Encyclopédie anarchiste/Habitation - Hérésie

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 887-897).


HABITATION n. f. (du latin habitatio, même signification). L’habitation est le lieu où l’on habite ; c’est la maison, la demeure, l’appartement que l’on occupe habituellement.

« L’habitation, dit le Larousse, correspond au degré de civilisation de ceux qui l’habitent ». En ce cas, avouons que nous n’avons pas, en France, à être bien fiers de notre civilisation, car on y habite de façon détestable.

Aux âges primitifs, les habitations étaient de grossières constructions faites de branchages et de terre et installées au bord des lacs et des rivières. C’est là que l’homme s’abritait en revenant de la chasse ou de la pêche, qui étaient ses uniques ressources. À cette époque lointaine, les grottes et les cavernes naturelles servaient également d’habitations. Il ne faut pas croire que ce genre de demeures a totalement disparu ; en certaines contrées de la Russie et de la Sibérie, on retrouve encore des villages entiers, éloignés de tout centre commercial ou industriel, composés uniquement de ces huttes primitives. Pour l’hiver, afin de s’abriter du froid et de la neige, les indigènes de ces régions creusent en terre des cavernes qu’ils recouvrent de branchages et de gazon.

L’habitation s’est, naturellement, transformée au cours des siècles et en suivant son développement et sa transformation à travers l’Histoire, on peut étudier ainsi l’évolution des hommes. Et si, de nos jours, il existe encore des habitations qui rappellent celles des premiers âges, avec les moyens de communication modernes, les régions les plus lointaines peuvent être touchées par les progrès de la science et de la civilisation, et les vieilles huttes qui abritaient nos ancêtres disparaîtront de plus en plus de la surface de la terre.

Durant ces deux derniers siècles, un progrès considérable s’est effectué dans le domaine de l’habitation. Malheureusement et plus particulièrement en France, le peuple n’en a que faiblement bénéficié. Le développement de l’industrie, qui amène à la ville une population de plus en plus dense, et le manque de place, de terrain, ont poussé automatiquement à l’édification d’habitations hautes, puissantes et solides, susceptibles d’abriter tant de monde. L’habitation en pierre et en briques a donc remplacé les vieilles habitations en bois.

D’autre part, l’architecture moderne, tout en ne négligeant pas le point de vue artistique, se remarque par un réel souci de l’hygiène et s’attache à développer le confort à l’intérieur des habitations. Lorsque l’on songe que, malgré tout son luxe et ses richesses, le palais de Versailles ne possédait ni salle de bains, ni même de water-closet, on est obligé de reconnaître qu’il y a tout de même quelque chose de changé.

Naturellement, ce sont surtout les classes privilégiées qui ont profité des améliorations apportées dans l’habitation, et le peuple de travailleurs, dans sa majeure partie, habite encore dans des taudis infects et sordides. Et plus que tous, le travailleur devrait cependant avoir une habitation saine et agréable. L’ouvrier passe, en effet, la moitié de sa vie dans son habitation. Une fois terminée sa rude journée de travail, c’est en sa demeure qu’il retrouve sa famille et qu’il peut goûter un peu de calme, de joie et de repos.

On s’étonne parfois du nombre incalculable de cafés, de bistrots, de bouges, que l’on rencontre dans certaines grandes villes. Il n’y a cependant rien de surprenant lorsque l’on sait de quelle façon est logé le travailleur, à ce que celui-ci déserte son foyer qui, ordinairement, n’a rien de souriant et d’agréable. Paris, en tant que capitale, tient peut-être la première place, en ce qui concerne les vieilles masures dans lesquelles sont entassés les ouvriers.

Lorsque les étrangers viennent à Paris, et plus particulièrement les Anglais et les Américains, on se fait une gloire de les promener à travers les rues élégantes du quartier Monceau ou des Champs-Élysées ; on leur montre le Louvre, la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe. On les loge dans de chics hôtels dans lesquels rien ne manque, où tout est à la portée du voyageur, et ceux-ci, contents et satisfaits, déclarent que Paris est la première ville du monde.

Que ne les transporte-t-on plutôt dans les quartiers populeux, dans les contrées inconnues et jamais foulées par les pieds délicats et finement chaussés des riches et des heureux ? Que ne leur fait-on voir Belleville, Saint-Ouen et la Villette ? Ils pénétreraient alors dans des taudis ignobles, dans des foyers d’épidémie où les miasmes pestilentiels vous étreignent et vous étouffent. Ils verraient des familles entières logées dans de petites pièces étroites et malsaines ; ils verraient de pauvres petits bougres qui s’étiolent parce qu’ils ont faim de pain et de soleil, et ils sauraient ainsi que tout le monde en France n’est pas heureux et ne demeure pas dans des habitations princières.

L’ivrognerie, la tuberculose et tant d’autres maladies dont souffre le peuple, puisent leurs germes dans les habitations infectes qui abritent les travailleurs. Nous disions, plus haut, que Paris tient la première place en ce qui concerne les maisons et les habitations malpropres. En effet, l’Allemagne, l’Angleterre, logent leur prolétariat d’une façon sensiblement supérieure à celle de la France.

Lorsque l’on traverse la Manche, on est frappé d’apercevoir ces petits pavillons en briques, bâtis tous sur le même modèle et qui sont habités par des ouvriers. À Londres, le travailleur est autrement logé que ne l’est son frère français. Il a sa petite maison, son jardin, son « home » en un mot, muni de tout le confort moderne, et le travailleur britannique serait bien surpris s’il savait comment habite le travailleur de France.

Que de travail ne reste-t-il pas à faire pour atteindre le but que nous poursuivons. Quoi ! Le prolétariat ne se rend-il pas compte, lorsqu’il voit les belles habitations des riches, que lui aussi a droit à tout ce bien-être ? N’en a-t-il pas assez de sortir de l’usine pour entrer dans un logis obscur dans lequel il n’a même pas le cubage d’air indispensable à sa vie ? N’a-t-il pas assez de voir ses enfants s’affaiblir et se mourir de tuberculose parce que les habitations prolétariennes sont de véritables étables ? Surtout qu’au jour libérateur de la Révolution, que le peuple ne se rue pas sur les palais, sur les châteaux pour les détruire ; qu’il brûle les vieilles masures qu’il habite depuis longtemps et qu’il laisse debout les belles habitations des riches, qui seront demain les habitations des travailleurs.


HABITUDE n. f. Ce mot désigne couramment une manière d’être usuelle. La coutume de certaines attitudes, un penchant vers certains actes et comme une facilité naturelle à les accomplir, constituent des habitudes, classées d’ordinaire en bonnes ou mauvaises, d’après leur répercussion ou par rapport à la moralité.

La psycho-physiologie connaît des habitudes qui sont des dispositions permanentes de l’organisme, acquises par la répétition d’actes donnés. Dans le sens pathologique, l’habitude (ou habitus) désigne l’aspect extérieur, la manière d’être habituelle du corps. « L’habitus comprend les attitudes, les gestes, le volume du corps, la coloration de la peau, la rigidité ou le relâchement des tissus, les modifications du rythme et du caractère de la respiration, l’éclat augmenté ou diminué des yeux, l’aspect extérieur des organes des sens, etc. Le facies est un « habitus » de la face ; le decubitus est l’ « habitus » du malade couché. L’ « habitus » trahit non seulement les états pathologiques, mais le tempérament et le caractère » (Larousse).

En biologie, l’évolutionniste Lamarck (1744-1829) formule, dans sa Philosophie zoologique, la loi de l’habitude selon laquelle « les organes se développent par l’habitude (travail, exercice : habitude active) et s’affaiblissent par le défaut d’usage dans tout animal qui n’a pas dépassé le terme de son développement ». Cette découverte n’est pas circonscrite à une évolution fermée dans le cycle individuel. Si la loi de l’habitude est une conséquence immédiate de l’assimilation fonctionnelle ; si, selon une expression saisissante, « la fonction crée l’organe », les caractères acquis ne disparaissent pas : ils se retrouvent dans la descendance et s’y accentuent à la faveur de la même activité. Ils régressent au contraire si la répétition cesse d’en entretenir le processus et vont jusqu’à l’atrophie et la disparition. La dentition comparée des rongeurs, des carnassiers et des herbivores, le rapport des ramifications de l’intestin et de la tâche de digestibilité que lui impose l’alimentation habituelle de l’animal, la résorption, aujourd’hui critique, de l’appendice vermiculaire constituent des exemples faciles et rapprochés. Par l’hérédité, la théorie de Lamarck gagne le transformisme, atteint, dans l’évolution, la sélection des espèces et cette souplesse de l’adaptation vitale des êtres à des conditions qui en brisent la ligne normale et l’habitude, en même temps qu’elle souligne cette remarquable docilité organique aux injonctions du besoin…

Le droit pénal regarde certaines infractions, dites infractions d’habitudes ou collectives, comme seulement poursuivables quand une série de faits en démontrent le caractère habituel. Tel est le délit d’habitude d’usure. L’organisme répressif, enclin à examiner les actes dits « délictueux » comme accomplis dans la sérénité du libre arbitre et soucieuse d’appuyer ses sanctions sur le « solide » des responsabilités personnelles, tient en général pour aggravantes les circonstances d’habitude qui, près de celles du milieu, expliquent et atténuent la gravité de certains actes. Combien d’habitudes, contractées par des individus déjà héréditairement prédisposés et dont l’existence malheureuse respire quotidiennement les miasmes endémiques du vice, sont parmi les déterminantes de gestes qui n’eussent jamais été accomplis autrement. Comme impulsée par un sadisme de vindicte, l’organisation pénale que l’on nomme « justice » préfère punir que chercher dans le crime un mal social qui comporte des précautions et des soins. Peu lui importe que son glaive symbolique frappe en définitive l’innocent dans cette « résultante » qu’une société coupable lui livre… Et son châtiment même alourdit le fardeau écrasant des habitudes, maintient l’atmosphère où elles durent et s’enveniment, mène à la récidive lorsqu’elle pourrait écarter.

La philosophie définit l’habitude une disposition contractée à la suite d’un changement survenu dans un être. Ce changement peut être apporté du dehors ou venir de l’être lui-même : l’habitude est ainsi la conséquence d’une action subie ou accomplie par un agent. Elle est subie lorsque l’action est exercée par une cause externe (la température extérieure modifie nos organes tactiles) ; elle est accomplie lorsqu’elle est le fait de l’homme ou d’un animal, c’est-à-dire d’un être en possession de l’activité et de la spontanéité d’action propres aux êtres vivants. La condition principale de l’habitude est la répétition rapprochée des mêmes actes : une action répétée a plus d’influence qu’une action unique. Si le premier acte ne modifiait pas l’activité et ne laissait pas en elle une tendance à le reproduire, il en serait évidemment de même du second et de tous ceux qui viendraient ensuite, car chacun de ceux— ci seraient encore premiers par rapport à l’habitude et inefficaces au même titre. L’habitude naît donc avec la première action et dès le premier moment de cette action. L’habitude est ainsi proportionnelle à l’action. Et elle n’est pas seulement sous la dépendance du nombre et de l’échelonnement des actes, elle n’est pas uniquement fonction de leur multiplicité et de leur fréquence, mais aussi de leur intensité et de leur durée, elle est soumise à leur dynamisme. Une action prolongée a plus de répercussion qu’une action passagère. Un seul acte, s’il est suffisamment énergique et soutenu peut, du premier coup, donner naissance à une habitude déjà vivace…

Deux théories s’opposent quant à la nature de l’habitude. L’une, qui remonte à Aristote, voit dans l’habitude une loi de l’activité, commune à tous les êtres vivants, en vertu de laquelle ces êtres tendent à persévérer dans leur être même, c’est-à-dire dans leur action et, par conséquent, à maintenir ou à reprendre ce qui vient d’eux-mêmes, à écarter, à annuler ce qui leur vient du dehors. L’habitude n’est ainsi possible que chez les êtres vivants parce qu’en eux seuls existe une activité à la fois une et identique, capable de conserver le passé dans le présent et de continuer celui-ci dans l’avenir. L’autre doctrine, qui peut être rapportée à Descartes, voit dans l’habitude un phénomène de passivité. D’où cette définition de Rabier : « l’habitude est la modification plus ou moins persistante produite dans un être par toute action exercée sur lui ». L’idée essentielle éveillée par le mot habitude, c’est une manière d’être relativement stable et dépassant en durée la cause qui l’a produite. L’habitude est commune à tous les êtres matériels, vivants ou non, qui peuvent recevoir d’un phénomène passager une altération durable qui est l’habitude. L’habitude se ramène à l’inertie : c’est la loi en vertu de laquelle tout changement imprimé par une action quelconque continue d’être si nulle action contraire ne s’y oppose… Auguste Comte voyait ainsi dans l’inertie l’habitude elle-même. Il s’ensuit que l’habitude est plus visible, plus parfaite dans l’être le plus passif. Si l’homme, bien qu’essentiellement actif, est le plus capable d’habitudes, c’est que, par tous ses organes, toutes ses facultés (la volonté excepté), il obéit à la loi de passivité et d’inertie. Dans cette hypothèse, il semble que l’habitude ne soit pas proprement du domaine de l’esprit. Elle réside tout entière dans les organes qui seuls se modifient par l’usage. Cette doctrine, conforme à l’unité du matérialisme scientifique, apparaît à la fois trop exclusive et systématique. En effet, l’assimilation des habitudes contractées par les vivants aux modifications conservées des êtres inorganiques est contestable. Dans ceux-ci il semble n’y avoir qu’une permanence toute passive et, dans ceux-là, une persistance active, un effort de reconstitution, une propension croissante au renouvellement. Au point de vue psychologique, cette théorie ne rend pas compte de la tendance ou du besoin qui est à la fois le fond même de l’habitude et la caractéristique de l’activité. Elle néglige également l’affaiblissement progressif et l’effacement final des impressions passives, lesquelles semblent témoigner de la nature essentiellement active de l’habitude…

Ces diverses considérations nous amènent à la définition suivante de l’habitude : tendance de l’activité à reproduire les mêmes actes, d’autant plus facilement qu’ils ont été plus souvent produits. On distingue néanmoins deux catégories d’habitudes : les habitudes passives, qui ont plutôt l’apport à la sensibilité, et les habitudes actives qui se rattachent à l’intelligence et à la volonté. L’habitude active est une disposition à reproduire de plus en plus les mêmes actes et l’habitude passive est une disposition à ressentir de moins en moins les mêmes états de sensibilité. Cependant, comme l’observe justement Rabier, cette distinction porte plutôt sur les causes et les effets de l’habitude que sur son essence. On peut citer, comme exemples d’habitudes actives : marcher, danser, faire du sport, etc. Les habitudes du fumeur, de l’ivrogne, appartiennent aux habitudes passives… Descartes, dont on connait l’ingénieux automatisme des « esprits animaux », expliquait l’habitude par la constitution de chemins tracés par leur action mécanique. La physiologie moderne a substitué « l’influx nerveux aux esprits animaux et des processus chimiques expliquent la constitution des chemins. Tout fonctionnement des cellules aboutit à des prolongements qui unissent des cellules à d’autres et créent ainsi des passages, des chemins, condition physiologique de l’habitude » (Larousse).

Voyons maintenant les effets de l’habitude. « L’habitude, dit Ravaisson, exalte l’activité et rabaisse la passivité ». L’habitude accroît l’activité. Tout phénomène qui se produit dans un être, quelles que soient la nature, l’origine de ce phénomène, laisse, en disparaissant, cet être dans un état tel qu’il se trouve moins éloigné de ce phénomène qu’il n’était auparavant. C’est comme un résidu, un vestige de phénomène, tout au moins une trace, un canal qui conduit vers sa reproduction. De là diverses conséquences. L’habitude a deux effets principaux. Elle rend les actes plus faciles ; elle les rend plus nécessaires. C’est d’abord la diminution de l’effort. « Les habitudes sont dues à une limitation des influences subies, à un passage d’une activité diffuse à une activité concentrée. La force de l’organisme, au lieu de se répandre au hasard, se porte entière au point précis où elle est utile. Ainsi l’enfant qui apprend à écrire remue tout son corps ; l’habitude une fois contractée, la main seule entrera en mouvement » (Larousse)… Pour reproduire un phénomène déjà produit, une moindre quantité de causalité est nécessaire. Par conséquent, s’il s’agit d’un acte qui dépend de nous, il faudra moins d’effort : plus l’acte se répète, plus diminue l’énergie dépensée. Et elle ira toujours en diminuant avec les progrès de l’habitude ; à la fin l’acte s’accomplit pour ainsi dire de lui-même. C’est pourquoi, par l’habitude, l’acte devient plus rapide. En même temps, il devient obscur, la réflexion s’en retire de plus en plus, il semble tendre vers l’inconscience. De même, la volonté, nécessaire à la formation de certaines habitudes et d’abord chargée de commander, de surveiller les actes jusqu’à leur complet achèvement, s’en trouve peu à peu dispensée par l’habitude. Quand l’habitude est prise, nous exécutons donc presque machinalement, sans hésitation et avec célérité, les actes les plus compliqués : ils deviennent, en quelque sorte, automatiques…

D’autre part, plus l’acte devient facile, plus deviennent difficiles les actes contraires ou très différents, plus s’accroît par cela même la catégorisation de nos actions, qui tendent à devenir prisonnières de nos habitudes. L’acte s’exécutant à moins de frais, s’il suffit pour l’amener d’une moindre excitation, il se répétera plus souvent, et s’accroîtra à mesure son aptitude au renouvellement. A l’origine, il fallait faire intervenir notre volonté pour l’accomplir : ce n’est pas trop maintenant de notre vigilance pour l’éviter. La limite de ce progrès, c’est le besoin, la nécessité de l’habitude ; véritable inclination acquise qui a ses plaisirs et ses peines propres dans la satisfaction ou la contrariété. La place conquise par l’habitude dans la vie humaine où elle se renforce d’hérédité et finit par côtoyer l’instinct au point de nous abuser sur son caractère, a fait dire à Aristote qu’elle était « une seconde nature ». Elle en acquiert parfois les tyrannies et l’irrésistibilité… Ainsi, facilité croissante à se reproduire, propension toujours plus grande à agir, telles sont les phases successives par lesquelles passe plus ou moins complètement toute habitude. On aperçoit dès lors les rapports de l’habitude avec l’instinct et la volonté. « Elle part de l’une et aboutit à l’autre par une série indéfinie de degrés intermédiaires. C’est une sorte d’instinct qui succède à la volonté comme l’autre instinct la précède, l’instinct de recommencer ce qu’on a fait, l’instinct de se répéter, de s’imiter soi-même ». Elle paraît ainsi agrandir le champ de nos instincts primitifs, qu’elle seconde et prolonge, affranchit la volonté d’une multitude d’interventions secondaires qui l’accapareraient au détriment de l’aide qu’elle doit apporter à l’effort novateur, libérer l’attention qui, sans elle, resterait attachée aux manifestations les plus banales de la vie.

L’effet de l’habitude sur la conscience est une dégradation. Tout ce qui devient habituel s’affaiblit dans la représentation. En effet, la conscience est proportionnelle à l’intensité et à la durée des actes. Or, nous l’avons vu, par cela même que l’habitude rapproche la faculté ou l’organe de l’acte devenu habituel, cet acte n’exige plus, pour se produire, qu’une moindre dépense de force et un moindre temps. De même toute sensation qui se prolonge devient de moins en moins perceptible pour la conscience. On ne sent plus une odeur que l’on porte toujours sur soi. Le meunier n’entend plus le bruit de son moulin. En ce qui concerne la sensibilité, l’habitude émousse toutes les sensations purement physiques : elles se heurtent à l’accoutumance organique, affectent avec une intensité décroissante les centres coordinateurs. Il en est de même des impressions morales, du sentiment. Le plaisir ou la douleur qui se renouvellent trop fréquemment ou soumettent nos fibres à une vibration exagérée s’affaiblissent et s’éteignent. Le médecin, parfois crispé d’angoisse à ses débuts, accompagne plus tard dans l’indifférence les pires ravages de la maladie ; le chirurgien ne connaît plus le trouble qui nous bouleverse, il atteint, par l’habitude, à cette absence de frémissement, à ce sang-froid qui choquent notre émotivité, mais garantissent — avec la liberté de l’esprit, la sûreté de l’œil et de la main — le succès de ses interventions. On s’endurcit au spectacle de la souffrance. Les afflictions mêmes qui nous frappent, si elles ne nous abattent, lentement et comme à notre insu, se détachent de nous. « Les douleurs ne sont point éternelles, disait Châteaubriand, c’est une de nos grandes misères, nous ne sommes mêmes pas capables d’être longtemps malheureux ». Les plaisirs les plus entraînants n’échappent pas à ce nivellement. Des secousses excessives — qu’elles apportent le désespoir ou prodiguent l’ivresse — désaccordent l’équilibre vital et nous n’en pouvons longtemps supporter la tension. Qu’il s’agisse des intempérances de la table ou des dérèglements de la chair, ils abandonnent à la monotonie leur charme et leur frénésie, en même temps que la lassitude, qui est comme la réaction de conservation de l’organisme saturé ou surmené, tend à le préserver par le dégoût. Les autres, les chagrins violents au sein desquels on se complaît jusqu’à vouloir en aviver l’acuité, se fondent dans une sorte d’âpre jouissance qui est comme une ironie de la nature et s’éloignent, avec elle, de leur objet, se dérobent à la volonté par l’accoutumance. Les peines, comme les joies, retournent à la normale qui ne supporte l’ininterrompu et n’entretient la vivacité que par l’alternance, ou sombrent dans l’habitude qui est comme le refuge suprême de l’être contre un accaparement qui l’épuise…

Le désir suppose une certaine distance entre la faculté et la fin qui est le bien de cette faculté. L’aversion suppose de même une certaine distance entre la faculté et la manière d’être opposée qui est la privation du bien ou du mal. Or, la possession habituelle d’un bien diminue ou supprime cette distance ; donc le désir et l’aversion tendent à s’éteindre par la possession ou la privation habituelle de leurs objets. Mais si l’habitude passive réduit la conscience, elle augmente le besoin. Ainsi, le goût de l’ivrogne s’émousse par l’abus, mais son besoin de boire s’accroît sans cesse. La sensation de moins en moins ressentie devient de plus en plus indispensable. Par cela même, au plaisir primitif, origine de l’habitude, se substitue un autre plaisir, effet de l’habitude : le plaisir de la satisfaire. Il apparaît ainsi comme d’ordre négatif. Ce n’est plus le délice duquel on s’approche dans la liberté, mais plutôt la quiétude d’avoir satisfait à des injonctions auxquelles on sent qu’on ne peut se soustraire. D’autre part, par processus inverse, des sensations d’abord pénibles peuvent devenir agréables et appeler la continuité si l’on en contracte l’habitude. L’acte du fumeur, qui commence dans la nausée pour s’épanouir dans la sollicitation tyrannique est, de ce genre d’habitudes, un exemple typique…

Les sentiments, les inclinations ont leurs habitudes qui ne sont pas encore nettement comprises. En effet, si la plupart des sentiments s’émoussent, d’autres semblent s’aviver par la répétition même. Certains penchants meurent de satiété ; d’autres deviennent d’autant plus insatiables qu’ils se satisfont davantage. Ces effets ambigus, exceptionnels, tiennent sans doute à la complexité de ces phénomènes où se mêlent l’activité et la passivité. La passion, qui est une inclination exaltée et dominante, croît d’autant plus rapidement que la sensibilité est plus vive et l’imagination plus puissante, et l’habitude l’enracine peu à peu dans les âmes et la rend finalement invincible. Mais toutes les passions n’ont pas un titre égal à notre bienveillance. S’il en est qui favorisent l’expansion de l’individu et, décuplant le courage et la volonté, en portent au paroxysme les qualités, en amplifient la richesse profonde et la lumière généreuse, d’autres sont destructives de sa vigueur et de son harmonie et le retiennent en deçà de sa conscience et de sa lucide possession. Or, toute passion est exclusive et jalouse : elle est tellement absorbante qu’elle empêche toute passion contraire de naître. Nous devons donc les surveiller dès l’origine et les soumettre à notre critérium, ne leur permettre de s’introduire en nous et de s’y établir par l’habitude que sous notre contrôle et la reconnaissance éclairée du droit de cité. L’homme est trop éloigné de ses états primitifs pour s’en remettre à ses instincts du soin de régler ses passions. Une raison chancelante et faillible, égarée par les civilisations, est cependant le seul garant de nos réserves et de nos possibilités. Si séduisant et, en apparence, naturel que puisse sembler l’octroi d’un blanc-seing spontané et la consécration de légitimité aux passions qui cherchent à s’emparer de notre activité, pareil détachement nous expose aux pires dissociations de la personnalité. Et quiconque s’imagine, en y cédant, se libérer, risque fort de se mettre, par avance, à la remorque des penchants…

L’habitude pénètre non moins avant dans le domaine de l’intelligence. Celle-ci est soumise à l’habitude aussi bien dans les plus humbles de ses fonctions (mémoire, perception, imagination) que dans les plus élevées (élaboration de la connaissance). C’est une des conditions les plus importantes de la mémoire : elle agit surtout sur la conservation des idées. En effet, plus la même sensation ou la même opération mentale se répète, plus l’idée qui lui correspond accroît sa force de conservation. Que la répétition soit volontaire ou non, il n’importe : l’effet est toujours le même. C’est ce qui a fait dire quelquefois que la mémoire, ou du moins la conservation des idées, n’est qu’un cas particulier de l’habitude : la commune habitude de l’intelligence et du cerveau. La loi de l’association des idées : la loi de contiguïté, c’est, en somme, la loi de la mémoire et de l’habitude, lesquelles, en reproduisant les idées antérieures, les reproduisent naturellement dans leur ordre et avec leurs connexions primitives. Plus la contiguïté a été fréquente, plus l’association est forte et durable. Deux idées se présentant toujours à notre esprit, une habitude se forme et nous devenons incapables de les penser l’une sans l’autre : c’est le cas de l’association inséparable par laquelle l’école anglaise a tenté d’expliquer les principes directeurs de la connaissance…

Toute sensation est immédiatement suivie d’une perception, et plus la sensation est distincte et familière, plus la perception est parfaite. La part que prend l’habitude dans le perfectionnement de la perception extérieure en général est plus considérable encore quand il s’agit des perceptions acquises, car celles-ci sont le résultat d’une éducation, par suite d’une habitude. La perception n’est que l’interprétation des sensations. D’une sensation donnée, nous concluons à l’existence d’un objet ou à la présence d’une certaine qualité de l’objet. Mais cette conclusion, fondée sur l’habitude, n’est nullement infaillible. Vraie dans la majorité des cas, elle est en défaut dans des cas exceptionnels, contraires à cette habitude : ce sont les erreurs des sens… Dans l’imagination, l’intervention de l’habitude est moins apparente. Soit que l’imagination soit reproductrice et, par suite, une des formes de la mémoire, soit qu’elle soit combinatrice ou créatrice, c’est-à-dire dépendant de la raison et de la sensibilité morale, l’habitude est présente, soit directement comme partie intégrante de la mémoire, soit indirectement pour rendre plus faciles et fréquentes les conceptions hardies de l’imagination…

Les grandes opérations intellectuelles, celles qui ont rapport à l’élaboration de la connaissance (abstraction, généralisation, jugement, raisonnement), se servent de l’habitude, soit en ce qu’elles ont pour matière des opérations inférieures qui doivent en partie leur existence à l’habitude, soit par elles-mêmes, quand elles empruntent à l’habitude l’aptitude au renouvellement, une plus grande aisance, une durée moindre d’exécution, et font ainsi de l’habitude une des conditions du perfectionnement de la science. Mais il est bon de remarquer que l’habitude ne commence rien. Elle ne fait que conserver et consolider ce qui a d’abord été produit sans elle, et l’empirisme a le tort de l’oublier… L’habitude accroît donc la puissance de toutes les facultés intellectuelles, mais si on n’y prend garde, elle les spécialise et obscurcit de plus en plus la conscience de leurs diverses opérations. Ces effets fâcheux peuvent être neutralisés, pourvu qu’on s’étudie à exercer également toutes les facultés et dans tous les sens, pourvu aussi qu’on s’efforce de tenir l’attention en éveil toutes les fois qu’il est nécessaire…

Enfin la volonté, en même temps qu’elle est le principe de toutes les habitudes dites volontaires, contracte elle aussi des habitudes selon la façon dont elle s’exerce et les motifs par lesquels elle se détermine. On s’habitue à vouloir promptement, obstinément, on s’habitue à se déterminer par des motifs d’intérêt, de passion, de devoir, etc. D’une part, l’habitude affermit et étend l’empire de la volonté sur toutes les autres facultés et sur le corps lui-même ; d’autre part, la volonté est-elle engagée dans une voie, bonne ou mauvaise, l’habitude l’y maintient et l’y pousse de plus en plus. C’est ainsi qu’on a pu dire, quel que soit par ailleurs le fondement de la morale, que la vertu est l’habitude du bien. « Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu qu’une hirondelle ne fait le printemps », disait Aristote. Les habitudes morales ont des répercussions considérables : elles peuvent avoir un rôle bienfaisant ou redoutable selon le caractère des actes qu’elles favorisent. Mais que l’on situe le bien dans l’idéalisme des tendances ou de la perfectibilité, dans l’a priori de la révélation ou la raison des postulats, dans le réalisme ou la foi, dans la loi rigide ou la vie mouvante, l’habitude n’en peut être aveugle et à l’écart de la connaissance. Qui appareille sur la foi des injonctions sera demain, dans l’incompris de son acceptation, absent de ses actes les plus graves et comme un marin sans boussole sur l’océan trompeur. Quelle que soit notre morale personnelle, c’est-à-dire la ligne de conduite mûrie, voulue et constamment révisable à laquelle se rapportent nos actions ; quelle que soit la nature des actes — néfastes ou profitables — dans lesquels nous fixons provisoirement et conventionnellement les notions si souvent arbitraires du bien et du mal ; si large que soit le sens du mot vertu appliqué aux orientations et aux attitudes les plus conformes à nos conceptions directrices ; si éloignés que nous nous tenions — en notre constant relativisme des absolus où se fige et s’immuabilise une « morale » sur laquelle les sociétés ont porté la dérision de leurs foulées séculaires, il importe que là aussi nous tenions sous notre surveillance constante des habitudes capables, nous le savons, de s’opposer, le cas échéant, aux redressements nécessaires. Tant à leur origine qu’à travers leur développement, elles doivent demeurer, non seulement éclairées, mais volontaires. De leur aide à leur emprise sachons garder la marge salutaire… N’oublions pas, cependant, que sont froides, austères et insuffisamment humaines les régions de la pure raison. Ne craignons pas d’envelopper de sentiment les habitudes qui nous relient à nos semblables : la rectitude sans émoi parfois glace la justice, rend distante la générosité, annihile jusqu’à la richesse du don. Elles gagneront à cet adoucissement de la souplesse et de l’aisance. La chaleur que nous apportons à l’accomplissement de nos actes en augmente le potentiel et en élargit la portée. Nos vérités ne seront jamais aussi bien accueillies que dans la vivante approche de nos cœurs ; elles ne seront jamais aussi pénétrantes. Si la vertu, sèche et sévère avec Kant, et toute raison, est, avec P. Janet, « l’habitude d’obéir librement, avec lumière et amour, à la loi du devoir », qu’elle soit, dans la joie, l’offre meilleure de nous-mêmes aux desseins les plus clairs que nous avons conçus. Que l’habitude de notre bien expansif en accroisse le rayonnement, en attendrisse les abords, prépare avec autrui la communion…

L’habitude est donc coextensible à toutes nos facultés et son rôle est immense. Elle est la condition de la continuité de la vie humaine et affirme ainsi l’identité et la substance du moi. Force conservatrice, « par elle l’être hérite sans cesse de lui-même et thésaurise, pour ainsi dire, les résultats sans cesse accrus de son activité ». Accumulant les matériaux de nos efforts, elle permet à notre tâche de se porter vers de nouveaux objets. Elle nous évite de continuels retours sur le passé, libère par la mécanique la plupart de nos facultés, laisse disponibles nos réserves d’énergie. Comme le remarque V. James, « si l’habitude n’économisait pas la dépense d’énergie nerveuse et musculaire, les actes les plus simples : s’habiller, se déshabiller, marcher, absorberaient tout notre temps… ». Par l’acquis qu’elle permet et retient, elle est la condition du progrès, car « aucun progrès n’est possible si tout recommence sans cesse. En effaçant des actes anciens la complication et la difficulté, l’habitude rend possibles de nouveaux actes de plus en plus compliqués et difficiles ». L’attention minutieuse et réfléchie, la tension physique ou volontaire, débarrassées des mille préoccupations secondaires de la vie courante, peuvent porter sur d’autres points leurs ressources précieuses. L’habitude permet donc à l’esprit humain d’étendre ses conquêtes au lieu de s’épuiser dans une vaine réacquisition. Mais leurs aspirations ne sont plus que routine si, vers elles tournées, nous consentons à scander le piétinement de nos habitudes, si nous livrons à leur ronde monotone toute notre activité. Dans le cercle clos des habitudes souveraines, le jeu des cerveaux les plus riches devient comme le somnambulisme circulaire d’une civilisation endormie. Elles assurent, et c’est assez, notre propension. Mais leur cycle est révolu : hors d’elle est l’inconnu nécessaire et tentant, le mouvement fécond de la vie. C’est dans le renoncement aux poussées hasardeuses, aux aventureux défrichements, semés de souffrances et de délices, que Châteaubriand plaçait le regret de son jeune héros désenchanté, René : « Si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude »… Si le bonheur est dans le non-sentir et le non-penser, s’il consiste à abîmer dans l’indifférence toutes les forces de l’être, si le bonheur est un désespéré qui n’ose demander au suicide l’accès du vrai repos et met, sur son visage et dans son âme, tous les attributs de la mort, alors, oui, l’habitude aussi est la félicité, comme déjà le nirvana cesse d’être la vie… Le bonheur n’est pas dans l’abandon ou l’attente béate. Il est dans l’effort, et le don averti et continu de soi, et la poursuite du but indéfini, et c’est folie que de rêver, pour soi-même et les peuples, d’un Eldorado stagnant. Le bonheur — ou son fantôme — n’est pas au port : il est sur le chemin. Il flotte dans la brise qui nous caresse au passage. Il est parfois notre compagnon inattendu et berce ça et là les étapes de notre marche ininterrompue. Mais n’essayons pas de nous immobiliser avec lui : nos bras n’étreindraient bientôt que le vide…

Il n’est guère de modalité de critique et d’action qui, autant que l’anarchisme, se heurte à la multitude paralysante des habitudes. L’élan qui tend à accroître —en lui et autour de lui — le domaine de l’individu, à l’approcher de la connaissance et de la possession éclairée de ses moyens, à assurer la franchise de son sentiment, le jeu lucide de sa raison et la maîtrise de sa volonté, la conscience et le contrôle d’une évolution personnelle est, dans son essence, voué à la lutte contre les emprises de l’accoutumance. Habitudes intellectuelles : paresse de l’esprit, opinions de l’ambiance, jugements coutumiers, calquage, préjugés ; habitudes religieuses (qui ne sait à quel point les religions établies ont perdu le soutien de la foi et doivent la persistance de leur prestige à l’armature vivace des habitudes, qui ne trébuche chaque jour sur l’idolâtrie sans cesse renaissante ?) ; habitudes de violence : habitudes ancestrales de la lutte pour les besoins devenues les habitudes raffinées de l’appropriation pour les appétits, habitudes de l’individu de proie, habitudes des foules prises de la folie collective du massacre et de la guerre ; habitudes d’obéissance, d’ordre, de discipline, si chères aux conducteurs d’hommes et qu’utilisent pour leurs fins les partis et les sectes, si libérales soient leurs tendances, si ouvertes leurs voies, si souples leurs cadres ; habitudes morales, sociales, publiques et privées, particulières et générales qui renforcent les erreurs des générations d’une sorte d’hérédité, adossent leurs étais au flanc des idées vieillies, des mensonges pieusement embaumés, des mœurs déjà périmées, des formes à jamais révolues : le cimetière de la pensée, le marécage où s’enlise la vie ; tout le faisceau des respects et des acquiescements, des provisoires stabilisés, des institutions crispées aux vertus de l’usage ; habitudes à l’infini ramifiées auxquelles la loi du moindre effort, la passivité, l’ignorance, la lâcheté font une haie d’honneur valeureuse, accordent les prérogatives dangereuses de la prime nature… Que ce soit dans la famille, dans la rue, partout dans la société, à chaque pas dans la vie, qu’elles étranglent l’enfance, ligotent les adultes, enterrent les cadavres ; qu’il s’agisse du savoir, du travail ou de l’amour, des figures les plus pures de la joie ; qu’intervienne l’éducation, l’intérêt, les rouages emprisonnants de l’économie domestique et sociale ; qu’elles traînent à grand fracas la croix des dieux défunts ou qu’elles brandissent les parchemins de la propriété ou les tables de la loi, les habitudes aux mille chaînes, à nos corps enlacées comme des pieuvres, harcèlent sans merci les novateurs et nous font payer durement l’acquis du passé. — Stephen Mac Say.

Ouvrages a consulter. — Ravaisson : De l’habitude ; Maine de Biran : Influence de l’habitude sur la faculté de penser ; Albert Lemoine : L’habitude et l’instinct ; Malebranche : Recherche de la vérité (liv. II) ; Dumont : Revue philosophique (t. I) ; Rabier : Leçons de psychologie (chap. XLI) ; Ribot : l’hérédité ; Boirac : Philosophie ; Guyau : Hérédité en éducation ; G. Tarde : Les lois de l’imitation ; A. Bain : La science de l’éducation, etc.


HARMONIE n. f. (du grec Harmonia, arrangement). Concours ou suite de sons. Science des accords. L’harmonie est la base fondamentale de la musique. (Voir ce mot).

Au sens figuré, s’emploie pour symboliser l’accord parfait d’un tout : harmonie de l’Univers.

Fourrier entrevoyait la possibilité d’un état social dans lequel le bonheur et l’accord règneraient. Il dénommait cet état social : harmonie.

Les anarchistes pensent qu’au lendemain d’une transformation sociale, l’harmonie pourrait régner entre les humains. On les traite souvent d’utopistes. Néanmoins, il est certain que si les causes principales de dissensions, d’envie, de jalousie, de haine même, disparaissaient, les hommes en viendraient tout naturellement à pratiquer la grande loi d’entraide que Kropotkine a magistralement exposée dans son ouvrage, malheureusement introuvable aujourd’hui : L’Entraide, base de toute société.

De fait, c’est bien la propriété, créant la monstrueuse inégalité sociale, qui fait naître, au cœur des parias, l’envie à l’égard de ceux qui possèdent. C’est bien la pitoyable éducation, pleine d’erreurs et de préjugés, qui fait des jaloux, des haineux. C’est la misère qui rend le cœur des miséreux ulcéré et méchant.

L’Anarchisme (voir ce mot), en résolvant le problème social, en supprimant les causes d’antagonisme, amènera chaque jour un peu plus d’harmonie entre les hommes.

La littérature anarchiste en donne de multiples et irréfutables preuves.


HASARD n. m. Au mot Axiome, nous avons esquissé la théorie philosophique ou notre théorie philosophique du hasard. Le hasard est la coïncidence ou l’identité de deux effets dont les causes n’ont pas été calculées pour produire cette coïncidence ou cette identité.

La chance réside dans le fait que l’événement dont nous ne pouvons ni calculer ni supputer les causes se produise ou ne se produise pas. Si nous avions la connaissance complète des causes, nous saurions avec certitude qu’il doit ou non se produire.

Ces études sont importantes, car elles peuvent influencer la conduite de notre vie. Le pilote doit connaître les eaux dans lesquelles il navigue, les courants qui s’y dessinent, et les fonds sur lesquels il passe, pour assurer à sa barque son tirant d’eau. L’analyse du hasard nous amène à l’analyse de la probabilité.

Un orage éclate : je me réfugie sous un chêne. La foudre le frappe : j’ai le bras paralysé. Voilà un événement, pour moi du moins, c’est même un sinistre. Il est venu d’une coïncidence : ma présence sous l’arbre au moment précis où la disposition des nuages et leur choc a fait jaillir dans ma direction l’éclair. La nature indifférente, pour laquelle mon accident ne compte guère, n’a pas calculé ses coups pour m’atteindre, je ne les ai pas calculés pour les prévoir et les éviter. Je suis foudroyé : c’est l’effet du hasard.

Pourtant, j’aurais dû me souvenir que les pointes et les cimes, même celles des arbres, attiraient, comme on le dit vulgairement, le tonnerre. Cette cause connue, le hasard décroît. Si mon ignorance des autres causes était progressivement éliminée, l’événement possible deviendrait probable et pourrait même s’annoncer comme certain.

Un comité, réuni le 15 janvier, décide de donner, dans le cours de l’année, une grande fête avec cavalcade, joutes sur l’eau, illuminations et feux d’artifice. Quelle date choisir ? Le 15 avril ou le 25 juillet ?

Si ce comité, par hypothèse, n’avait aucune donnée quant au régime des saisons, il se tiendrait ce raisonnement : il y a autant de chances pour que notre fête coïncide à une date ou à une autre avec un jour de beau temps. Et cependant, au moment où le comité délibère, la question est déjà résolue par l’univers.

L’état de l’atmosphère et la température ne dépendent pas d’un caprice accordé aux éléments ou permis aux dieux, mais de la translation terrestre, des courants magnétiques qui affectent notre planète, de l’influence qu’exercent sur elle le soleil, volcan de rayons, ou la nébuleuse, foyer de rayons X. Ces causes s’enchaînent et déduisent les uns des autres leurs anneaux. Au moment où le comité délibère, le résultat final est acquis. La chance du beau ou du mauvais temps n’existe que par rapport aux votants, dont la décision constitue un pari, car ils ne peuvent établir l’équation qui donnerait immédiatement la valeur de l’inconnue.

Mais le comité qui s’est réuni en hiver n’ignore pas qu’en été la terre est davantage favorisée par les rayons du soleil, que les vicissitudes du vent y sont plus stables et la probabilité se dessine en faveur du 25 juillet. La connaissance des causes qui peuvent produire le beau temps a diminué le hasard. La probabilité croîtra, si les vents sont stables, aux abords du jour fixé.

Beaucoup de nos contemporains font sur les hippodromes — triste école ! — l’apprentissage des principes qui sont les règles élémentaires du hasard.

Un ami m’amène sur le champ de courses et je suis invité à parier. Deux chevaux se présentent dans l’épreuve : Pigeon bleu et Canard mauve. Je ne les connais ni l’un ni l’autre. J’ai autant de chance à miser sur l’un que sur l’autre, car je n’ai aucune raison, aucun moyen de choisir entre eux. Mais les initiés savent que Pigeon bleu est un as, tandis que Canard mauve est un veau. C’est bien, n’est-il pas vrai, l’argot du lieu ?

Pour les initiés donc, pour ceux qui peuvent calculer les causes de l’événement, la chance de voir gagner Pigeon bleu n’est pas égale à la chance de voir gagner Canard mauve, et la probabilité du premier événement surpasse celle du second. Elle atteindrait même à la certitude sans la « glorieuse incertitude du turf », car l’as peut se croiser les jambes en prenant mal le tournant et tomber, tandis que le veau franchira comme une antilope le winning-post, dans un fauteuil. Matché avec Rossinante, l’âne de Sancho conserverait encore une chance, Rossinante nourrie de rêve, pouvant flageoler sur ses jambes et s’affaler avant l’arrivée. Analysons cette course sensationnelle ; l’événement envisagé c’est la coïncidence de la victoire avec la désignation du parieur ; les conditions de la victoire sont la supériorité de l’animal et la constance des conditions matérielles qui assurent la régularité de la course. Ces causes connues et calculées, notre ignorance est très déblayée. Nous arriverions à la certitude, — c’est encore un mot du turf —, mais il reste un élément d’inconnu ; nous ne pouvons savoir exactement quel effort musculaire produira le cheval, quel parcours, à un millimètre près, il fera sur la piste, et si sa déviation légère ou son élan rectiligne ne l’amèneront pas en contact avec un caillou dont nous ignorons l’existence et qui produira la chute. Cette marge d’incertitude suffit au hasard ; si toutes les causes étaient connues, les effets seraient discernés et le hasard n’existerait pas.

On voit par là que la probabilité est plus ou moins grande, qu’elle présente une quantité, que les chances sont plus ou moins multiples et peuvent s’exprimer par un nombre. Le hasard a son arithmétique : c’est le calcul des probabilités.

Le calcul des probabilités a été créé, en tant que science, au xviie siècle, par Pascal ; son ami le chevalier de Méré, disent les historiens, lui ayant demandé de résoudre certaines questions que le jeu avait fait naître. Je crois que le premier de ces différends lui avait été soumis par les joueurs eux-mêmes : il n’importe. La sagacité géniale de Pascal fut requise de s’appliquer à quelques problèmes dont voici le principal : deux joueurs d’égale force ont convenu que le gagnant serait celui qui, le premier, aurait gagné dix parties. Le tournoi se trouve interrompu, lorsque l’un des joueurs a gagné 7 parties et l’autre 8. Comment doivent être partagés les enjeux ? Tel est le problème qui a été appelé le problème des partis (style du temps), nous pouvons dire : le problème des enjeux. Pascal, pour le résoudre, supposa jouées les parties restantes, et considéra les droits des deux adversaires, selon que le premier ou le second aurait été gagnant dans les manches supprimées. Le travail auquel il se livra, l’amena à construire le tableau des chances sous la forme d’un triangle qui a été appelé le triangle arithmétique de Pascal. C’est une figure utile comme la table de multiplication et qui indique à première vue quel est le nombre de chances pour qu’un événement se réalise, quand il est soumis à des conditions multiples.

Après Pascal, des hommes de talent ou de génie s’intéressèrent à cette mathématique nouvelle : Buffon, Euler, Jacques Bernouilli, et Laplace qui lui donna son plein épanouissement, au xviiie siècle.

Nous ne saurions ici exposer le système de Laplace, auquel il n’a peut-être manqué qu’un nom plus sonore et une méthode moins claire, moins cartésienne, pour changer en gloire sa renommée. Laplace était parti d’une idée courageuse et admirable.

Il n’y a pas de certitude absolue, même dans la vérité scientifique, même dans la vérité mathématique. Nous tenons pour vrai que la terre tourne autour du soleil. Pourquoi ? Parce que nous expliquons ainsi les phénomènes cosmiques dont nous sommes les témoins et notamment celui du jour et de la nuit.

Mais les mêmes phénomènes se produiraient si, la terre étant immobile, l’univers cosmographique tournait autour d’elle. Comme l’a dit Henri Poincaré, c’est la seconde hypothèse : la première est plus commode. Il paraît absurde que l’univers puisse tourner autour de la terre : quelle vitesse vertigineuse et démente faudrait-il prêter aux sphères supérieures de l’Infini ! Et pourquoi l’Infini, avec une condescendance injustifiée, tournerait-il autour de ce microcosme qu’est notre sphéroïde, grain de café dans l’Immensité ? Mais il suffit que la seconde hypothèse soit théoriquement possible pour qu’elle limite la certitude pure comme l’hypothèse des singes dactylographes qui, tapant à l’aventure sur cent mille claviers pendant cent mille ans, se trouveraient avoir, au cours de leurs élucubrations et par une manœuvre désordonnée, composé l’Eneide.

Laplace s’est donc proposé de démontrer la vérité scientifique par la probabilité poussée à ses extrêmes.

Le calcul des probabilités n’est pas à dédaigner. Il est pratique pour l’existence courante. C’est à lui que nous devons les assurances, car l’assurance est fondée sur la notion de chance et suppose un pari.

Comment fonctionne l’assurance ? Prenons son cas le plus simple : l’assurance simple sur la vie. Je souscris un contrat aux termes duquel mon épouse touchera 25.000 francs à mon décès : j’ai 48 ans. La Compagnie fait un calcul ; mon tableau de probabilités me permet de considérer que vous pouvez normalement mourir à 57 ans. Donc, pendant 9 ans, vous me paierez une prime. C’est en considération de cette prime que je fixe l’indemnité dont je devrai payer le montant à votre mort.

La probabilité est calculée d’après la connaissance acquise sur la durée de la vie humaine, selon des statistiques qui groupent les décédés.

Certes, si la Compagnie n’avait qu’un assuré, son calcul serait aléatoire, et son calcul valable pour la majorité des cas pourrait tomber en défaillance pour une espèce particulière. La Compagnie perdrait à son pari. Mais le calcul des probabilités démontre que la détermination des probabilités est plus certaine lorsque les cas qui ont servi à les déterminer sont plus nombreux. Les causes du décès importent moins lorsque l’on se fonde sur les causes des décès en général. Il suffit à l’intéressé de tabler sur la moyenne ; prêt à compenser une perte par un gain, il ne faut pas porter son pari sur une chance isolée, celle d’un décès nominatif, mais sur la chance globale.

Le calcul des probabilités est passionnant ; il constitue une science dont nous donnerons seulement un échantillon. Elle emprunte au jeu ses problèmes les plus frappants, car le jeu est établi sur l’idée de chance ; nous voulons parler des jeux qu’on appelle : les jeux de hasard.

Dans une urne, je dépose, hors votre vue, deux billes, l’une blanche et l’autre noire. Quelle chance avez-vous de tirer la blanche ? Le calcul des probabilités répond : une chance sur deux, c’est ce qu’on appelle une chance simple.

Remarquez que si je connaissais la position des deux boules dans l’urne, si, compte tenu de la direction que vous donnez à vos doigts pour la prise, je pouvais calculer le résultat de la manutention à laquelle vous allez vous livrer pour appréhender une boule et la ramener au jour, je pourrais, à coup sûr, vous dire avant de l’avoir vue, quelle boule vous ramenez. Le hasard n’existerait donc plus pour moi. Ce qui le produit pour vous, c’est que n’ayant aucune raison de calculer votre manipulation puisque vous manquiez d’indices, c’est-à-dire de connaissances préalables pour le faire, vous ayez accompli certains gestes plutôt que d’autres dont le résultat mécanique eût été différent.

Nous jouons à pile ou face, quelle chance avez-vous pour que la pièce retombe et s’immobilise sur l’avers ou sur le revers ? Le calcul des probabilités vous répond : une chance sur deux.

En réalité, quand la pièce est lancée, étant donné la force musculaire que vous avez employée, le mouvement libratoire ou giratoire que vous imprimé au disque métallique, et le ressaut que sa pesanteur jointe à la densité et aux aspérités du sol produira, le résultat est certain et ne peut plus rien avoir de fortuit. Le hasard tient uniquement dans la concordance de la position prise par la pièce retombée avec sa position souhaitée et préalablement invoquée et dans le fait que cette concordance a été obtenue sans que vous ayez voulu ou pu calculer les moyens mécaniques et statiques qui, par l’impulsion, le jet et le rebondissement, ont déterminé la stabilisation sur une de ses surfaces planes du corps solide projeté.

Mais une très grave difficulté va se présenter. Vous avez joué une première partie de pile ou face. Vous tenez toujours la pièce qui est retombée face. Avez-vous, si vous recommencez incontinent une seconde partie, une chance égale, c’est-à-dire une chance sur deux de voir votre pièce retomber face ?

Sans doute, répondent les savants. Une partie terminée ne peut avoir d’influence sur la suivante. M. Borel fait observer que nous voulons prêter à la pièce une mentalité d’homme, et M. Bertrand qu’elle n’a pas de mémoire.

Cependant, si un profane, je veux dire un visiteur qui ne serait ni maître de conférences ni académicien, entrait dans une salle de jeux et voyait à la roulette la rouge sortir sans intermittence pendant une heure, il lui viendrait à la pensée que cette invraisemblable série, loin d’obéir au hasard y déroge.

Qui a raison, du savant ou du simple mortel ? Le simple mortel a, selon nous, scientifiquement raison. Le savant oublie, en effet, une des conditions, pour ne pas dire une des données du problème.

Si le joueur à pile ou face employait, pour lancer la pièce, un appareil de précision, si cet appareil donnait toujours au disque pesant la même impulsion, l’élevait à la même hauteur, le faisait doucement basculer sur lui-même et retomber sur un molleton, cette action calculée restant égale produirait des effets égaux sinon absolument identiques ; l’effigie pouvant retomber devant le joueur, droite, oblique ou renversée, circonstances indifférentes d’après la règle du jeu.

Mais, dans la pratique, la pièce est lancée à la main, et la main, qui ne peut doser mathématiquement son action, la varie, involontairement ou intentionnellement à chaque coup. La probabilité que des causes différentes (ces mouvements variés) produiront des effets identiques ou similaires s’affaiblit graduellement.

Cette importance de l’impulsion balistique initiale, génératrice du résultat, s’accentue au jeu de la roulette où la bille, lancée en sens inverse de la rotation imprimée à la cuvette, heurte des butoirs, et où tout est combiné pour briser incessamment la courbe décrite ou la ligne suivie par le mobile avant son immobilisation sur un numéro de la couronne intérieure.

Abordons un problème plus complexe, sinon plus compliqué.

Je bats un jeu de 32 cartes ; j’étale les cartes sur une table, comme pour une partie, leur dos étant seul apparent. J’appelle un ami qui n’a rien vu de ces préparatifs et qui ne peut avoir aucun renseignement sur la position respective des cartes. Je lui demande d’en choisir une. Quelle chance y a-t-il pour que cette carte soit le roi de trèfle ? La réponse est facile : une chance sur 32.

Mais j’étale deux jeux de 32 cartes, chacun sur une table, et avec le même mystère. Quelle chance a l’expérimentateur de retourner le roi de trèfle dans le premier jeu et de le retourner aussi dans le second ?

Ce double event, pour parler comme les Anglais, constitue ce que le calcul des probabilités appelle le concours ou l’occurrence de plusieurs événements simultanés, et l’arithmétique des probabilités fournit la réponse à notre question.

La chance pour l’opérateur, de réussir son doublé est non pas + , mais

A première vue, cette solution semble surprenante. On s’attendait à additionner les deux chances et non à les multiplier l’une par l’autre. Comment cette conception s’accorde-t-elle avec cette affirmation que deux coups successifs sont indépendants, que le coup joué ne peut avoir d’influence sur le coup à jouer, une carte retournée ne pouvant laisser aucun sillage sur la route du destin ?

Mais analysons les données du problème :

Quand je choisis une carte dans le premier jeu, la chance me sourit, je retourne le roi de trèfle : j’ai, à ce moment-là, pour retourner l’autre roi de trèfle dans l’autre jeu, la chance normale de .

Si la chance ne m’a pas favorisé dans la première épreuve, j’ai toujours, pour réussir dans la seconde, une chance normale de , mais cette chance est inutile, puisque déjà j’ai perdu : elle équivaut à 0. C’est la convention du résultat à obtenir qui lie les parties. La fraction exprime la chance du joueur au départ ; on ne peut lui donner, dans la seconde partie, que la fraction de chance attribuable à sa fraction de chance dans la première, ce qui implique la multiplication effectuée par la formule.

Il est inutile d’accumuler ou de creuser ces théorèmes pour admirer la beauté de l’œuvre qui ramène le hasard à sa forme concrète et à sa mesure géométrique. Ne regrettons ni le « C’était écrit » fataliste et décevant, ni l’humiliante et fabuleuse providence d’un Dieu digne d’être adoré par les Papous. Ne déplorons ni la faillite d’Allah, ni la déposition de Jéhovah, ni le Roi Sommeil, ni le Roi Soleil.

Le hasard, tel que se le représentait la fable, n’était qu’une idole sur son piédestal naturel : l’ignorance. Le hasard n’est pas le Sphinx : le hasard est la Pyramide.

Il est large à sa base parce qu’il repose sur la non-connaissance des causes. Il va en s’amenuisant. Lorsque tous les plans des causes inconnues se sont rétrécis, ils se terminent en un point commun : le hasard est fini. — Paul Morel.


HÉCATOMBE n. f. (du grec hécaton, cent, et bous, bœuf). Sacrifice solennel de cent bœufs, puis, plus tard, de cent animaux divers, que les Anciens faisaient pour être agréables aux dieux.

Depuis, par analogie, on appelle hécatombes les guerres où des centaines et des milliers d’hommes sont tués. Ce sont, en effet, de véritables hécatombes. Pour servir leur dieu : l’or, les puissants n’hésitent pas à envoyer à la mort des quantités effroyables d’êtres humains. (Voir les mots : Armée, Défense nationale, Guerre). Ce sont, naturellement, les gueux qui remplacent les bœufs de l’antiquité.

Cependant, de plus en plus, la classe ouvrière en vient à se rendre compte du rôle qu’elle joue dans les guerres, et le jour approche où elle se révoltera contre ceux qui l’envoient trop souvent à la mort.


HÉGÉMONIE n. f. Suprématie d’une ville dans les anciennes fédérations grecques.

Depuis le développement considérable du commerce et de l’industrie, les grandes puissances modernes sont en lutte ouverte pour l’établissement de leur hégémonie sur le monde. (Voir Impérialisme).

De là découlent toutes les guerres.


HÉMISPHÈRE n. m. Moitié de sphère. Chacune des deux parties du globe terrestre séparées par l’Équateur.

L’hémisphère nord, ou hémisphère boréal, possède la majeure partie des terres. Il est de beaucoup le plus peuplé. Il comprend, en effet : l’Asie, l’Europe, une grande partie de l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Amérique Centrale et la pointe nord (Venezuela, Colombie, Guyane) de l’Amérique du Sud.

L’autre hémisphère se dénomme hémisphère austral. En 1654 un physicien de Magdebourg, Otto de Guericke, au cours d’études sur la pression atmosphérique, eut l’idée de fabriquer deux calottes métalliques de forme hémisphérique et creuses, s’appliquant exactement l’une à l’autre et dans lesquelles il fit le vide complet.

N’étant plus soumises qu’à la pression de l’air extérieur, elles adhérèrent si fortement qu’il fallut atteler plusieurs chevaux à chaque hémisphère pour arriver à les séparer. Cette expérience, qui eut des résultats considérables dans la science pneumatique, est citée dans tous les ouvrages de physique. Elle est appelée l’expérience des hémisphères de Magdebourg.


HÉRÉDITÉ n. f. Du point de vue juridique, l’hérédité est le droit que possède une personne, en raison de sa parenté, de recueillir l’héritage laissé à son décès par un ascendant. Ce droit résulte de conventions injustes et antisociales. Si, dans une certaine mesure, on peut admettre, en effet, qu’un individu dispose du produit de son travail en faveur d’une institution ou d’une personne de son choix, il apparaît immoral, sans contestation possible, que des jeunes gens, n’ayant rien produit d’utile, puissent jouir de l’existence dans un joyeux parasitisme, alors que tant d’ouvriers actifs, tant d’inventeurs ou d’artistes de talent, sont voués à la pauvreté pour l’existence entière.

Dans une organisation sociale rationnelle, nul ne devrait être admis, d’ailleurs, quels que fussent les services rendus à la collectivité, à cette licence de pouvoir accaparer des biens qui font partie des richesses offertes à tous par la nature, ou sont les produits du patient labeur des humains à travers les siècles. Pour tout être humain valide, il n’est d’autres biens légitimes que ceux qui sont le résultat du travail personnel, dans la mesure où leur acquisition ne constitue point un péril pour l’ensemble de la société, et ne la frustre point de ce qui doit demeurer dans le patrimoine commun.

Du point de vue physiologique, l’hérédité c’est la transmission, aux descendants, des caractères physiques ou moraux de ceux qui les ont engendrés. Cette transmission n’est pas fatale, sauf pour ce qui concerne les caractères génériques de l’espèce elle-même. On ne peut prétendre que les descendants sont la reproduction exacte, inévitable, des ascendants. Mais il est de toute évidence qu’ils leur ressemblent dans une proportion remarquable, et qu’ils ont de très grandes chances d’hériter de leurs qualités comme de leurs défauts, de leur vigueur comme de leurs dispositions maladives.

C’est grâce à cette observation, faite sur l’ensemble des êtres vivants, que les agriculteurs et les éleveurs sont parvenus, par élimination des produits inférieurs, et par des sélections poursuivies de génération en génération, à perfectionner de telle manière certaines espèces animales et végétales qu’elles présentent des types nouveaux, très éloignés comme caractères de ce que furent, à l’origine, les sujets prélevés dans la nature.

Dans l’espèce humaine, où l’on ne s’est guère soucié, jusqu’à présent, d’appliquer à la reproduction les règles scientifiques qui ont donné, pour l’horticulture et l’élevage, de si merveilleux résultats, on a constaté cependant que, par suite d’unions favorables, dues au hasard de l’attraction sentimentale, des familles devenaient de véritables pépinières d’artistes — comme les Vernet —, ou de savants — comme les Reclus —. Si les gens de génie ne procréent pas toujours des êtres à leur image, il s’en faut, il n’est pas d’exemple qu’un homme de génie soit né d’un couple de crétins.

Les caractères physiques sont chez nous transmissibles, de même que chez les végétaux et les animaux. Il est des familles d’hommes et de femmes aux formes picturales, et des familles de rabougris ; il en est de noble stature, et d’autres composées de nains. Et c’est pourquoi les hommes et les femmes, qui ne s’accouplent pas seulement en vue de plaisirs sexuels stériles, mais en vue de la procréation, devraient avoir, un peu plus qu’ils ne l’ont, conscience des responsabilités qu’ils assument, au regard du progrès général, et du bonheur des êtres dont ils s’apprêtent à faire des éléments de la société de demain.

Produire de l’intelligence, de la joie et de la beauté, est une tâche digne d’éloge. Mais il est un soin plus urgent encore : ne pas perpétuer la maladie, ne point multiplier les tares. Celles qui sont les plus transmissibles et les plus redoutables dans leurs effets, sont : l’alcoolisme, la syphilis, la chorée, l’épilepsie, la tuberculose, la scrofule, la cécité, la surdi-mutité, le rachitisme, l’aliénation mentale, l’arthritisme grave, les maladies du cœur, le cancer, les intoxications par le phosphore, le plomb, ou l’habitude des stupéfiants.

Il est important de remarquer que les mutilations, par suite de blessures, sont sans inconvénient pour la descendance. Un aveugle ou un manchot, par exemple, dont l’infirmité provient d’un accident, n’ont pas à craindre que leurs enfants en soient éprouvés. Depuis des siècles, on circoncit les Israélites peu après leur naissance, mais leurs fils ne naissent pas pour cela dépourvus de prépuce. Ce qui est héréditaire, c’est ce qui résulte du caractère de la race, ou d’une perturbation maladive des fonctions.

Si la tuberculose n’est point par elle-même héréditaire — du moins dans la plupart des cas — il n’en est pas moins vrai que les enfants des tuberculeux naissent avec des prédispositions spéciales qui, surtout s’ils sont appelés à demeurer auprès de leurs parents, en font des victimes toutes désignées pour le terrible mal. On observe chez eux du retard de la dentition et de l’insuffisance dans l’ossification. Leurs omoplates sont saillantes, leurs muscles respiratoires sont grêles, leur poitrine étroite, comme rétrécie.

Non seulement les syphilitiques non guéris donnent à leurs enfants la maladie qu’ils ont contractée, mais encore ils les vouent à la débilité, au rachitisme, à des malformations, des troubles par arrêt de développement. Les enfants des syphilitiques en activité semblent, en général, de petits vieillards proches de la tombe, et il en est qui présentent de véritables monstruosités.

Les alcooliques invétérés soumettent leur descendance à une déchéance non moins affreuse. Au premier degré on remarque de la faiblesse, de la nervosité, une propension à la cruauté, au mensonge, à la précocité vicieuse, aux dépravations sexuelles, en même temps qu’une disposition très marquée à la tuberculose. Ensuite, la passion mauvaise se transmettant d’une génération à l’autre, c’est l’imbécillité, le sadisme, la folie furieuse et incendiaire. La famille alcoolique aboutit, en fin de compte, plus ou moins rapidement, à des idiots d’un degré au-dessous de l’animalité, et chez lesquels la puberté n’apparaît point.

D’une façon générale, on peut dire qu’il n’est pas de maladie ou d’infirmité grave des parents qui n’ait son retentissement sur la descendance, surtout lorsque les deux époux sont atteints du même mal. S’ils ne lèguent point toujours à leurs enfants avec certitude les affections ou infirmités dont ils souffrent, ils en font en tout cas des candidats aux mêmes maux, et il faut un concours avantageux de circonstances pour les en préserver. Quand la tare héréditaire n’apparaît point dès les premiers ans, il ne faut pas croire pour cela qu’elle est évitée. Il se peut qu’elle demeure latente, jusqu’au jour où un choc, un surmenage, une autre maladie, lui fourniront l’occasion de se manifester. Fréquemment, d’ailleurs, elle attend, pour se montrer, l’âge où elle a fait son apparition chez les parents.

Le lecteur pensera sans doute que, si l’hérédité morbide avait autant d’importance que celle que nous lui attribuons, notre espèce ne serait depuis longtemps composée que de grands tarés et de mal venus, alors qu’elle présente encore, dans son ensemble, d’assez belles qualités de forme et d’endurance. S’il en est ainsi, ce n’est point que l’hérédité soit chose imaginaire, c’est que la nature se charge, quoique d’une façon imparfaite, d’éliminer de l’espèce les produits par trop malsains, soit en les rendant stériles, soit en les vouant à une mort prématurée.

Ceci est remarquable particulièrement lorsqu’il s’agit de tares très graves, comme la syphilis et l’intoxication par le plomb. Le Dr Alfred Fournier, dans son ouvrage sur Le Danger social de la Syphilis, affirme avoir personnellement constaté ce qui suit, et non à l’hôpital, mais dans le milieu très aisé de sa clientèle particulière : 90 femmes, contaminées par leurs maris, sont devenues enceintes pendant la première année de la maladie. Or, sur ces 90 grossesses, 50 se sont terminées par avortement, ou expulsion d’enfants mort-nés ; 38 par naissance d’enfants qui se sont rapidement éteints ; 2 seulement par naissance d’enfants qui ont survécu.

Le Dr C. Paul, ayant observé 141 cas de grossesse, avec intoxication saturnine, a enregistré comme résultat : 82 avortements ; 4 naissances avant terme ; 5 mort-nés. Sur les 50 enfants qui vinrent au monde viables, 36 périrent avant d’avoir atteint l’âge de 3 ans. Quant aux survivants — 14 sur 141 ! — ils étaient voués aux convulsions, à l’imbécillité, à l’idiotie, tout au moins à des troubles nerveux notables.

L’élimination n’est pas toujours aussi rapide. Lorsque les sujets sont résistants et que le mal, ou l’empoisonnement, qui ont atteint la famille, ne sont pas d’une violence extrême, il arrive qu’elle ne s’éteigne définitivement qu’après plusieurs générations, par suite d’hérédité morbide progressive. L’œuvre d’assainissement de l’espèce est accomplie, mais après combien de souffrances qui auraient pu être évitées !

Dans les cas les plus favorables, lorsque les enfants n’ont été que faiblement touchés par les tares parentales, et qu’ils grandissent dans de bonnes conditions, pour peu qu’ils se marient bien, c’est-à-dire avec des personnes ne présentant pas les mêmes défauts physiques, il y a affaiblissement progressif de la tare, d’une génération à l’autre, et même, dans certains cas, comme la syphilis, immunisation relative chez les descendants, en ce sens que, s’ils contractent le mal à leur tour, ils n’en sont pas aussi désastreusement affectés que leurs ancêtres, l’organisme ayant acquis de lui-même, dans sa lutte victorieuse contre le poison, des éléments de résistance en cas de nouvelle attaque.

Ainsi donc, si la lèpre, la grande vérole, la tuberculose et le reste n’ont pas abâtardi l’humanité entière, c’est parce qu’elle se trouve, grâce à une extinction plus ou moins rapide, purgée de ses déchets chaque fois qu’ils dépassent une certaine limite de dégénérescence, et parce qu’elle se trouve, d’autre part, guérie peu à peu, par des croisements salutaires, dans la personne des plus aptes à la survivance.

Cette loi naturelle, cruelle dans ses moyens, est profitable dans ses résultats. Sans cette élimination des inaptes, la terre se transformerait en sanatorium, et il ne resterait bientôt plus assez de gens valides pour s’occuper de calmer les souffrances et de prolonger la vie des infirmes. Cependant nous avons faculté d’amender cette règle impitoyable dans ses effets. Là où l’intervention médicale est impuissante à guérir les tares humaines, elle peut faire la part du feu, c’est-à-dire devancer l’œuvre d’élimination naturelle, en la rendant plus circonscrite et moins douloureuse. Les incurables, les malformés, les demi-fous, ou les débiles définitifs, pourraient être soumis à la stérilisation opératoire par l’ovariotomie chez les femmes, la vasectomie chez les hommes — ce qui leur permettrait de continuer à jouir des plaisirs sexuels, sans risquer d’infliger leurs disgrâces à des enfants. L’avortement dans les hôpitaux pourrait être autorisé, non seulement lorsque la continuation de la grossesse met en péril la santé de la mère, mais encore lorsque serait en jeu la santé de l’espèce, par la venue au monde d’un monstre ou d’un dégénéré. Enfin, pour ceux chez lesquels l’inaptitude à une saine procréation ne serait que momentanée, se trouverait indiqué le recours temporaire à des moyens de préservation anticonceptionnels. Seuls seraient invités à faire de nombreux enfants les couples choisis pour 1’esthétique de leurs formes, et leurs belles qualités morales et intellectuelles, leur parfaite santé physique.

Nous sommes encore loin de cet idéal biologique, auquel s’opposent, non seulement l’ignorance et l’inconscience du populaire, mais encore l’hypocrisie religieuse et les soucis militaristes des classes dirigeantes. — Jean Marestan.


HÉRÉSIE n. f. (du grec hairesis ; de hairein, choisir). Doctrine condamnée par l’Église catholique.

Dès qu’elle fut en possession d’une certaine puissance, du fait de sa reconnaissance par les rois et les empereurs, l’Église romaine oublia toutes les persécutions auxquelles furent en butte ses fondateurs.

Sitôt armée de sa redoutable influence sur les monarques et les seigneurs, elle livra une guerre impitoyable et sanglante aux hommes qui ne se plièrent pas à ses commandements. Les quinze siècles au cours desquels elle régna en incontestable maîtresse en Europe ne sont qu’une longue suite de crimes qu’elle perpétra et qu’elle commit au nom de la Religion. Il y eut de véritables massacres de populations entières.

Les plus célèbres sont : le Massacre des Albigeois (xiiie siècle) ; les guerres de la Réforme (voir ce mot et protestantisme) ; la Saint-Barthélemy (1572) ; les dragonnades des Cévennes (voir ce mot) ; le Massacre des Innocents.

Le Concile de Vérone (1183) ordonna aux évêques lombards de livrer à la justice les hérétiques qui refusaient de se convertir. Un peu plus tard, fut établi un tribunal secret : l’Inquisition (voir ce mot), pour la recherche et le châtiment des hérétiques. Jusqu’au dernier siècle, ce tribunal envoyait au bûcher, après d’effroyables tortures, les gens soupçonnés d’hérésie. En 1766, Un jeune homme de dix-neuf ans, le chevalier de La Barre, fut décapité, puis brûlé, pour ne pas avoir salué une procession et pour avoir été soupçonné d’avoir mutilé un crucifix.

Depuis une cinquantaine d’années, l’Eglise a perdu une grande partie de son influence et, à part en Espagne, où elle sème encore la terreur, elle est presque totalement désarmée contre l’hérésie. Ce qui est un grand bien.

Tout ce qui constituait un acheminement vers le Progrès était, par l’Église, considéré comme hérésie. Ne vit-on pas Galilée, mathématicien italien, pour avoir écrit un livre dans lequel il expliquait que le soleil est le centre du monde planétaire et non la terre, que celle-ci tourne autour du soleil comme les autres planètes qui réfléchissent sa lumière ; ne vit-on pas cet homme, âgé de 70 ans, obligé d’abjurer à genoux, en 1633, sa prétendue hérésie ? Et ne périt-il pas aveugle des neuf ans de demi-captivité que l’Inquisition lui fit subir ?

L’Église, au Concile de Trente (1545-1563), créa une Congrégation de l’Index, qui a pour objet d’examiner les livres parus et de les condamner s’ils sont jugés dangereux. Jusqu’au xixe siècle sa condamnation avait pour effet de faire brûler le livre… et quelquefois l’auteur ! Cette Congrégation existe encore ; heureusement, ses jugements sont inopérants.

L’hérésie, comme on le voit, contenait presque toujours une grande partie de vérité.

Au reste, la définition qu’en donnent les dictionnaires bourgeois suffirait à affirmer le caractère révolutionnaire de l’hérésie.

« Opinion fausse ou absurde », est-il écrit dans le Larousse.

N’est-ce pas ainsi que tous les privilégiés ont qualifié les opinions des penseurs qui concluaient en la nécessité de la révolte et de la réorganisation totale de la société ?

L’Anarchisme est donc considéré, par tous les partis politiques, comme une hérésie, parce qu’il démontre la nocivité et la duplicité de toutes les prétendues doctrines sociales des politiciens de toutes couleurs.

Mais c’est une hérésie qui parviendra à prévaloir et qui finira par ruiner tous les commandements des Églises religieuses ou politiques.