Encyclopédie anarchiste/Internationalisme - Invention

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1061-1072).


INTERNATIONALISME n. m. L’internationalisme est l’ensemble des doctrines et des mouvements favorisant le rapprochement politique, moral et économique des peuples, et préconisant l’établissement, entre les nations, d’un régime de solidarité organisée.

L’internationalisme est le contraire du nationalisme, mais non du patriotisme. Beaucoup d’internationalistes se défendent d’être cosmopolites ou antipatriotes.

Nous lisons dans Les Juifs d’aujourd’hui, de E. Eberlin : « Pendant longtemps, le principe de l’internationalisme a été confondu avec celui du cosmopolitisme ; sans parler d’adversaires, ses partisans mêmes soulignaient son opposition au nationalisme, sans insister sur son opposition au cosmopolitisme. Cependant, par l’essence même de sa doctrine, l’internationalisme était également opposé au nationalisme et au cosmopolitisme. L’idéal du cosmopolitisme, c’est la disparition de toutes les différences nationales ; l’humanité future lui apparaît comme une agglomération des individus, alors que le principe de l’internationalisme est fondé sur la fraternité des peuples. De plus, l’internationalisme a un principe fondamental commun avec le nationalisme : le droit des peuples à disposer de leur sort… L’internationaliste, loin de considérer l’humanité comme une agglomération des individus, est également éloigné de l’envisager comme une alliance mécanique des nations indépendantes les unes des autres. Il considère l’humanité comme une famille, où chaque nation, grande ou petite, est un membre — à titre égal — de la famille dont les intérêts sont solidaires de ceux des autres. »

Félicien Challaye, dans son ouvrage Philosophie scientifique et Philosophie morale, rédigé avec un grand effort d’impartialité, oppose l’antipatriotisme et l’internationalisme :

« L’antinationalisme ou antipatriotisme condamne la nation, et la division de l’humanité en nations distinctes ; il considère le patriotisme comme un sentiment moralement mauvais. C’est la thèse de ceux qui se vantent d’être « citoyens du monde » ou cosmopolites. C’est la thèse de tous les anarchistes, repoussant l’État, et par conséquent la nation ; c’est par exemple la thèse de l’anarchiste chrétien Tolstoï…

L’internationalisme s’oppose à la fois au nationalisme et à l’antipatriotisme. Il vise à concilier en une synthèse supérieure le patriotisme des nationalistes et l’humanitarisme des cosmopolites. Il ne réclame point une « centralisation planétaire » qui supprimerait toute originalité nationale. Il considère comme légitime la division de l’humanité en nations distinctes ; il proclame le droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes. Mais il souhaite l’établissement, entre les nations, d’un régime de paix durable ; et, à cet effet, il réclame la constitution d’une Société des Nations qui maintiendrait l’ordre et établirait des rapports harmonieux entre les peuples, comme l’Etat national règle les différends entre les individus.

« L’internationalisme est impliqué dans toutes les grandes religions. Par exemple, le Bouddhisme n’a aucun caractère national. Le Christianisme proclame le devoir d’aimer son prochain comme soi-même ; or, le prochain, ce n’est pas le Juif pour le Juif, ni le Grec pour le Grec ; c’est l’homme pour l’homme. L’internationalisme exprime aussi l’espoir de tous les pacifistes, par exemple de ceux qui, comme Léon Bourgeois, ont réclamé avant qu’elle existe la création de la Société des Nations. L’internationalisme est aussi la thèse de la plupart des socialistes : ceux-ci défendent à la fois, contre les oppresseurs, la cause des libertés nationales et, contre les fauteurs de guerre, la cause de la paix internationale. »

Si l’internationalisme est conciliable avec le patriotisme, il nous semble, contrairement à Félicien Challaye, qu’il n’est pas inconciliable avec l’attitude morale antipatriotique. En effet, il n’est pas contradictoire de considérer la division de l’humanité en nations comme un fait dont il faut tenir compte et comme une nécessité durable ; et, d’autre part, de soumettre à une vive critique l’idée de patrie et de ne pas tenir la préférence pour son pays comme un devoir et comme un sentiment devant être développé. Il y a des internationalistes antipatriotes, ou tout au moins « apatriotes ».

D’un autre côté, peut-on classer dans l’internationalisme la conception pacifiste de Léon Bourgeois, qui prétendait organiser la paix en laissant presque intact le principe de souveraineté nationale, conception qui a trouvé sa réalisation presque complète dans l’actuelle Société des Nations ? Il s’agit là tout au plus de l’internationalisme modéré.

Le véritable internationaliste, qu’il se réclame surtout du socialisme, du pacifisme ou de l’idéal démocratique (nous faisons abstraction ici de l’Internationalisme communiste, qui se place sur le terrain exclusivement révolutionnaire et prolétarien) considère que la Société des Nations ne pourra remplir tout son rôle pacifique que lorsqu’elle sera transformée en une Fédération des Peuples, à laquelle les États auront transféré une part importante de leur souveraineté.

« Il faut et il suffit, dit le Manifeste de l’Union Populaire pour la Paix universelle, que les peuples étendent sur le plan international les institutions que chacun d’eux possède à l’intérieur de ses frontières… Les peuples doivent, à l’exemple des individus, s’élever à la notion de la véritable liberté. Celle-ci ne consiste pas en une fausse indépendance, qui aboutit à des heurts sanglants ; elle consiste dans la reconnaissance de la solidarité, dans la consécration de la souveraineté du droit et de la loi consentie. La vraie Société des Nations implique un sur-État comportant les trois fonctions : législative, exécutive et judiciaire. Elle doit être créée par une Constitution mondiale émanant des peuples, et défendue par une police de la civilisation, substituée aux armées nationales. »

Nous admettons qu’un tel internationalisme politique peut comporter des dangers et que, notamment, une force internationale, qu’elle revête la forme d’une armée ou d’une police, peut être un moyen d’oppression des travailleurs par le capitalisme mondial. Mais pourtant ces dangers ne peuvent être comparés en gravité à ceux de la guerre qui nous attend si la solidarité des peuples n’est pas organisée. Aussi toute diminution de souveraineté des nations, tout transfert d’autorité du national à l’international, diminuant les chances de conflit meurtrier, nous paraît donc devoir être encouragée, tant par les cosmopolites qui rêvent l’abolition complète des frontières, que par les libertaires qui poursuivent la suppression complète des États.

Beaucoup de socialistes pensent qu’un régime internationaliste ne sera réalisé que lorsque le socialisme aura conquis le pouvoir dans tous les pays, ou tout au moins dans les principaux pays. En tout cas, un commencement de socialisme entre nations s’impose pour réaliser la paix économique. Il faut, dans une grande mesure, substituer la coopération à la concurrence entre les peuples et harmoniser leurs intérêts.

L’internationalisme intégral implique l’abolition des barrières douanières et l’internationalisation de certaines richesses.

« Il faut concevoir : 1° le contrôle des relations économiques par l’autorité internationale ; 2° la gestion directe par elle de certaines richesses ; 3° il faut lui reconnaître un droit de propriété. Le contrôle des États actuels est fragmentaire, partial et souvent contradictoire. Le contrôle, pour être impartial, doit être universel. On parle avec raison de nationalisation industrialisée. Il faut concevoir et réaliser l’internationalisation industrialisée. Il faut, de même, concevoir et réaliser une propriété collective internationale. Comme on reconnaît un domaine national, on doit reconnaître un domaine humain. Il y a des droits éminents de l’humanité organisée. L’État international doit posséder, il ne saurait être déshérité. La Fédération des Peuples doit devenir une puissance économique. Sans empiéter sur les droits de chaque nation de choisir librement son régime social, il y a lieu d’élaborer un Code international de la propriété, instituant en regard des propriétés individuelles, communales, départementales, nationales, la propriété collective internationale. Certaines richesses du sol et du sous sol, certains détroits, ports, fleuves, canaux, certaines voies ferrées, certaines villes et, d’une façon générale, la mer et l’air doivent être internationalisés. » (Mémoire de L. Le Foyer et R. Valfort).

Enfin, le désarmement moral ne peut être organisé sous une forme permanente que si, en matière d’enseignement, les nations sont sous le contrôle de la communauté internationale. L’internationalisme ne doit pas être seulement politique et économique, mais aussi moral et intellectuel. Il nous semble que sans supprimer les originalités culturelles de chaque nation il y a lieu de rendre obligatoires certaines branches de l’enseignement dans les divers pays : langue internationale, code de morale universelle et histoire universelle enseignée suivant les livres choisis par la section intellectuelle de la Fédération des Peuples.

Ajoutons que sur l’idée de défense nationale, les internationalistes sont divisés. La conception suivant laquelle toute guerre, quel que soit son motif, est toujours nuisible à la communauté humaine, et la participation à la guerre n’est jamais un devoir moral, se répand de plus en plus dans les milieux internationalistes des divers pays. — René Valfort.


INTERNEMENT n. m. Fait d’interner une personne. Se dit spécialement des asiles d’aliénés.

La loi de 1838 a eu pour but de protéger les personnes contre les internements arbitraires. Elle le fait mieux que la loi de 1790, mais elle remplit encore très mal son but et il a été souvent question de la réviser.

L’internement arbitraire dans les asiles publics d’aliénés est rare. Ces établissements sont gratuits et réservés en principe aux indigents ; personne n’a donc intérêt à y séquestrer des gens dont l’état de folie est contredit par les observations.

Cependant, de temps en temps, il y a des affaires d’internement de personnes qui ne sont pas folles ; du moins au sens littéral du terme, car il n’y a pas de frontière très nette entre la raison et la folie. De la raison absolue à la folie pure, il y a toute une gamme d’états intermédiaires.

Lorsque le demi ou le quart de fou se tient tranquille et garde pour lui ses impressions, il reste en liberté, s’il n’a pas d’argent ; il faut ajouter cette restriction. S’il s’attaque à des gens du commun, il pourra encore rester libre ; car il est assez difficile de faire intervenir le commissaire de police quand le présumé fou ne cause pas de scandale public : cris par la fenêtre, projections d’objets, coups et blessures aux tiers, tentative de suicide, etc. Mais si le déséquilibré s’attaque aux puissants : lettres de menace au Président de la République, aux parlementaires, cris devant l’Élysée, attentats, etc., l’internement est certain.

Dans les asiles privés, l’internement arbitraire est beaucoup plus fréquent. Là, le médecin a tout intérêt à conserver le vrai ou le faux malade pour lequel on le paie très cher. Le plus souvent, c’est la famille qui fait interner. Un vieux père, une vieille mère sont encombrants ; on veut s’en débarrasser par un moyen légal. Rien de plus facile. Le médecin ami est là et il fera le certificat exigé par la loi. Les éléments ne lui manqueront pas. Quel est le vieillard qui n’a pas d’affaiblissement de la mémoire ? S’il n’y a pas de troubles mentaux on en forge aisément les symptômes : la moindre singularité, un chapeau mis de travers, une robe qui n’est pas à la mode, une façon particulière d’essuyer son couvert, tout cela est porté sur le certificat, et le médecin de l’asile privé gardera le malade : il touche pour cela.

Le certificat de folie est la lettre de cachet moderne. Les familles s’en servent pour se délivrer d’un membre gênant : jeune fille trop sensuelle, jeune homme prodigue, épouse ou époux dont on convoite la fortune, vieillard qui tarde à mourir, etc. Toute l’horreur de la société capitaliste a ses effets à la maison de santé privée.

Il y a bien la visite du Procureur de la République ; que vaut-elle au juste comme garantie ? C’est difficile à savoir.

Il faut compter avec l’égoïsme humain, et puis n’importe qui a l’air d’un fou lorsqu’il est interné dans un asile.

L’internement, d’ailleurs, n’a pas pour effet d’arranger l’esprit. Non que la folie soit à coup sûr contagieuse, mais le désespoir qui résulte de l’internement, le fait d’être dans une détention pire que la prison, puisqu’on n’en connaît pas le terme, suffit pour abattre les plus forts.

La loi sur les aliénés est archaïque ; il faut la remanier.

Le système anglais dit de l’open door (la porte ouverte), serait un grand progrès. Tout malade qui n’est pas absolument dangereux, et c’est le cas de la plupart, aurait la faculté de sortir de l’asile pour se promener. Il devrait même pouvoir vivre en partie de la vie normale en exerçant par exemple une profession.

L’internement arbitraire subsisterait néanmoins. Celui qui le veut trouve toujours le moyen de tourner la loi. On dira, de la personne dont on veut se débarrasser, qu’elle est dangereuse. L’internement arbitraire ne disparaîtra que lorsque personne n’y aura plus intérêt, c’est-à-dire après la disparition de l’argent et de la société capitaliste. — Doctoresse Pelletier.


INTERPELLATION n. f. (du latin interpellare). Action d’interpeller. Question que pose un parlementaire à un ministre. Le droit d’interpellation existe dans tous les pays où fonctionne le régime représentatif. Dans les pays de Dictature ou de Gouvernement absolu, dans ceux où, par suite des circonstances, les garanties dites constitutionnelles sont suspendues, ce droit est aboli ou provisoirement supprimé. Il arrive fréquemment que, loin d’être gêné par une interpellation, un Gouvernement provoque lui-même le dépôt d’une demande d’interpellation, soit pour se débarrasser d’une campagne de presse, soit pour calmer un commencement d’agitation, soit pour couper court à une information de nature à indisposer contre lui ses partisans ou ses adversaires. Dans ce cas, le vote est acquis d’avance, conforme aux désirs et aux intérêts du Pouvoir existant. Par contre, lorsqu’une interpellation est embarrassante pour le Gouvernement en exercice, quand elle est susceptible d’aboutir à un vote hostile de nature à mettre en minorité le Ministère, celui-ci a coutume de recourir, pour éviter sa chute, à une série d’expédients et de manœuvres bien connues, tels que l’ajournement sine die de l’interpellation, son inscription à la suite, sa discussion après enquête administrative ou judiciaire, son renvoi dans l’attente de renseignements précis. L’interpellation est, pour les parlementaires, qui n’en ignorent pas l’inutilité, un moyen d’attirer sur leurs personnes et de gagner au Parti dont ils sont membres la sympathie des électeurs.

Comme tout ce qui fait partie du mécanisme parlementaire, l’interpellation n’est qu’un des multiples rouages de l’appareil gouvernemental. Ce rouage ne vaut ni plus ni moins que les autres. Quand elle concerne un événement important, quand elle est appelée à engager lourdement la responsabilité des Gouvernants et lorsque, par voie de conséquence, elle risque de compromettre le prestige des Maîtres, d’ébranler la solidité du régime ou de soulever la conscience populaire contre les agissements criminels de la classe dirigeante, l’interpellation aboutit, neuf fois sur dix, à la nomination d’une Commission d’Enquête, chargée de faire la lumière, d’établir les responsabilités engagées et — pas toujours, mais quelquefois — de conclure à des sanctions. Il arrive, alors, que ladite Commission, après avoir constitué son bureau, fasse mine de se mettre sérieusement à la besogne. Elle paraît, les premiers jours, animée des intentions les plus louables et résolue à poursuivre activement le cours de ses travaux ; puis, de jour en jour, son zèle se ralentit, ses séances s’espacent, le silence se fait ; on n’en entend plus parler : d’autres événements font perdre de vue ceux qui ont motivé l’enquête ; c’est ce qu’on appelle : « un enterrement de première classe ». Au surplus, tous les travaux parlementaires n’aboutissent-ils pas au même résultat ?…


INTERPOLATION n. f. Action d’interpoler, c’est-à-dire d’altérer le texte ou le contexte d’une phrase, d’un passage. Les œuvres des auteurs anciens ont, pour la plupart, été interpolées ; les manuscrits des auteurs profanes n’ont pas été plus respectés que ceux des écrivains sacrés. Si l’on peut appeler interpolations les variantes introduites dans les anciens poèmes grecs, avant l’invention de l’écriture, l’Iliade et l’Odyssée en fourmillaient, et la critique moderne est d’avis que des épisodes et des chants entiers de l’Iliade sont de vastes interpolations. « Chez les premiers chrétiens, dit M. Alfred Maury, l’habitude d’altérer les écrits des auteurs, d’en supposer même qui leur étaient étrangers, fut générale ». L’ancien et le nouveau Testament sont remplis d’interpolations. Dans l’ancien, les prophéties ne sont guère que des additions faites après l’événement. Dans les Évangiles, on ne compte plus les interpolations, tant elles sont nombreuses et, parfois, maladroites. Ces livres n’ont, pour ainsi dire, été composés qu’à l’aide de retouches et modifications successives. Dans les Antiquités Judaïques, l’historien Flavius Josephe n’avait pas fait mention de Jésus-Christ. Comme il était extraordinaire que Josephe, si parfaitement au courant de tout ce qui concernait la Judée, à l’époque du Christ et presque contemporain de ces événements n’eut pas parlé de Jésus, de sa mission, ni de sa mort, les chrétiens du iie et du iiie siècle ont intercalé, au Livre XVIII des Antiquités Judaïques tout un paragraphe d’une dizaine de lignes, destiné à combler cette lacune. C’est un exemple, entre cent autres, des audacieuses interpolations qu’ont subies les œuvres sur l’autorité desquelles l’Église catholique s’appuie et fait reposer sa doctrine.


INTERPRÉTATION n. f. Action d’interpréter, d’expliquer, de commenter. L’interprétation d’un texte, d’un passage. Il est rare qu’un texte soit d’une clarté telle qu’il ne puisse donner lieu qu’à une seule interprétation. C’est ainsi que le même texte peut susciter deux interprétations contraires. L’art de l’interprétation est de ceux qui favorisent le plus la mauvaise foi. Il arrive souvent que la pensée d’un auteur se trouve travestie et, quelquefois même contredite par la façon dont l’ignorance, le parti pris ou la mauvaise foi l’interprètent. Dans tous les cas, le mieux à faire est de se reporter au texte même. Il importe, en outre, de consulter le contexte, le sens d’une phrase, d’un passage dépendant le plus souvent de ce qui précède et de ce qui suit.


INTERRUPTION n. f. En rhétorique, figure par laquelle on suspend le développement d’un ordre d’idées, pour aborder un ordre d’idées différent. Action d’interrompre, d’arrêter l’exécution d’un travail quelconque ; se livrer à de fréquentes et maladroites interruptions. A chacun de nous l’occasion s’est, maintes fois, présentée d’assister, au sein de réunion publiques, à l’exposé d’une thèse qui ne recueillait point l’unanimité des suffrages et pour laquelle d’ailleurs, bien souvent, l’orateur n’usait pas que d’arguments empreints d’une parfaite loyauté. D’autres fois, il s’agissait simplement d’un sujet dont le développement allait absolument à l’opposé du but que nous nous sommes assigné et dont les conclusions se heurtaient à celles que nous tirons habituellement de nos propres théories.

Avouons-le : il faut, dans ces circonstances, un certain courage et une grande maîtrise de soi pour que, dès que retentit à nos oreilles le son de cloche différent de celui dont nous avons peut-être trop tendance à nous bercer, l’interruption, parfois brutale et rarement réfléchie, ne jaillisse pas de nos lèvres ! Trop d’individus, hélas, sont dogmatiquement imbus de leurs idées et, sans doute, par une survivance, même chez les plus apparemment affranchis, de l’esprit religieux, intolérant par essence, ils ne sauraient admettre qu’une idée contraire, par conséquent au premier abord hétérodoxe et condamnable, naisse dans le cerveau d’autrui. Ce travers, — disons-le : cette tare, — nous la rencontrons tout naturellement et au plus haut degré de virulence chez les partisans des doctrines autoritaires, chez ces individus qui, une Bible blanche, tricolore ou rouge en mains, se croient autant de papes détenant, à eux seuls, la totale Vérité que leur a révélée l’Église dont ils sont les dociles et farouches fidèles !…

Malheureusement nous devons à la vérité de déclarer que cette détestable intolérance, ce répugnant sectarisme, si nuisible à notre propagande et dont eurent à souffrir quelques-uns de nos meilleurs militants, n’est pas absolument banni de nos milieux libertaires et, trop souventes fois, il nous fut pénible de constater, dans certaines assemblées, l’hostilité irraisonnée et systématique de camarades à l’égard de conférenciers qui, pour être en désaccord profond avec la grande Doctrine de Vie qui est nôtre, n’en méritaient pas moins, parce que courtois et sincères, d’être entendus jusqu’au bout. Nous éviterons donc, en toute occasion et étant entendu que nous aurons devant nous un contradicteur loyal, l’interruption intempestive et grossière, toujours impuissante à traduire un sentiment noble, une idée saine et juste et, même en présence du plus insipide des rhéteurs, du plus agaçant des verbomanes, sachons faire montre d’indulgence et de dignité en écoutant, avec calme, la démonstration de l’adversaire. Nous aborderons ensuite la tribune avec la ferme volonté de nous faire respecter, à notre tour, et d’autant plus conscients de la noblesse de notre tâche que pour la vulgarisation de l’Idéal dont nous sommes pénétrés point ne nous est besoin de recourir à l’obstruction et à la violence. — A. Blicq.


INTERVENTION n. f. Action d’intervenir, de s’ingérer, de se mêler d’une affaire, de prendre parti dans un conflit, dans une discussion, dans un différend. Intervention armée : action par laquelle un Gouvernement interpose sa médiation, défend ses intérêts ou impose sa volonté, par le recours aux armes. La non-intervention est un système politique par lequel les gouvernements s’abstiennent dans les affaires intérieures des autres gouvernements.


INTERVIEW n. f. Ce mot anglais est entré dans le vocabulaire français. Il est fait un usage fréquent de l’interview dans le journalisme. Un événement se produit, un drame éclate, une menace, un danger ou un espoir prennent consistance ; aussitôt un spécialiste de l’interview rend visite à une ou plusieurs personnes qui, par leur situation sociale, leurs relations ou leur documentation présumée exceptionnelle, peuvent avoir à exprimer une opinion intéressante ou sont susceptibles de fournir des renseignements de quelque importance.

Pour un journal ou une revue, le système de l’interview est un moyen commode de se procurer à bon compte de la copie et d’intéresser le lecteur. Une foule d’enquêtes portant sur des questions d’un vif intérêt ou d’une grande portée sont entièrement menées par voie d’interviews. Des écrivains s’offrent le luxe facile de publier sous leur signature : des livres dont toutes les pages sont dues à des personnes interviewées. L’unique travail de l’auteur consiste à classer et à reproduire dans un ordre qui donne l’illusion d’un plan méthodique les opinions ainsi recueillies et dont l’expression est, du commencement à la fin, due aux personnages consultés.

Quand un reporter ne parvient pas à joindre la personne qu’il se propose d’interviewer, il arrive assez souvent que, plutôt que de renoncer à la publication de l’article projeté, il imagine de toutes pièces une conversation qui n’a pas eu lieu. Il arrive enfin que, recueillies en vitesse et sous forme de notes rapides, les déclarations de l’interviewé soient inexactement rapportées. Ces circonstances valent au reporter des démentis ou des rectifications, dont il n’a cure : l’essentiel, pour ce porte-plume, étant de publier l’interview que lui a demandée le directeur du journal.

Très souvent, la personne consultée demande au journaliste de rédiger par écrit et de lui remettre les diverses questions qu’il se propose de lui poser. Ces réponses, écrites aussi, sont communiquées au reporter, et il est convenu qu’elles paraîtront littéralement. Ce procédé évite les inventions et les altérations dont il est question ci-dessus.


INTIMIDATION n. f. Action d’intimider, c’est-à-dire d’inspirer de la crainte, de l’appréhension. L’intimidation ne porte que sur les êtres hésitants et faibles. Plus l’individu manque de résolution et de volonté, et plus agit sur lui le système d’intimidation. Quand un individu flotte entre des déterminations différentes ou contradictoires, il est facile de lui faire accepter, par voie d’intimidation, celle qu’on désire ; et, s’il manque de volonté, il est également facile de l’éloigner, par le même procédé, de la décision qu’il a prise. Parce qu’ils sont généralement de faible volonté, les vieillards, les enfants et les femmes se laissent aisément intimider.

Il en est de même des peuples, à l’égard desquels les Gouvernants usent fréquemment de l’intimidation érigée en système. En matière de gouvernement, ce système se décompose pratiquement en deux temps : le premier temps, c’est l’avertissement, la menace ; le second temps, c’est, dans le cas où la menace demeure inopérante, la répression.

La loi est une application de ce système d’intimidation. La formule bien connue : « Sera puni… etc. » contient l’avertissement, exprime la menace. Elle sert de gendarme préventif, en inspirant la crainte du châtiment à ceux qui éprouvent la tentation de contrevenir à la loi. Cette appréhension possède une force qui, bien souvent, suffit à empêcher l’action délictueuse ou criminelle. Mais tous ne sont pas arrêtés par la peur du châtiment ; il en est qui passent outre et font ce que la loi interdit. C’est, alors, le second temps du système d’intimidation : le châtiment, la répression, dont le but est moins de punir le « coupable » que d’intimider les personnes qui formeraient le dessein de suivre son exemple.

La pratique de l’intimidation sévit tout aussi sévèrement dans les relations entre patrons et ouvriers. Les travailleurs s’avisent-ils de se montrer mécontents des conditions de travail ou de salaires qui leur sont imposées ? L’employeur s’empresse de faire savoir qu’il ne s’inclinera devant aucune réclamation et que ceux qui ne sont pas satisfaits n’ont qu’à chercher du travail ailleurs. C’est le premier temps du système : l’avertissement, la menace. Si la crainte d’être congédiés et de se trouver sans travail n’empêche pas les salariés de maintenir leurs revendications, le patron n’hésite pas à renvoyer les « meneurs », dans l’espoir que cette mesure décidera les autres à abandonner, si justes soient-elles, leurs réclamations.

Ce système d’intimidation qui, jusqu’à ce jour, a si bien réussi aux Gouvernements et aux Patrons, se brisera devant la ferme volonté des gouvernés et des travailleurs, quand ceux-ci sauront clairement ce qu’ils veulent et le voudront énergiquement.


INTOLÉRANCE n. f. (du latin intolerentia). L’intolérance est assurément une des tendances les plus autoritaires et les plus oppressives de la nature humaine. Elle semble aussi vieille que la société. Jamais les hommes n’ont pu supporter qu’on ne pense pas ou qu’on n’agisse pas comme eux. Depuis le conformisme étroit de la tribu sauvage, jusqu’aux formes les plus odieuses du dogmatisme religieux, jamais les sociétés n’ont reconnu le droit individuel à la liberté. Et, dans notre monde « civilisé » et « démocratique », ce droit est encore excessivement restreint.

On pourrait objecter que cet état de choses répondait à d’impérieuses nécessités sociales et je suis trop déterministe pour nier que toutes les institutions qui ont existé, toutes les idées qui ont régné, toutes les méthodes qui ont prévalu à un moment quelconque, n’ont pas eu leur raison d’être et ne correspondaient pas à un besoin vital des sociétés — qui n’ont pu durer, pendant des siècles nombreux, qu’à la condition de subordonner étroitement l’individu. Retenons simplement cet enseignement que l’intolérance grégaire, la prépondérance du collectif sur l’individuel, ont été les moyens d’action des sociétés barbares,

Mais, une fois l’existence de l’organisme social assurée, il ne doit pas rester stationnaire et se cristalliser. Pour se perfectionner, il faut qu’il évolue, qu’il change, qu’il se renouvelle. Les sociétés progresseront donc dans la mesure où elles seront parvenues à refouler conservatisme et misonéisme, dans la mesure où elles permettront aux initiatives de s’exercer librement, dans la mesure où elles auront toléré de nouveaux modes de penser et d’agir.

Prêtres, rois, chefs guerriers, politiciens ou tyrans économiques, font évidemment passer le souci de leurs ambitions et de leurs privilèges avant l’intérêt de la collectivité. Peu leur importe que la société s’engourdisse dans la torpeur, qu’elle végète ou rétrograde. Au contraire, cette tyrannie ne peut être que favorable à l’épanouissement de leur despotisme.

On criera donc « haro » sur le chercheur, le novateur, l’indépendant. On étouffera, par tous les moyens, même les plus violents, la pensée libre, l’effort vers le changement, l’expérimentation, vers plus de justice et d’égalité.

Toute idée subversive sera qualifiée de chimère dangereuse et d’utopie irréalisable. Au nom de la routine, on refusera de s’écarter des sentiers battus, car l’intolérance va de pair avec l’étroitesse d’esprit, la paresse et la routine.

Les gouvernants et les prêtres ont particulièrement abusé de l’intolérance et ont persécuté atrocement tous les chercheurs et tous les précurseurs.

Il est inutile de donner ici des exemples de l’intolérance de l’Église. C’est toute son histoire qu’il faudrait refaire, car elle a toujours gouverné avec absolutisme. Aujourd’hui encore, en dépit de certaines affirmations libérales ( ?), les religions sont foncièrement intolérantes. Elles ne peuvent supporter les dissidences, les libres interprétations, les recherches des penseurs désintéressés. Elles ont leur Credo, leur Évangile, leurs formules, — et il faut accepter tout cela, en bloc, les yeux fermés. Si l’on permettait à chaque fidèle de choisir librement, de rejeter ce qui lui déplaît, d’étudier sans parti-pris les doctrines adverses, d’écouter loyalement tous les sons de cloche, tous les systèmes dogmatiques seraient condamnés à s’écrouler plus ou moins rapidement. Ils ne subsistent que par la Foi, la Croyance, le Dogme — et l’Intolérance.

Pour combattre l’intolérance au point de vue social, il faut donc lutter contre le dogmatisme et contre l’autoritarisme.

Mais cela ne suffit pas : il faut aussi combattre l’intolérance au point de vue individuel.

Combien de personnes, en effet, se croient libres, se déclarent attachées aux partis d’avant-garde et conservent, malgré tout, une mentalité intolérante !

Avouons-le : les esprits vraiment tolérants sont très rares, — rarissimes même.

Il faut nous habituer pourtant à considérer la pensée d’autrui (fût-elle très différente de la nôtre) avec sympathie, avec compréhension. Nous sommes persuadés de posséder la vérité, mais qui nous prouve que nous ne nous égarons pas ? Qui sait si notre antagoniste n’a pas raison contre nous ? Il nous est pénible d’en convenir parce que nous sommes égoïstes et dominés par un individualisme absurde, fait de vanité bien souvent.

On peut être tolérant, avoir des idées très larges et travailler néanmoins de toutes ses forces à la propagation de la vérité. C’est précisément en diminuant l’ignorance que l’on arrivera à rendre l’homme meilleur et à élever sa mentalité.

« La diversité de nos opinions, disait Descartes, ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. »

L’éducation élargira les horizons de la pensée humaine et fera fleurir l’amour de la liberté, — ce qui est le seul moyen de mettre fin au règne des intolérants et aux violences barbares qui sont la honte et le malheur de l’humanité. — André Lorulot.


INTRANSIGEANCE n. f. Système de ceux qui ne transigent pas, qui ne veulent faire aucune concession. Qualité ou défaut, selon l’objet.

Dans un monde où tout est relatif, il paraît absurde de parler d’absolus. Sans cesse, dans l’univers, tout change, tout se modifie, les végétaux et les minéraux, comme les animaux, comme les idées, comme les sociétés. Ne pas transiger demande une certitude que seuls les sots affirment immuable. La certitude que l’on détient une règle de conduite parfaite, ne saurait être que momentanée.

S’attacher à un dogme, à une loi, à une idée, définitivement ; être intransigeant avec soi-même, ne pas tenir compte ni des faits nouveaux, ni des contingences sociales, c’est œuvre de sectaire. Cela nie la liberté de l’individu et affirme l’impuissance de la raison.

Que le pape, prétendant parler au nom d’un Dieu éternel, immuable, ne transige pas, cela se conçoit ; à condition que soit démontrée auparavant l’existence de ce Dieu et la réalité du lien qui, dit le pape, les unit tous deux, — hors cette démonstration il n’y a qu’imposture. Mais qu’un autre individu soit intransigeant sur une quelconque question, cela ne saurait s’admettre que jusqu’à preuve qu’il erre. Cette preuve fournie, l’homme se doit de modifier l’objet de son intransigeance.

En outre et quand il s’agit de passer de la théorie à la pratique, c’est folie que de ne pas tenir compte des résistances à combattre, des possibilités de réalisation.

Si tous se cantonnent dans leur intransigeance, toute mesure est la force. Le sectaire est presque toujours un fripon ou un ignorant, il est dangereux pour tous et doit être sévèrement écarté des compétitions sociales. Il y a en lui, à l’état latent, un dictateur, un maître.

Or, « notre ennemi c’est notre maître ». Les anarchistes, destructeurs impitoyables des fausses valeurs sociales ou individuelles, ne sauraient être des sectaires. Intransigeants avec leur conscience, oui, certes, mais toujours prêts à se rallier au point de vue qui, après mûre réflexion, leur paraît le meilleur. — A. Lapeyre.


INTRIGUE n. f. (lat. intricare, embarrasser ; de trica, entraves). Réunion d’événements ou de circonstances qui se rencontrent dans une affaire ; complication, embarras ; machinations secrètes dans le but d’obtenir quelque avantage ou de nuire à quelqu’un : « La récompense due au mérite est souvent accordée à l’intrigue. » Voltaire disait : « Ce qu’un savant gagne en intrigues, il le perd en génie ; de même qu’en mécanique ce qu’on gagne en temps on le perd en forces. » Beaumarchais soulignait ainsi l’étendue de la ruse et la dépense de basse ingéniosité qu’appelle l’intrigue : « Dans le vaste champ de l’intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot. »

La cour des rois était un foyer d’intrigues perpétuelles. Autour des puissants jouent, en enveloppements incessants, les intrigues de la vanité et de l’ambition. Les milieux dirigeants des régimes dits démocratiques les voient se nouer sans relâche autour des faveurs, des places, des honneurs, des prébendes et des sinécures. Elles sont le chemin sinueux des appétits et l’argent n’est pas l’enjeu le moins convoité…

Dans le domaine de la politique internationale, la diplomatie est la terre d’élection de l’intrigue, et la sécurité des peuples y succombe. Parlements, chancelleries pullulent d’intrigants dont le scrupule est bien le dernier embarras. Le mystère qui enveloppe, au grand dam des gouvernés, les affaires publiques, fournit aux aventuriers l’ombre propice aux intrigues qu’une organisation claire et loyale déjouerait.

On appelle intrigue en littérature et dans l’art dramatique, le nœud secret de l’action des personnages, le processus des conflits et des oppositions qui acheminent, dans un intérêt qui doit être à point soutenu et croissant, vers le dénouement. L’intrigue, habile avant que d’être vraie, est plus ou moins heureuse, et le métier, les ficelles d’un Scribe y obtiennent plus en réussite que le génie. A celui-ci, plus droit, plus naturel, le temps rend cependant peu à peu son succès, au niveau de sa maîtrise. L’intrigue est, au théâtre surtout, particulièrement artificielle. Elle atteint, dans le roman-feuilleton et dans le scénario des films « à l’américaine », son maximum de fantaisie et aussi d’incohérence… — L.


INTRINSÈQUE adj. (du latin : intrinsecus, intérieur). Qui est au-dedans d’une chose, à l’intérieur de celle-ci, qui lui est inhérente, qui fait corps avec elle, qui ne peut pas en être séparé, qui lui est propre et essentiel. La valeur intrinsèque d’un objet est indépendante de toute convention. La valeur intrinsèque d’un billet de banque, d’une action ou obligation, d’une pièce de monnaie est souvent très différente de sa valeur conventionnelle. Si je fais fondre de la monnaie d’or ou d’argent, par la quantité de métal pur que j’en extrais, je puis déterminer sa valeur intrinsèque. Si je livre aux flammes un billet de banque, il ne reste de celui-ci que de la cendre. Les mots, les idées possèdent une valeur intrinsèque. C’est celle qui s’y attache, abstraction faite de toute considération à côté ou extérieure.


INTUITION n. f. (du latin intuitio ; de in, dans et tueri, voir). Connaissance claire, directe et immédiate des choses, sans le secours du raisonnement ; perception directe de vérités qui, pour être saisies par l’esprit, n’ont pas besoin de l’intermédiaire du raisonnement. En philosophie, l’intuition est un mode de connaissance immédiate et directe, qui ne s’embarrasse ni du raisonnement, ni de l’expérience, ni de l’observation des faits. Elle a son origine dans le sentiment. Elle considère comme de secondaire importance les conflits qui peuvent mettre aux prises le sentiment et le raisonnement basé sur l’observation. Elle tente de concilier, quand faire se peut, celui-ci et celui-là ; mais, quand l’expérience contredit le sentiment, c’est celui-ci qui l’emporte, le sentiment intime, la conscience et autres lumières subjectives étant un guide plus sûr, mieux éclairé que l’expérimentation.

L’école positiviste (voir positivisme) n’admet comme certains que les faits vérifiés et contrôlés ; elle ne reconnaît que les vérités qui se meuvent dans le cadre de l’observation. Sans faire complètement fi de ces vérités et de ces faits, l’École qui s’édifie sur l’intuition émet la prétention d’aller directement à la vérité, de franchir le cadre qui limite le domaine de l’expérimentation et du connu et de conclure, sans hésitation, dût la conclusion être en désaccord avec les connaissances acquises par l’observation.

On conçoit l’empressement sympathique avec lequel les Écoles spiritualistes et, plus encore, les chapelles religieuses ont accueilli les théories émises par « l’Intuitionnisme ». Dans l’ardente lutte engagée contre le matérialisme et la philosophie qui en découle, ces théories trouvaient droit de cité. Le philosophe Henri Bergson, auquel de brillants auditoires, en majeure partie composés de snobs et de dilettantes, firent, ces temps derniers, un bruyant succès, a développé la doctrine de l’Intuition dans quelques études psychologiques dont les plus connues ont pour titre : Essai sur les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; L’Évolution créatrice.

L’Intuitionnisme — qu’on nous pardonne ce néologisme — ne possède aucun caractère scientifique. Il repose tantôt sur des lieux communs et des traditions discutables, tantôt sur de fragiles rapprochements, de douteuses comparaisons ou des exemples suspects. Selon les lieux, les temps, les circonstances et les individus, le système philosophique qui en est l’expression officielle conduit à des conclusions que leur diversité, voire leur opposition condamnent à l’incertitude.

Le mot « Intuition » est pris aussi dans le sens de pressentiment (Voir ce mot). Exemple : « J’avais l’intuition du malheur qui m’est arrivé. J’ai l’intuition que mes démarches n’aboutiront pas. Mon intuition ne me trompe jamais. Dès que j’ai vu telle personne, j’ai eu l’intuition que nous nous lierions d’amitié ». — S. F.

INTUITION. L’intuition, qu’elle soit intellectuelle ou sensible, s’oppose à la pensée discursive ; elle implique perception immédiate d’une vérité qui n’a pas besoin du raisonnement pour être connue. En géométrie, la formule permettant de calculer la surface d’une circonférence n’apparaît pas évidente de prime abord ; je dois décomposer cette surface en triangles dont la base est infiniment petite ; et ces triangles je les rattache à des parallélogrammes, réductibles à des rectangles qui se ramènent eux-mêmes au carré.

Grâce à une série de substitutions j’arrive à déterminer de façon certaine la surface de figures successives. Les vérités ainsi obtenues sont essentiellement discursives, médiates ; elles découlent de jugements logiques. Mais lorsque je déclare : « deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles » ou « les sommes de quantités égales sont égales », j’énonce des propositions, qui n’ont besoin de nul raisonnement pour être évidentes, et dont je ne puis fournir aucune démonstration rigoureuse. Ces vérités primordiales — on les appelle axiomes — commandent toute la série des déductions mathématiques, rendant possible les substitutions de nombres en arithmétique, de lettres en algèbre, de figures en géométrie. Dans l’ordre expérimental, connaissances immédiates de la vue, du toucher, etc., ainsi que de la conscience constituent des intuitions de genre différent. Mais à ces données primitives se surajoutent bientôt, par suite d’habitudes acquises, des souvenirs, des idées, des jugements qui s’incorporent à la perception et la modifient. D’où erreurs fréquentes, imputables aux activités imaginatives et intellectuelles, qui brodent à leur fantaisie sur le canevas fourni par l’expérience. Évaluer la distance d’une cloche d’après le son qu’elle émet, la chaleur d’un poêle d’après sa couleur, résultent ainsi d’une interprétation toute mentale ; la distance n’étant directement perçue que par la sensibilité musculaire et tactile, peut être aussi par la vue, la chaleur ne l’étant que par le toucher. Observer un objet qui tombe sera une intuition sensible, alors que conclure à la chute de cet objet, en vertu de la pesanteur, si je l’abandonne dans le vide, sera une certitude déductive. Et quand je dis : « la même chose ne peut pas à la fois être et ne pas être » ou « tout a une cause », je suis en présence de vérités intuitives, évidentes avant d’être confirmées par l’expérience. Elles constituent l’ossature de la raison, puisque sans le principe d’identité nulle pensée logique n’apparaît possible et que la causalité sert de fil d’Ariane au savant pour se guider dans le labyrinthe des faits. Force est à l’esprit de s’arrêter quelque part dans la série régressive de ses démonstrations ; c’est aux certitudes intuitives, soit de l’intelligence, soit de la perception consciente ou sensible, qu’il demande la base indispensable aux constructions de la pensée.

Bergson et ses disciples rabaissent la connaissance discursive au profit de l’intuition. Mais cette intuition, vue directe du réel, ils la supposent relevant des sens ou de la conscience, pas du tout de la raison ; de plus, loin de consister dans un enregistrement passif des données expérimentales, elle impliquerait effort méthodique et prolongé pour se déprendre des habitudes acquises. Une perception directe des pulsations intimes de la matière, toujours en mouvement et non figée en formes immuables, serait possible aux sens ramenés pour un moment à leur virginité première. Les couleurs apparaîtraient à nos yeux éblouis, animées d’éternels remous aux nuances innombrables, les lignes droites perdraient de leur précision, tous les objets particuliers, que nous découpons dans l’espace, fusionneraient en une sorte d’aurore boréale, aux lumières de contours indécis. Avec ses instruments, ses mesures, le savant, qui convertit la qualité en quantité, s’avère incapable de saisir les faits en profondeur ; il n’en perçoit que la surface. Quand j’entends sonner une cloche, c’est arbitrairement que j’en découpe les coups pour les nombrer : chacun d’eux à sa nuance particulière et leur totalité engendre une phrase musicale, un rythme inanalysable. Même déformation spatiale dans la connaissance des sensations corporelles ou des sentiments moraux. Si je ferme le poing et presse les doigts de plus en plus, j’éprouve un sentiment d’effort qui croît mais reste identique, semble-t-il ; en réalité le nombre des muscles intéressés à mon action se multiplie, gagnant toute la main, le poignet, l’ensemble du bras, l’épaule même, et ce n’est pas d’une sensation d’intensité variable que j’ai conscience, mais d’une série de sensations hétérogènes, qualitativement distinctes et qui résultent de l’extension prise par les contractions musculaires. L’aggravation continue d’une douleur mentale ne consiste pas, comme on l’admet de prime abord, dans le grossissement progressif d’un sentiment de même nature. Elle implique une succession de sentiments différents, étrangers les uns aux autres, dont l’intensité répond uniquement à la quantité d’états psychiques teintés de sa couleur. Ces analyses bergsoniennes sont ingénieuses, mais la perception du monde extérieur, qu’elles supposent, répond surtout à des troubles de la vue, et la notion d’intensité psychologique subsiste dans l’immense majorité des cas. Sur le tombeau scellé des doctrines irrationnelles, la science peut dès aujourd’hui chanter alléluia.

Une autre intuition, morte depuis longtemps, c’est celle dont nous gratifièrent Malebranche, les Ontologistes, et d’autres disciples plus ou moins fidèles de Platon : l’intuition de Dieu. Dès ici-bas notre intelligence communiquerait avec l’Être suprême, nous verrions Dieu, selon une expression chère à Malebranche, sinon dans son essence infinie, du moins en tant que réceptacle des Idées. Doctrine si fragile que l’Église a condamné ses défenseurs. Elle s’inspirait de l’argument ontologique, invoqué par Saint Anselme et Descartes en faveur de l’existence de Dieu. L’idée de Dieu, disaient ces derniers étant celle d’un être parfait, implique nécessairement l’existence qui est une perfection ; de même qu’un triangle suppose trois angles par définition. Et de conclure : donc Dieu existe puisque nous le pensons. Ils passaient ainsi faussement de l’ordre idéal à l’ordre réel, oubliant que si un triangle suppose bien trois angles, il faut des preuves nouvelles pour démontrer que ce triangle et, par conséquent, ses trois angles existent en fait. De même si Dieu avait toutes les perfections, il aurait sans conteste l’existence ; mais rien ne prouve que ce Dieu existe effectivement en dehors de notre esprit. Une montagne implique des vallées ; par contre, si la montagne est imaginaire, les vallées aussi le sont. En admettant une perception directe de Dieu, Malebranche et les Ontologistes croyaient échapper à toute objection ; malheureusement pour eux la psychologie expérimentale a définitivement classé l’intuition divine parmi les mythes sans fondement.

Historiquement, l’intuition, une fausse intuition, a donc servi de base à des doctrines hautement fantaisistes. Ajoutons que certains principes de la raison ont perdu le caractère d’évidence immédiate qui fut leur autrefois. Ainsi la finalité nous semble illusoire quand il s’agit du monde physique : son domaine se restreint à la vie, peut-être à la pensée. Principes de causalité, d’identité même, pourraient bien n’avoir qu’une valeur relative ; ce sont des hypothèses commodes et largement probables, mais dont la rigueur n’est sans doute pas absolue. Les postulats de la géométrie euclidienne se volatilisent aux yeux des méta-géomètres. Et nous ne parlons pas des hallucinations pures où le cerveau fait tout, sans rien demander aux sens. Facilement reconnues dans le délire et la folie ordinaires, elles sont prises pour des visions célestes dès qu’il s’agit d’hallucinations religieuses : témoin celles de Marie Alacoque à Paray-le-Monial, de la petite Soubirous à Lourdes, des deux frères Barbedette — mes homonymes et peut-être lointains parents, car nous sommes de la même région — à Pontmain. L’Église, défiante, réduisit au silence ces visionnaires : des habitants de Nevers, sa résidence, me l’ont certifié pour la Soubirous, et l’un des Barbedette, un naïf, m’a déclaré, à moi-même, que les chefs ecclésiastiques lui firent promettre de ne narrer à personne comment la Vierge lui était apparue. Pour lever cette défense on attendit qu’il eût pris de l’âge et qu’aucune imprudence ne fût à craindre de sa part. Mais à Pontmain, comme à Lourdes, comme à Paray-le-Monial s’élèvent de magnifiques églises où des croyants simplistes laissent des millions, chaque année. Que ces exemples nous servent de leçons ; défions-nous même des certitudes, car beaucoup ne résistent pas à l’épreuve d’une critique serrée ! De ce nombre sont les intuitions mystiques, les rêveries a la Bergson et les prétendues évidences rationnelles que les traditionnalistes voudraient mettre à l’abri de toute discussion. — L. Barbedette.

INTUITION. Au sens le plus large, appliqué aux événements de la vie, l’intuition est une notion spontanée des faits, affranchie des chemins ordinaires de la connaissance. Elle accompagne ainsi le caractère, plus subjectif et limité, que lui donne la philosophie et qui a rapport à une « connaissance des vérités à la fois claire, immédiate et indépendante de tout raisonnement ou démonstration ».

Ici, d’ailleurs, non seulement son importance et son rôle, mais sa définition varient avec les écoles, et Platon ou Malebranche, Locke ou Schelling, Kant ou Bergson n’ont pas pour elle le même regard ni ne lui accordent un prestige égal et des vertus identiques. Quant à la théologie, toujours excessive, elle la poursuit au delà des facultés humaines et en fait, par une fusion anticipée de la substance et un acte de foi en l’identité, la « vision de Dieu »…

L’intuition parait être davantage des premiers temps de nos acquisitions et tenir, comme l’instinct, plus aux fibres qu’à l’intellectualité, restant entendu que celle-ci ne se conçoit pas sans le support des sens. L’intuition est plutôt du domaine des natures impulsives, frustes ou sentimentales, que du jeu des esprits positifs, des analystes et des froids érudits. Elle est plus propre — éducation ou prédisposition — en raison de l’étendue de sa zone sensible, à l’élément féminin. A elle semblent se rattacher certains dons de prescience ou de prophétie et elle est regardée comme le caractère du génie. Elle semble ainsi suppléer et devancer provisoirement les moyens nés du développement intellectuel et propres à la culture, et devoir peu à peu céder le terrain à la cérébralité à mesure que se rétrécit le champ de la connaissance confuse et que la science intensifie ses méthodes d’investigation et de contrôle.

Il serait absurde, cependant, de lui tracer des frontières aussi précises et de prédire son recul obligé, de même que d’affirmer tantôt la prédominance, voire la souveraineté, et tantôt l’inanité de ses apports. Plus rationnel est-il d’en éclairer l’essence et les manifestations par des interrogations toutes scientifiques. D’ailleurs, la science elle-même pénétrant et, par la suite, régularisant, favorisant même le commerce encore mystérieux des êtres et nos réactions sur les choses, découvrant peut-être, par analogie, le secret de certains phénomènes troublants (comme la télépathie) dans des ondes que propage aussi l’éther et dont certains sujets particulièrement doués sont les pôles émetteurs et récepteurs, la science peut amplifier sa puissance, en l’appelant au renouveau. Et l’instrument rudimentaire d’un obscur savoir se muerait ainsi en prospecteur discipliné au service d’une intelligence chaude et éveillée.

Le sensible — encore impénétré dans sa vastitude parfois inquiétante — n’a pas dit son dernier mot. Il n’a pas fourni son dernier document ni projeté son dernier rayon d’art. Et les concentrations nerveuses aux approches singulièrement clairvoyantes — dont certains hommes marquent le privilège, constituent sans doute des armes préhensives précieuses pour les conquêtes humaines. Sentant le passé par transposition sympathique — et assez lucide pour coordonner et situer son butin — un artiste pourra, jusqu’en histoire, apporter le bénéfice de sa faculté prolongatrice à la réduction de nos prodigieux inconnus. D’autre part, l’accroissement des régions intellectuelles — vouées, semble-t-il, à l’hypertrophie et peut-être au déséquilibre — commandées par la logique et soumises aux rigueurs du raisonnement, risque çà et là, un seul chaînon défaillant et parfois les prémices, de nous entraîner dans l’absurde et de nous faire répudier l’évidence. Il y a, dans la sécheresse où se lient les propositions et se débattent les théorèmes épurés, des quintessences arbitraires qui dépouillent la vérité des faits générateurs ; et le grossissement de l’abstrait dévoyé aux poursuites aveugles cèle un péril syllogistique. Pour y ramener l’impalpable souvent décisif de la vie, le contrôle intuitif est plus d’une fois l’inconscient redressement de nos spécialisations spéculatives…

L’amour, du plus impérieux des instincts aux plus éthérées des attractions artistiques, apparaît comme l’atmosphère propre aux intuitions d’envergure. Les frémissements amoureux — que le sexe les ébranle ou la passion artistique — leur offrent des facteurs décuplés de puissance et des voies de pénétration qui déconcertent la sérénité normale. Sans chercher ni des formes ni une source divine à l’intuition, et loin de la soustraire au regard curieux et à la surveillance de la science, on peut caresser en elle des espérances qu’un avenir toujours plus lumineux pourra servir et l’envisager comme une des forces enfin comprises et connues de la connaissance. Nous nous inclinerons s’il arrive aux événements de démentir ces perspectives. — Stephen Mac say.


INVASION n. f. (lat. invasio, de invadere : in, (dans) et vadere, (aller). Pénétration militaire dans un pays, irruption guerrière à laquelle font cortège les abus de la soldatesque, le sac des biens et parfois le massacre des personnes. L’invasion se chiffre, pour le vaincu, en brimades, rançons, contrainte, assujettissement, violences et privations de toute nature. Elle apporte au vainqueur le bénéfice de cyniques exactions jointes aux satisfactions grossières de l’amour-propre et de la domination : il puise ses avantages et ses jouissances dans l’exercice des droits souverains de la force. L’invasion a son épilogue dans l’indemnité — souvent écrasante —, l’occupation ou l’annexion…

La terreur de l’invasion a toujours servi les habiletés des professionnels — mégalomanes ou affairistes— du patriotisme. Elle a, devant les peuples inéclairés, justifié, par le paradoxe, les charges d’une paix armée ruineuse souvent plus que la guerre, et entretenu la méfiance et l’atmosphère d’hostilité propices aux rencontres sanglantes. C’est sur les invasions de 1870 et de 1914 que les militaristes de France assoient les « raisons » de leurs armements formidables. La menace ainsi change de camp, et les inquiétudes. Et la paix demeure précaire et sans fondement. Les intérêts, les appétits, les circonstances demeurent l’arbitre d’un équilibre singulièrement provisoire. Plus ardue est aussi, dans la course folle aux préparatifs dits « de défense », la tâche lente du rapprochement des peuples.

Citons, parmi les invasions les plus tristement célèbres dans le passé : « celle des Hyksos en Égypte (vers 2310 av. J.-C.) ; celle des Gaulois en Italie et dans le bassin du Danube, sous la République romaine (521 à 389) ; la Grande invasion des Barbares dans l’empire romain au ive siècle ; celle des Normands, au ixe siècle, dans l’ouest de l’Europe ; celle des Arabes, dans l’Espagne et la France méridionale, du viie au xe siècle ; celle des Mongols et des Tartares, du xiiie au xive siècle » ; et enfin, sous l’empire français, en 1813 et 1814, après les pénétrations du conquérant corse en Espagne, en Italie et, à travers l’Allemagne, jusqu’au cœur de la Russie, le choc en retour de l’invasion des coalisés de toute l’Europe soulevée contre la tyrannie napoléonienne. Plus près de nous : la grande invasion de 1914-18 sur toute la Belgique et le nord de la France.

Au figuré, invasion se dit de toute irruption soudaine : invasion de rats, des eaux, de quelque bande en liesse, du sommeil même ; aussi des maladies, en particulier épidémiques (choléra, typhus, etc.). Désigne encore les choses morales qui soumettent à leur emprise les esprits : invasion des préjugés, du mauvais goût, des doctrines pernicieuses. A ce titre, les timorés et les conservateurs parlent, comme d’un fléau ou d’une horde, de l’invasion du communisme, de l’anarchie, etc. — L.


INVENTAIRE n. m. En Droit, l’inventaire est un acte conservatoire que la loi prescrit formellement en matière de succession chaque fois qu’il y a lieu de sauvegarder les intérêts d’héritiers mineurs, interdits ou absents et, dans tous les cas également, où la dévolution de la succession se heurte à certaines difficultés. Il comprend la désignation et l’estimation de tous les objets : meubles, espèces, titres, papiers, etc., ayant appartenu aux défunts.

Commercialement parlant, l’inventaire consiste à faire le relevé de l’encaisse de l’entreprise, de ses créances, de son portefeuille-titres et de ses dettes, ainsi que le relevé de ses biens immobiliers et mobiliers. Aux termes de l’article 9 du Code de Commerce tout commerçant est tenu de dresser, chaque année, sur un registre ad hoc, son inventaire, faute de quoi il s’expose, en cas de faillite, aux peines de la banqueroute frauduleuse.

Il serait sans doute fastidieux et de peu d’utilité pour les lecteurs de l’Encyclopédie, que nous nous attardions à signaler les escamotages et les tours de passe-passe auxquels recourent la majeure partie des assujettis à la loi régissant l’inventaire commercial, dans le but de truquer leur Actif et leur Passif et de présenter, en conséquence, sous la forme d’un tableau synoptique, couramment appelé Bilan, une situation intentionnellement fausse. Bornons-nous à déclarer que si tous les inventaires des firmes industrielles et des maisons de commerce étaient dressés avec une scrupuleuse exactitude, il apparaîtrait, avec évidence, aux plus profanes, que le Travail est, pour ceux qui l’exploitent, une source considérable et inépuisable de profits. On verrait, pour ne citer qu’un exemple, que telle Compagnie houillère de la région du Nord dont l’extraction, durant l’année 1926, ne fut pas inférieure à 3.000.000 de tonnes laissant chacune un bénéfice moyen de 50 francs, parvient à réaliser un gain dépassant de cinq à six fois celui que l’on accusa officiellement et auquel l’on est arrivé grâce à des déperditions, des dépréciations, des amortissements et des prix de revient falsifiés et manifestement exagérés.

Sachant que notre société repose tout entière sur l’antagonisme des intérêts et que le Mensonge et le Vol en forment les piliers essentiels, nous ne nous étonnerons point outre mesure d’un tel état de choses, qui tient à l’essence même du Capitalisme.

Mais n’avons-nous pas, nous aussi, à procéder, chaque année « en fin d’exercice », à l’inventaire de tous nos actes, et serions-nous encore autorisés à reprocher à nos maîtres détestés — les capitalistes qui nous spolient et nous asservissent — la fraude et la déloyauté dont ils usent comme monnaie courante si, de notre côté, nous ne parvenions à nous dépouiller de cette regrettable et endormeuse illusion que nous nous faisons si volontiers sur la valeur et l’utilité sociale de nos actions ?

Combien parmi nous, s’ils étaient sincères, pourraient-ils présenter autre chose, en fait d’Actif, qu’un misérable récolement de faits et gestes que ne désavouerait point toujours le plus mesquin des bourgeois ! Combien qui semblent n’avoir sur les lèvres que des paroles d’amour et de solidarité et dont les actes de chaque jour sont un cinglant démenti à leurs hypocrites déclamations !

Comme Gœthe, qui pouvait se flatter d’être un homme parce qu’il avait été un lutteur, faisons du bon et continuel combat, en faveur de notre Idéal, le sens et la dignité de notre vie !

Fi des sectaires, des haineux, des appauvris dont toute la propagande consiste à baver sur ceux —ardents et purs militants de toujours ! — dont toute l’ambition n’excède pas le besoin de répandre en autrui, pour, autrui, leur trop-plein de vie et de faire émerger des misérables contingences sociales desquelles, si péniblement, nous nous affranchissons, la grande Doctrine à laquelle ils ont, simplement mais résolument, voué leur existence !

Puisque « la vie est un drame où l’homme combat pour son rêve contre la réalité », efforçons-nous de mettre, un peu plus chaque jour, de beauté et de bonté dans ce pauvre monde. Un Newton découvrant les lois de l’Univers ; le savant qui pense solitairement mais dont le génial enfantement préservera désormais du mal funeste des millions d’hommes ; l’apôtre de la Rédemption humaine dont le zèle ne saurait être attiédi ni par les persécutions, ni par les séductions de la gloire : voilà les vrais lutteurs qui affranchissent le monde, voilà ceux qui doivent nous servir d’exemples pour tous les actes de notre vie ! — A. Bucq.


INVENTION n. f. (du latin invenire, trouver ; de in, dans et venire, venir). A l’origine de tout progrès, il y a une invention. C’est grâce au pouvoir d’inventer que l’espèce humaine a pu sortir, lentement, à travers des difficultés sans nombre, de l’état d’ignorance et de misère dans lequel elle se trouvait à l’origine. C’est en multipliant les inventions, en les appliquant à ses conditions de vie, en les développant et en les perfectionnant, que l’homme a peu à peu lutté contre la nature, qu’il est parvenu à vaincre les éléments, à utiliser les propriétés de la matière, à établir des relations à distance, à améliorer ses conditions d’existence.

L’histoire n’a pas enregistré la date de toutes les inventions ni le nom de tous les inventeurs. Il n’y a pas cinq mille ans que les hommes ont commencé à employer le premier métal qui fut le bronze. L’invention du fer, qui vint après, fut une des découvertes les plus précieuses. Parmi les déjà anciennes inventions les plus utiles, on peut citer celles qui ont permis à l’homme de cultiver la terre et de domestiquer, en vue de ses besoins, certaines races animales ; celles qui l’ont conduit à l’art de la navigation, celle des instruments de chasse et de pêche, celle de l’écriture et de l’imprimerie. Ces deux dernières ont cela d’important qu’elles servent à conserver les connaissances, à les vulgariser et à les transmettre de génération en génération, à la façon d’un patrimoine commun légué par les ascendants à leurs descendants.

Les progrès incessants en astronomie, en physique, en chimie, en mécanique, résultant de l’effort opiniâtre et combiné des plus illustres inventeurs de tous les pays, ont favorisé l’éclosion et l’essor des civilisations les plus remarquables par le développement industriel et commercial, par l’ascension des sciences et des arts. Certaines inventions remontent à des âges fort reculés. Exemples : la boussole, 2602 avant l’ère chrétienne ; la soie, 2400 ; le verre, 1640 ; le niveau et l’équerre, 718 ; le soufflet, 600 ; le cadran solaire, 520 ; la distinction entre les veines et les artères, 325 ; les fonctions des nerfs, 320 ; les vaisseaux chylifères et les mouvements du cœur, 310 ; les horloges à eau, 250 ; la vis sans fin, l’aréomètre, la poulie mobile, 220 ; le papier de soie, 201 ; la mosaïque, 200 ; la précession des équinoxes, 142 ; le siphon, 120, etc., etc.

Depuis l’ère chrétienne, on note, entre autres inventions précieuses : le système astronomique de Ptolémée, 140 ; les cloches, 400 ; les moulins à vent, 650 ; le papier de coton, 750 ; l’alcool, 824 ; l’horloge mécanique, 990. Au xiiie siècle, mentionnons (en dépit de l’usage qui en a été fait) la poudre à canon, les lunettes à lire ; au xive siècle, l’arquebuse, le fil d’archal, les canons, l’étamage des glaces. Les siècles suivants se distinguent par l’antimoine, les montres, la gravure en creux, ensuite ; l’imprimerie typographique, le premier journal imprimé à Strasbourg, la gravure sur acier, la pompe à air, le bateau sous-marin, le système astronomique de Copernic, le rouet à filer, la mesure de l’arc du méridien, l’émail, le pendule, le microscope, la projection des cartes marines. Au xviie siècle, les inventions et les découvertes se multiplient : la balance hydrostatique, la constatation scientifique du mouvement diurne de la terre, les logarithmes, la circulation du sang, le télescope, le système de Kepler, les lunettes à deux verres convexes, le thermomètre, les lois de la réfraction, le baromètre, la machine à calculer, la presse hydraulique, la machine pneumatique, la machine électrique, la théorie de l’attraction universelle et le télescope de Newton, la vitesse de la lumière, le petit ressort spiral des montres, le calcul différentiel, le calcul intégral, la vapeur et la soupape de sûreté, l’application de l’hélice à la navigation.

Merveilleuse est la fécondité du xviiie siècle : le clichage, 1705 ; le bleu de Prusse, 1710 ; l’aberration des étoiles fixes, 1728 ; la montre marine, 1734 ; le moulage en plâtre, 1749 ; les ponts suspendus en fer, 1741 ; l’héliomètre, 1743 ; le sucre de betterave, 1745 ; le paratonnerre 1757 ; la machine à filer, 1767 ; la machine à vapeur à basse pression, 1769 ; la lampe à cylindre, 1780 ; la batterie flottante insubmersible, 1782 ; l’aérostat, 1783 ; le magnétisme animal, 1783 ; l’éclairage au gaz, 1786 ; le tissage mécanique, 1787 ; la soude artificielle, 1790 ; le bateau de sauvetage, 1790 ; la première application du caoutchouc à l’industrie, 1700 ; le télégraphe aérien, 1791 ; l’ambulance volante, 1792 ; la lithographie, 1796 ; le galvanisme, 1798 ; le papier sans fin, 1799 ; les amorces fulminantes, 1800 ; la lampe Carcel, 1800 ; la vaccine, 1800.

Le xixe siècle fourmille d’inventions et de découvertes : la lumière électrique, 1801 ; l’alun artificiel, 1801 ; le bateau à vapeur, 1803 ; la locomotive à vapeur, 1804 ; la machine à coudre, 1804 ; la machine à tisser, 1804 ; la peigneuse mécanique, 1805 ; le fusil à percussion, 1809 ; la filature mécanique du lin, 1810 ; la lampe hydrostatique, 1811 ; l’iode, 1811 ; l’acide stéarique, 1811 ; la lithotritie, 1812 ; la lampe de sûreté, 1815 ; l’auscultation médicale, 1816 ; la chromolithographie, 1819 ; l’électromagnétisme, 1819 ; la télégraphie électrique, 1820 ; les phares lenticulaires, 1822 ; l’alcoomètre, 1824 ; l’héliographie, 1824 ; l’aluminium, 1827 ; la téléphonie, 1827 ; l’hydrothérapie, 1827 ; la chaudière tubulaire, 1828 ; la locomotive de Stephenson qui permit l’établissement des chemins de fer publics, 1830 ; les allumettes phosphoriques, 1833 ; la photographie, 1834 ; le pistolet-revolver, 1836 ; la galvanoplastie, 1837 ; le fulmicoton, 1838 ; le stéréoscope, 1838 ; l’harmonium, 1841 ; la gutta-percha, 1844 ; l’éthérisation, 1845 ; les propriétés anesthésiques du chloroforme, 1847 ; les ponts tubulaires, 1848 ; le collodion, 1848 ; les allumettes au phosphore amorphe, 1848 ; l’appareil à induction, 1850 ; le pantélégraphe, 1851 ; le moteur à gaz, 1861 ; l’analyse spectrale, 1861.

Je m’arrête ici. J’ai voulu simplement rappeler, par une énumération rapide, sans commentaires et forcément incomplète, les principales inventions que leur ancienneté aurait pu faire oublier. Plus l’humanité élargit le champ de ses connaissances et plus se multiplient les inventions et découvertes. De la date à laquelle nous nous sommes arrêtés jusqu’à nos jours, elles sont trop nombreuses pour que leur rappel trouve sa place dans cet ouvrage. Le lecteur que la question intéresse voudra bien consulter les ouvrages spéciaux ; il y trouvera sans peine la documentation désirable. Les générations actuelles voient se dérouler, sous leurs yeux éblouis, les innombrables applications, toujours perfectionnées, de ces inventions relativement récentes. Il n’y a qu’à regarder, contempler, admirer… et réfléchir.

L’agriculture a été transformée progressivement par l’emploi des machines agricoles. Les champs sont devenus comme une gigantesque usine ; le cultivateur n’est plus ce paysan condamné par une routine millénaire à creuser laborieusement le sillon auquel il confiait la semence, à remuer péniblement un sol ingrat, dur et caillouteux, à manier la faux pour couper la récolte, à battre le fléau pour détacher le grain. La terre est éventrée sans effort par de puissantes machines ; par ces machines, elle est amollie, nettoyée, préparée, mise au point, labourée, hersée, butée ; fourrages, céréales, légumes, tout est fauché, glané, ramassé, mis en tas, battu, engrangé. Plus étonnante encore est la révolution opérée par l’outillage mécanique dans les fabriques, usines, ateliers et chantiers d’où, entrée brute, la matière première sort manufacturée et prête à l’usage auquel elle est destinée. Les inventions de toutes sortes ont donné naissance à une multitude d’appareils qui, les uns avec une délicatesse inouïe, les autres avec une puissance incalculable, s’emparent de la matière la plus docile, plastique et malléable, ou la plus résistante et réfractaire, et la transforment. Les tâches les plus pénibles, les besognes les plus répugnantes et les travaux les plus durs sont de plus en plus exécutés par l’ouvrier métallique remplaçant le travailleur en chair et en os.

Par la rapidité avec laquelle voyageurs et marchandises sont transportés à notre époque — chemins de fer, paquebots, avions — la Terre s’est peu à peu convertie en un immense espace habité par des peuples qui diffèrent de couleur, de langage, de mœurs, qui sont séparés géographiquement par des frontières artificielles et changeantes, mais qui constituent en réalité un ensemble de nations et de races entre lesquelles n’existe aucune cloison étanche les isolant les unes des autres.

On dit volontiers : « les distances sont supprimées ». Si l’on applique cette idée aux objets transportables et aux personnes appelées à voyager, cette locution n’est pas exacte. Ce qui est vrai, c’est que, grâce aux découvertes et inventions dont notre temps bénéficie, l’homme circule aujourd’hui à travers la planète sur terre sur mer et dans l’air, avec une facilité étonnante et’une prodigieuse rapidité. Si on applique cette idée de la suppression des distances aux moyens de communication dont disposent les hommes au commencement de ce xxe siècle, on ne peut pas prétendre que les distances soient positivement abolies ; elles existent toujours et rigoureusement les mêmes (la distance qui sépare actuellement Paris de Pékin est la même qu’il y a cinq cents ans) ; mais le temps nécessaire à les franchir a incalculablement diminué. La télégraphie et la téléphonie sans fil mettent en contact toutes les parties du globe terrestre ; tel événement qui a pour théâtre un point déterminé de ce globe est connu presque immédiatement aux quatre points cardinaux. De ce fait, il y a, entre tous les habitants de la Terre une interpénétration si constante et si prompte que tous les faits importants, quel que soit le lieu où ils se produisent, ont, mondialement, un retentissement et une répercussion presque immédiate.

Enfin, si on applique aux idées et connaissances cette théorie de la suppression des distances, on peut dire qu’elle est strictement exacte. La pensée plane au-dessus des mers et des continents : en face des mêmes faits, tous ceux qui étudient, comparent, réfléchissent ont des idées qui leur sont communes. La Pensée — fort heureusement du reste — n’est pas unifiée ; ce serait un désastre si, en dépit de la diversité des tempéraments, de la variété des races, du développement des peuples dans le temps et l’espace, de la différence des croyances et des cultures, les faits déterminaient, au nord et au sud, à l’orient et à l’occident, une action identique sur les cogitations qui agitent l’esprit et préoccupent la raison. Mais, à la même heure, au même instant, par millions, sur tous les points de notre planète, il y a des hommes qui emplissent leur pensée de celle des autres hommes, dont le cerveau s’éclaire à la lumière des autres cerveaux, dont le jugement formule les mêmes appréciations, dont la faculté de compréhension s’adonne aux mêmes travaux. Quant à la science, elle est cosmopolite ; elle ne connaît ni patrie, ni limites autres que celles qui lui sont assignées par l’insuffisance de nos observations et l’infirmité de notre propre nature. Pour les connaissances, les distances n’existent pas ; à la même minute, les savants de tous les pays se penchent sur les mêmes problèmes, creusent, fouillent, approfondissent les mêmes questions, tous bénéficiant des certitudes dues au labeur persévérant de leurs prédécesseurs et des recherches et expériences faites par leurs contemporains.

Aussi, peut-on dire que, de nos jours, une invention n’est jamais une création complète.

Le plus grand génie ne fait qu’imiter, dans une certaine mesure, des œuvres antérieures, que combiner d’une manière qui lui est propre des éléments déjà employés. L’invention la plus remarquable n’est que la suite et l’aboutissant d’expériences et d’investigations poursuivies par d’autres, soit antérieurement, soit à la même époque. Les revues de toutes langues, les bulletins de toutes spécialités portent à la connaissance de tous les chercheurs les résultats obtenus, au jour le jour, par les inventeurs du monde entier. Les découvertes et inventions d’hier ont amené celles d’aujourd’hui et celles d’aujourd’hui conduiront, par une pente toute naturelle, à celles de demain. Aussi est-il souvent difficile de distinguer la part qui revient à chacun dans le résultat auquel un si grand nombre de personnes ont plus ou moins concouru.

Quantité d’inventeurs, et non des moindres, ont vécu ou vivent, sont morts ou mourront dans la pauvreté. Ce qui, si l’on n’y réfléchissait point, paraîtrait singulier, c’est que les plus pauvres ont été ou sont ceux dont l’invention a été le point de départ des bénéfices les plus considérables et des plus grosses fortunes. Et cela s’explique, une invention qui n’est pas appelée à donner de gros bénéfices ne suscite pas les convoitises des grands rapaces capitalistes ; tandis qu’une invention susceptible d’apporter des millions et des millions à ceux qui s’en emparent et l’exploitent met en appétit la goinfrerie des dévorants de tous pays. C’est, autour d’elle, la ruée de tous les grands capitaines de l’industrie et de la finance cosmopolites.

Ceux-là mettent la main sur l’invention et en dépouillent cyniquement l’inventeur.

La plupart des inventions se retournent contre le but que, logiquement, elles devraient poursuivre : la paix et le bien-être universels. Il est fait de presque toutes les inventions un détestable usage. S’agit-il d’un nouvel outillage mécanique appliqué à l’industrie ou à l’agriculture ? Les firmes puissantes — et généralement internationales — s’appuyant sur les forces bancaires, en organisent, à l’aide de capitaux énormes, la mise en exploitation. Alors que le nombre des travailleurs employés dans la production à obtenir diminue, la production augmente. Ce rendement exceptionnel engendre des périodes de surproduction et d’engorgement du marché qui amènent fatalement les mortes-saisons et le chômage périodiques, source incalculable de privations et de misères. S’agit-il d’une invention qui peut être utilisée en cas de guerre ou de révolution ? Les gouvernements s’empressent d’en tirer parti pour multiplier et accroître les instruments de massacre, les engins de destruction ; en sorte que, au lieu d’aller à leur destination naturelle et désirable, le bien-être et la paix, ces découvertes et inventions, recevant une application criminelle, tournent le dos à leurs fins, aggravent le malaise général des populations laborieuses et rendent plus meurtriers et plus sauvages les conflits armés.

Ces résultats désastreux sont inhérents à l’organisation de toute société autoritaire et capitaliste.

Il est fatal que les Gouvernements détournent les inventions de leur but logique et s’en servent pour affermir leur autorité menacée par la Révolution qu’ils redoutent et pour étendre par la conquête le champ de leur domination. Il est fatal que la bourgeoisie capitaliste et la gent financière, industrielle et commerciale, n’ayant d’autre passion que celle de l’argent, se soucient peu de la détresse des producteurs de l’usine et des champs. Insensible aux lamentations qui partent d’en bas, cette bande de spéculateurs et de trafiquants n’a qu’un désir, qu’une volonté, qu’un idéal : s’enrichir à tous prix, encore, encore et toujours.

Il est arrivé que des ouvriers ont brisé les machines qui, disaient-ils, leur coupaient les bras ; ce fut le cas, entre autres, des premières machines à coudre. Il y a même une doctrine qui enseigne le retour à la nature par l’abandon de l’outillage mécanique. On conçoit, certes, que, dans un sursaut de colère irréfléchie, des travailleurs aient démoli une machine qui aggravait leur situation déjà douloureuse ; on s’explique que, bercés par certains récits et légendes, des hommes s’imaginent naïvement que l’âge d’or est derrière nous et non devant, et veulent revenir aux temps primitifs. Mais le remède n’est pas là. Le mal vient du principe de Propriété qui, sous régime capitaliste, assure à une minorité constituée en classe, la possession du sol, du sous-sol, des moyens de production, de transport et d’échange et lui permet d’en disposer à son gré, c’est-à-dire à son profit exclusif. Le mal vient de là. Le remède se discerne aisément. Il consiste à exproprier cette minorité de profiteurs, à lui faire rendre gorge, à restituer à la multitude la propriété sous toutes ses formes et à briser l’État, protecteur, complice et défenseur. Tel est l’unique moyen de fonder l’égalité économique, base de l’égalité sociale, source elle-même de la Paix universelle, de la Liberté et du Bien-Être pour tous sans exception d’aucune sorte.

Alors, toute invention marquera un pas en avant sur la route qui conduira l’humanité vers la joie de vivre.

En sociologie, les Anarchistes sont de véritables inventeurs. Ils ont découvert que la cause de tous les maux qui accablent les hommes, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, c’est l’Autorité. Ils opposent au principe d’Autorité celui de Liberté. Ils déclarent que si la machine sociale produit la souffrance, c’est qu’elle a pour moteur l’Autorité ; ils ont l’indéracinable conviction que lorsqu’elle aura pour moteur la Liberté, elle produira du bonheur et que chacun en aura sa part. L’avenir prouvera qu’ils ne se trompent point. — Sébastien Faure.

INVENTION. Des inventions les plus merveilleuses — en raison même des difficultés qu’elles avaient à surmonter et de l’étonnement qu’elles suscitaient dans les esprits — on a dit, avant leur réussite : « C’est impossible. Ce serait trop extraordinaire. Ça n’arrivera jamais ! ». Ces propos ont été tenus par des hommes remarquables. La veille et même le lendemain des premières expériences faites avec succès, en ce qui concerne certaines inventions, notamment les chemins de fer, le télégraphe et les avions, des personnages qui, pourtant, ne manquaient ni de savoir ni d’intelligence, se sont écriés : « Ça ne marchera jamais ! » Nombreux furent ceux qui traitèrent de fous les inventeurs les plus géniaux et de rêves chimériques les plus prestigieuses découvertes. Et, cependant, depuis !…

Eh bien ! Il en va de même de la découverte qu’ont faite les Anarchistes. Quand ils affirment la nécessité de substituer le principe de la Liberté à celui de l’Autorité, on les traite de déments. Quand ils exposent quel milieu social ils veulent édifier à la place du milieu actuel, des hommes d’un vaste savoir, d’une érudition profonde et d’une rare intelligence, haussent dédaigneusement les épaules et prennent en pitié leurs conceptions d’avenir, qu’ils ne craignent pas de mettre au rang des « élucubrations que seuls peuvent enfanter des cerveaux chimériques et des imaginations maladives ». Et ils ajoutent, quand ils désirent paraître des hommes de progrès social et d’idées avancées qui ne se refusent à l’examen d’aucun système social : « Utopie admirable ! Rêve d’une sublime générosité ! Ce serait trop beau. Mais c’est impossible. Ça n’arrivera jamais ». Cent fois, mille fois, dans des entretiens particuliers et dans des débats publics, ces prétendues impossibilités m’ont été opposées, à défaut d’objections essentielles et de réfutations sérieuses.

Utopie ? — Aujourd’hui, je ne dis pris non. Mais, demain, j’en ai l’assurance, cette utopie se transformera en réalité. Rêve chimérique ? — Aujourd’hui, je ne le conteste point. Mais, j’ai l’inébranlable certitude que ce rêve, un jour, se réalisera. A quelle époque ? — Je l’ignore et nul ne saurait le dire. Mais l’humanité se meut dans le sens de la Liberté et les événements évoluent vers une architecture sociale se rapprochant sans cesse des plans et édifications libertaires. Le patriotisme se meurt, empoisonné par les miasmes putrides que dégagent les cadavres de ses innombrables victimes. Les religions agonisent sous les coups mortels que ne cessent de leur porter le « savoir » en lutte contre le « croire ». Le capitalisme et l’État succombent sous le poids de leurs abus, de leur nocivité et de leurs crimes. Aveugles, ceux que n’émeuvent ni n’éclairent de telles constatations. Le vieux monde autoritaire est encore solide ; il faudra, pour l’abattre, que ses adversaires, de plus en plus nombreux, se décident à un rude coup d’épaule. Il est fatal que tôt ou tard ils en arrivent à cette décision. Alors, l’Utopie anarchiste d’aujourd’hui deviendra la réalité féconde de demain. — Sébastien Faure.