Encyclopédie anarchiste/Intangible - Intérêt

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1039-1050).


INTANGIBLE adj. Qui ne peut être touché ; qui échappe au sens du tout et, par extension, à qui il ne peut et ne doit être touché. C’est dans ce sens qu’on dit de certains principes proclamés évidents, de certaines affirmations considérées comme incontestables, de certaines vérités estimées définitives et absolues, que ces principes ; affirmations et vérités sont intangibles. En matière de religion, les croyances fondamentales sont déclarées intangibles ; les personnes qui ont la foi doivent s’interdire de les discuter ou d’y apporter une modification quelconque. Les doctrines enseignées par l’Église catholique, doctrines auxquelles les écrivains catholiques appliquent le mot « Dogme », doivent être tenues pour indiscutables ; elles sont placées au-dessus et en dehors de toute controverse et de tout examen, contrôle ou vérification. Elles ont pour caractère l’immutabilité qui exclut toute retouche ou modification.

En morale, en philosophie et en sociologie, les Maîtres de tous les temps ont tenté de présenter ou, plus exactement, d’imposer comme étant d’une certitude absolue certains principes servant de fondement à leur système de domination. Ces principes une fois admis, la doctrine tout entière se développe, de conséquence en conséquence, à la façon d’une chaîne dont les anneaux se déroulent indissolublement liés.

Si, par exemple, en sociologie, on consent à admettre comme étant d’une nécessité absolue le principe fondamental d’Autorité et de Propriété privée, les théoriciens pourront imaginer à l’infini les formes d’organisation sociales, ils auront beau épuiser l’interminable théorie des systèmes d’agencement politiques et économiques, ils se trouveront fatalement enfermés dans le cercle vicieux où les emprisonnera le point de départ : le principe d’Autorité et de Propriété servant de base à la structure de toute société humaine et tenu pour nécessaire. Les philosophes et sociologues qui proclament l’intangibilité du principe d’Autorité se condamnent, sciemment ou à leur insu, à ne jamais sortir de l’ornière. Vainement, ils parlent, en les exaltant, du Droit, de la Justice, de la Solidarité, de la Liberté ; vainement ils se flattent d’appliquer ces belles et nobles choses dans les systèmes plus ou moins ingénieux d’organisation sociale qu’ils préconisent ; les faits leur infligent le démenti le plus brutal et le plus catégorique. Dans les sociétés qu’ils bâtissent, il ne saurait y avoir ni véritable justice, ni droit équitable, ni solidarité réelle, ni liberté positive, parce que l’exercice du droit, de la justice, de la solidarité et de la liberté implique, à l’origine, et à toute époque, un contrat social librement débattu et consenti entre égaux. Or ne sont égaux et ne peuvent l’être — je défie qu’il soit raisonnablement possible de les concevoir ou imaginer égaux — des hommes dont les uns commandent et les autres obéissent (Principe d’Autorité), dont ceux-ci sont riches et ceux-là pauvres (Principe de Propriété privée).

Cette vérité, les anarchistes ne sont pas les seuls qui l’aient comprise ; mais seuls ils en ont poussé jusqu’à leur terme les inéluctables conséquences. Seuls, ils ont la conviction que les bases sur lesquelles les sociétés humaines ont reposé jusqu’à ce jour, sur lesquelles elles sont encore édifiées ne sont pas intangibles et qu’elles forment un cercle vicieux qu’il est indispensable de briser ; seuls, ils sont certains que, si violente, si formidable et si victorieuse qu’elle soit, toute révolution qui ne fera pas table rase des principes qui régissent la société bourgeoise, qui n’osera pas toucher à ces principes, parce qu’elle les considérera comme nécessaires et, par conséquent intangibles, aboutira à un avortement et non à la naissance d’un monde nouveau.

En vérité, rien n’est sacré ni « tabou » parce que rien, n’est fixe ni éternel. La vie se développe à travers d’innombrables transformations ; elle s’affirme par voie de modifications et changements indéfinis ; elle donne naissance à des formes constamment nouvelles faisant suite à des structures périmées. Rien donc, n’étant immuable, n’est intangible. — Sébastien Faure.


INTELLECT n. m. (du latin intellectus, de intelligere, comprendre ; inter, entre ; ligere, choisir). La connaissance limitée que nous avons de la mécanique physico-chimique du système nerveux et notamment du processus de la pensée rendent difficile une définition de l’intellect qui soit pleinement satisfaisante et dégagée de tout spiritualisme. Pour nous exprimer strictement en matérialiste, nous nous bornerons à dire qu’intellect est le mot qui désigne la faculté du système nerveux d’examiner et d’associer les données fournies par les sens et d’en tirer les déductions que sa raison indique à l’être pensant, la fonction étant l’intellection et la qualité du produit l’intellectualité. Sans ces opérations intellectuelles, les données des sens ne seraient que momentanées ; elles n’auraient que la durée de la sensation. Connaître, dans le sens de concevoir et comme différencié — pour les besoins de l’analyse — de percevoir est donc le fait de l’intellect, source de la compréhension et du savoir durable, principe même de la pensée sous ses divers aspects. Certains psychologistes font une distinction entre, d’une part, intelligence, qui désignerait plutôt la capacité ou faculté de se rendre compte, dans le domaine pratique, de ce qu’il y a à faire dans une situation donnée, et, d’autre part, intellect, qui concernerait plutôt la théorie et les principes, surtout dans le domaine des choses abstraites. Mais cette distinction n’a rien d’absolu. Le fait est qu’ « intelligence » est un terme d’usage général, tandis qu’ « intellect » est d’un emploi plus restreint.

La scolastique appelait intellect-agent, la « faculté intellectuelle qui s’approprie activement les espèces », et intellect-patient, celle « qui reçoit passivement les espèces que lui envoient les objets extérieurs. Dans sa Théorie des intellects ou concepts, Abailard désigne ainsi les universaux (idées générales) pris et envisagés dans notre entendement.

On désigne sous le nom d’intellectualisme le système ou la tendance qui met en relief l’importance de la fonction de connaître ou la place au-dessus de toute autre. D’où le substantif, issu de l’adjectif, intellectuel pour désigner un homme qui limite plus ou moins son activité cérébrale au monde des idées pures et préfère l’activité de l’intellect à n’importe quelle autre. — M. D.


INTELLECTUEL adj. et subst. m. Qui appartient à l’intellect ; la caractéristique et aussi le résultat de son activité. Le terme d’intellectuel désigne non seulement les biens et les mouvements propres à l’entendement, mais les organes, facultés, tendances de l’intelligence et jusqu’aux occupations qui les mettent plus particulièrement en jeu. Objets, vérités, phénomènes sont dits intellectuels qui, par leur nature ou leurs qualités abstraites, relèvent des opérations cérébrales de la connaissance plus que de l’enregistrement animé de nos sens. Pour marquer, dans l’acquisition de certaines données, l’intervention décisive de nos facultés internes, la prédominance de nos moyens spéculatifs, on donnera le nom d’intellectuelles à diverses branches du savoir. Les chemins eux-mêmes traduisent, par leur désignation, comme une spécialisation et un privilège : on dit sens intellectuels, ou des notions, pour la vue, le toucher, l’ouïe (sens affectifs — ou des sensations — pour l’odorat et le goût), et sensibilité intellectuelle « faculté que nous avons d’être affectés de plaisir ou de peine par l’exercice ou l’immobilité de notre intelligence » (Bescherelle). Les principales facultés, dites intellectuelles (plus séparées pour la nécessité de nos études que dans leur existence et plutôt formes variées d’une faculté unique), sont : la conception, la mémoire, l’imagination, l’induction, l’abstraction, la généralisation, le jugement. Quant à la conscience, elle s’étend sur tout notre domaine intellectuel : du passé à l’avenir et de la matière à la quintessence tout acte d’intelligence fixe en elle sa lumière et sa force.

La philosophie dualiste, opposant le spirituel au matériel, fait de l’intellectuel l’apanage de l’esprit, et l’âme est ainsi regardée comme une substance intellectuelle. Descartes parle de « préparer les esprits à considérer les choses intellectuelles et à les distinguer des corporelles ». Laplace aperçoit « dans les phénomènes de la nature les vérités intellectuelles de l’analyse ». Bernardin de Saint-Pierre regarde « la faculté intellectuelle comme d’un ordre supérieur à la faculté sensitive ».

Substantivement, l’appellation d’intellectuels désigne ceux dont l’activité (ou les fonctions) font particulièrement appel — parfois exclusivement — aux facultés de l’intelligence. La qualité d’intellectuel différencie et, dans la société actuelle, superpose deux catégories d’individus. Et l’opinion publique (dont certaine superbe toute académique entretient le préjugé) accorde d’ordinaire à l’intellectuel la supériorité et comme un droit de tutelle sur le manuel. A cet état d’esprit se rattache, pour une part, la considération dont on entoure le professeur ou l’homme de lettres, l’intellectuel en titre, l’homme qui fait métier de penser, et le mépris dans lequel l’employé tient son voisin de labeur : l’ouvrier. La plume que les « intellectuels » (de carrière, sur le plan de la vie ou de la gloire plus que de goût, sur le plan de la joie) mettent au service des « élites », de l’industrie ou de l’État, et à laquelle ils demandent l’existence, la fortune ou la notoriété, leur parait, si j’ose cette image, d’une trempe plus aristocratique que l’outil grossier de leur compagnon. Alors que la pensée, la pensée virile et droite ennoblit tout, intellectualise de la plus délicate manière les plus décriés des travaux et que l’intelligence — cette intelligence qu’ils invoquent tant, ceux-là, sans en avoir touché le pur carat — illumine des fronts méconnus parmi les plus humbles d’entre nous…

Entre l’usage habituel de « l’intelligence » (entendue ici en tant qu’instrument de travail et non comme échelle de compréhension) et, d’autre part, les possibilités intellectuelles profondes que les compressions sociales refoulent, que d’iniques incohérences laissent inaperçues ou inemployées, s’établit une démarcation qui situe arbitrairement le penseur non classé sous le contrôle des professionnels de la pensée. C’est une attribution de suprématie à ces besognes dites intellectuelles que l’entraînement et la technique — accidentellement servies par des dispositions naturelles — ramènent souvent, par delà l’apprentissage, à des réflexes mécaniques, et qui emprisonnent parfois plus qu’ils ne délivrent l’intelligence véritable. Sans nous égarer au parti pris et exclure du bénéfice de la pensée personnelle ceux dont le labeur apparaît davantage comme d’ordre cérébral, réhabilitons cependant, en face d’un intellectualisme artificiel et surfait, cette valeur intrinsèque et humaine, et tant intellectuelle que morale, qui domine l’esclavage de nos gestes et le jeu coutumier de nos doigts. Mettons en garde l’intellectuel d’habitude — bureaucrate, pédagogue, écrivain — dont un système archaïque exacerbe et anormalise la spécialisation, contre les erreurs d’optique de sa position dans un social déséquilibré. Discernons, derrière les rudesses maintes fois protectrices des occupations « manuelles » derrière l’écran du travail « vulgaire » qui sauve — cela lui arrive et nous l’avons vu — la pensée du mercantilisme, le domaine, en propre, de l’intellectuel de fond. Laissons à la porte les vanités que nous souffle une ambiance toute faussée de suprématies. Demandons même — il nous le donnera souvent — à l’effort de nos mains l’affranchissement et l’épuration de nos facultés intellectuelles. Il y a, plus haut que « l’intellectualisme » du jour, ravalé à la coterie et au métier et sali de négoce et de vanité, place pour l’essor d’une intelligence vivante et régénérée, chaleureuse et pleine, et qui ignore les conditions et les cadres, les dosages et les préséances et ne songe qu’à harmoniser les rayons des plus disparates intellects… — Lanarque.


INTELLIGENCE n. f. Dans le langage courant, l’intelligence, faculté de comprendre, est synonyme de connaissance réfléchie ou même de connaissance en général. Pour le philosophe elle s’apparente à la raison et concerne plus spécialement la connaissance par les idées ; irréductible à la vie affective comme à la vie active, sans en être séparée radicalement ainsi qu’ont pu le croire quelques psychologues, elle se distingue des perceptions sensibles par son caractère abstrait et général, d’après la conception habituellement admise du moins. Je vois des hommes de grosseur, de taille, de couleur, d’aptitudes mentales différentes, chacun d’eux présente des particularités qui ne permettent pas de le confondre avec ses voisins, voilà un exemple de connaissance sensible. Mais les différences individuelles ne m’empêcheront pas d’appliquer à tous le terme homme, au petit comme au grand, au noir comme au jaune, à l’illettré comme au savant, parce que chez tous je découvre des qualités identiques. L’idée (v. ce mot) sera justement le résumé de ces qualités communes ; ainsi l’idée d’homme se réduira, selon Aristote, au concept d’animal raisonnable. Par contre, les roses perçues par mes yeux auront beau avoir une couleur précise, être blanches, rouges, jaunes, etc., l’idée de rose ne devra impliquer aucune couleur déterminée, afin de pouvoir convenir à toutes les espèces indifféremment. Un travail mental d’abstraction et de comparaison est requis pour dégager les éléments communs des qualités variables ; l’idée, résultat de ce filtrage intellectuel, apparaît ensuite comme applicable à tous les individus du genre considéré. Selon les nominalistes, il est vrai, la généralité consisterait uniquement dans le nom et dans sa possibilité indéfinie d’application ; mais nous ne saurions aborder ici l’étude détaillée de la nature et de l’origine des concepts. Entre les idées, l’esprit perçoit des rapports et les affirme ; d’où le jugement qui se traduit par la proposition. Ainsi je dirai d’un homme qu’il est grand, d’une rose qu’elle est rouge, opérant, grâce au verbe « est », une liaison entre homme et grand, rose et rouge. Dans le raisonnement l’intellect établit un rapport non plus entre des idées simples mais entre des jugements ; de ce que tout homme est mortel je conclurai, par exemple, que tel personnage étant homme, doit lui aussi mourir. La science, création typique de l’intelligence, est ainsi réductible à un système de concepts, de jugements et de raisonnements ; dans les mathématiques tout se ramène en définitive à l’affirmation d’égalité ou d’inégalité entre les nombres ou les figures ; les sciences expérimentales aboutissent à des lois traduisant en formules, aussi précises que possible, les rapports qui relient les phénomènes-causes aux phénomènes-effets. Mais jugements et raisonnements, pour nous sembler valables, doivent eux-mêmes obéir à des principes supérieurs dont l’ensemble constitue la raison. Déductions logiques et mathématiques, dont la vérité consiste dans l’accord de la pensée avec elle-même, restent sous l’entière dépendance du principe d’identité et de ses corollaires immédiats. Si tous les corps abandonnés à eux-mêmes tombent, je puis, en vertu de ce seul principe, déclarer légitimement que tel corps particulier abandonné à lui-même tombera : en effet, ce corps particulier était implicitement et nécessairement compris dans tous les corps. Si le parallélogramme est réductible au rectangle et s’il est décomposable, par ailleurs, en deux triangles, il en résulte que la formule permettant de calculer la surface du rectangle s’applique au triangle, à condition d’y joindre la division par deux ; de même le cercle étant décomposable en triangles à base infiniment petite pourra utiliser la formule applicable au triangle, la hauteur commune étant le rayon et la somme des bases la longueur totale de la circonférence. J’arrive à construire la géométrie grâce à des substitutions de figures équivalentes, l’arithmétique et l’algèbre grâce à des substitutions de nombres ou de lettres, symboles de nombres indéterminés. Le principe d’identité, suprême norme de la déduction, vaut en réalité pour toute pensée logique ; mais dans les sciences expérimentales interviennent d’autres principes, en particulier ceux de causalité et de déterminisme universel. Biologistes, physiciens, chimistes, etc., n’observent les faits que pour découvrir les lois explicatives de ces faits, leurs rapports de production ; c’est ainsi que l’ascension du mercure dans le tube barométrique fut rattaché à la pression atmosphérique, la rage à la présence d’un microbe, etc., etc. Découvrir les causes des phénomènes encore inexpliqués, voilà en quoi consiste essentiellement la recherche scientifique : causes que l’on se refuse à placer aujourd’hui hors du plan expérimental. Le principe du déterminisme précise la causalité en affirmant que, dans les mêmes conditions, les mêmes antécédents sont toujours suivis des mêmes conséquents. Si la chaleur dilate le fer aujourd’hui, elle le dilatera encore demain et en dix ans, et en un siècle, pourvu que les conditions de pression, etc., soient semblables. A la base de toutes les lois formulées par les savants se trouve l’affirmation implicite du déterminisme. D’autres principes existent, celui de substance qui, sous le changement, nous pousse à supposer le permanent ; celui de finalité, dont les théologiens abusèrent outrageusement, pour étayer leurs rêveries, et que la science positive rejette. Régulateurs de nos opérations logiques ils constituent les lois fondamentales, l’ossature en quelque sorte, de l’esprit humain ; mais la relativité de plusieurs, de la finalité par exemple, éclate manifestement. Ajoutons que, des moins contestés même, les métaphysiciens font un usage singulièrement fantaisiste : ainsi de ce que tout a une cause ils concluent sans sourciller que le monde doit en avoir une : Dieu. Or Dieu c’est par définition, l’être qui n’a pas de cause. Alors que le principe de causalité obligerait à remonter d’effets en effets, sans arrêt possible, ils en déduisent l’existence d’un être qui, lui, n’est causé par rien. Contradiction ruineuse pour l’argument le plus capable de faire admettre l’existence d’un Dieu.

Les philosophes sont d’ailleurs loin de s’entendre sur la valeur des idées, jugements, raisonnements, principes, dont l’ensemble constitue notre intelligence. Platon n’accordait qu’une importance secondaire et médiocre à la perception sensible, exaltant, par contre, outre mesure, la connaissance par les idées. Ces dernières réalités véritables et modèles de tout ce qui existe furent contemplées par notre âme dans une existence antérieure ; ici-bas, elle s’en souvient à l’occasion des choses sensibles, vagues ombres qui ne rappellent que de loin les splendeurs du monde intelligible. Aristote plus positif, voit dans l’intellect la faculté de concevoir l’universel, mais continue de l’élever au-dessus des simples données des sens. Leurs successeurs admirent comme un principe indiscutable la supériorité de l’idée sur la sensation. Ni les scolastiques ni Descartes ne devaient mettre en doute le primat de la connaissance intellectuelle, base commune de leurs systèmes, par ailleurs très opposés. Dès avant Socrate, Héraclite avait pourtant proclamé que tout est changement et multiplicité, ce qui conduit à préférer la richesse du devenir sensible à la pauvreté de l’idée immuable. Les sceptiques, eux aussi, se défiaient de l’intelligence, car ils ne croyaient pas l’esprit humain capable de connaître avec certitude. Conciliant ses tendances mystiques avec l’idéalisme de Platon, Plotin admettra plus tard qu’au-dessus de la pensée discursive et de la logique ordinaire, il y a place pour une connaissance intuitive : l’extase. Cette doctrine contient en germe des vues reprises par Bergson et les anti-intellectualistes contemporains. Kant aborde le problème sous un autre aspect et se demande si l’esprit perçoit les choses telles qu’elles sont ou s’il les perçoit à travers des formes a priori que la sensibilité et l’entendement leur imposeraient. Après de savantes analyses, il arrive à penser que, tel un miroir déformant, notre intelligence mêle indissolublement sa propre nature à celle des choses et que le monde n’est perçu qu’à travers les lois de l’esprit. Enfin de nombreux philosophes, dont les plus marquants sont Bergson et James, ont entrepris, à notre époque, de rabaisser la connaissance intellectuelle au profit de l’expérience sensible, de l’instinct, de l’intuition psychologique, parfois de l’utilité et de l’action. Comme ils se firent, non sans adresse, les défenseurs des croyances religieuses, qui croulaient de toute part sous les coups du rationalisme, leur succès fut grand. Il ne fut pas durable et la vogue des doctrines anti-intellectualistes paraît sur son déclin. Selon Bergson, l’intelligence humaine est essentiellement pratique, elle a pour but non la connaissance désintéressée mais l’action ; fabriquer des instruments, inventer des moyens en vue de réaliser une fin donnée, se mouvoir au milieu des solides, voilà son triomphe ; ne lui demandez pas de saisir le réel, d’atteindre l’imprécision fuyante du devenir, de comprendre la vie créatrice de nouveauté. L’idée appauvrit singulièrement la richesse du donné sensible, elle découpe artificiellement dans la trame continue de la conscience ou du monde extérieur, elle stabilise ce qui change éternellement ; malgré son utilité pratique incontestable, et justement à cause de cette utilité, elle nous empêche de saisir le réel en profondeur. Contre la science valent les mêmes reproches : Leroy, un disciple de Bergson, ira jusqu’à prétendre que le savant crée le fait qu’il observe, que les lois qu’il formule sont aussi arbitraires que les règles du tric-trac ou d’un autre jeu, et que les principes généraux de nos sciences sont de simples lois artificiellement placées au-dessus de toute discussion. Pour connaître, l’esprit doit se déprendre des habitudes utilitaires, des formes spatiales et numériques qui encombrent la surface du moi ; par un effort vigoureux il faut qu’il plonge, au-dessous de la croûte superficielle des états d’âme solidifiés, jusqu’à la source jaillissante où la conscience n’est plus qu’un indistinct devenir. C’est le coup de sonde de l’intuition, dont les bergsoniens disent merveille, mais en affirmant que les vérités qu’elle découvre ne peuvent être traduites par le langage, instrument de l’intelligence et qui en a tous les défauts. James et les pragmatistes s’accordent avec les précédents pour critiquer la logique, le langage, la raison, mais à l’intuition ils substituent l’étude des expériences religieuses, spirites, etc., dont le savant fait peu de cas.

Sans doute l’idée est moins riche que la sensation, et la sèche logique aurait tort de prétendre retenir toute la complexité du réel. Mais, parce qu’un portrait n’a ni le mouvement, ni la vie du modèle, doit-on conclure qu’il est sans valeur ? Que l’idée appauvrisse les perceptions des sens, qu’elle retienne seulement quelques caractères communs, c’est vrai ; pour fruste que soit le dessin qui subsiste, il suffit cependant à nous faire reconnaître les individus du genre considéré. Et si la parole, instrument impersonnel d’expression, ne peut rendre les nuances infinies de la pensée, elle traduit sommairement du moins l’essentiel de nos concepts et de nos désirs. Le savant, soucieux d’objectivité, élimine la qualité pour s’en tenir à la quantité, il mesure, pèse, précise ; disons qu’il traduit le fait brut en langage scientifique, mais c’est une gageure de prétendre qu’il crée de toutes pièces le fait scientifique. Comparer les lois qu’il découvre aux règles du trictrac paraît non moins inadmissible ; c’est en vain que je fixerai arbitrairement le point de fusion du fer à 100, 200 ou 300°, la nature ne me suivra pas ; au contraire, je puis modifier les règles du trictrac, sans que le jeu devienne impossible. Si la loi scientifique nous permet d’agir efficacement, si elle est utile en pratique, c’est qu’elle implique une certaine conformité avec le réel ; de sa relativité manifeste ne concluons pas au caractère purement artificiel. Quant à l’intuition, qui nous ferait atteindre l’âme et Dieu, donnant une base expérimentale aux vieilles rêveries des métaphysiciens, elle a ouvert à Bergson les portes de l’Académie et lui vaut la faveur des écrivains bien-pensants ; ce fut son résultat le plus certain. En voyant les flirts qu’il entretient avec les catholiques, de même qu’un autre professeur de philosophie en Sorbonne, membre de l’Institut et du Conseil central de la Ligue des Droits de l’Homme, dont j’ai personnellement expérimenté la mauvaise foi, on peut se demander si ces deux penseurs israélites ne sont pas des arrivistes avant tout. Les phénomènes spirites, l’extase religieuse, chers à James, sont d’ordre physiologique et relèvent de la médecine mentale. Ceux qui comptaient sur le mouvement anti-intellectualiste pour arrêter les progrès de la science et fortifier la tyrannie des Églises en sont aujourd’hui pour leurs frais. Accordons-leur le mérite d’avoir insisté sur la haute valeur de la connaissance sensible et sur les faiblesses de la logique considérée comme source exclusive du savoir.

Mate quelle place donner à l’intelligence dans une vie harmonieusement équilibrée ? Jean-Jacques Rousseau s’en défiait, constatant que ses créations essentielles, arts, sciences, lettres, dissimulaient mal les chaînes pesantes dont la société charge les individus. Fuir la civilisation corruptrice, revenir à l’état de nature tels sont ses thèmes favoris ; beaucoup parmi les meilleurs esprits partagent cette manière de voir. Pour des motifs bien différents, les pires ennemis de l’intelligence ce furent les théologiens ; surtout ceux de la Rome catholique qui finirent par prétendre au monopole de la vérité. Entre leurs mains, science et philosophie devinrent les servantes du dogme ; durant des siècles, toute parole indépendante valut à leur auteur la prison ou le bûcher. Quant au peuple on le laissa intentionnellement croupir dans une ignorance profonde ; les fidèles devaient croire le prêtre sur parole, et de la Bible même ils ne pouvaient détenir que des exemplaires tronqués. Contrainte à quelques concessions par l’incrédulité moderne, l’Église cherche toujours à étouffer la pensée indépendante, par la force quand elle est maîtresse, dans des embûches hypocrites quand elle ne l’est pas. Cette crainte de la libre recherche et d’un savoir approfondi, elle éclate déjà dans le mythe de la désobéissance de nos premiers parents ; si Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre c’est pour avoir mangé le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. L’Évangile exalte la foi des simples, proscrit la réflexion, blâme l’apôtre Thomas de n’avoir cru qu’après avoir vu, s’indigne contre ceux qui veulent scruter les secrets divins. Aussi l’Église exige-t-elle un aveugle acquiescement à toutes les sornettes qu’il lui plaît de dire ; le vrai chrétien doit répondre amen, les yeux fermés. Quant à la prétendue science des prêtres, elle se borne à retenir, de mémoire, le long chapelet des dogmes proclamés par les conciles, ainsi que des passages de l’Écriture. Une vaine érudition, des raisonnements pleins de partialité, une éloquence superficielle masquent l’absence, de réflexions profondes et de pensées cohérentes. Après la mort les élus se figeront, parait-il, dans une contemplation sans fin de la Trinité, mais sur terre il n’y a place que pour la foi aveugle ou les élucubrations très chrétiennes de théologiens radoteurs.

A l’inverse, certains penseurs ont accordé à l’intelligence une incontestable primauté. Pour Socrate, l’homme ne faisait le mal que par ignorance ; la science était génératrice de vertu ; connaître le bien déterminait à le vouloir. Aristote plaçait la souveraine perfection et le suprême bonheur dans la contemplation des vérités éternelles ; les vertus pratiques, juste milieu entre des tendances contraires, restaient inférieures aux vertus spéculatives. Le dilettantisme de Renan accorde aussi le premier rang à l’intelligence. Tout voir, tout comprendre si possible, ne négliger aucun des spectacles offerts par le monde, aucun des systèmes inventés par l’esprit, aucune des beautés créées par l’art, voilà le but de l’existence, du moins la meilleure façon de l’utiliser. Et le philosophe de Tréguier ajoute, avec un sourire, que notre curiosité, toujours en éveil, fera bien d’être accueillante aux conceptions les plus contraires. Victor Hugo affirme « qu’ouvrir une école c’est fermer une prison » ; cette phrase résume non seulement les idées du poète, mais celles des principaux promoteurs de l’enseignement contemporain. Ils ont cru que la science rendait les hommes meilleurs, que l’énergie de la volonté était proportionnelle aux clartés de l’intelligence, que le cœur s’harmonisait toujours avec l’esprit. Aussi n’ont-ils songé qu’à bourrer le cerveau des enfants de connaissances mal digérées ; étouffant les aspirations personnelles et l’instinct créateur, oublieux aussi du sentiment et de la volonté. L’expérience leur a donné un démenti cinglant ; et nos réactionnaires ont trouvé là un prétexte excellent pour dénigrer la science et vanter la religion. Comme si les peuples chrétiens n’étaient pas les plus corrompus ! En fait, cœur et caractère ont une importance non moindre que l’intelligence ; les découvertes scientifiques permettent de multiplier la douleur humaine comme de l’amoindrir, témoin les massacres effroyables des dernières guerres ; les grands criminels, décorés par l’histoire du nom de conquérants ou d’habiles politiques, ne manquèrent souvent pas de génie. Savoir et talent deviennent entre les mains des riches et des prêtres un moyen de fortifier leur domination ; l’ambition ou l’intérêt sont les guides habituels des mandarins de Sorbonne et de l’Institut. Préoccupés de ne faire aux bien-pensants nulle peine même légère, ils éliminent impitoyablement quiconque s’avère libre et franc ; après bien d’autres je l’ai constaté. Pourtant aimons la science, malgré les tares de ses représentants officiels ; aimons l’intelligence dont les bienfaisantes critiques percent à jour le mensonge politique et religieux. Les chaînes cérébrales sont de toutes, les plus pesantes ; aidons les hommes à s’en délivrer. — L. Barbedette.

Documents. — Bergson : Les données immédiates de la conscience ; Matière et mémoire ; Evolution créatrice. — James : Le Pragmatisme ; La Philosophie de l’expérience. — Stuart Mill : Logique. — Leibnitz : Nouveaux essais. — Kant : Critique de la Raison Pure. etc.


INTEMPÉRANCE n. f. (latin intemperentia). Mot qui, dans la langue courante, désigne particulièrement l’abus des boissons toxiques. Il est synonyme d’ivrognerie. Quiconque s’enivre est un intempérant. Le mot signale un excès criant, scandaleux, visible pour tous et généralement habituel. Il ne désignerait pas en revanche, l’alcoolique, l’intoxiqué proprement dit, mais seulement un des états de ce dernier. Le bourgeois, flâneur et paresseux, qui s’exhibe à la terrasse d’un cabaret où il sirote un apéritif, n’est pas, au sens vulgaire du mot, un intempérant.

Il y a même de ces déviations du langage, frisant le paradoxe qui font presque un avantage de ce que la raison et le bon sens entendent flétrir : le buveur, adonné à l’apéritif, le riche qui met son luxe dans sa cave et gave ses amis de vins superfins n’est pas un intempérant ; c’est un homme qui jouit, qui sait user de biens que la nature et la civilisation offrent à sa gourmandise, à son besoin d’ostentation, à ses impulsions gastronomiques, à son être matériel. C’est un acte légitime en somme, car jouir est un bien, un postulat auquel seuls les impuissants, les incapables, les miséreux ne donnent pas satisfaction. Le vice bien porté n’apparaît plus un vice ; l’or purifie tout. Le « purotin » seul a le droit d’être un intempérant. Le pochard du grand monde s’indignerait d’être dénommé Coupeau !

Leur identité est pourtant absolue.

Le psychologue a d’ailleurs le droit de restituer au mot intempérance un sens beaucoup plus compréhensif, car il s’agit, en l’espèce, d’un état psychologique, peut-être morbide, nous allons le voir, qui ne caractérise pas exclusivement le fait d’abuser des poisons. Il y a lieu à une rectification dans une encyclopédie qui n’a que faire de la casuistique.

Intempérance, synonyme en vérité d’immodération, n’est que la qualité négative de celui qui n’est plus ou n’a jamais été tempérant ou modéré. Cela reviendrait à renvoyer le lecteur à ces deux derniers mots. Ce ne serait pas rigoureusement exact. Il n’y a jamais une opposition absolue entre le positif et le négatif, tandis qu’il y a entre ces deux extrêmes toute une gamme d’intermédiaires progressifs. Être malveillant n’est pas du tout la même chose que n’être point bienveillant. N’être pas doux ne signifie pas nettement que l’on est dur. N’être point tempérant n’a pas rigoureusement le sens d’être un intempérant. Il y a des nuances très frappantes et infinies dans tous les états psychiques de même essence. C’est pourquoi il y a lieu de disserter en quelques lignes sur l’intempérance dont le cadre n’est pas le même que celui de la tempérance.

Enfin disons que le mot s’applique à beaucoup d’autres circonstances que le fait de boire exagérément. Dans le cadre des faits psychiques on parle communément de l’intempérance du langage pour désigner tel sujet dont les modes d’expression verbale sortent de l’ordinaire, conventionnel ou éducatif, et font de lui un exagéré, un excessif, un malotru, un incisif, un violent en un mot.

Quiconque, psychologiquement parlant, cessera d’être ou de n’être point normalement maître de soi, qui n’est point ou n a jamais été équilibré, est un intempérant.

Je voudrais déterminer les motifs d’un tel état et les conditions dans lesquelles il se développe. Sujet philosophique d’une grande portée pour quiconque tient à se connaître et veut se connaître ou qui veut connaître ceux qui l’entourent.

Les qualités intellectuelles et morales sont toujours d’une relativité utile à définir si l’on veut pouvoir diriger ou corriger son habituel comportement. La définition de l’intempérance ne suppose pas une délimitation exacte de cette propriété négative, pas plus qu’il n’est logique de délimiter la tempérance elle-même. Il n’y a, en cette matière, que des éléments de comparaison. Où commence, où finit l’intempérance ? Cela reviendrait à définir le vice et la vertu. Seuls les scholastiques parviennent à une telle fiction. L’intempérance n’est rien en soi ; elle n’est qu’un état comparatif, chez le même sujet, entre ce qu’il était hier et ce qu’il sera demain. Affaire de degré, de plus ou de moins. Elle n’est de même qu’un état comparatif entre ce qu’est ce sujet par rapport aux autres, son milieu par exemple, ou son ascendance. On est, en somme, toujours un intempérant relativement à un autre. Où est l’étalon ? Nulle part. Les moralistes patentés ou systématiques ont seuls le secret de telles classifications, aussi subtiles que fausses.

Qu’on se souvienne, pour fixer les idées, des définitions qu’on s’est évertué de donner de la dégénérescence des espèces, et notamment de celle du Dr Morel, un aliéniste d’une grande envergure, qui avait émis cette formule : la dégénérescence est la déviation du type normal de l’humanité ! Morel n’avait oublié qu’une chose : mettre une lumière dans sa lanterne. Quel est donc ce type normal ? Où est-il ? Quand l’a-t-on vu paraître ? Faute de le décrire, toute la définition croulait, car ce n’était guère la consolider que de dire : le type normal est celui qui a été créé par Dieu à son image.

En fait, le dégénéré, comme l’intempérant existe, mais il ne peut être comparé qu’au type qui l’a immédiatement précédé ou aux types qui l’environnent et son degré de déchéance résulte d’une simple comparaison.

Le type de l’intempérant devrait dériver du type connu et bien dessiné du tempérant. Or répétons ce postulat à satiété : un type normal n’existe point. La modération est une fiction pure. Nul ne l’a jamais précisée.

J’examinerai les conditions qui font qu’un individu est plus ou moins intempérant qu’il n’était ou que ne sont d’autres, et cela dans les domaines : 1° physique, 2° moral.

Point de vue matériel. — Devenir intempérant — terme évidemment péjoratif — est acquérir un état régressif. C’est celui d’un sujet réputé sobre hier qui s’adonne aujourd’hui ou s’adonnera dorénavant à des habitudes qui le dégraderont, physiquement et moralement.

La régression physique est le stigmate démonstratif de l’excès. Celui-ci engendre la maladie, donc il est réputé nuisible et logiquement anormal. Il est, en outre, contemporain d’un état psychique nouveau dont la carence a permis une capitulation dangereuse : je savais hier maintenir ma consommation en deçà d’une certaine quotité dont ma santé physique paraissait s’accommoder, mais voici que je ne le sais plus. Aboulie relative, par conséquent affaiblissement de mon pouvoir inhibiteur. Tout le problème revient à déterminer les raisons d’un tel fléchissement et sa signification du point de vue de la psychologie normale ou maladive.

Un fait d’observation domine ce problème : n’est pas un intempérant qui veut. Si, dans la perpétuelle relativité du terme, il a été permis, parfois de parler de modération, c’est qu’en fait il y a des sujets moyens qui offrent l’image d’un équilibre relatif. C’est du moins l’impression que l’on en a ; ils sont ainsi par raison de nature ; ils ont l’heureux privilège de se tenir toujours à distance de ce qui, visiblement, et convenablement, est un excès. Y ont-ils du mérite ? Je ne sais. Je crois plutôt que leur vertu est une heureuse contingence où leur volonté résolue n’a que faire.

Mais s’ils deviennent intempérants, c’est que des tares diminuent soudainement leur pouvoir de résistance. Les tares sont de deux ordres : héréditaire et acquise.

L’hérédité est la tare par excellence. On comprend que ce n’est pas impunément que les peuples ont, depuis d’infinies générations, recherché imprudemment des jouissances dans la fréquentation des poisons de l’intelligence. La séduction de ces perfides toxiques ne fait aucun doute. Un sujet qui a goûté aux ivresses artificielles de la morphine, du vin, du tabac, des liqueurs a, pour des motifs psycho-physiologiques très profonds, le désir automatique d’y revenir. Les générations qui nous ont précédés ont fait ainsi : trompées par leur ignorance qui est leur seule excuse, elles ont compromis petit à petit leur existence. Et depuis qu’elles ont appris et qu’elles savent, elles n’ont point réussi à se guérir. L’ont-elles, du reste, voulu réellement ? Leur volonté a été entamée par les stupéfiants qui ont instauré leur tyrannie. Qui stupéfie commande en maître.

Les nations, les races ont périclité et, parmi les causes les plus puissantes de cette décadence, les poisons de l’intelligence, l’alcool et l’opium surtout, comptent parmi les premières.

Il est donc aisé de saisir que si les hasards du milieu ont entraîné les générations précédentes à des excès marqués, certains sujets actuels présentent des prédispositions maximums, parmi d’autres sujets qui peuvent encore se conserver en meilleur équilibre.

Ce sont les premiers qui deviennent les excessifs, les intempérants catalogués. Ils vont à l’intempérance en vertu d’une force secrète qui les pousse et, dans cette impulsion, aimablement qualifiée de besoin, ils trouvent toutes les justifications et toutes les excuses. Que de gens sont intempérants qui ne le voudraient point ! Dans le nombre colossal des intempérants de vin et d’alcool qui encombrent les sociétés modernes, parmi la cohue des fumeurs, des cocaïnomanes et autres détraqués, il est facile de discerner ceux qui ont succombé, sous le coup de la tare maximum. Les hérédo-toxicomanes ont une psychologie toute spéciale que j’ai dépeinte ailleurs (Dégénérescence sociale et alcoolisme, Masson, édit.) et qui est toute faite d’impulsivité, d’automatisme.

Malgré la prééminence de cette tare, ces dégénérés sont pourtant, par ce fait même qu’ils sont suggestibles, parmi les plus curables. Subissant l’influence des milieux, ils guérissent en masse comme ils ont succombé en masse le jour où l’ambiance, vraiment à la hauteur de ses responsabilités, sait les aider à guérir. Un seul remède : l’exemple.

Quant aux intempérants d’occasion (prédisposés minimums) ils naissent des circonstances fortuites, de la suggestion qui a pour effet d’affaiblir le pouvoir de résister… Une fois entamés, ils ne peuvent que subir une aggravation par l’action combinée d’un poison qui, par définition, tue la volonté, et de l’ambiance, autre poison inhibiteur. Qui veut se prémunir, s’isole, par un double procédé : l’abstinence et l’individualisme.

Les autres formes de l’intempérance, la gourmandise, la gloutonnerie, la boulimie, les perversions de l’appétit, le génitatisme, tous les excès, en un mot, mis en œuvre par l’activité même des besoins physiologiques naturels (instinct de nutrition et de reproduction), reposent exactement sur les mêmes bases psychologiques que l’excessif amour des poisons cérébraux.

L’influence de l’hérédité y est sans doute un peu moins marquée, mais inversement celle du milieu y est énorme. Manger exagérément peut être l’indice d’une sensualité inesthétique, comme le fait de s’assimiler à certains animaux en aimant génitalement plus qu’il ne convient à la finalité normale de la fonction, est un état quasi morbide que nos mœurs favorisent. Le besoin égoïste de jouir et la richesse entretiennent continuellement et développent progressivement un syndrome collectif de décadence.

De tels syndromes sont, du reste, observés chez les grands névropathes et chez nombre d’aliénés plus ou moins parvenus au stade de la démence, période où ils sont ressaisis par l’état instinctif auquel aucun frein n’est plus opposé.

Point de vue intellectuel. — Parler maintenant de l’intempérance dans le domaine des faits psychiques nécessiterait des volumes. Il est clair que nous sommes ici sur un terrain où toute l’affectivité est en cause, où tout le comportement sentimental et passionnel est intéressé.

Pour des causes infiniment variées, toute la vie de l’âme peut comporter des phases, plus ou moins prolongées, d’exaltation, d’hyperexcitabilité, qui méritent, objectivement, la qualification d’intempérance.

On trouve dans ce cadre, du reste, les plus sublimes formes de l’exaltation de la vie psychique (élan vital), celles dont l’homme peut être le plus fier, notamment tout ce qui le fait considérer comme exagéré par la masse moutonnière, privée d’enthousiasme, d’idéalisme et d’originalité, comme on y trouve les formes d’exaltation les moins compatibles avec l’intérêt des uns ou des autres.

Le besoin d’exubérance et d’expansion est énorme chez certains sujets, prompts aux emballements. Ce besoin peut être normal ; il se confond avec les manifestations les plus logiques et les plus nobles de la vie ; besoin de se donner, de se dépenser, élans généreux de dévouement, esprit de sacrifice, exaltation du martyre chez tous les hommes de foi. N’être point porté à l’expansion n’est-ce pas être voué à une vie terne, incolore et inférieure ?

Il est clair qu’ici la qualification d’intempérance sera éminemment relative et de valeur arbitraire. Point d’étalon, point de commune mesure. On est toujours un audacieux pour un timide. Celui dont on ne partage point les vues ou les tendances est souvent exposé au dénigrement. Son activité débordante, souvent inopportune à vrai dire, court le risque d’être considérée comme une excentricité, une intempérance, le jour où elle se traduit par un langage émancipé ou par des œuvres gênantes pour le vulgaire. Tous les révolutionnaires, de quelque côté de la barre qu’ils soient, sont aux yeux de leurs adversaires, des intempérants. L’anarchiste, malgré la grandeur de son idéal, ne passe-t-il pas pour un intempérant, insupportable et indésirable ?

Mais il est aussi de ces exubérances qui sont des signes incontestables de désordre pathologique : l’aliéniste connaît les maniaques, dont le mal n’est fait que d’une production formidable de vie incohérente et sans but. Il en est chez qui ces états sont intermittents et alternent même avec des états d’anéantissement (folie circulaire, cyclothymie).

Deux mots pour moderniser tout à fait le mécanisme de l’intempérance considérée comme la simple exagération d’un état normal. La vie affective tout entière est à la merci d’une paire de nerfs qui opposent leur action physiologique : le nerf vague et le sympathique. Et, l’on sait en outre aujourd’hui que ces importantes fonctions relèvent de la vie même de ce qu’on a appelé les glandes à sécrétion interne (glandes endocrines) : corps thyroïde, glande surrénale, testicules, ovaire, etc.

Ce n’est point ravaler (pour quiconque honore la science, la vérité, et se méfie du verbiage de la métaphysique) l’émotivité et la sentimentalité, que de les savoir dans la dépendance d’états organiques et de connaître de toutes les intempérances, surtout celles de mauvaise qualité, quand on sait régler sa vie selon les préceptes de l’hygiène. Car, une fois de plus, il sera établi que l’âme saine ne saurait habiter que dans un corps sain. — Dr  Legrain.


INTENSITÉ n. f. Degré d’activité, d’énergie, de puissance. L’intensité du froid, des convictions. « L’intensité de l’existence en diminue la durée » (Buffon). L’intensité d’un courant, d’un champ (électrique, magnétique), de la lumière ( « j’ai fait voir qu’à égale intensité de lumière un grand foyer brûle beaucoup plus qu’un petit » (Buffon), du son (elle dépend de l’amplitude des vibrations), d’une force (mesurée en dynes : unité de force)… On dira, parlant de l’amour, que « sa durée est en raison inverse de son intensité ». Règle générale : le degré d’intensité commande la dépense d’énergie et tend proportionnellement à l’épuisement des foyers ou des sources dont l’aliment ne se renouvelle pas à mesure…

Les milieux révolutionnaires parlent constamment de la nécessité d’intensifier leur propagande. En l’espèce, il s’agit de propager le plus et le mieux possible l’idéologie et la tactique révolutionnaire, et d’y employer, pour en obtenir le rendement le plus élevé, tous les moyens dont on dispose : parole, écrit, action. Certains événements sont particulièrement favorables à un effort exceptionnel. Il n’est pas nécessaire que ces événements aient un caractère spécifiquement anarchiste, pour que les libertaires songent à en tirer parti. Il suffit que, à la faveur des circonstances qui émeuvent l’opinion publique, ils puissent saisir l’occasion d’affirmer leurs idées, de dénoncer l’iniquité sociale, d’ameuter la conscience publique contre les institutions établies, de flétrir la malfaisance gouvernementale, de clouer au pilori la magistrature, la police, de combattre le militarisme, de stigmatiser la rapacité patronale, l’âpreté au gain du mercantilisme, l’imposture religieuse, etc., etc. C’est dans ces circonstances que les anarchistes, quelle que soit la faiblesse des moyens qui leur sont propres, doivent écrire, parler, agir, surtout agir, en un mot se dépenser exceptionnellement et porter jusqu’au degré le plus élevé l’intensité de leur propagande.


INTERDICTION n. f. (du latin interdictio). Prohibition. Défense. « La mendicité est interdite sur le territoire de cette commune » (Arrêté municipal). D’une personne majeure qui, par suite d’un jugement, a perdu la libre disposition de ses biens, on dit qu’elle est frappée d’interdiction. Prononcée dans ces conditions, l’interdiction est une mesure qu’on justifie en invoquant l’intérêt même de la personne qu’elle atteint. Peuvent être interdites les personnes qui sont dans un état d’imbécillité ou de démence. Peuvent l’être aussi les individus qui se livrent à des spéculations, opérations, extravagances ou dilapidations qui compromettent leur fortune. L’interdit est assimilé à un mineur ; l’administration de ses biens et la garde de sa personne sont confiées à un tuteur. Celui-ci a pleins pouvoirs de le représenter et d’agir valablement pour lui dans tous les actes de la vie civile. Cette sorte d’interdiction s’appelle l’Interdiction civile ou judiciaire. On entend par Interdiction légale la privation de l’exercice des droits civils. Cette interdiction est une peine accessoire attachée par la loi aux peines criminelles.

L’Interdiction de séjour a remplacé le renvoi sous la surveillance de la haute police. Elle entraîne la défense faite au condamné libéré de paraître dans un certain nombre de départements ou de villes. Cette peine accessoire avait été réservée fort longtemps aux condamnés de droit commun. Dans leur âge de répression, les tribunaux, à l’instigation du gouvernement, n’hésitent plus à l’étendre aux condamnés pour faits de grève et autres faits d’ordre politique.


INTÉRÊT n. m. (du latin interest, il importe). Ce qui importe à l’utilité de quelqu’un : c’est l’intérêt qui le guide. Bénéfice qu’on retire de l’argent prêté : placer de l’argent à 6 ou 9 % d’intérêts.

On considère les intérêts simples et les intérêts composés.

Les intérêts simples sont ceux perçus sur un capital fixe non accru de ses intérêts. Les intérêts composés sont ceux perçus sur un capital formé du capital primitif accru de ses intérêts accumulés et portant eux-mêmes intérêts jusqu’à l’époque de l’échéance.

Au figuré : Désir du bonheur de quelqu’un, tendre sollicitude pour lui : ressentir un vif intérêt pour quelqu’un. Ce qui, dans un ouvrage, charme l’esprit et touche le cœur : histoire pleine d’intérêt.



Sous le régime de propriété individuelle, qui est le nôtre, tout produit devant être payé avant que d’être consommé, nul individu ne peut exister sans obtenir l’usage d’un certain capital. La nécessité de ce capital étant absolue et antérieure à toute possibilité de consommer et, d’autre part, le capital étant possédé en totalité par une classe d’individus, cette classe est en réalité maîtresse de la vie des prolétaires qui naissent sans capitaux.

Mais comme le capital ne peut être consommé, mais seulement servir à l’achat ou à la fabrication de produits de consommation, les capitalistes prêtent leurs capitaux aux producteurs… Voici comment s’exprime à ce sujet l’économiste J.-B. Say :

« L’impossibilité d’obtenir aucun produit sans le concours d’un capital met les consommateurs dans l’obligation de payer, pour chaque produit, un prix suffisant pour que l’entrepreneur qui se charge de sa production puisse acheter le service de cet instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire d’un capital l’emploie lui-même dans une entreprise, soit qu’étant entrepreneur, mais que n’ayant pas assez de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte, la valeur de ses produits ne l’indemnise de ses frais de production qu’autant que cette valeur, indépendamment d’un profit qui le dédommage de ses peines, lui en procure un autre qui soit la compensation du service rendu par son capital. C’est la rétribution obtenue pour ce service, qui est désignée ici par l’expression de revenu des capitaux.

« Le revenu d’un capitaliste est déterminé d’avance quand il prête son instrument et en tire un intérêt convenu ; il est éventuel et dépend de la valeur qu’aura le produit auquel le capital a concouru, quand l’entrepreneur l’emploie pour son compte. Dans ce cas, le capital, ou la portion du capital qu’il a emprunté, et qu’il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins que l’intérêt qu’il en paye ».

Obligé de demander du capital, le non possédant doit s’astreindre aux lois de l’usure, ou de l’intérêt. C’est-à-dire qu’il devra rembourser soit en produits, soit en travail, non seulement le capital prêté, mais encore une partie de capital, représentant le loyer d’usage, de jouissance. Cette deuxième partie est l’intérêt, appelé auparavant : usure. Il est certain que cet intérêt est toujours en rapport étroit avec l’offre et la demande de capitaux ; or la demande étant nécessairement toujours au maximum, il s’ensuit que le taux de l’intérêt est, lui aussi, toujours au maximum.

Livré à lui-même, improductif, le capital finit par être dévoré par le capitaliste qui est aussi consommateur. L’intérêt, ce prélèvement sur la détresse des prolétaires, non seulement paye la consommation du capitaliste, laissant ainsi intact le capital mais fortifie agrandit, augmente le capital, ce qui fait dire aux économistes bourgeois que le capital travaille, au même titre que le producteur et, qu’ainsi, l’intérêt n’est que la rétribution de son travail.

« On s’imagine que le crédit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment reproduite dans une foule d’ouvrages, dont quelques-uns sont même écrits ex-professo sur l’Économie Politique, suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital est toujours une valeur très réelle et fixée dans une matière, car les produits immatériels ne sont pas susceptibles d’accumulation. Or, un produit matériel ne saurait être en deux endroits à la fois et servir à deux personnes en même temps. Les constructions, les machines, les provisions, les marchandises qui composent mon capital, peuvent en totalité être des valeurs que j’ai empruntées ; dans ce cas, j’exerce une industrie avec un capital qui ne m’appartient pas et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j’emploie n’est pas employé par un autre. Celui qui me le prête s’est interdit le pouvoir de le faire travailler ailleurs… » (J.-B. Say)

Or, le capital : sol, machines, constructions, monnaies, ne travaille pas. Nul ne fait donc travailler le capital. Le capital n’est qu’un instrument de travail. L’intérêt ne saurait donc représenter le « salaire » du capital — le producteur seul devant percevoir un salaire — mais seulement le loyer d’usage d’une matière, d’un outil approprié par qui ne s’en sert pas.

« La légitimité du fermage et du loyer n’ont été attaquées que du jour où la légitimité de la propriété foncière et de la propriété des maisons ont été elles-mêmes mises en question. Mais, chose curieuse, la légitimité de l’intérêt a été vivement attaquée longtemps avant que l’on eut songé à contester la propriété individuelle des capitaux, longtemps même avant qu’il y eut des socialistes…

« Un sentiment si général doit avoir assurément une cause. Elle n’est pas difficile à découvrir.

« Dans le bail à ferme, on voit le revenu sortir de terre, en quelque sorte, sous forme de récoltes, et l’on sent bien que la rente payée au propriétaire n’est pas prise dans la poche du fermier. On comprend que celui-ci ne fait que restituer les produits de l’instrument producteur qui lui a été confié et que, comme il n’en restitue qu’une partie, il doit lui rester un profit.

« Dans le prêt, au contraire, on ne voit pas le revenu sortir, sous forme d’intérêt, du sac d’écus prêté : « Un écu n’a jamais enfanté un autre écu », disait Aristote. L’intérêt ne peut donc sortir, pensait-on, que de la poche de l’emprunteur. »

Et c’est sur de telles logomachies qu’est basée toute l’Économie Politique. Comme si dans la production agricole, le sol était autre chose que le « patient » sur lequel s’exerce l’activité du cultivateur. Comme si le sol, par lui-même, sans le travail du paysan armé de sa charrue, sa bêche, etc., sans l’ensemencement de graines triées, améliorées par les hommes, pourrait produire quoi que ce soit susceptible de payer la rente du propriétaire.

Considérer le sol, au même titre que les constructions, les outils, les machines, les monnaies valeurs d’échange, c’est un non-sens sur lequel est érigée toute la vie sociale depuis que le premier fossé ou pieu servit à délimiter le droit de propriété du sol pour un ou plusieurs individus : premiers occupants ou premiers chefs.

C’est vraiment chose curieuse qu’on ait pu assimiler si longtemps le sol au capital, produit amassé par l’homme. Et c’est cette assimilation et l’appropriation individuelle qui s’ensuit qui a régi l’ordre économique des sociétés, jusqu’à nos jours.

L’appropriation individuelle du sol ne se justifie d’aucune façon, soit qu’on parle de droit du premier occupant (pourquoi pas du dernier ?), soit qu’on parle du droit de fait acquis (pourquoi pas de droit à des faits nouveaux ?). Quant au droit du plus fort, sophistiqué ou avoué, le mode d’appropriation du sol ne serait qu’une question de circonstances, la force étant, par définition, changement, mouvement.

Toute richesse, tout capital, est le produit de deux facteurs : le sol, agent passif, et le travail, agent actif. En dernière analyse, c’est du sol que vient toute production. Le sol étant propriété de quelques individus, les autres sont, nécessairement, privés de liberté, de vie, tant que les propriétaires ne leur louent pas le sol.

Mais les sociétés, en industrialisant leur production, vivent surtout du travail : sur les produits du sol. Les produits bruts, non ouvrés, sont un capital nécessaire, absolument indispensable, ainsi que les machines et outils qui serviront à les transformer. Quiconque ne possède pas de sol et ne peut en louer, est obligé pour vivre, de louer le capital industriel sans quoi nul travail ne peut être. Le propriétaire de ce capital, comme le propriétaire foncier, loue à de très forts intérêts, toujours au maximum possible des circonstances.

Le locataire de tout capital, sous forme d’intérêts, prélève, sur les produits de son travail sur la matière, une part assez forte, qui va grossir le capital du propriétaire.

Il arrive presque toujours que le locataire d’un capital, qui paye intérêts au capitaliste, sous-loue les capitaux empruntés et fait payer au sous-locataire un nouvel intérêt, évidemment plus élevé que celui qu’il a payé lui-même. Des organismes excessivement puissants, les banques, sociétés de crédit, etc., se sont créés à l’effet de drainer les capitaux disponibles dont ils payeront intérêt, et de placer ces capitaux, à leur compte, percevant un intérêt supérieur, chez des non-possédants.

Aussi, des individus, qui ont un capital, ou qui empruntent un capital, au lieu de louer ou sous-louer à d’autres moyennant intérêts, préfèrent louer des hommes non-possédants, pour travailler sur leur capital-sol, ou sur les produits du sol. Gardant les produits nets, de cette association de leur capital et du travail des autres, pour eux et payant aux travailleurs un salaire qui veut être l’intérêt du capital-travail et qui est déterminé comme le taux de l’intérêt du capital, par la loi de l’offre et de la demande, ces producteurs capitalistes sont les maîtres réels des ouvriers qu’ils emploient.

Toutefois, les produits ainsi obtenus, ne peuvent être consommés par le capitaliste qui doit les échanger contre de la monnaie, c’est-à-dire, qui doit vendre ses produits aux consommateurs. Or, il y a concurrence, pour cette vente, entre les divers capitalistes vendeurs du même produit. Celui qui vend le meilleur marché est sûr de posséder tous les marchés. D’où nécessité d’avoir une production peu coûteuse. Nécessité de donner aux prolétaires l’intérêt le plus réduit pour leur capital-travail.

Obligé de travailler toujours plus, pour un salaire lui permettant à peine de se sustenter, le prolétaire réfléchit et se révolte. Il examine les bases de l’ordre social et découvre :

« L’intérêt général s’opposant à celui des individus est le produit d’une société basée sur l’antagonisme des intérêts, sur l’égoïsme étroit et injuste organisé et érigé en système social. Dans la société socialiste, l’intérêt général est la totalisation des intérêts de chacun. Dans notre société, le malheur des uns fait le bonheur des autres. La maladie fait vivre le médecin. La police ne saurait exister sans le criminel. La lutte de tous contre tous crée un titre de légitimité relative à l’État chargé de veiller à ce que les hommes se dévorent entre eux selon les règles, les convenances et les lois. L’expropriation des moyens de production et la misère sont la condition préalable de l’industrie capitaliste. Il faut chasser l’artisan de son atelier, le paysan de son lopin de terre pour que l’industrie trouve « des bras ». Le « moraliste » anglais Bernard de Mandeville a prêché ouvertement la misère et l’ignorance du peuple dans le but d’assurer de la chair à exploitation au régime capitaliste. Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les contradictions dont vit et dont, certainement, mourra le régime capitaliste. » (Ch. Rappoport).

Puisque l’appropriation individuelle du sol et des instruments de travail, dresse constamment les individus les uns contre les autres ; puisque ce mode d’appropriation est cause des guerres, des grèves, des famines, de la misère psychologique et physiologique ; puisque l’intérêt de chacun est sans cesse contraire à celui de tous : abolissons la propriété individuelle du sol et des instruments de travail. Que le capital amassé par les générations qui nous ont précédés et que le sol soient la propriété de tous, l’immense réservoir où les producteurs viendront puiser la vie et la liberté.

Que l’individu, débarrassé du souci de payer l’intérêt ou de crever, laisse grandir en lui ses tendances à la sociabilité, à l’amitié, à l’amour, que ne terniront plus les vils calculs du tant pour cent.

Grandissant dans un milieu ainsi rénové, l’intérêt moral disparaissant avec l’intérêt matériel, l’homme apparaîtra sur la scène du monde nouveau, noble et moral (voir Morale) et il jettera un regard effaré sur l’histoire qui montrera ses ancêtres du xxe siècle, lâches, vils, rampants, vénaux, agenouillés devant le veau d’or et les sacro-saints principes de l’Économie Politique. — A. Lapeyre.

INTÉRÊT. L’intérêt, que l’on a défini la plus grosse somme possible de plaisir pendant le plus de temps possible, ne saurait se confondre avec l’insouciante moisson de joies que préconisa l’hédonisme. « Cueille le moment qui passe sans crainte des conséquences, sans préoccupation d’avenir », dit ce dernier ; « repousse les plaisirs dangereux, accepte les douleurs fécondes », affirme le premier, soucieux du lendemain plus que du jour actuel. « Pourquoi assombrir le présent, puisque, maître de l’instant qui s’écoule, tu ne l’es plus de la minute qui suivra, reprend l’hédonisme : imite l’oiseau qui chante, les mois d’été, sans penser au sombre hiver. » Et l’intérêt de répondre : « Tu as la raison pour prévoir ; ce qui est naturel à l’animal stupide ne l’est pas à l’homme intelligent. Malgré son goût exquis, comment ne pas repousser le poison qui donne la mort ? Comment ne pas accepter la médication pénible qui raffermit la santé ? » De ce désir d’accroître la somme totale de nos joies, par un judicieux calcul de la raison, naquit l’éthique utilitaire. Son histoire est jalonnée de quelques grands noms. Épicure conseille un choix, un tri entre les plaisirs ; s’il écarte les plaisirs en mouvement, ceux que procurent les passions orageuses, c’est en prévision de leurs résultats coutumiers ; s’il préfère les plaisirs en repos, la joie négative de ne point souffrir, c’est qu’ils ne comportent point de conséquences douloureuses. Et ce sage, qu’une tradition séculaire qualifie de dissolu, s’en tenait à la seule satisfaction des désirs naturels, repoussant tous les besoins artificiels, comme l’amour des richesses, des honneurs, etc. Parmi les croyants, qui volontiers l’injurient, combien admettraient qu’avec un pain d’orge et de l’eau ils puissent atteindre au bonheur parfait ; c’était le cas de ce singulier débauché. Par contre, il attachait un prix incalculable à l’amitié, source de joies saines et fécondes ; prélude aux efforts des utilitaristes contemporains pour montrer qu’un accord nécessaire relie l’intérêt des individus à celui des collectivités. Hobbes, Lamettrie, Helvétius, d’Holbach, Volney placent également la suprême norme de l’activité humaine dans l’intérêt personnel. Bentham mérite qu’on examine ses idées ; il établit une arithmétique des plaisirs. Chaque joie doit être considérée à plusieurs points de vue : durée, intensité, pureté, conséquences, etc. ; et l’on traduit en chiffres la valeur positive ou négative qui correspond à chacun d’eux. Une simple addition permet ensuite d’apprécier les plaisirs en eux-mêmes, comme aussi de les classer dans la hiérarchie constituée par leur ensemble. À la lumière d’un tel calcul, l’ivrognerie apparaît désastreuse et la tempérance excellente. Bentham insistait de plus sur l’étroite solidarité qui fait dépendre le bonheur de chacun du bonheur de tous : quand la ruche est prospère, chaque abeille s’en trouve mieux. Aussi veut-il que l’éducateur revienne souvent sur l’identité de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif ; dans l’espoir de faire naître ainsi, chez les enfants, des habitudes altruistes.

Stuart Mill introduit une autre distinction entre les plaisirs, celle de la qualité : plaisirs du corps et plaisirs de l’esprit, joies sensuelles et satisfactions morales ne peuvent être mises sur le même plan. Science et bonté sont supérieures infiniment aux sensations toujours grossières que procure le plus fin repas. « Mieux vaut être, déclare le philosophe, un homme malheureux qu’un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait ». Quant à la naissance des sentiments désintéressés, Stuart Mill l’explique par la loi, si importante dans son système de l’association des idées. De bonne heure l’enfant s’aperçoit qu’il doit tenir compte de ses semblables ; adulte il comprendra mieux encore qu’il a besoin d’autrui. Pour s’éviter des ennuis, pour obtenir leurs bonnes grâces, il se montrera donc agréable avec ceux qui l’entourent ; puis il oubliera les conséquences et aimera les autres de façon désintéressée. Ainsi l’avare, en amassant de l’or, songe d’abord aux biens qu’il procure, avant de l’aimer pour lui-même. Spencer, à qui n’échappe pas la faiblesse des arguments de Stuart Mill, voit dans l’altruisme une acquisition non de l’individu mais de l’espèce ; acquisition que fortifie, de plus en plus, l’adaptation au milieu et que transmet l’hérédité. Au début de l’humanité régnait l’égoïsme pur, chacun ne songeait qu’à soi-même, indifférent au bonheur d’autrui. Mais les exigences de la vie en société, les répercussions fâcheuses que pouvaient avoir pour tous le malheur de quelques-uns, la solidarité dans les joies et les douleurs communes, conduisirent les individus à s’occuper de leurs semblables. Des habitudes, transmises héréditairement, ont surgi dans l’espèce : habitudes qui ne sont plus totalement égoïstes, puisqu’elles supposent une indéniable bienveillance pour nos compagnons humains, mais qui ne sont pas encore complètement désintéressées puisqu’elles ne vont pas jusqu’à l’oubli de soi. D’où une époque égo-altruiste, la nôtre ; dans un avenir sans doute bien lointain, l’égoïsme éliminé laissera maître le seul altruisme : ce sera l’âge d’or sur notre planète. Selon Spencer, l’égoïste, mal adapté à la vie sociale, doit en effet disparaître en vertu des lois générales de l’évolution. Ainsi s’achèverait l’identification entre l’intérêt des individus et celui des collectivités.

Malheureusement ce qui s’avère certain, dans nos sociétés, ce n’est pas l’accord de l’intérêt général avec l’intérêt particulier, mais leur opposition. Ce qu’on dénomme intérêt général n’est que l’intérêt des gouvernants, des riches, des prêtres, en un mot du groupe parasite qu’on appelle, en style académique, l’élite dirigeante. Contre lui le travailleur, l’homme libre, ne s’élèveront jamais avec trop d’énergie ; affublé d’oripeaux religieux, nationalistes, voire républicains, il sert de prétexte à l’exploitation du bétail humain. Mais, dans un monde harmonieusement disposé, où parasitisme et domination seraient choses inconnues, l’accord existerait entre le bien de tous et celui de chacun. Car les habitants de la terre ont des besoins communs et l’identité d’origine comme de destinée finale crée entre eux des rapports de fraternité. A l’heure actuelle l’intérêt général se ramène, pour l’exploité, à la solidarité qui l’unit à ses compagnons de malheur. Des insuffisances, des erreurs nombreuses seraient à relever dans les éthiques utilitaires, mais elles mettent aussi en lumière d’incontestables vérités. Et ceux mêmes qui les critiquent âprement s’en inspirent parfois, tels ces chrétiens tout confits dans l’amour de Dieu, à les entendre, et que la crainte de l’enfer pousse seule en réalité. Ils colorent d’apparences désintéressées un servilisme mesquin ; leur dévouement, leurs sacrifices prétendus sont de simples marchés où ils gagneront cent pour un. Une éternité de bonheur, contre quelques jours de souffrance, le pire usurier peut s’en satisfaire ! Et risquer la rôtissoire infernale en désobéissant au curé ! Quant aux amateurs de métaphysique, qui vous offrent leurs principes transcendants à des sauces variées, ils doivent rendre leur Bien Suprême appétissant et désirable, pour que les clients mordent à l’appât. S’il n’apparaît sous l’aspect du bonheur, le bien laisse l’homme indifférent ; preuve du rôle joué par l’utile, même quand on prétend s’en passer.

Remarquons, par ailleurs, que l’intérêt devient une source d’erreurs innombrables, lorsqu’il s’agit de découvrir la vérité. On sait combien l’individu s’illusionne d’ordinaire sur lui-même, ne voyant que les qualités dans sa propre personne, alors qu’il observe surtout les défauts chez le voisin. Même aveuglément dans l’amour, sorte de métempsycose idéale qui opère la fusion de deux intérêts : les défauts se transforment en vertus, les vices en qualités. L’affection partie, force sera de reconnaître que la prude était acariâtre, que le bon garçon manquait d’énergie. Si la bourgeoisie, voltairienne il y a un siècle, fréquente les églises aujourd’hui, c’est qu’elle compte sur le prêtre pour défendre ses coffres-forts. Si les membres de l’Institut et les professeurs de Faculté sont si respectueux des dogmes chrétiens, c’est pour ménager la clientèle riche et se faire applaudir dans les salons mondains. Et la croyance à l’au-delà vient, pour une large part, du désir égoïste de ne mourir jamais. Que les animaux ou même les personnes indifférentes disparaissent totalement, chacun l’admettrait sans répugnance ; mais que leur cher moi cesse d’être, les dévotes les plus détachées du monde ne se résigneraient pas sans peine à le croire. Si Dieu résume nos ignorances, l’immortalité concrétise l’instinct de conservation. En politique, même exploitation des erreurs où conduit un intérêt mal compris ; avant le vote on promet des miracles à l’électeur médusé, après, mille excuses permettent d’expliquer pourquoi l’on n’a rien pu faire. Et des faveurs, des rubans, habilement distribués, suffisent à compléter la cuisine électorale. Mais le sage se défie des mensonges de l’intérêt, comme des illusions de l’amour-propre ; si pénible que puisse être la vérité à l’égard de lui-même, il l’accueille toujours en amie. — L. Barbedette.

Documents. — Hermann Usener : Epicurea ; Guyau : La morale anglaise contemporaine ; Stuart Mill : L’Utilitarisme ; H. Spencer : Principes de morale ; etc.

INTERET GENERAL. Intérêt commun aux habitants d’une même localité, aux hommes vivant dans un même pays. Telle paraît être, de prime abord, la définition de l’intérêt général. Il importe cependant, avant tout, de s’assurer s’il y a bien, autour de nous, un intérêt ayant ce caractère, de se rendre compte si rien ne s’oppose, en réalité, à son existence. Cette recherche est d’autant plus nécessaire que des sociologues ont cru pouvoir édifier tout un système social, établir et répandre une doctrine dont l’intérêt général forme la base.

Voyons donc si, oui ou non, il y a autour de nous un intérêt général et s’il convient d’accepter ou de repousser cette conception, commune aujourd’hui aux démocrates bourgeois et ouvriers qui préconisent comme moyen d’évolution la collaboration des classes.

Certes, il est tout à fait évident que si tous les hommes qui habitent un même pays avaient un intérêt commun, c’est-à-dire collectif, ils s’entendraient facilement sur la base même de cet intérêt. Rien ne serait plus commode, pour eux, que de se doter d’un ordre social qui, interprétant cet intérêt, leur donnerait satisfaction. Il est non moins évident que nul antagonisme ne pourrait exister entre les individus et que, dans ces conditions, parler de classes serait une hérésie. Il n’y aurait bien, en vérité, qu’une seule classe sociale.

Rien ne s’opposerait donc à ce que le progrès s’accomplisse sans entrave dans tous les domaines et il est tout à fait certain que, l’évolution étant normale, ce serait une folie que de vouloir accélérer le rythme de ce progrès, mécaniquement et violemment, par des révolutions parfaitement inutiles.

Mais en est-il ainsi et, dans la négative, pourquoi en est-il autrement ?

Je déclare tout de suite qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir d’intérêt général en régime capitaliste. En fait, il y a deux catégories, deux portions opposées d’ « intérêt général » (si, ainsi limité, je puis encore me servir de ce nom) et leur confrontation est la meilleure preuve de l’inexistence du n intérêt véritablement général. Il y a, en effet, l’intérêt général des possédants : des exploiteurs, et celui des non-possédants : des exploités.

Entre ces deux formes d’intérêt général, dont l’une est bien la négation de l’autre, toute conciliation est impossible. Leur opposition est telle, qu’elle est constante, permanente, systématique. Elle ne prendra fin que par la disparition de l’intérêt général capitaliste, par l’abolition de la propriété privée, base du système social actuel.

La vie de chaque jour enseigne, avec une brutalité d’expression inouïe, qu’il n’y a réellement aucun intérêt commun, général, entre le patron et l’ouvrier, entre le commerçant et le consommateur, entre le propriétaire et le locataire, entre l’exploitant et l’usager, etc.

L’intérêt général du patron l’oblige à faire travailler le plus longtemps possible pour le salaire le moins élevé, sans se soucier des conditions d’hygiène. Il ne rétribue l’effort humain que d’une façon strictement minimum. Il n’est pas besoin de dire que l’intérêt de l’ouvrier est diamétralement opposé.

Il en est de même pour le commerçant, qui a intérêt à vendre le plus cher possible, sans se soucier de la condition sociale du consommateur et de ses moyens d’existence. Nul doute que, là encore, l’intérêt du consommateur soit en opposition avec celui du commerçant, surtout à notre époque, où le dernier prétend faire fortune en quelques années.

Qui oserait soutenir que le propriétaire — le plus avantagé de tous les rentiers, au moins actuellement — ne cherche pas constamment à augmenter le prix de ses loyers, sans se préoccuper si le locataire, exploité par le patron, volé par le commerçant, peut réellement payer les prix de location qu’il veut imposer !

Qui pourrait affirmer que l’exploitant d’un service public à caractère de monopole de fait, comme les Compagnies de transport terrestres, maritimes ou fluviales, se préoccupe de l’intérêt des usagers, lorsqu’il établit ses tarifs ? Non, il n’a d’autre souci que de rétribuer le capital engagé par un intérêt élevé, d’amortir dans dix ans, ou moins, le prix d’un matériel qui roulera ou servira vingt ou trente ans.

En ce qui concerne le caractère de la production elle-même, il n’y a aucun souci d’intérêt général chez ceux qui la dirigent. Le capitalisme industriel ne construit pas, ne fabrique pas pour satisfaire des besoins mais pour réaliser des profits. Il en est de même pour le commerçant, qui ne tend nullement à remplir un rôle utile, mais uniquement à faire fortune dans un minimum de temps.

La Bourse des Valeurs, celle de Commerce, qui devraient être les régulateurs des actions et des prix, qui devraient déterminer la valeur exacte d’une affaire quelconque ou le prix d’une denrée telle que le blé, par exemple, ne visent, au contraire, qu’à fixer arbitrairement, pour le seul profit de quelques-uns, le prix de celle-ci, la valeur de celle-là, sans tenir aucun compte du caractère de l’affaire, de l’abondance ou de la pénurie de la denrée.

Ces opérations, qu’on décore du nom de spéculations, mériteraient mieux le nom de vols organisés.

Boursiers de valeurs et boursiers de commerce n’ont rien de commun avec les travailleurs qui édifient ou assurent la marche des entreprises, ni avec les producteurs réels du blé.

Que dire des intermédiaires, possédants fictifs, qui brassent des millions et vivent comme des poux sur le corps social, sur le producteur et le consommateur ? Y a-t-il entre ceux-là et ceux-ci un intérêt commun ?

Enfin, pour en finir avec ces comparaisons, y a-t-il concordance d’intérêt entre les consommateurs et les mandataires aux Halles qui jettent au ruisseau d’excellentes marchandises plutôt que d’en diminuer le prix, alors que des milliers et des milliers de pauvres gens ne peuvent les acquérir parce que les cours sont trop élevés pour leur bourse ?

Lorsque, pour éviter, par l’abondance, l’avilissement des prix, les sociétés de pêcheries font rejeter, après une pêche trop fructueuse, des milliers de poissons capturés souvent, par les travailleurs de la mer, au péril de leur vie, lorsque — pour les mêmes raisons ou par suite de tarifs de transport prohibitifs — on laisse pourrir en tas dans les régions de production, des denrées précieuses : pommes de terre, choux-fleurs, blé même, et que la masse des consommateurs est ainsi privée (pour la sauvegarde et l’entretien d’intérêts particuliers) des avantages des récoltes généreuses, « l’intérêt général » apparaît comme délibérément sacrifié…

Ces exemples suffisent, je crois, à démontrer qu’il n’y a pas, aujourd’hui, d’intérêt général et que, seuls, des individus placés sur le même plan social peuvent avoir et ont un intérêt commun. Et cependant, malgré tout ce que la vie démontre quotidiennement, les économistes bourgeois, qui ont charge d’âmes, affirment l’existence de l’intérêt général. Ils se gardent bien de le définir. Ils se contentent de le proclamer. C’est plus facile, mais beaucoup moins convaincant.

L’intérêt général ? Il a sans doute existé lorsque l’homme naquit libre sur la terre libre, mais depuis…

Il est vrai qu’au début de l’humanité, la propriété individuelle était inconnue ; que, partout, l’homme était chez lui et l’égal de son semblable. À ce moment-là, il y avait des individus qui s’étaient groupés pour défendre leur existence contre les animaux et les éléments et assurer leur vie, mais il n’y avait pas de classes, pas de hiérarchie, pas de castes, pas de tyrans, pas de prêtres, pas de religions. Il y avait vraiment un intérêt général : celui de tous les associés socialement égaux, instinctivement unis.

Cet intérêt général cessa d’exister lorsque certains hommes ; les forts, ceux qui furent choisis par leurs semblables pour les guider réussirent à tromper ceux-ci, à imposer leur domination, leur autorité, à leurs mandants, qui n’avaient pas su contrôleur leurs actes. L’autorité était née et avec elle la propriété.

Non contents de commander aux hommes, les chefs voulurent — et c’était normal — posséder les choses. C’est ainsi qu’ils décrétèrent que telle ou telle étendue de terrain, enclose ou non, avec tout ce qu’elle contenait : hommes, animaux, maisons, arbres, cours d’eau, etc., etc., était leur propriété.

Pour faire fructifier cette étendue de terrain, pour en tirer revenu, les chefs, devenus des maîtres, exploitèrent leurs semblables ; pour la défendre contre les entreprises des autres chefs, aussi ambitieux et aussi peu scrupuleux qu’eux-mêmes, ils levèrent des bandes, puis des armées ; pour maintenir les esclaves et les soldats dans l’obéissance et l’humilité, ils inventèrent les religions et les morales. La ruse, sous le visage des prêtres, devint l’auxiliaire de la force.

S’il y eut un moment conflit entre la force et la ruse, entre les chefs et les prêtres, les uns et les autres, comme les capitalistes d’aujourd’hui, comprirent vite qu’ils devaient s’allier et non se combattre. Cette alliance persiste encore. Elle durera aussi longtemps que le capitalisme lui-même.

Puis, le temps a passé. Les chefs sont devenus des seigneurs, des rois, des empereurs. Ils possèdent des territoires immenses peuplés par des dizaines, des centaines de millions d’hommes qui leur obéissent et travaillent à leur enrichissement, à celui des privilégiés groupés autour du pouvoir.

Les polices assurent la sécurité intérieure des États ; empires, royaumes ou républiques ; les armées sont toujours prêtes à en accroître l’étendue, à porter la civilisation chez les peuples « arriérés » ; les prêtres de toutes les religions enseignent l’obéissance et la résignation ; les juges frappent sans pitié, au nom de la morale, les iconoclastes, les révoltés, les rebelles, les conscients qui discutent le dogme et l’Écriture, qui revendiquent leurs droits.

Plus tard, les trônes fléchiront, s’écrouleront. Sous la poussée des révoltes populaires les rois, les empereurs disparaîtront, pour faire place aux républiques ; les régimes absolus céderont le pas aux démocraties, les privilèges passeront des mains du clergé et de la noblesse dans celles des mercantis, des industriels, des financiers ; le suffrage universel remplacera le vote censitaire. Les Parlements — même économiques — surgiront pour exprimer, soi-disant, la volonté populaire. Malgré tout cela, rien ne sera changé. Les castes et les classes subsisteront. L’exploitation de l’homme par l’homme demeurera. Et il en sera ainsi aussi longtemps que la propriété individuelle, mère des États, existera.

On peut, certes, dire sans crainte d’erreur, que la situation générale des ouvriers et des paysans est supérieure à celle des esclaves antiques, grâce à leur action incessante, mais on peut affirmer, avec la même certitude, que les maîtres d’aujourd’hui, industriels et financiers, par le chômage, les bas salaires, les mauvais traitements, les logements insalubres imposés aux ouvriers et paysans, sont aussi odieux, aussi brutaux, aussi cupides aussi vindicatifs que ceux des premiers âges qui avaient, au moins partiellement, l’ignorance pour excuse !

Telles sont les raisons historiques et de fait pour lesquelles il ne peut y avoir, il n’y a pas d’intérêt général. Elles suffisent largement pour me permettre de le nier, pour déclarer que tout le système auquel il a donné naissance n’est qu’une fiction.

Lorsque nous serons revenus au principe de l’égalité sociale, il sera logique de parler d’intérêt général. Pas avant ! Qu’on fasse disparaître les castes, les classes, la propriété, tout ce qui fait que les hommes sont encore des maîtres ou des esclaves ! Jusque-là l’intérêt général ne cessera d’être un mythe et la « collaboration des classes » une duperie. — Pierre Besnard.