Encyclopédie anarchiste/Judéo-christianisme - Juger

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1131-1141).


JUDÉO-CHRISTIANISME n.m. Doctrine des premiers temps du christianisme, selon laquelle l’initiation à la loi de Moïse et l’adhésion au judaïsme était l’étape obligée pour les païens — en l’espèce, les non-juifs — qui voulaient se faire admettre dans l’Église du Christ. Les fondateurs de la religion chrétienne — juifs d’origine — mêlaient en effet (d’accord en cela avec l’exemple de Jésus lui-même, si l’on en croit les textes sacrés) les pratiques du mosaïsme aux rites de la religion nouvelle. Cette confusion, due à l’indécision des premiers pas d’un culte informulé, mit aux prises diverses écoles de Jérusalem et d’Antioche, en désaccord sur les voies d’accès à imposer aux néophytes, profanes du judaïsme. Un compromis dispensa ces nouveaux adeptes de « la circoncision et de l’observation de la loi » et leur interdit « avec la fornication, l’usage des viandes offertes aux dieux dans les sacrifices »…

Mais un problème plus vaste que ce dosage puéril tourmenta bientôt l’esprit des docteurs du temps : « L’ère du Messie-Rédempteur effaçait-elle — en l’abrogeant — la loi de Moïse ? » La thèse affirmative tendit vite à prévaloir, servie par la fougue des nouveaux convertis et son radicalisme séduisit tous ceux — et au premier rang les païens — qui regardaient comme une entrave désuète « l’antichambre » mosaïque. Les chrétiens judaïsants restèrent cependant fidèles à la tradition dualiste. La destruction du temple de Jérusalem par les Romains (70), en rendant impraticable l’observation totale de la loi, réduisit pratiquement le conflit. Mais une opposition de principe survécut et continua à se manifester, vivace, dans certains groupes. Elle entretint divers schismes latents et les hérésiarques ébionites et elcésaïstes en révélèrent particulièrement l’influence.


JUDÉO-CHRÉTIENS (Communisme des). Deux passages d’un des livres qui composent le Nouveau Testament, le livre des Actes, qui passe pour avoir été composé par un médecin grec, compagnon de voyage de l’apôtre Paul, font allusion au communisme pratiqué par l’Église ou Communauté de Jérusalem, fondée par les premiers apôtres.

Voici ces deux passages :

« Ils persévéraient dans l’enseignement des apôtres, dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et dans les prières… Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu, et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. Ils étaient chaque jour tous ensemble assidus au temple, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur, etc. » (Actes II, 42 à 45).

« La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux… il n’y avait parmi eux aucun indigent ; tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu et le déposaient aux pieds des apôtres, et l’on faisait des distributions à chacun selon qu’il en avait besoin. » (Actes, IV, 32 à 35).

Le communisme était déjà pratiqué parmi les juifs, par les esseniens ou thérapeutes (asaya, en syriaque, veut dire médecin), l’une des trois grandes sectes israélites de ce temps-là. L’historien philosophe Philon, dans sa Vie Contemporaine, et Pline l’ancien, dans son Histoire Naturelle, ont décrit leurs doctrines, leur genre de vie, leurs établissements. Voici, d’après l’Almanach Icarien de 1846, un résumé de la description de Philon, grec d’origine juive :

« Parmi la populeuse nation des juifs qui occupe une partie de cette contrée, il y a une espèce de gens qu’on appelle Esséniens ; ils sont, je crois, plus de quatre mille. Ils vivent dans des villages, fuyant les villes à cause de l’iniquité de ceux qui les habitent. Les uns travaillent à l’agriculture, les autres s’occupent des arts ; ils vivent en s’aidant et en se secourant entre eux. Ils n’amassent jamais ni or ni argent, ni ne songent à acquérir de grands fonds de terre pour s’en approprier le revenu. Ils ne demandent absolument que ce qu’il faut pour les besoins de la vie. Presque seuls de tous les hommes, ils vivent sans propriété, par choix et de propos délibéré… Ils ne savent ce que c’est que marchés, boutiques, etc. Il n’y a pas un seul esclave parmi eux ; ils sont tous libres, tous égaux. Ils condamnent la domination des maîtres, non seulement comme injuste, mais comme impie, puisqu’elle viole la loi de la nature qui engendre tous les hommes de la même façon, comme des frères légitimes, non seulement de nom, mais de fait. L’avarice et l’iniquité seules ont souillé cette parenté des hommes et mis, au lieu de la confraternité, la désunion ; au lieu de l’amour, la guerre. Aucune maison n’appartient en propre à aucun d’eux qui n’appartienne par le fait à tous. Toutes les provisions qu’elle renferme sont à tous. Un office pour tous les habitants, un vestiaire commun. Il serait impossible de trouver au même degré, ailleurs que chez eux, cette confraternité qui fait que des hommes unis par les liens du sang ou par l’amitié vivent sous le même toit, partagent le même sort, mangent à la même table, car de tout ce qu’ils ont gagné en travaillant pendant la journée, ils ne gardent rien comme leur propriété particulière ; mais portant tout à la communauté, ils en font la propriété de tous. En sorte que les infirmités ne sont jamais aggravées parmi eux. Les faibles et les malades, et ceux qui en ont soin, ne sont pas négligés ni abandonnés ; ils trouvent leur nécessaire assuré par le superflu des forts et des valides ; et ils peuvent en jouir sans honte, car c’est aussi leur propriété. »

Les Esséniens, que certains prétendent avoir été le milieu originel de Jésus, disparurent au temps de la prise de Jérusalem, sous le règne de Titus. Leurs idées ne périrent pas. Nous les retrouvons, dans le cours des siècles, reprises par les sectaires anarcho-chrétiens, les partisans des « milieux libres », les communistes anarchistes sentimentaux.

Qu’il soit question des esséniens ou de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem, il s’agit d’un communisme local ou particulier, réservé à des initiés ou à des disciples. Plus spécialement en ce qui concerne les premiers chrétiens, il s’agit d’un communisme de répartition, non de production. On se trouve en présence de croyants qui ne se quittent plus, ont abandonné tout travail, riches comme pauvres, mais ne veulent pas que parmi eux il y ait quelqu’un de dénué.

Pourquoi ?

Parce qu’ils s’imaginent que la fin du monde est proche et que l’avènement du règne de Dieu est « à la porte », que le Christ ait été un personnage de légende ou historique, que les Évangiles reposent sur des récits plus ou moins falsifiés ou qu’ils aient été fabriqués pour les besoins de la cause, il n’en est pas moins vrai qu’ils annoncent une venue prochaine du Messie, précédé ou accompagné de ses anges. Les textes sont formels : « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu’ils n’aient vu le fils de l’homme venir dans son règne. » (Math. XVI). « Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera point avant que tout cela n’arrive. » (Math. XXIV). Ces affirmations ou prophéties se retrouvent non seulement dans les autres Évangiles (Marc XIII, Luc XXI, même Jean XVI, etc.) mais dans les épîtres de Paul, avec une netteté indéniable (par exemple, chap. V de l’épître aux Thessaloniciens).

Séduite par des illuminés ou égarée par des faussaires, de pieux imaginatifs, l’Église chrétienne primitive, durant deux ou trois générations, fut messianique, crut à la Parousie, au proche retour du Christ.

Le communisme de la communauté de Jérusalem fut donc transitoire, circonstanciel, accidentel. A quoi bon amasser des trésors ou accumuler des richesses ? A quoi bon se soucier du lendemain, travailler, produire, puisque vient la fin du monde, puisque si court est le temps ? Même auraient-ils continué à œuvrer au dehors comme artisans ou ouvriers que ce n’était pas sur une base économique que se fondait le communisme de l’Église jérusalémite, il n’était pas non plus universel ; il se limitait à un certain nombre d’humains, sélectionnés, lesquels « n’étaient qu’un cœur et qu’une âme ». Il était d’ordre éthique.

Mais les membres du groupe en question étaient-ils autant d’accord que cela ? Si le livre des Actes au chapitre IV, nous signale le cas — unique – d’un certain lévite, Barnabas, de Chypre, qui ayant vendu le champ qu’il possédait apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres, il nous rapporte aussi l’histoire d’un ménage chrétien, lequel ayant vendu une propriété, mentit sur le total de la vente et retint par devers lui une partie du produit du champ. L’un et l’autre, nommés Ananias et Saphira, tombent foudroyés aux pieds de l’apôtre Pierre, chef de la communauté, après une apostrophe de celui-ci, cela va sans dire. Ce fait ne montre-t-il pas que le communisme prétendument volontaire de l’Église primitive n’allait pas sans opposition et que les dissidents avaient acquis une telle importance qu’il ne fallut rien moins que le recours à des mises à mort théâtrales pour inspirer « une grande crainte à l’assemblée » ?

L’exemple de la Communauté de Jérusalem ne fut pas suivi et il est probable que ce fut pour subvenir à la détresse où les avait plongés cet essai de communisme mal conçu et mal compris qu’on organisa, un peu plus tard, en sa faveur (dans les autres groupes chrétiens) les collectes dont nous entretiennent les épîtres pauliniennes. — E. Armand.


JUGE n. m. (du latin Judex, de jus dicere, « celui qui dit le droit » ). Pris dans son sens le plus étendu, le mot juge s’applique à toute personne qui apprécie et se prononce sur n’importe qui, n’importe quel sujet, dans n’importe quelle circonstance. Les croyants disent de leur Dieu qu’il est : le Juge infaillible, parce que sachant tout et pénétrant les plus secrètes pensées de tous, il ne peut se tromper ; le Juge impartial, parce que, au-dessus et en dehors de toute passion et de toute influence, il échappe à toute pression intérieure ou extérieure qui serait susceptible d’altérer son appréciation ou de modifier son arrêt ; le Juge suprême, le Souverain Juge, parce que c’est sa décision qui, en fin de compte, infirmant ou confirmant toutes celles qui ont pu émaner de juges subalternes ou de tribunaux inférieurs, l’emporte sur toutes les autres et, seule, entre tôt ou tard en application. Ces qualités d’infaillibilité, d’impartialité et de souveraineté, proclamées ainsi inhérentes à l’exercice de la véritable équité, ne peuvent appartenir qu’à Dieu. Cette thèse, qui n’a d’autre fondement que l’indémontrable existence de Dieu, répudie, par voie de conséquence, toute idée d’un autre juge ou d’un autre jugement s’imposant à la conscience humaine. Elle proclame, toujours déductivement, que tout juge humain, quels que soient son savoir et son intégrité, ne peut que rendre des sentences d’une justice relative, douteuse, sujette à caution, entachée d’erreur et passible d’iniquité.

Pris dans un sens plus restreint et appliqué au « social », le juge est un homme qui a pour fonction spéciale de rendre la justice au nom du pouvoir souverain. De nos jours, c’est la Loi qui est l’expression du Pouvoir souverain et la Loi elle-même est censée être l’expression de la volonté populaire. Celle-ci a cessé —théoriquement du moins — d’être la manifestation d’une volonté unique et personnelle : Dieu ou le chef, pour devenir celle d’une volonté impersonnelle et collective : le peuple.

Un juge est donc, présentement, un homme dont la fonction spéciale est de rendre la justice au nom de la Loi. Or, d’une part, la Loi (voir le mot Loi) est, dans le temps et l’espace, essentiellement variable et contradictoire, ce qui implique que les arrêts rendus au nom et en application de la Loi sont nécessairement variables et contradictoires ; d’autre part, la Loi se formule presque toujours en un texte obscur et incertain, qui ouvre la porte aux interprétations les plus diverses, voire les plus opposées ; à telle enseigne que, soumise à l’appréciation de deux juges, la même cause peut être tranchée — et c’est fréquemment ce qui se passe — de deux façons opposées, bien que l’un et l’autre juge se flattent également de conformer leur décision à la Loi.

Est-il possible que, dans ces conditions, le juge soit à même de se prononcer infailliblement, impartialement, souverainement ?

« Si le juge avait le pouvoir de lire dans la conscience et de démêler les motifs afin de rendre d’équitables arrêts, chaque juge serait un grand homme. La France a besoin de six mille juges ; aucune génération n’a six mille grands hommes à son service, à plus forte raison ne peut-elle les trouver dans sa magistrature. » (Balzac)

La fonction dont le juge est investi, qu’il soit élu ou nommé, ne lui confère ni lumières exceptionnelles, ni vertus spéciales. Même dans l’exercice de sa fonction, le juge reste un homme comme les autres : sur qui passe, violent et brutal, le souffle des passions, que courbe l’intérêt aux aspects multiples et changeants, que poussent, tantôt dans un sens et tantôt dans le sens contraire : le souci de la carrière, la crainte de déplaire aux puissants de l’heure, l’espoir de se rendre favorables la presse et l’opinion publique.

Sur lui pèse de tout son poids le joug de l’habitude et le métier a raison du scrupule. Le juge en exercice n’est bientôt qu’un jugeur. Il devient rapidement, comme disait Balzac, « une pâle machine à considérants, une mécanique appliquant le code sur tous cas, avec le flegme des volants d’une horloge »…

Lié à la lettre de la Loi, le juge correctionnel se voit dans l’obligation de n’admettre que dans une mesure limitée les circonstances atténuantes. Pousser l’appréciation de celles-ci jusqu’à l’acquittement du délinquant, ce serait méconnaître le caractère impératif de la Loi ; ce serait fausser la lettre de celle-ci en lui substituant un esprit qui en serait la négation. Aussi, rares, très rares sont les juges qui, passant outre, prononcent l’acquittement d’un prévenu contre lequel la preuve est faite qu’il a commis un acte tombant sous le coup de la Loi. Le juge qui place le respect de la véritable justice au-dessus de l’observation stricte de la Loi est une exception ; il est un phénomène, une sorte de monstre au sein de l’espèce. Il se distingue, il se sépare tant et si bien de l’ensemble que, pour témoigner en faveur de cette séparation, l’esprit public le désigne en le qualifiant de « bon juge ». Ce fut le cas du Président Magnaud qui, à la suite de plusieurs sentences d’acquittement en faveur de prévenus dont le texte de la Loi commandait la condamnation, fut appelé « le bon juge ».

Le juge de carrière est soumis à une sorte de déformation professionnelle ; cette déformation est plus ou moins profonde ; mais elle est générale et le nombre est infime des juges qui n’en portent point le sceau. La fonction de juge installe celui qui l’exerce dans un milieu de corruption, de mensonge, de lâcheté, de turpitude, de servilité et de vice qui, lentement mais sûrement, agit sur son être tout entier. L’air qui circule dans les prisons, les cabinets de juges d’instruction, les prétoires et les couloirs des Palais de Justice, est imprégné de toxiques spéciaux qui, à la longue, pénètrent et saturent le juge, l’inclinant à voir des coupables partout.

Par l’éducation qu’il a reçue, les relations qu’il entretient, l’existence qu’il mène et le milieu dans lequel il vit, le juge devant lequel comparaissent un riche et un pauvre, est naturellement plutôt sympathique au premier. Il accorde aux déclarations du « Monsieur » une confiance qu’il refuse, d’instinct, au « pauvre diable ». S’il attribue sans difficulté, à l’homme de la classe privilégiée des mobiles généreux, il attribue aussi aisément à l’homme de la classe déshéritée des sentiments bas mis au service d’intérêts sordides. Et, cette déformation professionnelle s’accentuant avec l’âge, le juge se rend peu à peu coupable des pires injustices, sans en avoir conscience, à son insu et, par conséquent, sans qu’il en ressente le moindre regret, le plus mince remords.

La fonction de juge est, d’une façon générale, entourée de considération et de confiance. Et, pourtant, il n’en est pas qui mérite moins cette estime et cette confiance. Je comprends que le savant qui consacre l’effort de sa pensée à porter plus loin et plus haut la recherche de la vérité, l’artiste qui puise l’inspiration dans le culte de la Beauté, l’inventeur qui poursuit nuit et jour la découverte d’un appareil ou d’un procédé destiné à diminuer l’effort pénible de l’homme ou à augmenter sa puissance de domination sur les éléments naturels ; je comprends et trouve bon que de tels hommes bénéficient d’une sorte de vénération, mesurée aux avantages que l’humanité recueille de leur labeur. Mais le Juge ! Le juge, conscient de la délicatesse et de la gravité de ses fonctions, l’homme qui, appelé à se prononcer sur la liberté, les intérêts et l’honneur des autres, se rend compte que, quel que soit le soin qu’il apporte à ne se prononcer qu’en pleine connaissance de cause, il ne saurait acquérir la certitude que sa décision n’est pas entachée d’erreur et de partialité, et qui, pour toucher un traitement, conserver son emploi, se ménager de l’avancement et s’assurer, pour ses vieux jours, une retraite suffisante, consent, sans scrupule, à jouer un rôle dans la triste et scandaleuse tragédie judiciaire, je me demande de quelle inconscience cet homme doit être frappé, pour qu’il conserve l’estime de lui-même et de quel aveuglement sont atteints ses contemporains pour qu’ils l’honorent de leur estime et de leur confiance. Par la pensée, je vois un juge distribuant les années de prison ou de bagne au cours de sa journée ; je l’entends prononcer la peine capitale ; j’imagine ceux qu’il a condamnés s’acheminant vers la prison, le bagne ou la guillotine, et j’aperçois le juge rentrant, paisible, calme, serein, le soir venu, au sein de sa famille. Dans une salle à manger confortable, sa femme et ses enfants sont assis, près de lui, autour de la table familiale. Si tout sentiment n’est pas éteint en lui, si l’exercice de sa fonction n’a pas totalement desséché son cœur, peut-il, à ce moment, songer sans frémir au père de famille que sa décision tient séparé de ses enfants, peut-il penser, sans que sa conscience en soit tourmentée, au dénuement dans lequel l’absence plus ou moins prolongée du père plonge la femme et les enfants ? Et si sa carrière « s’illustre » de quelques condamnations à la peine capitale, se peut-il, à moins qu’il ne se croie infaillible, qu’il n’éprouve nulle angoisse quand, la nuit, son sommeil est hanté par l’apparition des têtes que ses réquisitoires ont fait tomber ?

Le juge qui en arrive, par tempérament et par accoutumance, à une aussi odieuse insensibilité (et, par la déformation professionnelle, c’est le cas de tous ceux qui ont vieilli dans la carrière), ne mérite aucune considération ; il n’est digne d’aucune estime. Il ne peut inspirer que le mépris. — Sébastien Faure.

JUGE IMPOSE, Arbitre volontaire. Il convient de résumer ici les raisons qui rendent éminemment hostile et répugnant à l’individualiste anarchiste le fonctionnement du mécanisme judiciaire.

L’on sait qu’après avoir commencé par manifester le caractère d’une réparation, d’un dédommagement à l’égard de celui au préjudice duquel un tort avait été commis (ou de ses ayants droit), la répression des délits et des crimes a fini par revêtir le caractère d’une vindicte, d’une vengeance exercée apparemment au profit de l’ensemble social, en réalité de ses dirigeants, de ses déterminants ou de ses privilégiés sur les déshérités, les désavantagés : ceux qui ne détiennent ni autorité, ni capitaux, ni propriété.

Il n’est pas difficile de se rendre compte que ceux qui ont charge d’appliquer les sanctions pénales ou disciplinaires que les codes de justice établissent pour réprimer les différentes formes de transgression sont — de par la classe ou le milieu où ils se recrutent — les souteneurs ou les représentants d’intérêts, de situations acquises qui ne leur permettent pas l’impartialité.

En outre, le tarif des pénalités, les peines accessoires qui les accompagnent si souvent ne tiennent aucun compte du tempérament, du déterminisme particulier des délinquants ; ne se préoccupent en rien des circonstances et des influences qui ont présidé à l’évolution, à la formation de leur caractère, de leur façon d’envisager la vie.

L’application des circonstances atténuantes ou aggravantes est laissée à l’arbitraire du distributeur de pénalités qui non seulement s’imagine — quand il prend sa profession à cœur — être un chargé de mission sociale, mais encore se réfère à des renseignements de police tendancieux et incontrôlés, à une impression physique, à des condamnations antérieures, si bien que, par la force des choses, le délinquant est autant puni comme « capable » que comme « coupable » de la transgression qui l’amène à la barre où il est cité.

Sous son apparence d’impartialité, le jugement du jury renferme autant d’arbitraire.

Je ne parle pas seulement ici du facteur de sentimentalité, exploité autant par le ministère public que par le défenseur du transgresseur, je fais allusion aux préjugés d’éducation et de convention qui dominent les jurés lorsque le moment est venu de statuer sur le cas qui leur est présenté. Que connaissent-ils, d’ailleurs, du criminel qui est traîné devant eux ? pas davantage que le juge professionnel, et ils ne sont pas mieux éclairés que lui sur son déterminisme. Ils sont automatiquement obligés de s’en remettre aux informations que leur fournissent l’accusateur public et l’avocat, les témoins à charge et à décharge. Il n’existe, pour le délinquant, aucune garantie qu’il sera jugé impartialement.

Mais ce n’est pas seulement contre le mécanisme du fonctionnement judiciaire que protestent et s’insurgent les individualistes.

Ce qu’ils combattent, ce qu’ils dénoncent, ce qu’ils critiquent avec véhémence, ce qu’ils posent à la base de leur antagonisme à la conception actuelle de l’application de la justice : c’est le juge imposé, conséquence du contrat social infligé aux dominés et aux exploités par ceux qui les asservissent et tirent profit de leur travail ; c’est le délinquant contraint de subir le juge qu’il n’a pas choisi, le code et la méthode de jugement qu’il ne peut récuser.

Ce que nient les individualistes, c’est qu’un être humain s’arroge le droit d’en juger un autre, qu’il s’imagine avoir ce « droit » soit comme une sorte de délégation ou de mandat d’une collectivité irresponsable, soit comme une faculté innée.

Pour comprendre les mobiles derniers et profonds qui ont pu pousser un être humain quelconque à commettre une action dite « délictueuse », il faudrait être cette personne elle-même. L’avocat le plus consciencieux, le plus expérimenté ou le plus retors n’y saurait parvenir lui-même, puisqu’il peut arriver que le délinquant ne puisse plus se rappeler ou se représenter avec précision dans quel état d’être il se trouvait au moment où l’infraction ou le crime se produisit. Il aurait suffi d’une circonstance fortuite, d’un accident peut-être minime pour que le délit ou le crime n’eut pas lieu ou se manifestât sous un tout autre aspect.

D’ailleurs, le défenseur qui prend à cœur sa profession se préoccupe beaucoup plus de s’assimiler la psychologie des juges, de les émouvoir, que d’analyser à fond le tempérament ou le déterminisme de son client. De l’avocat général ou du défenseur, c’est à qui aura le plus d’atouts dans son jeu. C’est pourquoi, pour gagner la partie, ce dernier parle en juriste devant un tribunal de profession et en orateur devant un jury.

C’est parce qu’il n’est pas possible qu’un jugement soit rendu avec équité ou impartialité, le jugeur ne pouvant se « mettre dans la peau du jugé », que l’individualiste aspire à voir devenir courante une mentalité personnelle qui fasse que le transgresseur s’inflige à soi-même le châtiment de sa transgression — selon que l’y détermine son degré de sensibilité ou de scrupulosité.

Les individualistes anarchistes rejettent tout autant le juge qui s’impose bénévolement que celui imposé par l’État ou tout autre organe de centralisation sociale. Parmi les anarchistes, on rencontre trop souvent une manière de juger ou d’apprécier les faits et les gestes de ses camarades, favorable ou défavorable, selon que leur conduite ou leur procédé, en telle circonstance donnée, est conforme ou non avec ce qu’aurait accompli, dans un cas semblable, celui qui porte jugement, du moins il le suppose. Il est étrange de voir des hommes aux opinions très libérales, très avant-garde, oublier que dans certains jugements ou appréciations, ils sont uniquement incités par leurs convictions personnelles, leur façon de vivre particulière ; le parti pris qu’ils manifestent détonne toujours, irrite parfois. Qui sait comment ils se seraient comportés aux lieu et place de celui qu’ils condamnent, eux, les détracteurs de la vindicte sociale dénommée justice. Tout ce qu’ils peuvent hasarder concernant leur ligne de conduite future dans tel ou tel cas est du domaine de la conjecture.

Et même quand ces juges bénévoles connaîtraient si exactement leur propre déterminisme qu’ils sauraient d’avance ce qu’ils feront en telle ou telle occasion que cela ne les autoriserait pas à porter jugement. Cela leur permettrait tout au plus d’émettre, par rapport à eux, une opinion personnelle sur le geste incriminé, non de nuire au camarade qui l’a accompli.

On nous demandera si nous nourrissons l’espoir qu’il ne s’élèvera plus de conflits, qu’il ne naîtra plus de désaccords, de différends entre membres d’associations, entre associations même, quand ce ne serait que pour des cas non prévus par les clauses de l’entente volontaire qui règle leurs rapports mutuels.

Nous répondrons que ces cas seront réduits au minimum, le contrat d’association ou catalogue des conditions d’association spécifiant les attitudes mutuelles qui sont la raison d’être de l’association. Des termes du contrat il est facile de déduire la nature des actions qu’implique le but de l’association, les charges et les avantages proposés à chacun de ses membres. Une association anarchiste ne comprenant que ceux qui souscrivent à ses engagements, ceux qui ne les ont pas souscrits n’ont à s’immiscer en rien dans le caractère et la forme desdits engagements.

Admettons que deux unités humaines, deux associations (ou davantage) ne puissent solutionner un litige s’élevant entre eux. Acceptons qu’ils éprouvent le sentiment bien net qu’ils ne se trouvent pas, pour une raison ou pour une autre, dans la situation d’esprit voulue pour résoudre, avec toute l’impartialité désirable, le différend qui les sépare ; peut-être parce que, chez chacun de ceux qui se prétendent lésés, il y a de l’irritation, de la colère, du dépit. Quoi de plus simple, pour les parties adverses, que de s’en remettre chacune à un ami, à un compagnon, au courant des circonstances de leur cas, de leurs tempéraments, etc. Il est infiniment probable que l’avis de l’arbitre ou des arbitres s’approchera de très près de l’équité « mathématique ». Le conseil fourni par l’arbitre ou les arbitres (qui ne nourrissent d’animosité à l’égard d’aucune des parties en désaccord), en pleine possession de leur calme, départagera impartialement ou à très peu près les adversaires. D’ailleurs, s’ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent arriver à une conclusion satisfaisante, rien n’empêche les arbitres de s’en remettre eux-mêmes à un autre, choisi alors par eux sans aucune intervention de leurs commettants, qui fournirait une sorte d’avis de dernier ressort qui les mettra d’accord.

Nous ne voyons aucune diminution de dignité personnelle à reconnaître qu’il est impossible de régler soi-même tel différend qui vous sépare momentanément de votre semblable et de vous en remettre à un arbitre alors que vous le choisissez en dehors de toute contrainte étatiste ou obligation centralisatrice. Ici comme ailleurs, les individualistes anarchistes revendiquent pour la méthode qu’ils utilisent un caractère absolument et purement volontaire. — E. Armand.

JUGES. Les juges composant le Tribunal de Commerce sont les derniers magistrats élus.

Dans les villes où il n’existe pas un tribunal de commerce, le tribunal civil juge commercialement, c’est-à-dire applique au litige commercial les dispositions du code de commerce, et la justice n’en est pas moins rendue au justiciable, qu’il soit ou non commerçant. Sur appel, les jugements du tribunal de commerce sont déférés à la Cour d’appel, dont la compétence est générale et sans distinction. On peut trouver au premier degré de juridiction comme au second la même aptitude du juge pour le litige et la même adaptation du litige au juge.

Les juges du tribunal de commerce sont élus par tous les commerçants patentés ou associés en nom collectif, domiciliés depuis cinq ans dans le ressort du tribunal ; la loi ajoute à ces commerçants et associés, les directeurs de compagnies françaises, les agents de change, etc., etc. Nous ne saurions entrer dans la minutie de ces détails. La liste électorale est dressée pour chaque commune par le maire assisté de deux conseillers municipaux. Ne peuvent être électeurs les condamnés privés de leurs droits civils et civiques, les faillis non réhabilités.

Le tribunal, dont le sectionnement vient d’être remanié, se compose de juges élus pour deux ans et de juges élus pour un an. Tout électeur inscrit peut être élu juge s’il est âgé de 30 ans, et tout ancien juge pourra être nommé président s’il est âgé de 40 ans. Tout juge sortant est rééligible, mais ne peut être réélu deux fois qu’après un intervalle d’un an entre ces deux réélections.

Venons aux juges qui composent le tribunal de première instance. Les magistrats appelés à composer le tribunal sont des juges, les magistrats appelés à composer la cour d’appel ou la cour de cassation ont le titre de conseillers

Peut être nommé juge tout citoyen français jouissant de ses droits civils et politiques, s’il est âgé de 25 ans et s’il satisfait aux conditions suivantes : être licencié en droit, justifier d’un stage de deux ans au barreau d’un tribunal. À ces exigences a été ajoutée la garantie d’un examen réglementé par la Chancellerie.

Le président du tribunal et les vice-présidents sont nommés par décret du président de la République comme les juges.

Le nombre des juges que compte un tribunal est fixé par les pouvoirs publics. Le tribunal, si son importance le comporte, est divisé en chambres. Le président est de droit président de chaque chambre ; la chambre qu’il ne préside pas effectivement est présidée par un vice-président. La nécessité s’étant fait sentir à Paris de diviser les chambres en sections, chaque section est présidée par un président de section. On appelle juge doyen dans chaque section le juge le plus ancien, si l’on se réfère à la date de sa nomination.

Le président du tribunal doit être âgé de 27 ans au moins.

Le tribunal doit être composé de trois juges au minimum. C’est une grave question, très vivement agitée, que de savoir si, pour la plus prompte expédition des affaires et l’évacuation d’un rôle encombré, il ne serait pas utile et opportun de créer le juge unique, composant à lui seul une juridiction du premier degré. Cette suggestion s’est heurtée à une opposition très vive et qui nous semble injustifiée. On semble craindre chez le juge unique sinon la partialité sans contrepartie, du moins l’entraînement sans contrepoids. La pratique démontre que, dans les tribunaux composés de trois juges, l’autorité du président absorbe souvent la personnalité de ses assesseurs, à moins qu’ils ne se coalisent, cas plus rares, paradoxe hiérarchique, contre cette autorité majeure.

On pourrait concevoir la création d’un rapporteur qui, placé auprès du juge, recevrait, en temps utile, avant les débats, les explications des parties et leurs pièces, examinerait l’affaire et, sans conclure, l’exposerait dans un rapport. Nulle pièce ne pourrait être introduite au débat que communiquée au rapporteur avant le rapport et par les soins du rapporteur, sous sa surveillance, à la partie adverse. Ce procédé ou cette procédure se rapprocheraient du système suisse qui, à cet égard, est excellent.

Les tribunaux de première instance comptent parmi leurs membres des juges suppléants. Les juges suppléants peuvent siéger, mais ne prennent part aux délibérations que s’ils sont appelés régulièrement à compléter le tribunal. Quand, par l’empêchement d’un juge appelé à siéger, le tribunal n’est pas complet au nombre de trois juges, il peut se compléter soit en faisant appel à un juge d’une autre chambre ou à un juge suppléant devenu nécessaire, soit en faisant monter au siège vacant l’avocat ou l’avoué, le plus ancien d’entre ceux qui sont présents à l’audience.

Il n’y a pas des juges uniquement civils et des juges uniquement correctionnels. Cette division des juges en deux espèces différentes serait cependant logique.

Mais les deux compartiments ne sont séparés par aucune cloison, les juges sont interchangeables et soumis au roulement.

Les fonctions de juge sont incompatibles avec les fonctions ecclésiastiques, avec le négoce. La parenté jusqu’au degré d’oncle et de neveu constitue un autre genre d’incompatibilité pour l’admission de deux juges dans le même tribunal. Ils ne peuvent se charger de la défense des parties ; il leur est défendu de « devenir cessionnaires de procès ou de droits litigieux et de se rendre adjudicataires des biens dont la vente se poursuit devant leur tribunal »… Parmi les prérogatives des juges, citons : « l’inviolabilité dans l’exercice de leurs fonctions ; le droit de commander, au nom de la loi, à tous les citoyens ; la préséance sur les justiciables dans les actes et cérémonies publiques ; enfin le droit d’imprimer l’authenticité aux actes émanant d’eux. » Les juges sont inamovibles. Ce principe a été posé par la Charte de 1814. L’inamovibilité est une garantie qui a pour but de préserver ou protéger l’indépendance du juge. L’inamovibilité du juge peut être suspendue par une loi et l’histoire nous enseigne que, dans les heures de crise, la politique a incliné le pouvoir central vers ce triste expédient ; mais ces coups d’éclat sont des moitiés de coups d’État.

[Une récente mesure a supprimé dans maints arrondissements un tribunal qui ressemblait trop à un avocat sans causes ; les juges de ce tribunal ont été transférés au tribunal départemental où, en attendant que la réforme s’égalise et se généralise avec le temps, ils tiennent chaque semaine une audience pour juger les affaires provenant de leur ancienne circonscription judiciaire].

Pour les attributions et les actes des juges, voir aussi : jugements, juridiction, jurisprudence, etc.

Si exceptionnel soit le juge, si vaste soit sa compétence et si ferme sa droiture, et quelque conscience et quelque haute conception qu’il ait de son rôle, et portât-il sa fonction au niveau d’une mission, son œuvre n’en sera pas moins relative, contingente et hasardeuse et entachée d’injustice. Le microscope ne permet pas d’apercevoir ce qu’on appelle l’âme des choses, cet équilibre mystérieux de molécules qui obéissent à des lois de gravitation encore inconnues de nous. Le juge, quand il décide, n’a jamais rassemblé toutes les raisons de décider. Quand il condamne il n’a jamais pénétré dans les arcanes de cette tête sur laquelle la condamnation va tomber. Il ignore, il ne peut savoir quelles lois psychiques, quelles influences ataviques ont mû les rouages de cet automate inconscient, de cet être suborné par la nature ou déformé par l’éducation.

La justice et le droit cherchent à s’unir. L’un et l’autre sont des compromis entre la violence et la récrimination avide elle aussi, aveugle parfois, égoïste presque toujours, qu’ils apaisent et, si sa soif mérite satisfaction, qu’ils abreuvent.

La force prime toujours le droit, mais le droit doit briser la force. « Un arrêt même médiocre est excellent », disait un conseiller sceptique, car il termine un procès. Puissent-ils, autant qu’ils existent, finir bien. Peut-être — si l’on peut dire — est-il heureux pour lui que l’accoutumance aplanisse chez le juge la terreur de se tromper. Quelle redoutable mission que celle de juger ! Pour un juge sincère et demeuré sensible, ou seulement conscient de ses redoutables interventions, quel tourment angoissant que d’oser juger ! — Paul Morel.



Sous l’ancien régime, on appelait juges royaux, par opposition aux juges des seigneurs, ceux qui rendaient la justice au nom du monarque. Dans quelques provinces méridionales, on appelait juge-mage — ou mage — et, dans certaines localités, grand-juge, le premier juge du tribunal. En Languedoc, juge-mage était le titre du lieutenant du sénéchal. Le juge d’armes était un officier royal connaissant des différends relatifs au blason et tenant registre des personnes ayant droit aux armoiries… Juge était aussi le titre des magistrats suprêmes qui, de Josué à Samuel, gouvernèrent le peuple juif. Le livre des Juges (ou les Juges) est le septième livre de l’Ancien Testament relatif à cette période… En mythologie, devant les Juges des Enfers — Minos, Eaque et Rhadamanthe — comparaissaient les hommes en quittant la vie…


JUGEMENT n. m. (du latin judicium). Dans le langage ordinaire, jugement est synonyme de bon sens. Un homme de jugement, c’est quelqu’un qui suit, sans excès, les manières de voir, de penser et d’agir de l’époque, qui ne détonne pas par son originalité, qui n’a rien d’un révolutionnaire ou d’un anarchiste. Mais au point de vue philosophique, jugement a un sens bien différent. Il consiste essentiellement dans la perception et l’affirmation d’un rapport. Soit le jugement : la neige est blanche ; ce jugement suppose que l’esprit a saisi une relation entre la neige et la blancheur et que cette relation il l’affirme comme réelle. De même que l’idée se matérialise dans le terme, de même le jugement s’exprime par la proposition. Comme toute proposition contient deux termes, un sujet et un attribut, reliés par le verbe être, de même le jugement contient toujours. deux idées associées ou disjointes par l’esprit ; il implique, on l’a dit bien souvent, une analyse entre deux synthèses. Si je me promène dans la campagne et que j’aperçoive une tache sombre qui s’agite, j’aurai alors une vue synthétique globale qui manque de précision ; je m’interrogerai ensuite pour savoir s’il s’agit d’un buisson, d’un animal ou d’un homme, d’où une analyse qui me permettra de vérifier certains détails et de me faire une idée plus précise ; enfin, mon opinion fixée, je procéderai à une nouvelle synthèse, claire et nette celle-ci, en déclarant par exemple : je vois un homme. Mais il ne suffit pas que l’esprit perçoive un rapport, il faut encore que, ce rapport, il l’affirme comme possédant une existence réelle hors de l’esprit. Le jugement implique adhésion à une pensée que l’on estime vraie ; il pose donc le problème de la croyance, entendue au sens psychologique du mot. Parfois l’adhésion est totale, exempte de restriction, c’est la certitude ; parfois les motifs d’affirmer, ou de nier, paraissent équivalents, c’est le doute ; entre ces deux états se place l’opinion dont les nombreux degrés s’étagent en une longue gamme depuis la quasi-certitude jusqu’au quasi-doute. Pour Spinoza, l’idée n’est pas comme une peinture muette sur un tableau, c’est en elle-même qu’elle contient une puissance d’affirmation qui s’impose lorsqu’elle n’est pas contredite ; le jugement aurait donc sa raison d’être profonde dans l’intelligence. D’après Descartes et Malebranche, il relèverait plutôt de la volonté. « Par l’entendement seul, écrit Descartes, je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier… Assurer, nier, douter sont des formes différentes de la volonté. » L’entendement se borne à proposer les idées ; c’est la volonté qui accepte et juge ; l’erreur provient de la disproportion entre l’entendement et la volonté.

A la volonté, Pascal associe étroitement le sentiment, le cœur, les passions, l’intérêt, cet instrument qui permet si aisément de se crever les yeux. Pour les associationnistes, le jugement se bornerait, au contraire, à un rapprochement mécanique d’idées, à une simple association. Chacune de ces conceptions soulève de sérieuses difficultés et, néanmoins, s’affirme, après examen, comme contenant une part de vérité. En fait, le jugement suppose l’activité analytique et synthétique de l’esprit tout entier, mais tantôt c’est de l’entendement surtout que résulte l’adhésion, ainsi lorsqu’il s’agit de vérités mathématiques ; tantôt c’est du sentiment et de la volonté, lorsqu’il s’agit d’opinions morales, religieuses, politiques par exemple. D’autre part si le jugement suppose association des idées, il implique quelque chose de plus, à savoir la perception et l’affirmation d’un rapport entre les idées associées.

On peut diviser les jugements, au point de vue de la quantité, en singuliers, généraux ou particuliers, selon que le sujet est un seul individu, une classe d’individus ou une partie seulement d’une classe. Au point de vue de la qualité, les jugements sont affirmatifs ou négatifs, suivant qu’ils affirment ou nient l’attribut du sujet. Au point de vue de la modalité, le jugement contingent affirme un rapport qui pourrait ne pas être, le jugement nécessaire un rapport qui ne peut pas ne pas être. Au point de vue de la relation entre le sujet et l’attribut, signalons la distinction kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques. Le jugement est analytique lorsque l’attribut est extrait du sujet par analyse : cinq est égal à deux plus trois ; le jugement est synthétique lorsque l’attribut est ajouté au sujet dont il ne fait pas partie : ce corps est chaud.

L’étude du jugement et de la proposition qui l’exprime, constitue l’une des parties de la logique formelle. Mais alors que la psychologie expérimentale nous dit comment le jugement s’effectue et s’intéresse aux formes pathologiques de cette opération, la logique se borne à indiquer les conditions idéales que l’esprit doit remplir pour rester d’accord avec les principes directeurs de la connaissance. La première a les caractères d’une science positive, la seconde ceux d’une science normative, d’un art qui se propose un but pratique. On peut difficilement exagérer l’importance du jugement ; il constitue l’acte essentiel de l’intelligence et intervient, du moins sous une forme spontanée, dans l’ensemble des fonctions mentales : perception, souvenir, abstraction, généralisation, raisonnement. — L. B.

JUGEMENT. Faculté de l’entendement qui compare et qui juge, le jugement implique la connaissance exacte des faits soumis à la comparaison et la possession d’un discernement basé sur certains principes clairs, solides et vérifiables. Cette rencontre de la connaissance et du discernement est beaucoup plus rare qu’on ne le suppose. Tantôt, c’est la compréhension exacte des notions et faits sur lesquels le jugement est appelé à s’exercer qui, faisant plus ou moins défaut, s’oppose à une comparaison judicieuse ; tantôt, c’est la faculté de discernement qui, n’étant pas appuyée sur des principes suffisamment précis, stables et contrôlés, enlève au jugement tout ou partie des éléments qui lui sont indispensables. Si je suppose une personne ayant grandi dans le cadre étroit et strictement fermé des croyances religieuses, j’ai la certitude que, le jour où les circonstances appelleront cette personne à concevoir un jugement dont la matière dépassera ce cadre, elle en sera incapable. Car juger, c’est avant tout comparer et, comparer, c’est connaître les idées ou les faits entre lesquels la comparaison doit être établie. Si je suppose une autre personne née et ayant constamment vécu dans l’opulence, n’ayant jamais eu sous les yeux le spectacle de la gêne, de la privation ou de l’indigence, il est certain que, dans le cas où cette personne arrive à porter un jugement sur une action déterminée par la pauvreté, ce jugement sera faussé par l’absence de l’élément de comparaison nécessaire à tout jugement sain et judicieux. Enfin si je suppose deux personnes professant sur la guerre deux principes opposés et, souvent a priori, par exemple l’un exaltant la guerre et l’affirmant nécessaire et féconde, tandis que l’autre la condamne et la proclame une folie criminelle, il est évident que, basé sur des principes contradictoires, le jugement de ces deux personnes se prononcera de façon opposée.

De ce qui précède, il résulte que l’ensemble des conditions nécessaires à un jugement loyal, sagace et motivé sont rarement — nous pourrions dire jamais, considérant l’absolu — réalisées. Seule, une minorité restreinte s’en rapproche et fournit des jugements acceptables sous réserve. Et Voltaire pouvait dire :

« Les hommes ne méritent certainement pas qu’on se livre à leur jugement et qu’on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. »

Cette méfiance avertie n’a rien de surprenant ; car le jugement est, en fait, l’opération essentielle et la plus complexe de l’intelligence. Cette opération implique le concours de la compréhension et de la mémoire, de la compréhension qui saisit et note le fait et de la mémoire qui l’enregistre et le classe pour permettre la comparaison. Comme toute faculté, le jugement se développe et s’affermit ; il devient, petit à petit, l’habitude d’apprécier sainement les choses ; c’est le sens exercé, perfectionné par la pratique.

Bien qu’un très petit nombre d’individus soient pourvus d’un jugement que l’on peut appeler éclairé, le monde fourmille de gens qui, à tort et à travers, apprécient, tranchent, louent ou blâment sans hésitation et formulent sottement un jugement qu’ils croient définitif sur des choses qui leur sont étrangères. C’est de la masse incohérente de ces jugements bornés, stupides, qu’est formée l’opinion publique (voir ce mot). La grande, la moyenne et la petite presse, à l’exception de quelques journaux et revues d’opinion avancée, vit de ce ramassis disparate de jugements hâtifs, d’appréciations inconsidérées, de conclusions s’inspirant des préjugés les moins défendables.

Le mot « Jugement » est fort employé dans le vocabulaire juridique. Un jugement est, par définition, le fait du Juge et le Juge, celui qui rend des jugements. Tous ceux qui, dans le corps social, organisent ou distribuent la « justice », savent quel cortège d’erreurs accompagne les jugements rendus. C’est pourquoi le législateur a prévu et institué toute une superposition d’instances qui ont pour objet de réviser, de rectifier, de réformer, d’annuler, de casser ou de confirmer les jugements prononcés par les diverses juridictions. Le fabricant de lois — qu’on me pardonne cette expression, mais n’est-elle pas exacte ? — espère que le jugement rendu en première instance empruntera à cette échelle méthodique de sentences, d’arrêts et de décisions, une autorité de plus en plus grande et un caractère croissant de certitude. Il n’en est rien. Au jugement en dernier ressort autant qu’aux précédents, il manque cette base solide qui implique et la connaissance certaine des mobiles qui ont engendré les faits à apprécier et les fins qu’ils avaient en vue, ainsi que l’existence des principes indiscutables dont l’application détermine le jugement lui-même. Si pénétrant, si subtil que soit le juge, il ne possède aucun appareil de précision lui permettant de se livrer à des investigations sûres dans les arcanes profondes et parfois mystérieuses de la conscience humaine. Quel est l’observateur, le psychologue qui peut, sans outrecuidance, se flatter de connaître à fond le mécanisme délicat et compliqué des ressorts qui ont mis en mouvement les actions sur lesquelles le jugement est appelé à se prononcer ? A la lumière de quels principes précis, solides, irréfragables, l’observateur fût-il incomparable, acquerra-t-il l’assurance de ne pas commettre d’erreur ? Je pourrais multiplier ici les questions de ce genre ; toutes les réponses entraîneraient cette conclusion : « personne n’a le droit de juger son semblable, nul n’étant infaillible, absolument impartial, totalement à l’abri des influences et des pressions que le milieu social fait peser sur tous, sans exception. L’homme ne relève que de sa propre conscience. Seule, celle-ci est en état — et encore relativement ! — de comparer, de discerner, de juger ». — S. F.

JUGEMENTS (sentences juridiques). On appelle — nous l’avons vu — jugement l’opération de l’esprit par laquelle, après avoir confronté des propositions ou des solutions différentes, nous nous décidons pour celle qui nous paraît la plus équitable ou la plus opportune, en un mot. la meilleure. On dit — terminologie courante astreinte aux réserves de relativité — qu’un homme a un jugement sain ou un bon jugement quand la rectitude de son esprit lui permet une confrontation exacte et complète des propositions ou des solutions en présence, et quand la décision qui résulte de sa comparaison est approuvée par notre raison. Par une dérivation naturelle, on appelle jugement le résultat de l’opération intellectuelle, c’est-à-dire la décision, et plus particulièrement encore on applique ce mot à la décision d’un juge.

La précision du langage juridique distingue entre ces décisions, selon la juridiction dont elles émanent. Il importe de fixer ces différents termes : le profane les mélange et nous avons vu plusieurs fois les chroniques judiciaires elles-mêmes les confondre.

Le juge de paix, juge unique composant. ce que le Code appelle sans intention malveillante un tribunal inférieur, magistrat appelé à statuer sur les contraventions de simple police et les infractions qui lui sont déférées par la loi, rend des jugements. Les tribunaux civils de première instance, soit qu’ils jugent en matière civile, soit qu’ils jugent en matière correctionnelle rendent des jugements. Les tribunaux de commerce rendent des jugements. En matière de justice militaire, les décisions rendues par les conseils de guerre et les conseils de révision sont des jugements.

Les cours d’appel sont des juridictions du second degré. A part quelques exceptions motivées par la qualité des personnes (hauts dignitaires, etc.) elles ne statuent pas en matière neuve, elles ont à examiner le jugement rendu pour l’infirmer ou le confirmer. Elles arrêtent, c’est-à-dire elles fixent définitivement l’interprétation du fait pour l’application du droit, et statuent en conséquence soit en maintenant le jugement attaqué, soit en le réformant. L’appelant ou l’intimé (celui qui a formé l’appel ou celui qui l’a subi) n’ont plus que la ressource de recourir à la cour de cassation sur la question de savoir si la loi a été bien et exactement appliquée, la discussion ne pouvant plus s’ouvrir sur la question de fait qui est tranchée.

Les cours d’appel rendent des arrêts.

La cour de cassation rend des arrêts.

Le mot arrêt est très ancien, et son usage, dans le domaine judiciaire, remonte au xiie siècle. Le fait qu’il s’appliquait aux décisions des juridictions supérieures légitime notre étymologie.

En matière criminelle, on appelle verdict la déclaration du jury sur la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé, le verdict résout en outre par une réponse affirmative, sinon par son mutisme, à la question de savoir s’il existe des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé. Le terme de verdict est spécialement réservé à cette déclaration du jury, et c’est à tort que quelques journalistes l’ont parfois appliqué aux jugements du conseil de guerre.

Sur le vu du verdict (le terme légal c’est : la déclaration du jury) la cour d’assises rend un arrêt.

Le conseil de préfecture rend des décisions qui s’appellent des arrêtés. Le Conseil d’État rend des arrêts.

On appelle sentence arbitrale la décision rendue par des arbitres que les parties ont constitués par un compromis.

Le président d’un tribunal (ou le magistrat qui le remplace) sont appelés à statuer en référé pour ordonner une mesure urgente. Ils statuent sur la difficulté et la décision rendue est une ordonnance.

Un litige porté devant un tribunal civil est défini et circonscrit par les conclusions des parties. Ces conclusions délimitent le champ du débat. Le tribunal doit statuer sur tous les chefs des demandes unilatérales ou respectives ; il ne peut accorder au-delà de ce qui est demandé. Comme le dit le langage judiciaire, il ne peut statuer « ultra petita ».

Les conclusions sont signifiées d’avoué à avoué et sont prises ensuite à la barre. Elles constituent la matière légale de la demande et de la défense. Les plaidoiries qui développent ces conclusions, si elles sont essentielles pour éclairer le juge, n’ont point pour effet d’introduire dans la procédure, désormais fixée, un élément nouveau. Les débats une fois clos, l’affaire est soumise au délibéré des juges. Cette délibération est exigée par la loi. La décision est rendue à la majorité des opinions. Cette décision doit être rédigée dans un jugement écrit, et le jugement doit être prononcé à l’audience publique par le tribunal composé des mêmes juges que ceux qui ont assisté aux débats.

Quand le jugement est reporté à une audience ultérieure, il peut arriver que le tribunal ne soit plus composé exactement des mêmes juges ; le débat doit être recommencé même si dans la nouvelle composition du tribunal n’entre qu’un seul juge qui soit resté étranger à tout ou partie des débats. Dans la pratique, lorsque ce cas se produit, les avocats ou les avoués reprennent à la barre leurs conclusions respectives : les débats sont censés avoir été recommencés et terminés à nouveau.

Le jugement, avant son prononcé, est rédigé sur une feuille volante qui s’appelle la minute. Le greffier prend sommairement note de la décision et constate par cette inscription qu’elle a été rendue. Le cahier sur lequel cette note est prise se nomme le plumitif. La présence et l’assistance du greffier à toutes les audiences du tribunal est exigée par la loi. La minute doit être signée par le président et par le greffier. Elle est remise au greffe, où elle est transcrite sur papier timbré en écriture grossoyée ; d’où vient à cette copie ainsi monumentée le nom de grosse. La grosse constitue un titre aux mains du plaideur auquel elle est délivrée, et il doit se garder de la perdre ou de s’en dessaisir si ce n’est à bon escient. Il ne pourrait s’en faire délivrer une autre que par une procédure assez épineuse : la procédure en délivrance de seconde grosse.

Analysons un jugement et voyons de quels éléments il se compose : D’abord cette énonciation qu’il est rendu au nom du souverain, c’est-à-dire sous la République, au nom du peuple français. L’indication qu’il a été rendu par tel tribunal, en audience publique et à telle date. Ces mentions sont en quelque sorte son intitulé. Il indique ensuite les noms, prénoms, adresses et qualités des parties, distingue le ou les demandeurs d’avec le ou les défendeurs, et l’intervenant ou les intervenants s’il y a lieu, mentionne leurs avocats et leurs avoués.

Alors vient le point de fait, c’est-à-dire l’exposé.

Le jugement relate l’assignation qui a introduit l’instance et tous les actes de la procédure, l’ordonnance qui a permis d’assigner sans préliminaire de conciliation (pratique usuelle pour décharger les juges de paix), les constitutions des avoués (déclarations par lesquelles ils se notifient qu’ils sont chargés de représenter devant le tribunal leurs parties), les avenirs qu’ils se sont donnés (invitations de porter l’affaire à l’audience). Le jugement constate que l’affaire est sortie du rôle (les affaires viennent à tour de rôle, c’est-à-dire à leur tour par ordre d’inscription), le jugement constate qu’après plusieurs remises elle est venue ce jour à l’audience pour être plaidée, que les avocats assistés de leurs avoués (cette assistance réelle et matérielle est devenue une fiction) ont repris leurs conclusions, et que le ministère public a été entendu (autre fiction, car le ministère public, dans la plupart des cas, s’en rapporte même tacitement à la justice et ne conclut que dans les affaires qui par leur importance ou leur difficulté comportent son intervention). L’exposé continue par le point de droit ; il résume les questions que le tribunal avait à trancher. Ce résumé répond à cette préoccupation juridique et légale que le tribunal ne peut sans excès de pouvoir, dépasser les bornes du litige.

L’exposé est alors terminé, il s’appelle les qualités du jugement, par abréviation et parce que son premier soin, on l’a vu, est d’indiquer les noms et les qualités des parties. Ces qualités sont rédigées par l’avoué de la partie qui obtient le jugement en sa faveur. Cet avoué signifie les qualités à son confrère, et en cas de désaccord sur leur teneur, un juge la règle.

Après les qualités, vient le jugement proprement dit, c’est-à-dire le texte de la décision rendue par le tribunal. Cette décision se compose de deux parties bien distinctes : a) les motifs ; b) le dispositif.

Les motifs sont l’ensemble des raisons qui ont déterminé le tribunal. Le dispositif est la sentence rendue par ces motifs.

La partie essentielle, vitale du jugement, c’est le dispositif, mais il est de doctrine et de jurisprudence que les motifs éclairent le dispositif, qu’ils peuvent dissiper l’obscurité d’une disposition, si cette disposition, faute d’être expliquée par les raisons de décider, restait ambiguë.

La troisième partie du jugement n’importe pas moins à sa validité.

Il mentionne la signature du président et du greffier. Cette mention est suivie de la constatation que le jugement a été fait (c’est-à-dire rédigé après délibération dans les termes de la loi et conformément à l’opinion de la pluralité) et prononcé en audience publique. Il indique la composition du tribunal, constate la présence du ministère public et l’assistance du greffier.

Vient ensuite la formule exécutoire qui confère au jugement l’efficacité. Le Président de la République française mande et ordonne à tous huissiers requis de mettre le jugement à exécution, aux procureurs généraux et au procureur d’y tenir la main, à tous commandements et officiers de la force publique d’y tenir la main.

La justice rendue serait plus belle si le jugement s’arrêtait là, mais une mention discrète et insidieuse nous apprend « in fine » que le jugement a dû être enregistré. Suit l’énonciation du droit perçu et qui s’ajoute à tant d’autres droits préalablement exigés et versés. La démocratie a fait de sa justice un luxe de jour en jour plus coûteux. Là aussi toutes ses promesses, tous ses programmes de gratuité sont des propos au vent.

De plus en plus la République se fait fiscale ; ses grands services sociaux ouvrent leurs guichets et ferment leurs couloirs aux citoyens modestes ; et la justice fait payer cher et ses cures et ses coups.



Ce que nous venons de dire sur les jugements s’applique aux jugements en matière civile, et peut, avec quelques modifications, convenir également aux jugements correctionnels.

Dans une poursuite correctionnelle, la procédure suivie à la requête du Parquet ou à la requête du plaignant, par voie de citation directe, ne comporte pas l’assistance légale et obligatoire d’un avoué. Le jugement correctionnel est donc très simplifié ; ses qualités disparaissent en ce sens qu’elles ne forment pas un exposé méthodique destiné à être signifié avant d’être incorporé dans le corps de l’acte. Le jugement correctionnel mentionna les parties poursuivantes et poursuivies. Dans la pratique, et pour les cas ordinaires, le jugement est prononcé par le président sans écriture préalable, noté par le greffier, rédigé ensuite pour être transcrit sur le registre. A la différence de ce qui se passe au civil, il doit être signé par tous les magistrats qui y ont concouru et non par le président seul.

Il doit mentionner que le président, avant de prononcer la condamnation, a donné lecture au prévenu des articles de loi applicables, il cite ces articles et les termes dans lesquels ils sont conçus.

Il vise les réquisitions du ministère public.



Il y a plusieurs sortes de jugements.

I


Le juge, avant de statuer sur le fond, peut être amené ou convié à trancher des difficultés préalables.

Il peut être nécessaire d’instruire la cause, « pour mettre le procès en état de recevoir jugement définitif ».

Le jugement est dit alors : préparatoire.

Il peut être nécessaire d’ordonner, avant le jugement au fond, et pour y parvenir, une mesure d’instruction, comme par exemple une enquête d’où ressortira ou non une preuve de prescrire une vérification par expertise ou autrement. Le jugement est dit alors : interlocutoire. Ces jugements interlocutoires sont fréquents notamment en matière de divorce.

Il n’est pas toujours facile de distinguer le jugement préparatoire du jugement interlocutoire. Le mieux qu’on puisse dire pour marquer leur différence, c’est que la mesure d’instruction ordonnée par le jugement interlocutoire préjuge le fond, c’est-à-dire que si la preuve est faite, le sens de la décision à intervenir est d’ores et déjà fixé. Cette distinction n’a d’ailleurs qu’une portée théorique.

Les jugements préparatoires et interlocutoires se groupent sous cette dénomination : jugements d’avant dire droit.

« Dire le droit » est une expression qui rappelle en trois mots toute la doctrine romaine et toute l’organisation judiciaire à l’époque de Rome. Les termes impliquent l’étroite association de la décision à rendre avec l’équité, sa subordination rigoureuse au pouvoir dont la justice émane : ce pouvoir c’était, à Rome, l’être social que composait, si compact, si homogène dans son esclavage à la chose publique, le peuple romain.

II

Un jugement est dit par défaut dans deux cas.

Lorsque le défendeur n’a pas constitué un avoué qui « occupera » pour lui dans la procédure.

Lorsque, ayant constitué avoué, il n’a pas conclu.

Le jugement, dans le cas contraire, est contradictoire.

Le jugement de défaut est susceptible d’opposition. Les effets de l’opposition sont d’anéantir le jugement et de replacer les parties, au point de vue de la procédure, dans l’état où elles se trouvaient au lendemain de l’assignation lancée par le demandeur.

L’opposition peut être formée jusqu’au moment où il résulte d’un acte d’exécution que le défendeur a eu connaissance du jugement rendu.

Le jugement est signifié par huissier commis. Si le défendeur a été touché personnellement par la signification, c’est-à-dire si l’huissier a signifié l’acte au défendeur en parlant à sa personne, le délai pour former opposition est d’un mois.

Si le jugement est rendu par défaut faute de conclure, comme il est certain que l’avoué a eu connaissance du jugement à lui signifié et a dû prévenir son client, le délai est modifié. Il est ramené à huit jours à compter du jour de la signification faite à l’avoué.

Ces règles sont applicables, pour le délai, aux jugements rendus en matière civile par les tribunaux de première instance et aux jugements rendus par les tribunaux de commerce. Les jugements de défaut rendus par un juge de paix ne sont susceptibles d’opposition que dans les trois jours de leur signification, à moins de prolongation accordée par le juge de paix, en prononçant le jugement de défaut, si notoirement le défendeur n’a pu être instruit de la procédure suivie contre lui. En matière correctionnelle, la règle est différente : l’opposition à un jugement qui a prononcé une condamnation par défaut est recevable dans les cinq jours de la signification qui en est faite au prévenu ou à son domicile. Cette opposition peut être formée par une déclaration au greffe ou par une simple notification, même par lettre missive, au Procureur de la République. Elle doit être en outre notifiée à la partie civile, s’il y en a une, c’est-à-dire au plaignant ou à la personne lésée qui est intervenue au débat en déclarant y prendre position et réclamer des dommages-intérêts. Toutefois, si le prévenu, condamné par défaut, n’est pas touché personnellement par la citation, il a le droit de former son opposition jusqu’à la prescription de la peine, à moins qu’il ne résulte d’actes d’exécution qu’il a eu connaissance du jugement.

Au délai de cinq jours ci-dessus indiqué, il convient d’ajouter les délais de distance calculés d’après le lieu où la condamnation a été prononcée et le lieu où la signification a été faite.


III

Un jugement est ou non susceptible d’appel, selon l’importance du litige évalué en francs.

Il est dit en premier ressort dans le premier cas, et en dernier ressort dans le second.

Cette étude sommaire laisse dans l’ombre des cas trop spéciaux. Ainsi le jugement de défaut profit joint, c’est-à-dire celui qui est rendu contre un défendeur défaillant alors que d’autres défendeurs comparaissent. Le défendeur défaillant doit être purement et simplement réassigné par huissier commis. Ainsi encore les jugements rendus en chambre du conseil sur procédure simplifiée, notamment pour les actes de notoriété en vue du mariage, pour le paiement des droits universitaires, etc.

« La Cour rend des arrêts, et non pas des services », a dit Séguier. Puisse venir le jour où cette belle parole s’imposera même aux tendances politiques ou aux prétentions parlementaires ! Ce jour-là nous paraîtront plus archaïques les vers de La Fontaine :

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Les financiers passeront sous la toise commune, et les mercantis, pendus par les pieds, verront leurs poches se dégonfler de l’argent mal acquis. N’appuyons pas trop sur le clavier du rêve. Remarquons, pour ajouter à nos définitions, que La Fontaine s’est servi d’un terme impropre. Il a dit les « jugements » de cour et non les arrêts, mais il voulait sans doute généraliser… — Paul Morel.

On appelait, au Moyen-Age, Jugement de Dieu, les « preuves » extraordinaires comme le duel, les épreuves de l’eau bouillante, du feu, du fer chaud, etc., auxquelles on recourait pour décider certaines contestations lorsque manquaient les preuves matérielles. C’était un appel à l’intervention céleste, au miracle, dans les cas où les hommes s’arrêtaient, embarrassés, sur le chemin de leur justice. On frémit en pensant à quelles révélations simplistes mais atroces étaient confiées l’innocence ou la culpabilité et quelles souffrances endurait l’accusé livré aux « interrogations » physiques de ces temps barbares. Ici le patient met sa main sur des charbons ardents ou il l’introduit dans un gantelet d’armes rougi au feu. Là une femme plonge son bras jusqu’au coude dans une cuve remplie d’eau bouillante, un paysan est jeté, pieds et poings liés, dans un bassin d’eau froide:elle est coupable si la brûlure a tracé son empreinte; il est innocent s’il enfonce. Mais s’il surnage ? Écoutez les raisons canoniques d’Hincmar, archevêque du xie siècle : c’est « parce que la nature de l’eau, qui est pure, ne reconnaissant plus la nature de l’homme, que le baptême avait purifié, et que le mensonge a souillé de nouveau, la rejette comme incompatible » ! Et ces épreuves monstrueuses, préalablement bénies et préparées par des rites religieux… désignaient ainsi, divinement, le criminel… D’autres jugements, comme celui de l’Eucharistie, étaient propres aux ecclésiastiques. Dans le jugement de la croix, si le malheureux (debout, les bras étendus comme le crucifié), par un mouvement, trahissait sa fatigue, sa cause était perdue. Les anglo-saxons avaient le jugement du corsned dans laquelle le coupable ne pouvait réussir à broyer l’aliment présenté. Cette justice de hasard, où la faiblesse presque toujours était l’aveu, a laissé dans le langage populaire, des expressions encore usitées. On dit : « que ce vin m’étrangle, que ce morceau de pain m’empoisonne si je mens », ou « j’en mettrais ma main au feu », etc. Le Jugement dernier, incorporé à la doctrine chrétienne et en particulier au catholicisme (l’Église grecque séparée et certaines communions protestantes l’admettent également) est, pour les croyants, le jugement solennel que Dieu fera « des vivants et des morts » au jour fixé par son omnipotence et, pour nous, imprévisible. Une trompette symbolique annoncera au monde terrifié que l’heure de la justice définitive a sonné… « Apparaissant dans sa majesté, le Fils de l’Homme, ressuscité et glorifié, placera les bons à sa droite, les méchants à sa gauche ; les premiers iront à la vie, les seconds à la mort éternelle. Le jugement dernier sera précédé de catastrophes qui annonceront la fin de ce monde et la résurrection de tous les morts. » (Matthieu, Évangile, chap. XIV et XV). S’ils croyaient à l’avènement de cette justice suprême, combien de chrétiens l’attendraient en tremblant !


JUGER (Droit de). On pourrait écrire des volumes sans épuiser la matière — sur les erreurs de pensée et d’action qui dérivent des imperfections de langage : synonymes, mots à double sens, etc. Un exemple s’en trouve dans la confusion qui existe sur la question du droit de juger, précisément à cause de la double signification de ce mot.

La minorité des forts ou des privilégiés de la fortune qui, au cours de l’histoire, ont opprimé et exploité la masse travailleuse, a formé peu à peu une quantité de croyances et d’institutions destinées toutes à assurer, justifier et perpétuer sa domination. A côté de l’armée et des autres moyens de contrainte physique, première défense et dernier recours de l’oppression, ils ont créé une « morale » adaptée à leurs intérêts, qualifiant de délit tout ce qui porte préjudice à ceux-ci, et formulant un corps de lois pour imposer aux opprimés, au moyen de sanctions pénales, le respect des principes prétendus de morale et de justice, mais qui n’expriment en réalité que l’intérêt des oppresseurs. Cela fait, des gardiens et des défenseurs de la loi, appelés « juges », furent chargés de constater les violations et de châtier les violateurs.

Ces juges que les privilégiés se sont efforcés toujours de placer bien haut dans l’esprit public, précisément en tant que soutiens du privilège, ont été et sont encore une des plaies les plus néfastes du genre humain.

Grâce à eux, toute pensée et tout acte de rébellion a été poursuivi et réprimé ; ce sont eux qui, à toute époque, ont martyrisé les penseurs qui s’efforçaient à découvrir un peu de lumière, un peu plus de vérité ; ce sont eux qui envoient à l’échafaud ou au bagne tous ceux qui se lèvent contre l’oppression et tentent de conquérir pour le peuple un peu plus de justice ; ce sont eux qui emplissent les prisons d’une foule de déshérités de la vie, lesquels, même quand ils ont fait le mal, y ont été poussés, et souvent contraints par ce régime social qui les frappe pour sa défense.

Eux, les juges, en se donnant comme les ministres de la justice, arrivent à faire supporter et accepter un état de choses que la pure violence de la soldatesque serait impuissante à maintenir ; et, en se couvrant d’une indépendance mensongère vis-à-vis des autres organes du gouvernement et d’une incorruptibilité plus mensongère encore, ils se font les instruments dociles et empressés des haines, des vengeances, des craintes de tous les tyrans, grands et petits. Parmi eux, le fait d’être placé au-dessus des autres, de pouvoir disposer de la vie, de la liberté, des biens de tous ceux qui tombent entre leurs mains et de faire le métier de condamner autrui, produit une dégénérescence morale qui les transforme en une sorte de monstres, sourds à tout sentiment d’humanité, sensibles uniquement à l’horrible volupté de faire souffrir.

Rien de plus naturel que ces juges et cette institution de la « justice » aient été et soient toujours l’objet des attaques de tout homme qui aime la liberté et la véritable justice.

Ajoutons à tout cela la compréhension plus exacte que nous avons aujourd’hui de l’influence de l’hérédité et du milieu social, réduisant au minimum, quand elle ne la détruit pas entièrement, la responsabilité morale individuelle, et la connaissance plus approfondie de la psychologie, qui, bien plus qu’à faire la lumière sur le problème des facteurs qui déterminent l’âme humaine, n’a abouti jusqu’à présent qu’à en montrer l’immense complexité et la difficulté, et on comprendra pourquoi l’on a dit que l’ « homme n’a pas le droit de juger l’homme ».

Nous autres, anarchistes, qui voulons éliminer des relations entre les humains la violence et la contrainte extérieure, nous avons plus raison que tous les autres de protester contre ce droit de « juger », quand juger signifie condamner et châtier quiconque ne veut pas se soumettre à la loi faite par les dominateurs.



Mais juger veut dire aussi exprimer son opinion, formuler son jugement, et ceci n’est rien autre que le simple droit de critiquer, le droit d’exprimer sa pensée propre sur tout et sur tous, ce qui est le premier fondement de la liberté. Nier le droit de juger, dans ce sens du mot, n’est pas seulement nier toute possibilité de progrès, mais aussi nier complètement la vie intellectuelle et morale de l’humanité.

La facilité de tomber dans l’erreur, les immenses difficultés qu’il y a à juger justement, surtout quand il s’agit des motifs moraux d’une action humaine, conseillent d’être prudent dans les jugements, de ne jamais prendre des airs d’infaillibilité, d’être toujours disposé à se corriger, à juger l’acte en s’occupant le moins possible de son auteur ; mais tout cela ne peut contredire en aucune façon le droit de juger, c’est-à-dire de penser et de dire ce qu’on pense. Tel ou tel peut se tromper, être injuste dans son jugement ; mais la liberté de se tromper, la liberté de soutenir l’erreur est inséparable de la liberté de défendre ce qui est vrai et juste : chacun doit avoir la liberté absolue de dire et de proposer ce qu’il veut, à condition de ne pas imposer son opinion par la force et de n’employer d’autres armes pour défendre ses jugements que celle du raisonnement.

Certains camarades, par une confusion due à la double signification du mot « juger », à l’occasion de certains actes appréciés différemment dans le camp anarchiste, ont cru sortir d’embarras en disant que les anarchistes ne doivent pas juger.

Et pourquoi les anarchistes, qui proclament la liberté complète, devraient-ils être privés du droit élémentaire qu’ils réclament pour tous ? Pourquoi eux qui n’admettent ni dogmes, ni papes, eux qui aspirent à aller toujours de l’avant, devraient-ils renoncer au droit, à la pratique de la critique mutuelle, moyen et garantie de perfectionnement ?

Les anarchistes n’auraient pas le droit de juger ? Mais comment combattraient-ils la société actuelle sans l’avoir jugée mauvaise ? Et prétendre qu’on n’a pas le droit de juger n’est-ce pas déjà un jugement ? N’est-ce juger qui juge ?

Au fond, il ne s’agit de rien autre que d’une hypocrisie, plus ou moins inconsciente, de l’esprit, provoquée et renforcée par cette confusion de langage dont nous avons parlé. Ce qu’il y a en réalité, ce sont des hommes qui dénient le droit de juger à ceux qui ne jugent pas comme eux, et qui se le refusent à eux-mêmes aussi… quand ils ne savent comment juger. — Errico Malatesta.