvoir bolcheviste au nom de la vraie liberté et des vrais principes de la révolution sociale, bafoués, piétinés par le bolchevisme.

La politique générale néfaste, l’étatisme et le centralisme outrés, la « trahison » et l’impuissance flagrante des bolcheviks provoquèrent, d’abord, des mouvements de révolte et d’opposition dans les rangs mêmes du gouvernement et du parti. C’est ainsi que survinrent, en été 1918, le soulèvement — d’ailleurs purement politique — des socialistes-révolutionnaires de gauche et la rupture entre eux et le parti bolcheviste. Ayant participé, jusque-là, au gouvernement, les socialistes-révolutionnaires de gauche le quittent, déclarent la guerre aux bolcheviks et tombent bientôt sous les coups de la répression (en même temps que les anarchistes). C’est ainsi, également, que se forme, plus tard, au sein même du parti bolcheviste, la soi-disant « opposition ouvrière », dont les premières manifestations contraignent Lénine à publier son pamphlet connu sur la « maladie infantile du gauchisme », et qui succombe, ensuite, sous les mêmes coups d’une répression farouche. C’est ainsi, enfin, que, sur toute l’étendue du pays, se dessinent, de temps à autre, des mouvements de gauche, vite réprimés par les autorités.

Obligés de condenser, nous ne nous arrêterons ici qu’à deux de ces mouvements, tous les deux importants, significatifs, et tous les deux calomniés par les bolcheviks.

L’un fut le soulèvement de Cronstadt, en mars 1921. Les marins de Cronstadt ont tenu leur parole révolutionnaire donnée en 1917. Devant la carence totale du gouvernement bolcheviste, révoltés par sa « trahison », profondément émus par la situation épouvantable du pays, sans issue tant que subsistait la politique du parti au pouvoir, soulevés d’indignation et de colère, en apprenant la répression sauvage des troubles ouvriers à Moscou et à Pétrograd, ils se soulevèrent, d’ailleurs pacifiquement, en protestant contre la conduite du gouvernement et en formulant des réclamations décisives au nom du salut révolutionnaire. Naturellement, le gouvernement bolcheviste ne céda pas. Il attaqua Cronstadt avec des armes et noya le mouvement dans le sang. L’histoire future mettra à jour toutes les péripéties de cette lutte inégale et héroïque au cours de laquelle les bolcheviks se trouvèrent, cependant, à un cheveu du péril. Cette lutte fut terrible. Les révoltés défendirent finalement chaque maison, chaque pouce de terrain. Ils succombèrent sous la force des « jnnkers rouges » et payèrent cher leur noble geste. Des centaines de cadavres, d’autres centaines de prisonniers assassinés lentement dans les geôles bolchevistes, tel fut le bilan de la révolte. L’atrocité de la répression dépassa toute imagination.

Ce qui nous intéresse ici, c’est, d’abord, la façon écœurante dont cette révolte fut calomniée à travers le monde par le gouvernement bolcheviste. On la qualifia effrontément comme une mutinerie contre-révolutionnaire. Ce fut un mensonge de plus dans tout le système mensonger des bolcheviks. Un jour, l’histoire dégagera et proclamera hautement la vérité entière sur la « Commune de Cronstadt » et sur le rôle de Trotzky, le « Galliffet rouge ». Mais je voudrais fournir ici-même quelques preuves du caractère révolutionnaire du soulèvement.

1° Au cours de la révolte, le Comité Révolutionnaire publiait un journal où l’on imprimait tous les appels, déclarations, manifestes, ou autres documents relatifs au mouvement. Il est regrettable que toute cette documentation ne soit pas encore recueillie et publiée en langues étrangères. (Elle existe pourtant en langue russe.) Les ouvriers européens devraient demander au gouvernement bolcheviste de le faire. Cette publication serait, édifiante. Naturellement, les bolcheviks ne lu feront pas. Mais, leur refus obstiné serait déjà un aveu concluant. Ayant sous la main quelques-uns de ces documents, je me permettrai de citer, ici, quelques lignes de l’un des premiers appels du Comité Révolutionnaire de Cronstadt, en date du 2 mars 1921 :

» A la population de la forteresse et de la ville
de Cronstadt
.

____» Camarades et Citoyens !

» Notre pays traverse une période difficile. Voici déjà trois ans que la famine, le froid et le chaos économique nous tiennent dans un étau terrible. Le parti communiste qui gouverne le pays, s’est détaché des masses et s’est révélé impuissant à sortir le pays d’un étal de débâcle générale. Le parti n’a tenu aucun compte des troubles qui viennent d’avoir lieu à Pétrograd et à Moscou, et qui prouvent clairement qu’il a perdu la confiance des masses ouvrières. Il n’a tenu, non plus, aucun compte des réclamations formulées par les ouvriers. Il considère ces réclamations comme des résultats des menées contre-révolutionnaires. Il se trompe profondément. Ces troubles, ces réclamations — c’est la voix du peuple entier, de tous les travailleurs. Tous les ouvriers, tous les marins, tous les soldats rouges voient nettement, aujourd’hui, que, seuls, les efforts communs, seule la volonté commune des travailleurs, pourront donner au pays du pain et du charbon, pourront vêtir et chausser le peuple, pourront sortir la république de l’impasse où elle se trouve. » Ensuite, l’appel recommande à tous de maintenir partout l’ordre révolutionnaire, d’organiser « sur des hases justes » les nouvelles élections au Soviet local et de prendre garde aux menaces du gouvernement. (Préalablement, les délégués de toutes les organisations ouvrières, de marins et de soldats, réunis en une assemblée générale, créèrent ce Comité Révolutionnaire. Provisoire, chargé de gérer les affaires de la ville et de la forteresse, et de veiller sur leur sécurité.)

D’autre part, dans une résolution adoptée la veille par l’assemblée générale des marins, on demandait au gouvernement, entre autres : « La liberté de la parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, pour les anarchistes et pour les partis socialistes de gauche » ; « la liberté des réunions et des organisations professionnelles, ouvrières et paysannes » ; « la mise en liberté de tous les détenus appartenant aux partis socialistes ainsi que de tous les ouvriers, paysans, soldats et marins emprisonnés en liaison avec des mouvements ouvriers et paysans » ; « le choix d’une commission chargée de reviser les affaires de tous les détenus dans les prisons et les camps de concentration », etc…

2° Le journal qui paraissait à Cronstadt pendant le mouvement, était rempli de déclarations des membres du parti communiste, lesquels dévoilaient la faillite révolutionnaire du bolchevisme, rompaient avec le parti et se solidarisaient avec le mouvement. Ces déclarations étaient si nombreuses que, finalement, on dut les grouper, faute de place.

3° Les membres du Comité Révolutionnaires étaient de simples marins — ouvriers ou paysans — de tendance gauche. Le président du Comité, Petritonenko, était un anarchisant.

4° J’ai encore une petite preuve personnelle, mais assez éloquente, de l’orientation révolutionnaire du mouvement de Cronstadt. Etant à ce moment en prison, j’ai su qu’une délégation du Comité Révolutionnaire était venue à Pétrograd dans l’intention d’emmener à Cronstadt notre camarade d’alors, Iartchouk, et moi, tous les deux connus à Cronstadt. Le Comité voulait que nous vinssions l’aider dans sa tâche. (Il ne savait pas que, tous les deux, nous étions en prison.) Il est évident qu’un mouvement contre-révolutionnaire ne songerait jamais à demander le concours des anarchistes.

J’ai cité ici au hasard quelques faits significatifs. Mais je répète que seule une publication complète de la documentation relative au mouvement pourrait faire éclater toute la tragique vérité. Il existe une excellente brochure sur le soulèvement de Cronstadt, par Alexandre Berkman, assez documentée. Je l’ai lue en anglais. Je ne sais pas si elle existe en français. Ce qui nous intéresse ensuite, ce sont les conséquences des événements cités.

Lénine n’a rien compris au mouvement de Cronstadt. Il eut peur et proclama, quelques jours après les événements, sa fameuse « "nouvelle politique économique » : le NEP. Ce dernier octroya une certaine liberté à l’activité économique de la population. Mais, le sens même de cette « liberté » fut complètement faussé. Au lieu d’une libre activité créatrice des masses (ce que réclamait Cronstadt), ce fut la « liberté » pour certains individus de faire du commerce et de s’enrichir. On a souvent considéré le NEP comme un recul stratégique permettant de fortifier les positions acquises, comme un genre de « répit économique » analogue au « répit militaire » de l’époque de Brest-Litovsk. C’est possible. En tout cas, le NEP ne changea rien dans l’état général des choses. Il trompa quelques milliers de naïfs ; il berça de faux espoirs certaines couches de la population; il fit accumuler des montagnes de bêtises à l’étranger. Les quelques années de NEP permirent surtout à l’Etat d’augmenter, en attendant, ses forces matérielles et militaires, de créer, en silence, son appareil administratif, politique, bureaucratique et néo-bourgeois, de se sentir définitivement fort pour serrer tout dans sa poigne de fer. Si l’on veut parler du « recul » dans ce sens, c’est exact. Bientôt après la mort de Lénine (en 1924) et l’avènement — en résultat de quelques luttes intestines — de Staline, le NEP. fut supprimé, les « nepmans » arrêtés, déportés ou fusillés, et l’État, définitivement armé, blindé, bureaucratisé, capitalisé, établit résolument son omnipotence. Toutes ces péripéties n’avaient plus rien de commun avec la révolution sociale et les aspirations des mas ses travailleuses.

Le second mouvement révolutionnaire antibolcheviste, de très vaste envergure, fut celui de l’Ukraine, connu sous le nom de « mouvement makhnoviste ». déjà cité au cours de notre exposé. Plusieurs départements, avec une population de 7 millions d’hommes environ, furent plus ou moins englobés dans ce mouvement qui dura de 1918 à 1921 et qui défendit crânement la révolution sociale contre tous ses ennemis, contre tous ses faussaires et fossoyeurs, y compris les bolcheviks.

Il m’est absolument impossible de faire ici une étude, même sommaire, de cette épopée vraiment exceptionnelle dans les annales révolutionnaires. Une pareille étude sommaire ne donnerait rien. Une analyse complète demanderait au moins un volume. Je ne puis que renvoyer, une fois de plus, le lecteur s’y intéressant, au livre de P. Archinoff : Histoire du mouvement makhnoviste. S’il ne l’a pas encore lu, il y trouvera un excellent exposé du mouvement, suffisamment complet. Si, au contraire, il l’a lu, il a une idée exacte des événements.

Ayant pris part, personnellement, pendant quelques mois, à ce mouvement, je tiens à formuler ici certaines appréciations et conclusions que j’en ai tirées et que je considère comme importantes pour tout lecteur cherchant à se faire une idée, autant que possible juste et nette, des différentes phases et des divers aspects de la révolution russe. Et je m’y bornerai.

Le mouvement makhnoviste fut un élan révolutionnaire sublime de vastes masses laborieuses — ouvrières et paysannes — lesquelles, sous l’influence, d’une part, des événements ukrainiens très particuliers, et, d’autre part, de l’idéologie anarchiste propagée dans le pays par des camarades actifs (surtout par ceux de la Confédération du « Nabat » ) et représentée par plusieurs guides du mouvement lui-même (dont N. Makhno fut le plus influent), menèrent une lutte désintéressée, héroïque et inégale pour la vraie révolution sociale intégrale, antiétatiste et antiautoritaire, centre toutes les forces qui lui étaient opposées, donc aussi contre les bolcheviks, jusqu’à l’épuisement complet.

Les constatations les plus importantes qu’on peut tirer de cette épopée extraordinaire, sont les suivantes :

1° L’idée anarchiste n’est ni une utopie ou une fantaisie, ni un idéal trop lointain, inaccessible aux masses actuelles, réalisable à peine dans des centaines d’années. Quand les circonstances favorables sont là, quand les masses laborieuses ont la possibilité de faire elles-mêmes leur révolution, et quand leur activité libre et consciente est éclairée, secourue, librement guidée par l’idée anarchiste, cette dernière leur devient vite familière et chère. Elles saisissent facilement et rapidement sa profonde vérité ainsi que son essence concrète. Et alors, l’idée s’incarne en un beau mouvement réel, animé d’un élan sublime, capable de toutes les réalisations les plus audacieuses. Ainsi, sous certaines conditions données, les aspirations anarchistes deviennent normalement, naturellement, activité concrète des masses laborieuses.

2° Lorsque les masses accomplissent elles-mêmes leur révolution, elles sont parfaitement capables de résoudre tous ses problèmes, de surmonter toutes ses difficultés et de la mener à bon port. Ni les « difficultés sans nombre », ni les obstacles les plus ardus, ni même l’ « entourage capitaliste », avec ses blocus et ses menaces, ne sont pas bien redoutables pour elles Il n’y a, alors, qu’une seule force qui peut les écraser : c’est la force brutale des armes. Mais cette force ne prouve rien. Et puis, les masses en vraie révolution vendent cher leur liberté. Et, enfin, face à une vraie révolution, la force armée est mie épée à deux tranchants.

3° Pour faire leur vraie révolution, les masses n’ont aucun besoin de partis politiques, d’élites gouvernantes ou dirigeantes, etc… Par rapport à tous ceux qui possèdent de l’instruction, des connaissances techniques, économiques, sociales ou autres, de la culture intellectuelle, des aptitudes spéciales, etc…, les masses laborieuses n’ont besoin que de leur aide — libre, bénévole, désintéressée. Ce ne sont pas les « élites », mais les millions d’hommes qui, avec leurs intelligences, leurs connaissances, leurs aptitudes et leurs activités variées, fécondes et combinées, sont seuls à même de mener à bien la révolution sociale. Les « élites » n’ont qu’à les aider, et non pas à les gouverner.

4° Faisant leur vraie révolution, les masses laborieuses se débarrassent sans aucune difficulté, et sans aucune contrainte, de tous les préjugés : nationaux, religieux ou autres. Ce n’est pas la contrainte gouvernementale qui tue ces préjugés, mais le libre élan et le succès de la vraie révolution faite par les masses elles-mêmes.

De même que le bolchevisme a pleinement confirmé le côté critique, négatif, de la doctrine anarchiste, l’épopée makhnoviste confirma ses côtés positifs et constructifs.

On a souvent reproché au mouvement makhnoviste sa spontanéité exagérée, le manque de cohésion et, surtout, l’absence, dans son sein, d’une organisation ouvrière syndicale. Il n’y a pas de doute que si le mouvement avait eu le temps et la possibilité matérielle de s’appuyer sur une vaste organisation syndicale révolutionnaire, il aurait gagné beaucoup on ampleur, en profondeur et en vigueur. J’ai déjà dit plus haut que l’absence d’organismes ouvriers expérimentés fut, à mon avis, l’une des raisons de la non-réussite de l’idée anarchiste dans la révolution russe.

L’existence, très agitée du mouvement makhnoviste, les déplacements perpétuels de ses forces vitales, et, enfin, sa courte durée, l’empêchèrent de s’occuper de près du problème syndical. D’ailleurs, le mouvement avait, incontestablement et naturellement, ses côtés faibles. Mais, en comparaison avec sa base saine et solide, ces défauts n’avaient pas une importance capitale. Et c’est pourquoi nous ne nous y arrêtons pas ici. L’analyse de ces défauts, très instructive sans aucun doute, devrait avoir sa place dans un ouvrage spécial.

Au lecteur qui voudrait faire une connaissance plus approfondie du mouvement makhnoviste, nous pouvons recommander encore les mémoires de N. Makhno lui-même, qu’il a récemment commencés. (Un ou deux volumes en ont paru en français).


Peut-on considérer la révolution russe de 1917 comme terminée en tant que révolution ? Autrement dit, sa période constructive, a-t-elle effectivement commencée, et son avenir, peut-il être conçu comme une évolution logique et positive des fondements jetés aujourd’hui ?

À cette question, je réponds par un non catégorique. Tout ce qui précède, explique déjà cette réponse. Mais je voudrais insister, ici, sur deux points d’une importance primordiale :

1° On ne peut pas concevoir la révolution russe (je parle toujours de la révolution de 1917) comme un événement isolé nationalement ou historiquement. Il est certain qu’elle fait partie d’un immense processus social, d’envergure mondiale, qui vient de commencer et dont elle est, pour ainsi dire, l’introduction. Elle est donc étroitement liée aux événements mondiaux. Elle exerce sur eux une certaine influence. A son tour, son avenir dépend beaucoup de ce qui se passera dans d’autres pays. Or, depuis quelque temps déjà, j’ai la conviction ferme que le monde actuel est entré dans l’époque de la grande et vraie révolution sociale, et qu’il se trouve aujourd’hui au début de la période destructive de cet immense processus. Au cours de cette période, toute la société actuelle, avec tout ce qu’elle porte en elle — économie, politique, régime social, « culture » moderne, mœurs, préjugés, etc., etc… — doit être détruite de fond en comble, sans quoi la construction de la société nouvelle sera impossible. Une des premières « choses à détruire » est le principe — plutôt le préjugé — politique, autoritaire, étatiste. Pour que ce principe soit détruit, la révolution sociale est historiquement obligée de passer par l’expérience concrète, c’est-à-dire par la tentative de vaincre, d’arriver à la construction nouvelle, au moyen d’un État, d’un parti politique, d’une autorité, d’une dictature. Sans cette expérience négative, l’humanité ne comprendra pas le vrai chemin. Le bolchevisme — étape de la révolution russe et de la révolution mondiale — représente cette expérience négative. Le moyen étatiste et autoritaire l’a acculé à une impasse dont il ne peut plus sortir. Si une expérience pareille s’était produite en pleine évolution florissante du capitalisme mondial, elle aurait abouti certainement à la restauration du régime bourgeois, à une contre-révolution victorieuse. Mais — et c’est là une des preuves de l’agonie du capitalisme et du caractère social-révolutionnaire de notre époque — le capitalisme en déclin est impuissant à produire en Russie la « marche en arrière ». Alors, la Russie « attend ». Maintenue, par la force des armes, dans sa terrible impasse, impuissante à faire le moindre mouvement, soit en arrière, soit en avant, elle attend : d’une part, que les événements mondiaux fassent un grand bond et, par répercussion, la « débloquent », et, d’autre part, que le monde, en faisant ce bond, prenne bonne note de l’erreur fondamentale de la révolution russe, de son « expérience négative ». En attendant, cette révolution, à son stade bolcheviste actuel, ne peut pas créer, ne peut pas construire. Pour commencer à construire, elle doit être « débloquée » ; elle doit, ensuite, détruire le. régime actuel comme un nouvel obstacle, — de même qu’elle a détruit les régimes précédents, — donc, elle doit continuer en tant que révolution. Telle est une des raisons de mon « non » catégorique. (Deux réserves importantes : il va de soi que, les événements mondiaux pouvant traîner en longueur ou se développer, pour assez longtemps, dans un sens ne touchant pas la révolution russe, celle-ci pourrait arriver à briser elle-même son obstacle. Et il va de soi, également, que, dans n’importe quel cas, le « débloquage » pourrait produire, momentanément, une réaction « en arrière » en Russie. Vu le sens général de l’époque, ceci ne changerait en rien ni mes appréciations générales, ni l’évolution définitive des événements. Une telle réaction ne serait qu’un épisode passager de la période destructive de l’immense processus social-révolutionnaire, au même titre que le fascisme, le hitlérisme, etc.)

2° Quels sont les fondements sur lesquels le bolchevisme prétend pouvoir dorénavant « construire » ? Il y en a deux : la fameuse « industrialisation » du pays, et la soi-disant « collectivisation » de l’agriculture. La tâche entière devra être accomplie par des étapes régulières de 5 ans, chaque étape étant, fixée d’avance par un plan spécial dit « quinquennal ». L’ensemble de ces « plans quinquennaux » est l’expression même de la prétendue « économie dirigée ». Il serait important d’analyser tout cet édifice dictatorial en détails, dans un ouvrage spécial, afin de démontrer nettement sa non-valeur. Ici, je ne puis que souligner l’appréciation donnée plus haut.

L’industrialisation d’un pays ne peut être productive que si elle provient d’une croissance générale naturelle, si elle se trouve en harmonie avec l’ensemble de la vie économique, et si, par conséquent, ses effets et ses résultats peuvent être utilement assimilés, « digérés » par la population. Dans le cas contraire, elle aboutit à des érections, peut-être impressionnantes, mais mortes, inutiles et inutilisables, semblables à ces grandes Pyramides d’Égypte érigées par les pharaons. On peut ériger tout ce qu’on veut, lorsqu’on— dispose de certains moyens et surtout d’une main-d’œuvre asservie, maniable à volonté et payable par l’État-patron comme bon lui semble. Le problème ne consiste cependant pas à avoir des érections, mécaniques ou autres, mais à pouvoir en tirer profit. Or, j’affirme catégoriquement, m’appuyant sur des données précises et incontestables, que l’ « industrialisation » bolcheviste en Russie aboutit précisément, dans l’écrasante majorité des cas, à toutes sortes de mécanismes, d’installations et de constructions mortes, inutiles et inutilisables. J’affirme que les 80 % de toutes ces érections restent sans vie, ne fonctionnent pas du tout ou fonctionnent très mal. J’affirme que les milliers de machines importées de l’étranger sont, pour la plupart, rapidement mises hors de service, abandonnées, perdues. J’affirme que la maind’œuvre actuelle en Russie ne sait pas les manier, les utiliser et qu’enfin, la population n’en tire aucun profit.

L’ « industrialisation » en U. R. S. S. n’est pas une prouesse, n’est pas une « réalisation » de « l’État socialiste ». Elle est une entreprise de l’État-patron obligé, après la faillite des méthodes du « communisme de guerre » et, ensuite, du NEP, de jouer sa dernière carte : bercer ses propres sujets, et aussi les gogos à l’étranger, par la grandeur illusoire de ses projets, dans l’espoir de pouvoir ainsi se maintenir jusqu’aux « temps meilleurs »… L’ « industrialisation » de l"U. R. S. S. n’est qu’un bluff, rien de plus.

La « collectivisation » ? Pour que le lecteur puisse saisir son vrai sens, disons en quelques mots quelle a été, exactement, la « politique paysanne » de la dictature bolcheviste, depuis les débuts jusqu’à nos jours.

Comme le lecteur sait, les paysans commencèrent à s’emparer des biens fonciers, en en chassant les propriétaires, déjà avant la révolution d’octobre. Le gouvernement bolcheviste n’eut qu’à sanctionner cet état de choses. Au début, il ne toucha pas aux paysans, et c’est pour cette raison encore que ceux-ci le soutinrent, lui laissant ainsi le temps nécessaire à consolider son État et son pouvoir. (À cette époque, on disait même, surtout à l’étranger, que les paysans gagneraient le plus à la révolution, et que les bolcheviks seraient obligés de s’appuyer, plus tard, sur eux.) Cependant, au fur et à mesure que l’État s’affermissait et que, d’autre part, les villes, leurs provisions épuisées, tournaient leurs regards vers la campagne, Lénine resserrait de plus en plus le cercle autour des paysans. Par une série de décrets, il somma ces derniers de remettre la plus grosse partie de leurs récoltes à l’État. Ce fut la période des réquisitions, d’impôts en nature, d’expéditions armées, et du « communisme de guerre ». Bientôt, cette « politique » aboutit à des troubles sérieux. Apeuré, Lénine recula et proclama le NEP qui permettait aux paysans de vendre leurs produits, au lieu de les voir enlevés. Mais, le NEP n’ayant tout de même pas servi à grand’chose, Staline dut choisir entre deux solutions:soit, élargir le NEP, c’est-à-dire marcher vers la restauration économique et politique du capitalisme privé ; soit, supprimer le NEP et reprendre l’offensive de l’État contre les paysans. Après avoir tout pesé, sûr de la force et de la sécurité définitive du nouvel État capitaliste, Staline prit cette dernière décision. Il entreprit l’étatisation définitive de l’agriculture appelée sa « collectivisation ». Les « sovkhoz » ( « économies soviétiques » exploitées directement par l’État) et les « kolkhoz » ( « économies collectives » exploitées en commun par des paysans) devinrent tous des entreprises directes de l’État. L’État se mit à écraser, à anéantir le paysan resté propriétaire, même moyen ou petit. Par la force de la terreur et des armes, il rentra en possession effective et complète de tout le sol et transforma le paysan, non seulement en son fermier, mais en son serf. Ensuite, il groupa ces serfs en « collectivités » et les obligea de travailler pour lui. La majorité écrasante de la population paysanne se trouve aujourd’hui dans cet état de servage. Et, naturellement, une lutte à outrance, encore sourde, mais déjà, effective, des paysans contre leurs nouveaux maîtres, est entamée. Il est certain que les bolcheviks maintiendront leur « politique paysanne » actuelle de plus en plus difficilement. Depuis quelque temps, ils sont déjà de nouveau obligés de recourir largement à la force militaire pour forcer les paysans à se soumettre, à ne pas « saboter », à travailler, à ne pas cacher le blé, etc…

Eh bien ! Nous affirmons qu’une telle « collectivisation » n’est nullement la vraie solution sociale du problème agraire. Nous affirmons que le paysan ne sera gagné à la cause de la révolution sociale que par des moyens n’ayant rien de commun avec ce retour au servage moyenâgeux, retour qui remplace seulement le maître féodal par le maître État.

La « collectivisation » bolcheviste est loin d’être une « réalisation » socialiste. Elle est un système de violence inutile, un mécanisme sans âme, sans progrès, sans avenir.

Peut-on « construire » quoi que ce soit sur de telles bases ? Certainement non. Et les résultats du premier « plan quinquennal » le prouvent. En effet, me basant sur des données nettes, sur des faits et sur des chiffres précis, j’affirme que ce plan a fait une faillite lamentable, complète, et qu’aujourd’hui le gouvernement bolchevique se trouve devant la situation la plus tragique qu’il eût jamais à affronter. L’ « industrialisation » n’a abouti à aucun résultat appréciable. La « collectivisation » n’a amené qu’un accroissement de la misère et le retour d’une famine dont l’étendue et la gravité dépassent de beaucoup celles de 1924–1925. Le pays se débat dans une agonie épouvantable. Le pouvoir bolchevique ne se maintient qu’à l’aide d’une terreur policière, d’une tromperie, d’une démagogie inouïes, et d’une violence armée sans précédent. La dictature est acculée à un état de siège, entourée par une population épuisée, écrasée, désarmée, impuissante, mais hostile, prête à se soulever, à se révolter, à bondir sur ses oppresseurs à la moindre possibilité matérielle.

Dans ces conditions, parler d’une révolution terminée, d’une période constructive commencée, et d’une évolution positive des « fondements acquis », ce serait ne rien comprendre – ou plutôt ne rien vouloir comprendre – dans ce qui se passe en Russie actuelle.

Conclusions. — Ayant déjà tiré de nombreuses conclusions au cours même de mon exposé, je me bornerai ici à les compléter par quelques dernières réflexions qui me paraissent indispensables.

1° Tous ceux qui se demandent comment un pareil régime peut encore tenir, ne doivent pas oublier que, outre les raisons que j’ai déjà exposées, il en existe une très importante que voici : le Parti bolchevique compte aujourd’hui environ un million de membres et de sympathisants, qui forment, dans le pays, une couche – on pourrait même dire une classe – privilégiée. L’écrasante majorité de ces hommes sont jeunes, ignorants (donc, faciles à manier), brutaux, fiers, avides et jaloux de leur situation privilégiée, pleins de mépris pour les masses subjuguées et exploitées ; bref, ce sont de véritables « parvenus » et profiteurs du capitalisme étatiste. S’appuyant sur toute la force réunie de l’appareil politique, économique, militaire, policier, technique, scientifique et « moral » (presse, etc.) qui se trouve entièrement entre leurs mains, profitant de l’épuisement et de l’état désorganisé des masses laborieuses, ces nouveaux maîtres pourront se maintenir au pouvoir assez longtemps (à moins de quelque choc brusque dont notre époque est si riche), jusqu’au jour où, d’une part, la « force » de l’ « appareil » tombera trop bas et, d’autre part, la puissance des masses remontera. On raconte qu’au début du bolchevisme, Trotski aurait répondu à quelqu’un qui exprimait des doutes sur la longévité du régime : « 300.000 nobles ont maintenu ce peuple en obéissance, pendant trois siècles ; pourquoi donc 300.000 bolcheviques ne pourraient-ils faire autant ? ». Ce petit colloque n’est, peut-être, qu’une légende. Mais cette légende exprime quelque chose de très concret. D’ailleurs, Mussolini et, tout dernièrement, Hitler l’ont suffisamment prouvé. Les grèves et les révoltes sont assez fréquentes en U.R.S.S. Elles sont impitoyablement réprimées, et le gouvernement n’en souffle pas mot.

2° Ceux qui excusent – et même justifient – le bolchevisme en raison des difficultés qu’il eut à surmonter, et surtout en raison de l’ « entourage capitaliste », ne doivent pas oublier que : A) justement en Russie – vu son étendue, ses richesses immenses, la faiblesse de sa bourgeoisie, etc. –, une vraie révolution, complète, belle, facilement triomphante et humanitaire, était possible malgré l’entourage capitaliste, qui, à notre époque, n’y pourrait rien ; et B) que la carence de la révolution russe devant cet entourage capitaliste est imputable au bolchevisme lui-même.

3° Le bolchevisme n’est qu’un égarement, une erreur, une étape négative (donc, à surmonter) dans la Révolution russe et aussi dans le développement de la révolution mondiale. Il a sa place historique dans la période destructive et négative – et non pas créatrice et positive – de cette dernière. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le préciser, il y a quelques années (Choses vécues, dans la Revue anarchiste des années 1922–1924), un point important de cette période est la destruction totale de tout ce qui forme, dans la lutte décisive entre le vieux et le nouveau monde, le milieu modéré, vacillant, mou et vague (destruction du socialisme modéré) ; un autre point important est la destruction du principe politique, étatiste, dictatorial dans la révolution sociale (destruction du bolchevisme, après son expérience négative vécue). La révolution sociale ne pourra trouver son vrai chemin qu’après avoir fait table rase aussi bien du socialisme que du bolchevisme, après avoir renoncé à l’un comme à l’autre. C’est en partie le fascisme qui, historiquement, s’en charge et prépare le terrain… non pas au bolchevisme, comme d’aucuns le pensent, mais, en fin de compte, à la vraie révolution sociale. Car le fascisme contribuera puissamment à la destruction définitive du principe étatiste et dictatorial, en dépit de ses aspirations opposées. Et si le bolchevisme – c’est-à-dire le communisme autoritaire – le remplace (ce qui est possible), l’avènement de ce dernier ne sera pas, non plus, décisif ni même durable : ce sera, tout simplement, une expérience négative de plus.

4° Nous pouvons rassembler et résumer ici, en deux mots, quelques déductions de détail parsemées le long de cet exposé :

a) Ce n’est ni une « élite », ni un parti politique, ce ne sont pas Lénine ou Trotski qui ont fait la révolution (interprétation de tous les autoritaires : bourgeois, socialistes et « communistes » qui, psychologiquement, ne peuvent pas concevoir les choses d’une autre façon), mais les vastes masses armées du peuple laborieux des villes et de la campagne. Le Parti bolchevique sut en profiter pour monter au pouvoir ;

b) Après avoir commencé la révolution, les masses ont commis l’erreur fondamentale de confier ses destinées à un Parti politique, à un gouvernement, à une dictature. Cette dictature a temporairement faussé les révolutions russe et mondiale ;

c) Ce ne sont pas les « élites », les « führers » (guides), les partis, les dictateurs qui sauront mener et mèneront la révolution sociale à bon port, mais les millions d’hommes – les masses « océaniques » – acculés à la faire et à savoir la faire, par la marche historique des choses. La « légende de l’élite » devra être et sera détruite au cours de cette révolution ;

d) Les masses sont acculées à la révolution par la destruction et l’expérience historique. La destruction et l’expérience sont aussi les premières éducatrices des masses. Deux conditions doivent s’y ajouter pour que la révolution puisse prendre le bon chemin et passer à la vraie construction : l’existence d’un mouvement ouvrier révolutionnaire indépendant des partis politiques, et une intense propagande libertaire. L’absence totale de celui-là et l’insuffisance de celle-ci furent la raison principale de la non-réussite de l’idée anarchiste et de la « victoire » du bolchevisme dans la révolution russe ;

e) Le véritable rôle des « élites » est d’aider les masses, de les éclairer, de les enseigner, d’agir dans leur sein, de leur donner l’exemple, mais non pas de les gouverner ;

f) La dictature est toujours la violence publique d’une personne, violence soutenue par une couche privilégiée et fatalement dirigée contre les masses subjuguées et exploitées ;

g) Au cours de la vraie révolution, les masses savent se débarrasser facilement, et sans contrainte, de tous les préjugés inhérents à la société actuelle.

5° La dernière conclusion qui se dégage des faits étudiés, la plus importante, la plus féconde et encourageante, est celle-ci : pour beaucoup de gens, le vrai sens de notre époque est la lutte décisive – la « lutte finale » – entre le capitalisme (acculé à son dernier rempart : le fascisme) et le bolchevisme (qui, pour ces gens, représente la vraie révolution et l’émancipation). C’est une erreur. Le sens historique profond de notre temps sera d’avoir posé et résolu d’une façon concrète cette question fondamentale : Peut-on vaincre le capitalisme, accomplir la révolution sociale et supprimer l’exploitation des masses à l’aide d’un groupe d’hommes – ou d’un homme – qui mènera ces millions d’humains au moyen de la violence politique ? Ou, au contraire, sont-ce ces millions d’humains eux-mêmes qui, par leur action libre et librement coordonnée, pourront seuls atteindre le but ? Qui fera la révolution sociale ? Une élite, un dictateur bolchevique qui tirera « par les cheveux » les masses forcées de lui obéir ? Ou bien les masses libres, conscientes de leur tâche et agissant à l’aide de leurs organisations librement créées ?

Le vrai sens de notre époque n’est pas la lutte entre le capitalisme, d’une part, et le bolchevisme, d’autre part, mais la lutte entre le capitalisme sous toutes ses formes (le « socialisme » autoritaire, ou « bolchevisme », en est une) et le socialisme libre, antiautoritaire.

Le véritable problème de notre époque n’est pas celui d’un choix entre la dictature blanche et la dictature rouge, mais celui d’un choix entre la dictature et la liberté comme levier de la Révolution Sociale. Et le véritable sens de la révolution russe est d’avoir posé concrètement, définitivement, et dans toute sa grandeur, ce problème fondamental qui, ainsi, sera résolu pour les masses d’une façon expérimentale.

Je ne doute pas un instant qu’il sera résolu, par les événements qui vont suivre, dans le sens de la liberté.

La destruction continuelle, fatale, catastrophique, acculera les masses à la révolution sociale. L’expérience durable, présente, de la Révolution russe leur permettra d’éviter, en temps opportun, l’erreur bolchevique. Elles ne voudront plus édifier un nouvel État, une nouvelle autorité, un nouveau gouvernement, sur les ruines de l’État capitaliste détruit. Alors commencera la période vraiment constructive de la Révolution Sociale, dans l’ambiance d’une liberté d’action des masses laborieuses librement organisées et soutenues dans cette action par les vastes masses tout entières et par les individus. Et c’est alors que sera hautement, mondialement, concrètement et triomphalement confirmée et reconnue l’idée anarchiste. (Lire sur la Révolution Sociale l’ouvrage connu de Pierre Besnard : Les syndicats ouvriers et la Révolution Sociale.)

Tout en se rattachant à l’étude de la révolution russe (d’ailleurs, inséparable de la révolution sociale mondiale), ces conclusions complètent dans une certaine mesure, en l’illustrant et en le concrétisant, l’intéressant aperçu général sur la révolution sociale par Sébastien Faure (voir plus haut). — Voline.

Bibliographie. — Au cours de mon étude, j’ai déjà cité quelques ouvrages à lire. Naturellement, ce n’est pas suffisant. Toutefois, pour le moment, je ne saurais recommander au lecteur aucune œuvre sur la Révolution russe, digne du sujet. Je lui conseille donc de lire tout ce qu’il pourra trouver, à condition, bien entendu, que le livre et l’auteur soient sérieux. Le sujet est extrêmement vaste et presque inexploré. Chaque ouvrage contiendra donc des faits intéressants et inconnus, et aussi des grains de vérité, sans aucun doute. Mais alors, encore une condition s’impose : celle d’apporter à la lecture de chaque ouvrage assez de sens critique. À cette condition, le lecteur saura, je l’espère, lui-même dégager les choses vraies, les faits définitivement acquis, des affirmations douteuses. Il saura aussi, dans la mesure du possible, formuler quelques déductions et conclusions. S’il continue ses lectures au fur et à mesure de la publication de nouveaux ouvrages, il pourra constamment comparer et contrôler aussi bien les faits que les appréciations.

À titre d’exemples, je dirai quelques mots sur deux ouvrages assez connus, notamment : 1° Les œuvres de Trotski. — Il faut les lire avec une très grande circonspection. En effet, extrêmement subjectives et partiales, pleines de polémiques, de haines et de rancunes, traitant les faits à travers une doctrine préconçue, passant sous silence certaines choses, défigurant certaines autres, ces œuvres ne méritent pas une grande confiance. Mais, en sa qualité d’un des acteurs principaux de l’épopée gouvernementale bolchevique, l’auteur fournit sur certains événements une documentation exceptionnellement intéressante, souvent inédite. — 2° L’An I de la Révolution Russe, par Victor Serge. — Ce livre n’est pas mauvais. Il contient beaucoup de faits exacts. Mais, en même temps, il a été écrit assez nonchalamment. Séjournant depuis longtemps en Russie, connaissant la langue, ayant été en relation, non seulement avec presque tous les bolcheviques éminents, mais aussi avec des anarchistes, lui-même ancien anarchiste (aujourd’hui trotskiste en disgrâce et déporté), l’auteur puise, néanmoins, sa documentation uniquement aux sources bolchevistes. Il ne s’est même pas donné la peine de contrôler cette documentation intéressée, partiale, souvent mensongère, de vérifier certains faits à d’autres sources. En résultat, à côté des informations et des appréciations exactes, son œuvre contient beaucoup d’erreurs, d’inexactitudes, d’omissions, et même d’interprétations complètement fausses. Naturellement, ceci diminue de beaucoup sa valeur. La lecture de cet ouvrage exige aussi la plus grande circonspection. — V.