Encyclopédie anarchiste/Héritage - Histoire

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 897-913).


HÉRITAGE n. m. Biens transmis par voie de succession. Ce que l’on tient de ses parents, des générations précédentes, ce qu’on a d’eux ou comme eux.

L’héritage est l’illustration la plus flagrante de la monstrueuse iniquité du principe de Propriété (voir ce mot). Il suffit d’étudier à fond l’usage successoral pour reconnaître qu’il n’est qu’un long enchaînement de vols et de spoliations.

Basé sur un principe foncièrement injuste, il ne peut exister que dans une société à base autoritaire. Pour que l’héritage subsiste, il faut que deux classes existent : la classe privilégiée et la classe pauvre. Il faut que la propriété, la finance, le commerce, le patronat règnent en maîtres ; il faut que la spéculation enrichisse d’aucuns au détriment du reste de la population. En un mot, il faut que la fortune publique s’accumule entre les mains d’une minorité.

L’héritage n’a de raison d’être que dans une société à base propriétaire. En effet, à quoi peut servir d’hériter soit d’une maison, soit d’une fortune, soit d’usines ou entreprises ? A pouvoir passer son existence dans l’oisiveté ou dans une aisance augmentée ; à pouvoir jouir des bonnes choses de la vie ; à ne plus être ou ne pas être obligé de se livrer à des travaux pénibles et exténuants ; en un mot, à faire partie de la classe des privilégiés.

Il est évident que son utilité disparaîtrait le jour où la société actuelle ferait place à un milieu social où tout serait à la disposition de tous, où la production permettrait à chacun de satisfaire amplement tous ses besoins.

Dans ce milieu social, hériter ne signifierait pas augmentation de bien-être, cela ne permettrait ni de se mieux vêtir, ni de se mieux nourrir, ni de se mieux loger ; puisque chacun pourrait se nourrir, se vêtir, se loger comme bon lui semblerait, puisque chaque individu jouirait du maximum de bien-être adéquat à l’époque à laquelle il vivrait.

Il n’y a véritablement que dans la classe possédante que l’héritage a de l’importance. Que peut léguer un ouvrier ? Rien, si ce n’est quelques meubles et quelque minuscule épargne.

Chez les riches, un héritage est toujours le produit du vol. La fortune n’est acquise que grâce à la spéculation ou au bénéfice tiré par le patronat sur le travail d’ouvriers spoliés et rétribués maigrement. C’est le fruit du travail d’autrui que le patron lègue à ses héritiers. C’est quelquefois le produit de véritables crimes et d’abus de confiance sans nom. L’héritage est le plus grand destructeur d’amitié et d’affections. Les futurs héritiers attendent, espèrent et quelquefois provoquent même la mort du parent de qui ils convoitent la fortune. Entre les héritiers c’est une jalousie, une haine parfois poussée à son paroxysme, des procès sans fin où l’on voit les frères essayer de se dépouiller les uns les autres.

Dans les familles riches il n’est pas rare de voir un frère faire enfermer son frère, un fils faire interner son père ou sa mère dans un asile d’aliénés, pour posséder plus tôt ou davantage.

L’héritage, c’est le déchaînement de la cupidité dans tout ce qu’elle a de plus abject et de plus vil. Cette sorte d’héritage disparaîtra avec la société actuelle le jour de la Révolution sociale.


Il y a d’autres héritages que celui-là.

La longue suite d’oppression, d’esclavage, de guerres, de crimes, de spoliations, d’impitoyable répression que l’avidité, la cupidité, la licence sans frein des classes possédantes ont fait peser sur les gueux, nous lègue un lourd héritage de misère qui s’abat pesamment sur la classe ouvrière.

L’ignorance, le mensonge, l’hypocrisie, l’intolérance que la Religion a fait régner en maîtres durant de longs siècles, nous vaut un non moins lourd héritage d’erreurs et de préjugés qui obstruent encore pas mal de cerveaux.

Cet héritage de misères, d’erreurs et de préjugés qui nous vient aussi en partie de la trop longue résignation du prolétariat ; cet héritage onéreux, nous nous en débarrasserons par la révolte et par l’éducation.

Les Babeuf, les Bakounine, les Kropotkine, les Blanqui, les Varlin, les Malatesta, les Cafiero, les Pini, les Elisée Reclus et tous les grands révolutionnaires, par leurs écrits ou leurs actes, nous ont légué l’héritage de révolte qui nous incite à liquider l’héritage de misère.

Les Auguste Comte, les Proudhon, les Darwin, les Haeckel, et tous les philosophes et les savants, nous ont légué un héritage de science qui nous aidera à nous débarrasser de l’héritage de mensonges, d’erreurs et de préjugés.

Les Berthelot, les Pasteur, les Curie et tous les grands savants de la médecine et de la chimie, nous ont légué un héritage précieux, et chaque jour amène de nouvelles découvertes qui seront l’héritage de tous quand la médecine cessera d’être commercialisée.

Les inventeurs, les techniciens, les penseurs, les économistes, par leurs travaux, amènent chaque jour des perfections scientifiques qui constituent un précieux héritage qui nous aidera à solutionner les problèmes de la production dans une société libertaire.

Les théoriciens et les agitateurs anarchistes nous ont légué un héritage précieux qui nous permettra de nous débarrasser du plus lourd héritage que nous avons du passé : l’Autorité.

L’histoire des mouvements révolutionnaires de ces trois derniers siècles nous lègue un héritage riche d’observation, de leçons de faits qui nous prouve que chaque fois que le Peuple a confié le sort de sa révolte aux politiciens de quelque parti qu’ils se réclament, le mouvement tourna toujours au seul avantage des politiciens et au détriment des révoltés qui se trouvèrent n’avoir fait qu’un changement de personnel dirigeant mais être restés rivés aux chaînes de servage.

C’est l’héritage légué par les savants, par les philosophes, par les penseurs, par les théoriciens, par les révolutionnaires et par l’Histoire de ces derniers siècles que nous devons apprécier ; car c’est lui qui nous permettra de pouvoir hâter le jour où, brisant toutes nos chaînes, nous chasserons les maîtres, ainsi que tous ceux qui rêvent de le devenir.

Travaillons de tout notre cœur, de toutes nos énergies pour la Révolution sociale ; décrassons les cerveaux, stimulons les énergies, éveillons dans le peuple l’esprit de révolte, mettons-le en garde contre les fourbes et les ambitieux qui le veulent dominer, et nous nous serons nous-mêmes donné un héritage précieux : le Bien-Etre et la Liberté.


HÉROÏSME n. m. « Ce qui est propre au héros. Acte de héros ». Telles sont les définitions que nous donnent les dictionnaires.

L’héroïsme, pour mériter vraiment son nom, doit comporter dans son action une grande somme de courage et de désintéressement.

Toutes les actions que l’on propose à notre admiration comme actes d’héroïsme pur rentrent-elles dans la définition ci-dessus ? Y a-t-il beaucoup d’actes pouvant donner lieu au qualificatif d’actes héroïques ?

En vérité, l’héroïsme officiel est loin de pouvoir être comparé à l’héroïsme tout court.

Le savant qui, poursuivant ses recherches avec ténacité, est victime de ses études. Celui, par exemple, qui, tel le radiographe Vaillant voit petit à petit la radiodermite ronger ses membres et qui, nonobstant la perte de ses mains, puis de ses bras, persévère dans ses études ; le médecin qui, pour sauver un malade, n’hésite pas à faire la succion d’une plaie, au risque d’être contaminé ; l’interne d’hôpital qui offre à plusieurs reprises son sang pour le transfuser à un malade, — ceux-là pourraient, à la rigueur, avoir droit qu’on dise d’eux qu’ils font montre d’héroïsme.

Mais celui qui tue beaucoup d’ « ennemis » ; celui qui risque souvent sa vie pour pouvoir tuer ; celui qui « meurt pour la patrie », — ceux-là ne font même pas montre du pur et simple courage.

En général, abreuvés d’alcool avant l’attaque, soumis à l’ambiance meurtrière dès qu’ils arrivent sur le lien de carnage, les soldats ne sont plus des êtres normaux. Enivrés par la boisson et rendus fous par l’ardeur de la bataille ils vont sans savoir ce qu’ils font. Ils tuent pour ne pas être tués, ou tout simplement parce que d’autres tuent à côté d’eux et qu’ils subissent la folie collective. S’ils risquent leur vie, ils ne s’en aperçoivent même pas et, pour ma part, je connais beaucoup de gens qui furent soldats pendant la dernière tuerie ; beaucoup de ceux qui firent des « actions d’éclat ». Tous m’ont avoué ne pas avoir été de sang-froid, avoir agi tout à fait malgré eux. Tous aussi m’ont dit que, de sang-froid, ils n’eussent pas osé seulement penser faire ce qu’ils avaient accompli.

L’héroïsme du soldat n’existe pas. On trouve dans ses actes de la bestialité, du crime, de l’inconscience. C’est tout.

Arriver à trouver une excuse au soldat, c’est déjà suffisamment difficile. Il ne peut entrer que dans le cerveau des criminels qui se servent des soldats l’idée de louanger des hommes au moment précis où ils cessent d’appartenir à l’Humanité pour se ravaler au niveau de la brute.

Les anarchistes — et avec eux tous les hommes sensés — répudient l’héroïsme officiel. C’est une étiquette qui ne peut plus tromper personne sur la qualité de la marchandise. Il y a trop de sang, trop de cadavres et trop de ruines pour que — sinon les fous, les fourbes et les criminels — les hommes n’en viennent pas tout naturellement à se méfier et à haïr de toutes leurs forces cet héroïsme-là.


HÉROS n. m. (du grec hêrôs). Nom que les Grecs donnaient à leurs grands hommes divinisés. Par extension, on qualifie de héros, maintenant, beaucoup de gens dont le moindre défaut est d’avoir accompli des actions tout à fait dépourvues de valeur morale quelconque.

Où l’on applique le plus souvent le terme de héros c’est en parlant des batailles.

« Les poilus sont des héros. Les morts pour la Patrie sont des héros… etc, etc. »

En vérité, il n’est pas si facile que cela d’être un héros. Pour notre part, nous ne croyons pas qu’un homme, quelque grand fût-il, puisse mériter ce titre.

Les humains, jusqu’aujourd’hui, ont eu et conservent ce grave défaut d’éprouver le besoin de se créer des idoles.

C’est ainsi que les chefs d’État, les chefs d’armée et, par amplification, les membres de l’armée, furent mis au rang de héros par tout un peuple à qui les prêtres surent déverser adroitement le mensonge.

Pour obtenir du populaire le respect et la vénération des grands il fallait mettre ceux-ci à une autre échelle que le vulgaire. L’Église en fit des saints, des envoyés de Dieu, des héros, et le pauvre Peuple, en son éternel besoin de prosternation, accepta tout cela comme argent comptant.

Ensuite, avec le temps, la légende amplifia les gestes du Passé. Ce qui n’était qu’un banal fait d’armes devint une bataille gigantesque, ce qui n’était qu’un acte de volonté passa pour acte d’héroïsme flagrant.

Mais où l’on fit véritablement un abus du mot, ce fut à partir de Bonaparte.

Les soldats qui ravageaient l’Italie, qui dépouillaient les villes, terrorisaient les populations transalpines sous les ordres du général ambitieux, devinrent des héros nationaux.

Quand Bonaparte revint d’Égypte, ce fut le héros du jour, et il accomplit son coup d’État sous les acclamations d’une foule idolâtre.

« Les héros de la Grande Armée, les héros d’Algérie, les héros de 70 et, plus près de nous, les héros de la Grande Guerre », telles sont les épithètes employées pour parler des pauvres pantins qui allèrent tuer et se faire tuer pour la plus grande gloire des chefs et le plus grand profit des financiers et industriels.

Pour développer le chauvinisme au sein des masses on abusa de ce qualificatif.

Cependant des écrivains n’hésitèrent pas à dire ce qu’ils pensaient de ces fameux héros, C’est ainsi qu’à l’occasion du centenaire de Voltaire, en 1878, un poète qui en son jeune âge célébra la gloire militaire : Victor Hugo, prononça les paroles suivantes :

« Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin.

« Tuer un seul homme est un crime ; tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante. Que l’on soit revêtu de la casaque du forçat ou de la tunique du guerrier, on n’en est pas moins un criminel aux yeux de Dieu ».

Les chauvins de toutes nations : ceux qui profitent toujours largement des guerres qu’ils ne font jamais, entonnent encore des hymnes laudatifs en l’honneur des héros morts.

Pauvres victimes immolées à l’appétit insatiable des grands !

Il se trouve même des anciens combattants qui ne se rendent pas compte du grotesque dont ils se couvrent en prenant au sérieux le titre de « héros de la Grande Guerre ».

On les appela héros tant que l’on eut besoin d’eux. Tant qu’il fallut faire de leurs corps un rempart aux coffres-forts, tant que les grands eurent besoin que des esclaves aillent se transformer en assassins ou en assassinés, on décerna aux combattants la palme des héros.

Hélas ! De combien de milliers d’existences le peuple a-t-il été privé pour expier ce mot ?

Maintenant les « héros » sont rentrés chez eux… et ils paient les frais de la guerre qu’ils ont faite au profit de leurs maîtres.

Le héros ? — maintenant c’est toujours une victime. C’est l’homme transformé en bétail que l’on envoie à l’abattoir.

C’est aussi un criminel : c’est celui que l’on envoie tuer ses semblables.

Pauvre type qui, durant quatre ans, endura la boue, le froid, la vermine, qui subit en silence tous ses maux, qui devait l’obéissance passive sous peine de cour martiale, qui voyait chaque minute comme pouvant être la dernière de son existence ; pauvre type qui était une véritable loque soumise à tous les caprices du haut commandement ; que l’on envoyait se faire tuer à heures fixes et que l’on menait aussi à la ruée meurtrière, qui tuait tout ce qui se trouvait sur son passage !

Le héros ? — c’est l’homme que l’on changeait en bête malfaisante, qui ravageait les champs de culture, qui réduisait le village en ruines, qui changeait les plaines nourricières en vastes nécropoles.

Le héros ? — c’est cette brute malfaisante, dévastatrice et criminelle : le soldat.

C’est l’éternel outil de domination du maître.

Il faut que nous fassions une active propagande dans le peuple pour arriver à ce que tous les prolétaires refusent désormais qu’on les transforme en héros.

L’homme doit se consacrer à des œuvres de vie. Par son labeur, par ses études, il doit travailler à enrichir l’Humanité de ses découvertes et de sa production.

C’est au prix d’efforts pénibles et de recherches ardues que l’œuvre de vie se perfectionne un peu chaque jour.

Il faut haïr le héros, cet être dangereux qui détruit souvent en une seule journée tout le labeur de plusieurs années.

Ce n’est que dans la paix et par la paix que tous nos efforts peuvent produire leurs fruits.

Quand les grands et les privilégiés, qui ne s’enrichissent que par la guerre, viendront nous demander d’être des héros, refusons-leur !

Restons des hommes et travaillons de toutes nos énergies pour que vienne le temps où tous les hommes vivront libres et heureux dans une humanité fraternelle d’où seront bannis les maîtres et les héros. — Louis Loreal.

HÉROS. Dans la Mythologie, le héros est un demi-dieu, c’est-à-dire : fils d’un Dieu et d’une femme, ou d’une déesse et d’un homme. Leurs grands hommes étaient divinisés par les Grecs et prenaient le titre de héros : Léonidas, Lycurgue, Hippocrate, Homère, Aristote, etc. Au héros, on offrait des sacrifices ; on célébrait régulièrement sa fête dans les sanctuaires dits : nerôon. Quelques héros, surtout Hercule, étaient l’objet d’un culte dans la plupart des pays helléniques ; mais généralement cette religion était locale. Chaque cité rendait un culte public à son héros éponyme ou fondateur.

Se dit aujourd’hui d’un individu qui a montré un courage et une abnégation extraordinaires dans l’accomplissement d’une chose considérée comme Bien. Le fait que le Bien, est chose si différente selon les pays ou les individus, implique que le Héros est chose assez indéfinissable. D’autre part, l’héroïsme peut être, est presque toujours : inconscience ou apparence, donc le héros n’est pas réel. C’est ainsi qu’en l’armée, on appelle Héros, un soldat qui a beaucoup tué, volé, violé, risquant sa vie, alors que le plus souvent cet être n’a agi ainsi que par peur ou inconscience.

Ce Héros est un bluff, que nous appellerons d’ailleurs quand il est vrai : un ignoble individu.

Pour qui connaît le fond de l’acteur, il n’y a que bien peu de Héros. C’est pourquoi le proverbe est si vrai qui dit : « Il n’y a point de héros pour son valet de chambre ». — A. Lapeyre.


HÉTÉRODOXE adj. (du grec heteros, autre, et doxa, opinion). Qui est contraire aux opinions et aux doctrines officielles.

De tous temps, les puissants réprimèrent sévèrement ceux qui ne se pliaient pas aux enseignements mensongers donnés par l’État ou par l’Église. Le plus piquant de l’histoire, c’est que l’Église romaine, qui fut la plus féroce et la plus tenace dans l’extermination des hétérodoxes, n’est elle-même que le résultat d’une hétérodoxie.

Le Christ (si toutefois il exista, ce dont nous doutons assez fortement), le Christ de la légende biblique fut, en effet, un des plus grands hétérodoxes. Les discours qu’on lui prête, les actes qu’on lui attribue sont, du premier au dernier, en opposition flagrante aux lois, aux écritures et aux enseignements et de l’Église juive et des gouvernants d’alors. Cette hétérodoxie fut (toujours d’après la légende évangélique) punie de la crucifixion.

Les premiers chrétiens furent, durant près de trois siècles, soumis aux supplices les plus cruels. Devenus les maîtres, ils en usèrent avec leurs contradicteurs comme on en avait usé avec eux dans leurs débuts.

Dès l’an 310, un prêtre d’Alexandrie, Arius, devenait hétérodoxe. Il créa l’Arianisme, qui combattait le dogme des trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) en une seule (Dieu). Il soutenait que le Christ était parfait, mais il niait sa divinité.

Durant de longs siècles, l’arianisme contrebalança les forces de Rome. Soutenu par divers empereurs de Constantinople, le patriarche de cette ville jouait à peu près, et avec presque autant d’influence, le rôle du Pape de Rome. Condamnés par le Concile de Nicée, en 325, les ariens se maintinrent jusqu’en 1204, date à laquelle les soldats de la quatrième Croisade prirent et ravagèrent Constantinople. Depuis, persécutés, mis à mort, ils disparurent peu à peu.

D’autres sectes hétérodoxes virent le jour.

Parmi les plus importantes citons : les Albigeois, écrasés en 1229 par les troupes royales ; les hussites (du nom de leur chef Jean Hus, brûlé vif en 1415), qui furent exterminés en Bohême vers 1471.

Puis vinrent les Luthériens, les Calvinistes (voir les mots : calvinisme, luthérianisme, protestantisme, Réforme). Ils furent combattus comme on le sait au cours des Guerres de Religions qui ensanglantèrent la France pendant quarante ans. Malgré les persécutions sans nom qu’ils subirent jusqu’en 1789, les protestants ne purent être réduits à merci et, aujourd’hui, les Églises protestantes (car il y a plusieurs sectes) sont nombreuses par le monde.

Un hétérodoxe célèbre : Étienne Dolet, pour avoir nié l’existence de Dieu, fut brûlé vif à Paris en 1546.

Tous les précurseurs furent hétérodoxes.

Ne pas admettre les doctrines officielles ; rêver d’une société plus harmonieuse ; combattre les dogmes des partis ; ne pas accepter les yeux fermés tout ce que les écoles enseignent ; refuser de croire vraies toutes les théories avant de les avoir examinées en détail ; disséquer, soupeser, approfondir les idées et tracer résolument, soi-même, sa propre voie, — : c’est être hétérodoxe.

Ne pas être esclave des traditions et savoir rompre avec elles quand elles semblent néfastes ; nier Dieu ; nier la Patrie ; nier le droit pour d’aucuns d’imposer leur autorité à d’autres ; s’élever contre l’exploitation de l’homme par l’homme et son hideux résultat : le salariat ; ne rien attendre des politiciens ; ne rien espérer de chefs ou d’élus ; se faire soi-même l’artisan de son propre salut — : c’est être hétérodoxe.

N’accepter ni la loi de la majorité, ni celle de la minorité ; ne vouloir être gouverné par personne et revendiquer son droit absolu à l’autonomie ; n’accepter ni loi, ni règlement, ni contrainte d’aucune sorte ; ne rien vouloir imposer aux autres ; proclamer la vertu de l’entraide ; combattre tous les préjugés — : c’est être hétérodoxe.

Œuvrer de toutes ses forces pour l’avènement d’un milieu social où tout reposera sur la bonne volonté de chacun des composants, où le travail sera uniquement œuvre de vie et non plus source de richesses pour quelques-uns et esclavage pour d’autres, où les frontières auront disparu, où tous les êtres vivront libres, égaux et fraternels, où les humains réaliseront en paix la doctrine : « Bien-Être et Liberté » — : c’est être hétérodoxe.

Les anarchistes sont donc des hétérodoxes : ceux qui ne pensent pas comme tout le monde. C’est pourquoi ils sont persécutés dans tous les pays et par tous les partis politiques. C’est pourquoi leurs faits et gestes, leurs théories et leurs militants sont ignoblement calomniés par tous ceux qui veulent régir le monde d’après leurs orthodoxies particulières qui se rencontrent toutes au carrefour de l’Autorité.

Être hétérodoxe, c’est vouloir être libre, indépendant, heureux et fraternel : c’est la raison d’être des anarchistes. — Louis Loréal.


HÉTÉROGÈNE adj. (du grec heteros, autre, et genos, race). Qui est de nature différente. On emploie ce mot pour qualifier une dissemblance : des caractères hétérogènes. On dira d’un groupe comprenant des membres de différentes tendances qu’il est composé d’éléments hétérogènes.


HIÉRARCHIE n. f. (du grec hieros, sacré, et arché, commandement). Ordre et subordination des divers pouvoirs ecclésiastiques, civils ou militaires.

La hiérarchie est à la base de tout principe autoritaire. Partir du chef pour arriver à l’exécutant, en passant par toute une échelle de différents agents d’exécution ; créer une multitude de grades qui confèrent, au fur et à mesure qu’on monte un degré, une partie toujours plus grande du pouvoir ; diviser à l’infini la puissance de l’État en lui donnant de par sa multiplicité et sa variété une force de résistance plus grande ; organiser dans l’État toute une gradation des prébendes, des bénéfices et des privilèges : tels sont en effet les théories gouvernementales.

La soif de paraître, de commander, de dominer, est une passion qui agite hélas !, encore pas mal d’individus. Dès qu’un régime autoritaire s’établit sur les ruines de l’ancien, son premier soin est de combler les partisans d’honneurs, de revenus et de postes de commandement.

Tel qui n’est aujourd’hui que simple citoyen rêve d’être conseiller municipal ; tel autre rêve d’être général ; tel autre encore, qui n’est qu’ouvrier, est rongé par l’ambition de devenir chef d’équipe ou contremaître.

Tous les partis autoritaires cultivent cet esprit de hiérarchie — même les partis dits ouvriers. Car c’est en faisant naître des ambitions au cœur des hommes que les gouvernants ou aspirants gouvernants parviennent à les duper et à en faire leurs jouets.

Les anarchistes sont contre toute hiérarchie : soit morale, soit matérielle. Ils lui opposent le respect de la liberté et l’autonomie absolue de l’individu.

Et s’ils conçoivent un Milieu Social futur, c’est un milieu dans lequel tout être humain aura des droits égaux à ceux de ses contemporains.

Il faut détruire du cerveau des hommes le sentiment de la hiérarchie et le remplacer par l’amour de l’anarchie.


HIÉROGLYPHE n. m. (du grec hieros, sacré, et glupheim, graver). Système d’écriture en pratique chez les anciens Égyptiens. Dès le début, les caractères représentaient les objets ou les êtres mêmes qu’ils voulaient désigner. Pour écrire homme ou lion, on dessinait un homme ou un lion. Plus tard, bien que conservant les mêmes signes, on leur attribua un autre sens. Au lieu de signifier le mot qu’ils représentaient, ils ne signifièrent plus que la première syllabe ou même la première lettre du mot. Certains signes, cependant, continuèrent à représenter un mot tout entier. C’était là une écriture fort compliquée, avec des centaines de signes. Seules les classes privilégiées pouvaient s’adonner à son étude. De là vient son nom : caractères sacrés. Cependant, pour les registres des employés, qu’il fallait écrire vite, on fut amené à simplifier peu à peu les signes. Néanmoins l’écriture resta toujours difficile à lire pour les Égyptiens eux-mêmes. Beaucoup de ces signes hiéroglyphiques se sont conservés jusqu’à nos jours sur les monuments de l’ancienne Égypte, mais, il y a cent cinquante ans, personne au monde ne les pouvait déchiffrer.

Quand, en 1798, Bonaparte conquit l’Égypte, il fit accompagner son armée par quelques savants français qui découvrirent de nombreuses ruines du passé, sur lesquelles étaient gravées des inscriptions. Dans des tombeaux d’anciens Égyptiens, ils trouvèrent des statues et des papyrus. Trente ans plus tard, un jeune professeur, Champollion, après avoir étudié avec acharnement les caractères égyptiens, finit par les déchiffrer.

Depuis lors, de nombreux savants consacrent leurs efforts à étudier l’ancienne Égypte qu’ils nous font connaître chaque jour davantage. Cette branche d’études scientifiques est dénommée : égyptologie. La difficulté de leur lecture a fait, depuis longtemps, comparer ces caractères aux choses qu’on a de la difficulté à lire ou à comprendre. Tel écrivain fait dire de lui : « Ses romans sont de véritables hiéroglyphes ». Chercher, par exemple, de la logique dans la loi est une besogne plus ardue que celle de déchiffrer les hiéroglyphes.


HISTOIRE n. f. Le mot histoire est généralement entendu comme le récit des faits, des événements, des institutions, des mœurs, relatifs aux peuples en particulier et à l’humanité en général, et c’est dans ce sens que nous allons l’étudier. Nous mentionnerons cependant que son assimilation fréquente — et trop souvent justifiée par les lacunes de l’histoire et son caractère fabuleux — avec un récit quelconque, aussi bien mensonger qu’authentique, donne au mot histoire, dans le langage courant, une extension qui souligne sa vastitude et ses difficultés. Nous entendrons ici l’histoire comme opposée — dans le dessein et l’effort, sinon toujours dans le résultat — à la pure fiction, et attachée à des objets dont elle tend à garantir l’exactitude et l’enchaînement au moins chronologique. Elle participe à la fois de la science par sa documentation et de la littérature par sa représentation. Sa méthode, moins fermée que celle des sciences dites exactes, accorde à l’intervention imaginative et à l’intuition une place à côté de l’analyse et de l’expérimentation. Selon les âges et l’individualité de l’historien, chaque facteur accuse sa marque et nous assistons comme à un flux et reflux de prépondérance. L’art pénètre dans le domaine de l’histoire par l’imagination, par sa peinture, sa suggestivité, la délicatesse des exposés et la richesse émotive des évocations. Mieux : par les moyens préhensibles, il étend son rôle jusqu’au cœur de l’investigation. Les diverses branches d’activité des recherches historiques ont leurs dénominations adéquates : on dit l’histoire ancienne, ou contemporaine, la philosophie de l’histoire, l’histoire générale, l’histoire de l’art, la préhistoire, etc.

Le problème de l’histoire comporte deux faces qui ont leur matière et leurs inconnus propres comme leurs cas de conscience et leur technique. L’une regarde la constitution, la réalisation de l’œuvre historique, l’autre sa diffusion, sa vulgarisation. Et la tâche de celle-là est au-dessus des visées de celle-ci. Elle n’a pas à s’inquiéter de ce qu’on fera d’elle, ni de sa portée, ni de son utilité, ni de sa morale. L’histoire, la formation historique — impartiale agglutination — n’est pas sous la dépendance de son enseignement.

Sans en poursuivre ici les attaches, sans réveiller tout ce que ses prémices ont pu comporter de réminiscences — toutes considérations qui n’en changent ni l’état ni les répercussions —, nous ne pouvons mieux voir l’évolution de l’histoire et l’affirmation de son esprit que dans le temps, à travers les historiens.

L’histoire de langue française ne date guère que du xe siècle. Les productions littéraires qui préparent cette appellation ne sont au début qu’un aspect des légendes héroïques et comme « un rameau détaché des chansons de gestes ». Longtemps — thèmes offerts à la fantaisie poétique — les faits « historiques » apparaissent uniquement comme la riche matière des développements imaginatifs et l’aliment de l’épopée. Mais peu à peu, de la souche des narrations épiques aux contours encore fuligineux se dégage — à travers les poèmes cycliques, histoires particulières, biographies, chroniques, mémoires, etc. —, cet effort vers la proportion véridique, qui est la marque première de son caractère spécifique. Et elle abandonnera le vers — cadre distractif de la pensée — pour demander à la prose sérieuse et précise de dessiner sa forme propre et d’accuser son genre…

Des rappels positifs de Villehardouin (xiie siècle), politique et soldat, aux tableaux curieux de Joinville (xiiie siècle), hagiographe émerveillé — et tous deux Champenois —, le nord de la France sera son berceau. Au xive siècle la féodalité s’émiette. Du suzerain, sa force passe au souverain, Le catholicisme, que le schisme va déchirer, cède insensiblement à la royauté le règne temporel. Il y a, dans cette concentration, comme un dessèchement et l’appel au cœur se traduit par un malaise anémique des membres. Froissart, bourgeois d’Église enivré de noblesse, éloigne la chronique des racines nourricières, laisse l’humble écrivain des Quatre premiers Valois remuer seul, avec Jean de Venette, la moelle du vilain, porte à la tête un mérite hypertrophié. De la seule compagnie en qui nul geste n’est indigne, il fera, dans l’inconscience, le « dict » honnête d’aventure. Et les racontars de ses preux honorables, les dehors des mêlées et des fêtes prendront, dans cette Flandre ripailleuse et grasse, quelque chose du relief truculent des bousculades de Téniers. Des prouesses des nobles aux décors chevaleresques, il est l’admiratif imagier… A la prudence de Commynes (1445-1509), Villehardouin mûri, écrivant sous Charles VIII la vie de Louis XI, nous devons, dans l’histoire, le premier effacement sérieux de la personnalité de l’historien et les premiers pas notables d’une marche appesantie vers l’objectivité. L’éclat restitué, le superficiel en avant, ce bruit et ces couleurs en fresque plantureuse, vaste comme un écran, tous les renvois sensibles de Froissart, Commynes les écarte — ou les pourfend — dont ils gênent la pénétration. Il ne s’émeut point de cette apparence imagée. Il en touche, sur le chemin de l’analyse, la disproportion. Et, d’un sourire glacé, son intelligence la déchire. Le fait, débarrassé de son mirage, s’enrichit avec lui de ses éléments. Scruté, décomposé, l’événement nous livre quelques-uns de ses moteurs cachés : l’intérêt s’y démêle, et le hasard puissant, et, dans le fond des âmes, la pression de quelques durs penchants… Ascendance et conséquence déjà se dépouillent aux yeux du psychologue qui entrouvre ainsi le pourquoi. Et l’art mesuré du diplomate — Machiavel édulcoré — les consigne en traits habiles.

A travers le seizième siècle s’accentuent les spécialisations. Les recherches se cantonnent. D’autre part, la Renaissance, élargissant l’individuel, fait entrer, dans l’existence agrandie, les aspirations de la personnalité, Et les mémoires — à point favorisés par les agitations de la Réforme et les grandes guerres du temps — répondent à ce désir brûlant de se fixer sur le plan immortel. Les tentatives en abondent, plus ou moins heureuses. Montluc, moins peintre que Froissart, moins fouilleur que Commynes, nous donne — soldat réduit à l’inaction qui dicte à la postérité « la Bible du Soldat » —, à mi-chemin, des Commentaires d’un pittoresque vibrant. Ailleurs, Vieilleville exalte son conseil auprès des princes régnants. Puis, c’est Brantôme, guerrier, courtisan, dont l’accident brise la chevauchée et qui, sans que de vains dosages de morale viennent contrarier la fraîcheur de ses impressions, nous dit, en anecdotes piquantes, et avec la même chaude sympathie, la Vie des dames galantes et celle des Grands capitaines.

Nous retrouvons, au xviie siècle, la même histoire fragmentée, actualiste, personnelle, mais avec plus de finesse dans l’énergie colorée, une curiosité poussée vers l’homme plus avant. Incarnons en un seul ses essais dispersés, retenons les Mémoires du Cardinal de Retz, intrigant malchanceux, tout tissé de ruse et de force d’âme. Le grand rôle dont l’insuccès a privé sa vie, ses écrits lui en prêteront les vertus et il en campera, pour l’avenir, le personnage. Pour marquer en tout de la puissance, il fera saillir jusqu’à ses défauts et cette immoralité laisse subsister, sous le grossissement, un équilibre des réalités. Avec la même vigueur que lui-même il projette son époque, ses contemporains, fait « grouiller » l’émeute. Tumulte suggestif qui s’accompagne de nouveaux attributs historiques : les raisonnements politiques et les portraits. Actionnés l’un et l’autre par une psychologie avisée, une évaluation sûre des rapports, ils entrebâillent, en arrière de la perfidie, la porte sur les combats intérieurs, les réactions complexes des intérêts et des sentiments, font chercher dans l’histoire les mobiles humains…

Plus débordante déjà par l’étendue, quoique participant du thème et du cadre des mémoires, sera l’œuvre touffue de Saint-Simon (1675-1755), d’intelligence féodale, moderne de tempérament. Son histoire vise au document et rien ne l’y prédestine aussi peu que ses apports incontrôlés. Ses matériaux, si abondants, comme ses jugements, se ressentent de la partialité commune aux écrits qui sont, par quelque côté, des autobiographies : les uns sont des procès, les autres un fatras. L’auteur y manque du recul qu’il faut pour trier net, pour peser juste… Mais Saint-Simon a ouvert à l’histoire un ciel en apparence incompatible avec une tâche sévère : il l’a fait rentrer dans l’art. Car ce borné est un vibrant qui, par l’intuition, joint Thierry, frôle Michelet, s’avance vers nous. Nerveux et frémissant, « il vole partout en sondant les âmes ». Atteignant dans leur jeu sensible les composantes actives de la vie morale, il en touche le chiffre que sa raison ne verrait pas. Si prévenu soit-il, il est impuissant à se dérober aux attractions de sa nature et la réalité entre en lui, plus forte que ses théories. Tout ce qui est capable d’impressionner reprend, à travers ses sensations, la figure même de la vie. Silhouettes, tableaux, portraits ne sont pas seulement expressifs, ils sont mouvants. Et tels aspects différents de Fénelon, ou du grand roi, seront vrais, dans le changeant de l’âge. Et les masses — comme l’être —, fourmillent… Son style bouillonne de contrastes heurtés de poussées brusques, de flexions relâchées comme si la matière, directement, brutalement, voulait se dire. Ah ! « Les traditions, les règles qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres » ne sont pas pour lui. Il a le graphique de ses nerfs. Et il entasse les mots avec passion, brasse les périodes, fait crier la phrase comme dans la rage de leur donner l’ampleur palpitante et le feu du réel…

Sur les confins de l’histoire et de la théologie, nous croisons Bossuet, avec le Discours sur l’Histoire universelle. Et Montesquieu, avec l’Esprit des Lois, trace aux générations prochaines — contrôlée par une docte philosophie juridique — la mécanique législative des États et les règles naissantes du Droit. Mais plus encore il nous ouvre, par l’Essai sur les Causes la considération du facteur tempérament dans l’analyse des événements, soulève l’influence des milieux (physique et moral) et la théorie des climats qui étendront le champ des diagnostics communs à la physiologie, à la philosophie et à l’histoire.

En ce dix-huitième siècle, dans lequel Saint-Simon est comme un anachronisme, l’histoire tient toute dans la lumineuse sobriété de Voltaire. Et elle sort des localisations partiales du passé au point qu’on a pu dire, du Charles XII : « C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature ». Charpenté, balancé, lucide, expurgé des oiseux détails, l’ouvrage à quitté la zone des broussailleuses compilations médiévales pour la clarté et la rigueur classiques. Et un respect attentif des situations originales, l’ordonnance scrupuleuse des faits, la tonalité fidèle d’un sujet dont rien ne force le niveau, l’apportent au goût des sages qui demandent à l’historien le désintéressement. Et Le Siècle de Louis XIV, au moins dans sa méthode essentielle et sa minutieuse documentation, rappelle ces qualités précises. Voltaire, qui chérit l’art, trouve dans le grand règne — et c’est pour cela qu’il l’a choisi — à la fois cette galerie unique de beautés littéraires et artistiques et cette « exacte administration » qui plaît, en lui, au « bourgeois positif « … Mais à l’histoire de Voltaire, si élevée d’intention et d’un esprit si travaillé, si foncièrement honnête dans le choix et l’arrangement de ses matériaux, si séduisante en la loyauté de sa recherche et de ses notations, à cette histoire il manque (en plus de l’étal vrai de cette brutalité fréquente, de cette violence réelle que lui fait écarter comme un « parti pris aristocratique » et une sorte de pudeur littéraire à remuer une grossièreté toute plébéienne), il manque la sève exubérante, le fluide d’un Saint-Simon, il manque la vie… Ce n’est pas tout. Il entre dans sa conception un élément nouveau et un dessein qui l’apparentent à l’historiographie moderne : le progrès humain. Et la pente de cette large philosophie va le conduire au péril qu’à chaque pas côtoie l’histoire guidée par un principe : l’intervention critique et sa déformation. Dès l’ébauche, son aristocratisme artiste et régulateur tend à enfermer dans les bornes restrictives du « despote éclairé » l’agent décisif de cette grande époque, prend pour axe abusif une attribution de causalité à la personne de Louis XIV

En 1739, l’Histoire du Siècle, virtuellement prête, embrasse l’histoire générale de l’Europe, la vie et l’administration du grand roi, le couronnement suprême des lettres et des arts. Mais un arrêt du Conseil en suspend la publication. Et quand, vers 1750, Voltaire reprend son œuvre, elle apparaît toute bouleversée par l’évolution de sa philosophie. L’esprit qui présidait à l’esquisse parallèle de l’Histoire universelle introduit dans celle du Siècle les modifications de sa métaphysique. Voltaire athée supprime la Providence ordonnatrice, mais fidèle au progrès, la « marche inégale, hésitante de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide et la raison éclairée, bienfaisante ». Deux courants pour lui se disputent le siècle, et la sottise religieuse met un pan d’ombre sur son rayonnement. La religion le gâte par ses « retorderies », la raison directrice a manqué à la plénitude de sa gloire… Sous cet angle, l’ouvrage peut s’incorporer logiquement dans l’Essai sur l’Histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations. Mais la curiosité qui porte Voltaire hors de France et d’Europe, l’entraîne jusqu’en Chine, en Arabie ; l’intérêt qu’il porte aux acquisitions de l’esprit humain, sont comme desséchés par son âpre incrédulité. Pour s’approcher de ces peuples noyés de mysticisme ou courbés sous l’attente fataliste, pour saisir le mouvement de ce moyen-âge tout pétri de religiosité, il manque à Voltaire l’intelligence ouverte — sinon la sympathie — sans lesquelles il n’est pas de compréhension véritable. Et son regard sceptique n’en ramène que raillerie facile, que persiflage et que sarcasme. Et, si singulièrement novatrice dans son embrassement de portions lointaines de l’humanité, si scrupuleusement alimentée de recherches originales, son histoire — avec l’étoffe d’un chef-d’œuvre et les vertus d’un clair génie — saigne (ô paradoxe, retour d’ironie voltairienne) de son parti pris de raison… Nous allons quitter ainsi le xviiie siècle, que Voltaire aurait pu doter d’une Histoire digne de ce nom. Et, sur plusieurs siècles, parmi les histoires élargies au-delà du moment, nous n’aurons rencontré, avec les ébauches sans force que sont les Chroniques et Annales des Gilles, des Dupleix, des Velly, des Anquetil, des Mably, les apologies de d’Aubigné, les pages expressives et sensibles au peuple mais pauvres de Mezeray, que cette mise en jugement — sur un fond limpide de richesse historique — devant le tribunal sectaire de l’esprit…

Le romantisme, cette Renaissance de l’enthousiasme, dont la flamme enveloppe tout le xviiie siècle, va réchauffer l’histoire. Nous en avons, dans les fibres de Saint-Simon, senti passer les prémices, chaotiques, en bouffées de braise ardente. En voici le grand feu éruptant, l’embrasement ample et rythmé…

Sans être un historien, au sens limitatif de ce terme, — il ne laissera de positif que les « paysages historiques » d’un impressionniste — Chateaubriand situe le diapason de la nouvelle histoire : il en est l’obscur accordeur. Du Génie du Christianisme à l’Itinéraire et aux Martyrs se développe l’appel pathétique, encore inégal, à la délivrance de l’imagination et s’essorent les sentiments qui palpent plus loin que l’idée. L’Encyclopédie — avec sa trilogie puissante de penseurs — avait, en jetant sur les écoles en dispute autour de Dieu, la douche de son libre-examen, froidi jusqu’aux pulsations de la foi, transi les élans vibratiles et prolongateurs, Et l’être attendait, comme recroquevillé sur son désenchantement. Car le doute avait touché, à travers l’architecture artificieuse des prêtres et les invraisemblabilités du supra-substantiel, les arcanes d’où bondit l’idéal. Mais l’analyse, qui poursuit jusque dans le refuge de la conscience, l’enfantillage des idéologies, s’arrête, hésitante, et cherche l’arme appropriée devant le christianisme de chair des grands croyants. Le Dieu des tabernacles et le divin des métaphysiques, qui se réduisent ou chancellent sous le rire du bon sens ou la dissection du chercheur, prennent leur revanche dans le panthéisme immense de la vie. Et la foi chassée du cerveau par la raison remonte au cœur par l’amour. Équivoque subtile et troublante… Penseur médiocre, Châteaubriand s’est trompé quand il a cru relever par la suggestion un catholicisme tombé par la logique. Son art émotif n’en a qu’un temps resoulevé l’armature aux irrémédiables faiblesses. Mais il a renoué le contact de l’être et de la nature, rétabli l’évidence du grand courant sensible qui relie, à travers le temps, les particules infiniment diversifiées de l’univers et fait de la vie le balancier mystérieux du monde… Son histoire inspirée, que cadence une prose musicale, souple comme un vers libre, c’est Thierry, rêvant sur les ténèbres de la Gaule franque, c’est Michelet tâtant, pour se mettre à l’unisson, « l’âme », à rappeler, du passé…

Augustin Thierry, embrassant d’un regard les essais antérieurs, squelettiques et incompréhensifs, saisit quelle lacune immense persiste dans nos connaissances comme dans notre littérature… Un livre des « Martyrs » ébranle sa vocation d’historien. Il sera le premier grand évocateur dans cette montée vers l’histoire par le chemin double et heurté des sens et des idées. Passons ici sur les tâtonnements préliminaires, les recherches abstraites d’une loi unique régissant les enchaînements graduels dans le développement des peuples… Thierry en découvre l’aridité et la limitation et, démêlant en lui les attirances du concret, sent la voie possible dans la capacité propre de sa nature et « se met à aimer l’histoire pour elle-même ». Plus loin que le dessein politique d’une confuse réhabilitation des classes moyennes, une passion des réalités l’accapare, un besoin de vérité totale le possède. Rien ne révèle mieux cette droiture chaleureuse que ses Récits Mérovingiens, où les barbares à cheveux roux, parmi de rauques sonorités, bousculent leurs types colorés, pleins d’une belle rudesse dramatique… Mais la forme, en dépit de la sincérité attachée au sujet, demeure fléchissante, plus bourgeoise qu’artiste et trop lentement narrative. Et une certaine survivante — dans une personnalité manquant de l’envergure qu’il faut pour marier les contraires — de ses premières poursuites abstraites lui fait caresser l’espérance d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des historiens modernes ». Car l’heure de la synthèse est prématurée qui doit unir — dans une reconstruction sans vide — la somme des trouvailles de l’esprit au bloc revivifié des époques. Et se consument ses moyens trop frêles dans une conciliation déjà lourde au génie et son caractère s’y fond en tiède juste-milieu…

Guizot pose au temps l’interrogation du philosophe, manie l’exacte analyse, épure et soude les matériaux en intellectuel. Et son Histoire de la Révolution d’Angleterre, ses Histoires de la Civilisation campent en démonstration des « vérités » qui sont des thèses et une transposition du particulier dans le système, qui placent l’orthodoxie sous le règne des idées générales… Plus sereinement impartial, du haut de cet observatoire d’où il suit, dans les destinées humaines, les vues providentielles, de Tocqueville est frappé des incompatibilités provisoires et d’ordre politique ou conventionnel, des confusions qui, sur le plan des luttes contemporaines, donnent à l’accidentel figure d’irréductible. Une société nouvelle, à ses yeux, s’y élabore qui cherche sa stabilité. Et sa Démocratie en Amérique est une « consultation », une sorte de large interview auprès d’un peuple incorporé à son régime. Il soutient, dans l’Ancien Régime et la Révolution, la continuité du devenir de l’arbre social, en germe dès la naissance de la patrie, et voit la Révolution française comme un fruit mûr qui se détache, une conséquence, non comme la lutte de deux antagonismes et le triomphe d’un esprit nouveau… Grave, austère conception de l’unité du développement humain, mais théorie quand même que ce désintéressé plaidoyer.

Mais, cramponnée à cette « bonne et forte base : la terre », berceau unique des générations, voici, aux mains du colosse, la vacillante tentative de Thierry. La vision s’agrandit, se fond avec l’attouchement passionné, et les races remuent, perdent leur entité, que Michelet empoigne et unit dans la lente incubation de la patrie. De cette Histoire de France, avec laquelle il vécut quarante ans, détachez ce bloc dantesque, prodigieux qu’est le moyen-âge ressuscité. C’est en ces siècles troubles où se tordent, dans l’enfantement d’une âme populaire, les couches plébéiennes que Michelet a donné, dans le plein embrassement de la pitié, la mesure inimitée de son génie. Ne cherchez pas ailleurs autour de nous — ni chez lui — histoire plus complète en ses possibilités actuelles, plus digne d’une émulation tourmentée. Car les mille impondérables animés, agissants qui ébranlent les mouvements profonds de l’histoire, un Michelet, qui les approche avec toute sa vivante réceptivité et ramène, d’eux à lui, toute l’énergie de la vie, est plus qu’un autre à même d’en percevoir l’essence et la portée et d’en marquer, dans son équilibre, le rôle inconsigné. D’un passé qui fut organique, il n’a point rétréci l’histoire à une minéralogie. Il en a cherché la figure vraie ailleurs que dans les ombres glacées des photographies. En ses reconstitutions passionnées, il n’a pas modelé l’absolu mais il a fait passer, à travers les êtres et les choses, l’appel solidaire de l’humain. Et l’histoire a plus gagné peut-être en possibilités véridiques, en puissance de vrai, à ce qu’il entre ainsi au cœur des temps disparus pour en restituer la chair palpable en un bloc émouvant, que s’il fut resté, front serein, sang placide, à manier le scalpel des chirurgiens froids de l’idée. Les antres où l’on enterre une deuxième fois le passé — musées, bibliothèques — n’ont-ils pas assez de poussière ? Et n’est-elle pas plus belle, jusqu’en ses erreurs ardentes, l’histoire de ce Michelet refait peuple pour en vivre l’histoire et s’y plongeant, non pas pour exhumer quelque somptueuse fresque funéraire d’une Histoire de France marmoréenne, mais pour réveiller et remettre en émoi toute la glèbe et toute la plèbe assoupies sur leur fond patiné de tragique médiéval ?… Avec d’autres conquêtes sur l’inconnu, des fluides disciplinés serviront peut-être un jour nos aperceptions, viendront peut-être d’autres chemins, avec d’autres moyens. Mais on n’oubliera pas qu’amener le passé dans notre champ d’intellection est un rêve si nous ne rendons à son visage la carnation, à son âme l’intensité, à tout son corps le mouvement circonstancié de la vie…

Oui, je sais, il y a la contrepartie de ce don d’âme par lequel on fait l’histoire animée. Michelet est entré trop avant, avec toute sa flamme, dans ce peuple en gestation, pour qu’il n’exerce pas, sur sa frémissante individualité, les mille réactions de sa force resoulevée. Et les compressions, les étreintes, les déchirements, qui happent et pétrissent sa matière sensible s’exhalent en cris profonds, grondants, sincères et spontanés comme des réflexes. Sa détresse et sa meurtrissure, elles sont en lui. Et les aspirations, obscures encore, qui montent de la nuit, elles passent, de sa chair angoissée à son cerveau tendu en haletante lucidité. Du frère en douleur, le cœur cède sous l’afflux : il saigne. Et l’intelligence — qui voit — se refuse à être complice des forces accroupies, étouffantes, sur la poitrine et sur l’esprit du peuple-enfant. Et elle traduit, en révolte, des angoisses et des besoins dont elle devait projeter le sourd murmure. Et l’historien se retourne, non seulement déchiré, mais vengeur. Et il bondit, en médecin, en philosophe. Vous qui sentez, à chaque pas, s’ouvrir en vous la plaie des humbles, vous qui tentez, à doigts fébriles, d’écarter la pierre encore sur leurs fronts, condamnez-le !… Michelet sociologue s’érige en juge, le Michelet des luttes politiques, redescend au justicier. Son œil aigu, son doigt crispé torturent, féroces. La passion saine et sympathique de l’historien frère se retire et passe — obnubilée, injuste — au militant. Hallucination peut-être déjà que la forme première de son approche, mais pas amplitude de réceptivité et d’adduction. L’autre s’exacerbe en haine. Elle y sombre, et la question « Qu’avez-vous fait du peuple ? Qu’avez-vous fait pour le peuple ? » a le son des voix égarées qui demandent aux seuls échos de leur délire la clé d’absurdes réponses… Ah !, certes, nous lirons, épris, en toutes ses pages son Histoire de France. Et La Révolution française nous prendra, impérieuse, dans le branle sanglant de ses passions — hautes souvent — accumulées. Nous revivrons la Terreur, oppressés. Et nous souffrirons souvent comme d’une exhumation qui ranimerait des cadavres et se tromperait dans le dosage de leurs particularités. Mais derrière les agrandissements horrifiés, nous n’oublions pas que demeure — intacte — la loyauté de la recherche, que n’a pas fléchi la conscience du document. Et qu’il n’a cessé – « à la base la science, l’art au sommet » — d’asseoir sur le fait jusqu’aux divagations du poète… Et si l’amour, un jour — un amour fait d’action, d’élans rajeunis, non de fade christianisme — gagne notre humanité, nous comprendrons davantage un Michelet, historien d’amour, car un prolongement étrange d’amour — la rage de ne pas pouvoir aimer — palpite jusqu’au fond de ses haines.

Avec le fixateur du naturalisme, qui va chercher « de tous petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés », comme « la matière de toute science » — j’ai nommé Taine — et donne pour base à l’histoire « la psychologie scientifique », les recherches historiques ne peuvent être autre chose que des observations qui visent à dégager les caractères essentiels, dominateurs, à noter — en reportage — des déterminants physiologiques, le correspondant psychologique fugitif. La race, le climat impriment leur sceau aux croyances, aux productions. Individus, littérature, institutions sont les résultantes de facteurs ambiants décisifs. Et il apercevra les manifestations humaines à travers ce principe malgré tout préconçu avec une déconcertante et peut-être artificielle fixité. L’homme est toujours, comme à la préhistoire, « le gorille féroce et lubrique » en dépit de la superposition d’éléments multiples. La civilisation nous a fardés, recouverts, dit Taine, mais le noyau est intact sous les couches successives. Il y a dans « l’identité des forces » et « l’immutabilité des substances » que cette analyse comporte, une synthèse subtile et séduisante que menace l’arbitraire. Et sa certitude s’enferme dans une assurance d’abstraction qui revêt les dehors d’un habile symbolisme… Le procédé de recherche cèle les vices de l’absolu et laisse en histoire des traces caractéristiques. Les petits faits accumulés ne sont parfois que les apparences des preuves véritables. Et la prudence nous oblige à garder caution des plus tentantes explications. Les Origines de la France contemporaine groupent en notations adroites et profuses les actes et les situations symptomatiques. Mais y transperce une rigidité systématique qui fixe dans un inéluctable excessif des portraits durement campés. En venant vers eux avec une méfiance toute scientifique ils nous fourniront cependant de riches et nombreux éléments… D’ailleurs, ce n’est pas tant dans son œuvre propre que Taine a laissé des traces profondes : la marque accusée de « son intelligence » affranchie de toute intuition, s’est imprimée sur les générations littéraires de la fin du siècle…

Notant — dans le cadre matériellement limité de l’Encyclopédie — à traits rapides, parmi ses bâtisseurs impulsants, la manière et la substance de l’histoire, je ne m’arrête pas ici à maints historiens valeureux par quelque côté et personnels souvent sous l’influence : les Mignet, les Thiers, les Henri Martin, les Quinet, les Villemain, les Duruy, les Renan, les Coulanges, et, tout près de nous, les Aulard, les Monod, les Mathiez, etc. Je retiens seulement ce qui est de nature à éclairer d’un jour précis la marche tâtonnante de l’histoire… D’après la conception, qui prévaut chez les modernes, de la science historique, « l’historien n’a qu’un droit, qu’un devoir, c’est d’exposer les faits avec une impartialité rigoureuse, objectivement, de rechercher les causes, le mécanisme et les effets d’une série d’événements, après avoir minutieusement exploré les sources qui nous les rapportent, de ne jamais prendre parti dans le jeu des passions humaines, de ne pas tenter de constituer sur l’étude, même désintéressée de l’aventure des hommes, une philosophie de leur histoire qui ne saurait exister » (Seignobos et Langlois). On ne peut pas, sans une anticipation extra-scientifique et sans incorporer l’hypothèse à la certitude, assimiler, dans l’état présent de nos moyens historiques, l’histoire à une science. Le fait historique appartient à une matière sur laquelle l’observation directe, ou l’expérience, n’ont pas de prise assez sûre pour que l’historien puisse leur demander la vérité exacte du savant. Les armes scientifiques ne peuvent lui en donner que l’approximation… Le temps viendra peut-être où nous toucherons d’assez près, scientifiquement, en leur réalité, les événements historiques pour que, au sommet de leur rigueur accessible, la confiance que nous faisons à la science cesse d’être — humainement — abusive. L’historien va-t-il s’arrêter là ?… Qu’il y ait (comme le voyait Michelet) « dans le combat désespéré que nous soutenons depuis notre berceau contre les impulsions primitives ou en faveur des besoins nouveaux qui brisent à chaque minute le rythme social, une tendance à réaliser la liberté qu’elle désire » ou le seul affrontement confus de toutes les réactions vitales, sans harmonie de progressivité ? Que si le triomphe d’une force, malgré tout, plutôt qu’une autre, se dessine, nous croyions devoir y attacher une loi — pure cristallisation peut-être de la réussite — que nous regarderons comme la ligne d’une évolution cosmique ? Que, par voie d’analyse ou constatation de fréquence, ou sur la foi d’un final épanouissement, nous y cherchions la cadence d’un devenir ? Que de ce rythme nous essayions — selon la tendance fermée de notre esprit à fixer un terme ou un but aux activités — de découvrir quelque puissance motrice ou ordonnatrice et l’asseyions dans une moralité originelle ou une idéalité conséquente ?… ce sont là — quelque possibilité infuse qui puisse résider en elles — autant d’hypothèses jetées comme une sonde dans le temps. Mais que l’historien, en artiste, sans rien altérer des lignes honnêtes de l’histoire, mêle, à son mouvement, l’effluve sympathique de son être, c’est une garantie de vérité vivante… On peut d’ailleurs, dans la prédilection de ses affinités ou le réfléchi de ses convictions, donner le pas à la dominante de telle ou telle méthode. On peut même, en raison, accorder son crédit à une histoire plus sévère et en attendre plus de lumière. Mais on ne peut refuser à celle qui aime une zone magnétique — encore insondée — de compréhension et nier son dynamisme. Et la preuve dernière n’est pas faite que la jonction synthétique, sans laquelle l’histoire n’est qu’un monôme de chroniques, ne s’opérera pas plus vite avec elle…

L’histoire ? Il n’est pas un peuple qui n’ait tenté d’échafauder ce monument de son passé. « Tous les peuples, dit Voltaire, ont écrit leur histoire dès qu’ils ont pu écrire ». Mais pas un qui ne s’y soit glorieusement campé et, dans les situations les plus basses, les plus avilies, n’ait trouvé quelque face qui lui permit — par une amplification trop naturelle — de se donner figure de la vertu meurtrie ou de la raison triomphante… Depuis que nous avons quitté « les temps bénis où Dieu dictait lui-même l’histoire d’un peuple cher », nous sommes exposés, avec nos sens imparfaits et déformants, nos jugements troubles et mal assis, nos existences au regard limité, à entasser des in-folio d’hypothèses, à accumuler des déductions, à grossir, par des erreurs nouvelles, la montagne suspecte de nos devanciers. Certes, presque partout, le style est demeuré divin. Mainte phrase y est fleurie des agréments de la révélation. La plume sur la conscience, en chapitres pâmés, des théories d’historiens renforcent « l’authentique » château de cartes des générations disparues… L’histoire vraie ? Écoutez Rousseau, ses arguments n’ont rien perdu de leur fraîcheur. « L’histoire montre bien plus les actions que les hommes parce qu’elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade ; elle n’expose que l’homme public qui s’est arrangé pour être vu : elle ne le suit point dans sa maison, dans sa famille, au milieu de ses amis ; elle ne le peint que quand il représente : c’est bien plus son habit que sa personne qu’elle peint… L’histoire ne tient registre que de faits sensibles et marqués, qu’on peut fixer par des noms, des lieux, des dates, mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s’assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d’une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir ».

S’il en est — parmi nos contemporains studieusement penchés sur les choses d’autrefois et ne se satisfaisant pas d’apparence et de faux reflet — qui conservent la foi dans ce que l’histoire peut apporter de solide sur les événements du passé, c’est qu’ils ont oublié de regarder la manière dont on triture, à deux pas d’eux, les matériaux capables de nous éclairer sur les antécédents, les abords et les prémices de la dernière épopée. Tout est là, en principe, sous nos yeux. Nous avons vécu les faits, le conflit nous a remués jusqu’aux entrailles. L’Europe en a été secouée jusque dans ses fondements. Et cependant, si près que nous soyons, les mobiles, tant immédiats que lointains, nous en demeurent cachés ou tachés de lourdes obscurités. Ils ont été habilement dissimulés, les textes les plus compromettants détruits, les autres truqués, tronqués, el ce qui s’étale à notre portée est la plus fallacieuse et la plus fourbe des apologies unilatérales. Nos descendants auront la distance et le sang-froid de l’impartialité, mais nous tenons — et les retrouveront-ils ? — les circonstances encore chaudes de la guerre et le vrai nous échappe. Comment voulez-vous que, d’un passé où tant d’intéressés n’ont pas manqué de faire disparaître les documents susceptibles de les desservir auprès des justiciers du temps, puisse s’opérer la synthèse de toutes les lumières dispersées ? Chaque nation a son histoire : le faisceau de mensonge dont elle enveloppe ses ressortissants et où ses vices et ses crimes revêtent les aspects touchants et méritoires du sacrifice et du droit, l’histoire que l’on bâtit avec les légendes d’abord, les fables colportées, les récits controuvés assis au rang de l’indiscutable, avec les données des cours ensuite, les livres falsifiés des chancelleries enfin et qui bénéficie du crédit public. Ne peut-on dire, de ce que nous croyons trouver d’évidences globales dans les écrits de nos ascendants, ce que Chamfort disait des vérités qui regardent les hommes : « Jamais le monde n’est connu par les livres, et la raison la voici : c’est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l’amour-propre n’ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami, quoique ces petites choses soient très importantes au succès des plus grandes affaires ». Les petites choses qu’on a lues ou qui se sont perdues ont été souvent, elles aussi, souvent décisives dans « les grandes affaires » de l’histoire.

Les phénomènes sociaux qui, du fond des siècles, roulent les flots changeants de l’histoire « apparaissent comme des mécanismes extrêmement compliqués, étroitement hiérarchisés et où la simplicité ne s’observe guère. L’évolution des peuples est aussi complexe que celle des êtres vivants » (G. Le Bon). L’histoire renouvelle incessamment les situations où les peuples paraissent — en leurs masses influençables et grégaires — à la merci des impulsions adroites de leurs conducteurs. Les secrets de cet incessant reflux vers la barbarie à la faveur d’entreprises dominatrices ou spoliatrices résident à la fois dans deux facteurs qui, à certaines heures critiques, trouvent l’un dans l’autre leur correspondant : l’avidité égoïste de l’individu, la malléabilité crédule de la foule. Pénétrer la psychologie de ces deux forces, en mesurer les réciproques répercussions éclairerait — plus que de vaines et superficielles nomenclatures — le jeu des institutions et des hommes dans les remous du temps. L’histoire, attentive aux ondulations, au fracas des vagues, et si longtemps préoccupée des apparences et du bruit, n’aura chance de s’arracher aux voies sans issue vers lesquelles elle égare la confiance générale, que si elle consent à chercher la raison du choc des peuples et de l’identité de son étiage moral dans les ressorts cachés de l’être séculairement assujetti aux pressions obscures du Cosmos. Quelles que soient les hauteurs prometteuses de l’isolé, il n’est — rejeté dans le bloc de l’espèce — qu’une fraction docile et primaire et ses actions, noyées en elles, revêtent l’ampleur brutale et incomprise de tous les groupes mouvants de l’univers. A quelle puissance irrésistible obéit l’homme qui, dans la foule, rapporte au primitif le plus éclairé de lui-même ? Mystérieuse subjugation des peuples aussi qui, à l’encontre de leurs joies quotidiennes et de l’évidente raison de vivre, s’anéantissent avec une sorte d’ivresse sous le signe concordant d’individuelles injonctions. Psychologie de l’homme et des masses, étude des réflexes et des persistances instinctives, superficialité des acquisitions civilisatrices, discernance du sens évolutif, rattachement du flux humain au mouvement universel, investigations débarrassées de ce fatalisme de progrès qui dénature la vision, fausse de préconçu les notations, prépondérance des recherches données aux courants de fond qui bouleversent et pétrissent les sociétés, etc., voilà — incomplet — un champ sur lequel l’histoire ne s’est encore penchée qu’à demi. La verrons-nous, audacieuse et sagace, orienter sa tâche vers ces ardus problèmes ? Nous sommes las de la voir enrouler les peuples dans l’écheveau sanglant de ses légendes, écraser l’humanité sous un fatras d’atrocités et porter en triomphe aux temps futurs le vide décevant des hommes…

La véritable histoire qu’il s’agit d’écrire est peut-être celle dont Condorcet a tracé comme une esquisse parallèle, à savoir l’histoire non tant de l’esprit, que de la nature humaine. Encore faudrait-il que deux conditions fussent réunies, aujourd’hui grosses encore d’inconnu : la possibilité de mesurer les étapes de cette nature et de toucher la certitude qu’elles correspondent à une marche en avant « vers la vérité ou le bonheur ». Car si les hommes ne sont pas meilleurs ni plus vrais — et le sont-ils ? — si les apports, dont a pu, à travers les siècles, s’enrichir leur intelligence, n’ont pas ajouté à quelque sincérité ou ébauché quelque harmonie, vaines sont les lumières qu’ils ont groupées. Chaque jour ils la feront servir aux destructions et à la tyrannie. Et le patrimoine d’une prétendue civilisation ne sera que l’art nuancé de préparer des ruines… Suivre, à travers les changements matériels, les modifications de l’esprit et constater si cette maîtrise grandissante de l’homme sur les choses, qui constitue la plus remarquable conquête scientifique, s’accompagne de la possession croissante et éclairée de soi-même et de son don généreux ! Empire qui constituerait l’extension vraiment bienfaisante de notre nature et l’élévation conséquente des rapports humains… Mais jusqu’ici l’orgueil a étourdi le conquérant et, la science n’a fait, semble-t-il, que favoriser (avec des moyens toujours plus ingénieux de les satisfaire) l’éclosion et les exigences d’appétits nouveaux. Et l’homme se présente, du haut de la civilisation, comme une brute savante écrasant son semblable. « Lorsque l’on considère, dit Chamfort, que le produit du travail et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer trois cents millions d’hommes répandus sur le globe à une trentaine de despotes, la plupart ignorants ou imbéciles, dont chacun est gouverné par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que penser de l’humanité, et qu’attendre d’elle à l’avenir ? »… Il est possible que l’instinct belliqueux soit un des plus impérieux de la nature humaine, mais en dépit de certaines affirmations, la preuve ne me paraît pas faite que « la certitude de la paix engendrerait avant un demi-siècle, comme le prétend M. de Voguë, une corruption et une décadence plus destructives que la pire des guerres ». Il est exact, d’autre part, que les découvertes dans les sciences, même si elles ont contribué à réduire la fréquence des luttes entre les peuples, en ont favorisé l’ampleur et qu’elles les ont rendues plus meurtrières. Les hécatombes récentes et celles vers lesquelles nous entraînent de nouvelles techniques, en soulignent assez d’elles-mêmes, non seulement l’horreur, mais (vue du point de vue général et humain) la stérilité, pour que nous hésitions à les considérer comme la condition d’un plus sûr devenir. Les oppositions hostiles nous semblent évoluer davantage vers l’anéantissement des arts et la mise au tombeau des merveilles mêmes de l’industrie qu’en soutenir l’essor et, plutôt qu’ouvrir l’apogée d’une civilisation, la guerre en préparer le suicide. Mais peut-être est-ce là le cycle déconcertant des créations humaines que de se précipiter à l’abîme avec les générations qui lui ont prêté leur génie ? Si des siècles de douloureux redressements ressuscitent sur leurs ruines une civilisation nouvelle, les fouilles de 1’histoire lui permettront d’enregistrer « le grand rôle qu’elles ont joué dans la marche du progrès… ».

Nous venons de soupeser le corps de l’histoire et d’en tâter l’humanité. Autre chose est l’enseignement… La latitude nécessaire, féconde, laissée au chercheur jusqu’aux extrêmes limites de sa nature — de prospecter et d’ébranler, partout et par tous les moyens, les réalités, devient un danger quand l’histoire, de reconstructive va se faire diffusante, quand, condensée en manuels, elle doit revenir à l’enfance et au peuple, quand nous passons à la répartition de ses connaissances. Ici, plus de fantaisie expérimentale, plus de projections imaginatives, mais la plus circonspecte agglomération et l’appel égal et méfiant des thèses, sans élection, sans — pour aucune — un importun droit de cité… Car, cette fois, nous consignons des « résultats ». Et nous allons les apporter, les communiquer… Et nous risquons d’offrir l’erreur, partout pendante.

Pouvons-nous, devons-nous enseigner l’histoire aux enfants ? Et, dans l’affirmative, quel sera l’esprit des ouvrages qui en contiendront les notions, la méthode des maîtres qui les accompagneront ? L’opportunité de cette instruction se présente sous deux aspects : les circonstances de l’âge, l’utilité d’un enseignement historique. D’une part, la période ordinairement consacrée à l’éducation infantile permet-elle d’aborder l’étude de l’histoire : 1° sans dogmatisme ; 2° sans prématurité ; 3° sans propagande ; 4° sans mensonge. D’autre part, quel peut être, au regard de l’avenir de l’enfant, l’avantage de l’enseignement de l’histoire : 1° en tant que facteur du développement de ses facultés ; 2° en tant que document pratique ; 3° comme élément de culture générale. Enfin, comment, dans le milieu restrictif de l’école officielle, devons-nous mettre l’enfant en présence de l’histoire ?… Je pose à la base de cet exposé (réserve théorique, précision nécessaire) la conviction partagée avec la plupart des éducateurs de large esprit moderne et avec maints précurseurs, et qui se rattache à notre conception de l’éducation en général — que l’éducation n’a pas à s’enfermer dans le cadre d’une école. Mais j’admets, en présence des faits ambiants : 1° que les circonstances contraignent, la plupart du temps, à départir l’éducation dans ce milieu spécial ; 2° que l’école, pis-aller général, est mal faite ; 3° que pour longtemps encore elle sera le terrain courant de l’éducation publique ; 4° qu’elle risque d’y rester de même sous le contrôle souverain des États ; 5° que la durée de la scolarité publique est un obstacle à certaines réformes dont les gouvernements toléreraient l’introduction parce qu’ils ne les jugent pas directement dangereuses (reculer l’âge d’enseignement de l’histoire, par exemple) et dont bénéficieraient les méthodes ; 6° que les conditions sociales, qui éloignent de l’étude l’enfant du peuple à l’âge où elle lui serait le plus profitable, condamnent toute espérance d’élargir — dans la société actuelle — le temps de présence à l’école… C’est donc à l’école surtout que nous allons examiner l’histoire enseignée, son esprit, ses visées, ses procédés, ses répercussions, là que nous en noterons les bienfaits ou les ravages et signalerons, le cas échéant, les attitudes réactives qu’elle entraîne et le caractère des résistances qu’elle soulève… Nous ne présenterons ici que l’essentiel des questions d’un problème complexe et, par divers côtés, souvent troublant. Et nous mettrons en garde nos lecteurs contre ce que certaines idées, par suite des lacunes inévitables de ce raccourci sans nuances, pourrait, à tort, présenter d’absolu…

Cette histoire incertaine, même transfusée loyalement dans les manuels, fidèlement transmise par les pédagogues, faut-il — et devons-nous — l’enseigner ? Et d’abord, qu’enseigne l’histoire ? Et quel but poursuit-on ? Les deux questions se tiennent : le pourquoi explique la matière exigée par les programmes scolaires. Ce qu’elle offre, il est avant tout dans les manuels… En les abordant, soulèverai-je, après Rousseau, Lacombe et d’autres, un procès toujours pendant, dans lequel l’histoire n’est pas l’accusé le moins considérable. A la question du manuel historique, mis de bonne heure, comme un catéchisme entre les mains des petits, rattacherai-je les dangers généraux des connaissances jetées a priori, avec l’écrit, — et servies par son aisance, son prestige —, sur le chemin de l’enfant ? Agiterai-je encore la question de la prématurité du livre en éducation ?… N’oublions pas cette forte pensée de Chamfort : « Ce qu’on sait le mieux, c’est : 1° ce qu’on a deviné ; 2° ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; 3° ce qu’on a appris, non dans les livres mais par les livres, c’est-à-dire par les réflexions qu’ils font faire ; 4° ce qu’on a appris dans des livres ou avec des maîtres. » Je pense, avec Jean-Jacques, qu’ « un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder autant qu’il est possible », qu’il ne faut rien précipiter, et surtout ne point apporter en face de l’enfance les notions douteuses sur lesquelles aura déjà tant de peine à s’exercer le jugement de l’homme fait. Ainsi l’histoire. Quand l’âge aura donné aux regards de l’esprit — que diable, laissez auparavant travailler la rétine ! — toute leur acuité et que la vie aura contrebalancé d’observations et d’expériences les affirmations de l’imprimé, lorsque vous présenterez devant le jeune homme les tables de l’histoire, il sera frappé, lui aussi, « du nombre de cordes et de poulies » qui, sur la scène de l’univers, abusent les spectateurs… Laissez en l’enfant, se prolonger l’animal. Nous sommes toujours à dompter la nature, à la chasser au plus vite de la vie des enfants — possédés qu’on exorcise ! — comme si nous n’avions pas d’autres victoires à remporter. Quittons ce catholicisme de l’éducation qui, dès l’aube, déjà poursuit les sens. Dans l’enfant, et autour de lui, laissez subsister aussi longtemps que vous pourrez le concret et le vivant — et se développer les instruments du concret et s’organiser en lui la vie. Ne le troublez pas avec cette hâte par les interventions de votre logique savante, si éloignée de la logique de ses instincts. Qu’opèrent d’abord ses préhensions, ses perceptions, non vos idées, vos abstractions. Faire un enfant « raisonneur, disputeur, critique ? » Attendez, n’étouffez pas la vie ! Faire un enfant « érudit », accumuler dans son petit cerveau le chaos de « mille choses toutes faites, de choses mortes, et par fragments morts, sans qu’il en ait jamais l’ensemble » vivant ? Attendez, n’assassinez pas son esprit !… Écoutez parler d’abord — avant d’enseigner — ses droites, ses autonomes découvertes. Effaçons-nous (nous, les « maîtres » et vous, les livres) avec notre prétendue sagesse, notre expérience. Assez tôt, trop tôt, se tissera la sienne, comme une chape de brume sur sa vie claire. Écoutons-le d’ailleurs. Il a beaucoup à nous apprendre. Et nous avons, à ses questions, beaucoup à corriger de nos réponses. Et il démolira, de ses imprévus problèmes, la hâte de nos solutions. Et maints fétiches, dans nos crânes, tout charpentés de dialectique, s’abîmeront, poussière, sous sa chiquenaude naïve. Écoutez-le surtout, vous qui cherchez dans l’enfance du peuple la voix de son histoire. Vous sentirez comment « les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes en légendes et faire une histoire de chaque « vérité » morale… Car l’enfance n’est pas seulement un âge, un degré de la vie, c’est un peuple, le peuple innocent » (Michelet). Développer le jugement ? « Il y a pour cela la manière d’Homère qui n’avait point de livres… Ni Thucydide non plus, car il n’aurait eu ce sens si vrai et si profond : cela ne s’apprend point dans les écoles » (P.-L. Courier)… Et, de grâce, vous qui conservez quelque passion d’art et le souci d’un vrai vivant, et les voulez largement, librement animés, ne tuez pas, avec vos ouvrages assommants ou futiles, vos nomenclatures sans flamme, vos récits fourbes et cuisinés, vos histoires sauvages et menteuses, l’attachement aux claires et pleines sculptures intérieures qui réagissent sur le monde en beauté ; ne découragez pas la saine, la lente, patiente construction de l’humain. Laissez plutôt sans aliment l’envie de lire. Portez l’attention de l’enfant vers les formes animées de la vie. Laissez aux adolescences trop liseuses encore mais déjà plus sûres, laissez à l’homme mûr le soin de remuer les natures mortes des bibliothèques. Nous traînons bien assez de cadavres en nous… ; « L’école », hors des murs ! Les livres, loin de l’enfant !

Que met-on, en fait d’histoire, dans les manuels ? Qu’entre-t-il, à la faveur des programmes, dans les cerveaux ? Son pourquoi va nous le dire… Si je consulte les textes officiels, j’apprends qu’elle a pour but de « faire acquérir des connaissances et former le jugement et le patriotisme »… On commence à gaver les tout petits avec la bouillie des biographies. On les entretient de César, de Vercingétorix, du grand Charlemagne et de Jeanne d’Arc… Des récits témoignent de leurs hauts faits et de leurs vertus glorieuses. On procède — venez dire après cela que l’enseignement manque de vie —selon la forme anecdotique. Voici Duguesclin, enfant querelleur, batailleur… Quel est l’enfant qui résistera au désir de faire ce qu’il a fait ? Le plus brutal se croira un héros. Tout à l’heure, à la sortie, il réunira ses camarades pour jouer à la guerre. Ainsi se développeront les instincts belliqueux de l’enfant… « L’histoire lui apporte, dans les horreurs commises autrefois, comme une excuse à ses petites méchancetés. Homme, il abritera derrière les mêmes précédents les actes les plus injustes et les plus révoltants »… Et voilà un coin de la moralité. L’éducation historique n’est pas toujours aussi attristante. Elle prend quelquefois une allure comique. « Un jour, dit un instituteur, j’interrogeais mes élèves sur ce même Duguesclin. L’un d’eux récitait : « Le roi lui donna une armée pour faire la guerre aux « Anglais ». Armée ! Quelle belle réponse. Je complimentai mon petit prodige. J’eus cependant un soupçon et je questionnai : « Mais qu’est-ce que c’est qu’une « armée ? » Il me répondit : « Monsieur, c’est un bâton avec un fer au bout. » Et voilà pour le jugement… « Le résultat de tant de figures évoquées, me disait un autre instituteur, c’est qu’à la fin de l’année, les élèves n’ont retenu que quelques noms qui ne représentent guère pour eux. Et un an après avoir quitté l’école, il ne leur en reste heureusement plus rien. » En tant que connaissance, quelquefois peut-être, mais comme empreinte !…

Plus tard, l’enfant verra revivre les Louis XI, les Richelieu, toute la kyrielle des souverains, des ministres et de leurs œuvres (pourquoi n’y joint-on pas les favorites ? Elles ont eu leur rôle), les guerres de Louis XIV et des Napoléon… Et, bien entendu, comme en géographie, il n’y a que la France qui compte. Et que ce soit Clovis, Henri IV ou Bonaparte, c’est toujours « la cause de la France » qui se confond avec celle des princes et l’enfant qui doit en être, à toutes les époques, solidaire. C’est toujours la patrie — agrégat laborieux d’éléments dissemblables — même avant la guerre de Cent ans, quand seulement l’idée n’existait pas. Et certes, par-delà le défilé artificiel des pouvoirs successifs, l’échelonnement des lignées de droit divin et les compétitions des couronnes et des États, l’arbitraire sanglant des guerres et des remaniements de territoire, rien ne bruit du grouillement inarticulé des bas-fonds de servitude. A travers le heurt brillant — factice souvent — des ambitions d’en haut ne transparaît pas la séculaire compression, la vie latente et l’effort de l’humanité d’en bas. L’histoire peut-elle d’ailleurs connaître — nous l’avons vu — les mille imperceptibles manifestations de tant d’obscures activités ? Et si les faits saillants, qu’elle étudie comme décisifs, en sont parfois comme la synthèse explosive, ne sont-ils pas souvent de simples accidents qui se superposent à elles et entraînent toute une série d’événements sans entamer les profondeurs ? Ne sont-ils pas même, en maintes occasions, de simples éclats voisinants ?… L’histoire peut-elle être véridique ? Et même est-elle possible ? Problème troublant… Et pourtant, quand des hommes mûrs et documentés, impuissants à démêler les raisons secrètes de tant d’actes confus, sont travaillés de ce doute, l’école a la prétention de « faire de l’histoire » !…

Dans la majorité des ouvrages classiques, tant de faits cités dans le programme sont mentionnés. Dans plusieurs livres récents, on s’attache moins aux dates et aux menus détails, on substitue des récits aux nomenclatures, on introduit des aperçus des « progrès de la civilisation »… Ces essais, du reste, sont davantage une révision de la manière qu’une modification de l’esprit. « Sans doute, dit une Introduction, ce serait fausser l’histoire et peut-être briser l’un des ressorts du courage que de supprimer l’histoire des batailles… Mais on conviendra qu’il est inutile de remplir la mémoire de noms aussi vite oubliés qu’appris ». Histoire allégée, soit, mais encore conventionnelle, où seule la violence est admirable… qui a réussi. La prise de la Bastille — insurrection qui porte au pavois le Tiers-État — sera apologie. Mais les insurgés de Juin seront de « malheureux égarés », la Commune un « souvenir douloureux », et les anarchistes d’aujourd’hui des « criminels ». Des histoires, au service d’un régime… Leur intention n’est pas, du reste, d’atténuer les mauvais effets de l’enseignement historique mais, en jetant par-dessus bord le superflu, en évitant un encombrement qui empêchait que soient retenues les notions jugées essentielles, de permettre à cet enseignement de laisser trace durable dans les cerveaux, de mieux influencer ultérieurement les individus. Ils répudient parfois le chauvinisme, patriotisme exaspéré et intempérant qui se mime par ses excès mêmes, mais c’est pour entretenir « silencieux, vrai, actif » un patriotisme autrement profond et redoutable. Leurs « audaces » d’ailleurs sont goûtées en haut lieu. Leur histoire ne réalise-t-elle pas ce dessein de « faire comprendre (pardon : apprendre !) à l’enfant du peuple la patrie française, de la lui faire aimer et de le préparer à bien l’emplir ses devoirs civiques » en tenant compte que « pour atteindre ce but, il est nécessaire de ne présenter à son esprit que les grands faits, ceux qui comportent ces leçons de patriotisme, et cela de telle sorte qu’il s’en souvienne toujours, car le patriotisme, comme disait Duruy, est surtout fait de souvenirs ? » Si vous demandez, en définitive, pourquoi l’école officielle se cramponne à « son histoire », ne cherchez pas ailleurs que dans la nécessité d’entretenir « le culte de la Patrie ». A peine l’enfant entreverra-t-il, parmi les carnages d’épopée et les racontars de courtisans de « cet enchaînement de sottises et d’atrocités qu’on appelle histoire » (P.-L. Courier), la civilisation qui dégage douloureusement d’entre les décombres ses bras meurtris. Mais il « saura reconnaître tout ce qu’a fait pour lui la République », dernière en date des aventurières de l’histoire… C’est là tout le « jugement » que l’on cultive !… « Supprimer l’histoire, me répliquait avec ébahissement un directeur d’école, mais ce serait nous ramener avant Duruy ! » Ou vous entraîner plus haut que vos partis, Monsieur !

Devons-nous enseigner l’histoire ? Tolstoï trouve cet enseignement préjudiciable ; Spencer, dans le classement des connaissances par ordre d’importance décroissante, situe l’histoire au quatrième rang et encore (il la considère en philosophie) comme « l’étude des phénomènes du progrès social ». Pour Charles Delon, « l’histoire n’est pas une science d’enfants, mais une science d’hommes faits et de penseurs »… L’histoire suppose des généralisations que répudie l’esprit enfantin. Pour lui aride en est la matière et si la leçon d’histoire met en joie l’écolier, c’est parce qu’elle est la porte ouverte sur les belles histoires et qu’elle est une évasion de l’école. Il se moque de l’histoire de ses ancêtres et bâille à nos abstractions, qui l’ennuient : rien n’est plus caractéristique que l’accueil sans grâce qu’il fait aux chapitres d’histoire politique et aux variations dynastiques. L’histoire est une anticipation sur la maturité de son esprit et le niveau de ses assimilations intellectuelles… L’exaltation permanente — l’exposé objectif n’en écarterait pas l’empreinte — de l’astuce et de la violence constituent d’autre part une pression de la plus basse immoralité. Car l’histoire en même temps qu’une chronologie rebutante qui exaspère la mémoire… est un étalage de tous les vices et de tous les crimes. On n’est pas très sûr, on l’est même fort peu, de l’exactitude des faits, mais on s’attache à la précision des dates. Et l’on s’efforce de concentrer l’attention sur un certain nombre d’individus d’apparence providentielle, en choisissant, dans les actes de ces individus, les plus répugnants et les plus abominables pour en faire la substance de l’enseignement. Ce ne sont que guerres, massacres, parfois ruses diplomatiques ; les supplices, les persécutions, les assassinats agrémentent le récit et viennent en rehausser l’intérêt… On ne voit guère que cela dans l’histoire telle qu’elle est enseignée aux enfants, en sorte qu’au point de vue moral, on peut affirmer que c’est l’enseignement le plus déplorable et le plus funeste de tous, car il en ressort la glorification continuelle de la violence contre la faiblesse, de l’imposture contre la vérité. Si, comme le disait Leibnitz, on peut, « avec l’éducation, transformer un peuple en cent ans », quelle formidable pesée régressive doit exercer sur les peuples l’histoire que nous connaissons. L’enseignement de l’histoire participe du reste — je l’ai souligné déjà — de « cette erreur pédagogique qui consiste à croire qu’il faut faire de l’enseignement à l’école, j’entends surtout cet enseignement livresque ou verbal de choses que l’enfant ne peut ni s’assimiler ni comprendre ». (J. Fontaine). Tant que l’éducation, d’ailleurs, sera aux antipodes de ce principe de Ruskin : « donner de l’éducation à un enfant, ce n’est pas lui apprendre quelque chose qu’il ne savait pas, c’est faire de lui » (l’aider à se faire) « quelque chose qu’il n’était pas », l’enseignement ne sera, sur l’enfant, qu’une trompeuse accumulation de mots sous lesquels les hommes se débattront longtemps. Écoutez le conseil de praticiens avisés : « Ce n’est pas à l’école primaire — ne recevant que des enfants de 6 à 13 ans — qu’on doit donner cet enseignement (histoire, morale, instruction civique), parce que ce sont là des enseignements de propagande dont la place n’est pas à l’école élémentaire, parce que nul n’a le droit d’imposer, ou seulement de proposer, à l’enfant, sur les questions dont ils traitent, des opinions toutes faites. » (Déclaration de la Fédération de l’Enseignement, 1910)

Si vous la donnez à l’école (solution provisoire, pis-aller de contrainte, sacrifice de circonstance), quelle que soit l’histoire que vous offrez, ne la faites pas descendre au-dessous des dernières années de la scolarité et soupesez-en incessamment, scrupuleusement, du point de vue de la puissance d’homme qui réside en l’enfant, les méthodes d’initiation. Et sauvez non seulement l’enfant des histoires mensongères de l’histoire, mais gardez-le le plus possible de tout ce qu’elle comporte de généralisation, de prononcé prématuré, de vieillesse raisonneuse. Si vraisemblables que vous apparaissent les documents apportés, ils vont — vous ne pourrez qu’adoucir le mal : c’est la substance même qui ne devrait pas être là — à tort se lier sous vos yeux. Vous êtes au delà des bornes qui séparent, pour l’enfant, le bien personnel de l’écho répéteur. Regardez derrière vous souvent, pour ne les dépasser que dans la mesure de l’inévitable… Donnez aux enfants des anecdotes, des faits parlants, l’image au moins de la vie. Mais pas d’enchaînements de cause à effet, pas d’autres rapprochements que les matérialités qui, dans le champ de l’enfant, s’appellent. Pas de coordination précipitée… Même non formulées, deux opinions, déjà, planent, malgré vous, sur l’exposé : celle du livre, et la vôtre ; ne jugez point. Pour l’enfant, les pires éducateurs, comme, pour un jeune homme, les pires historiens, sont ceux qui jugent. Et presque aussi dangereux sont ceux qui, insidieusement, influencent le jugement. Qu’on puisse faire de vous un éloge analogue à celui que Rousseau fait de Thucydide : « Ils rapportent les faits sans les juger ; mais ils n’omettent aucune circonstance propre à laisser (maintenant ou plus tard) juger par soi-même… Ils ne s’interposent pas, et ils dégagent le manuel, entre les événements et l’enfant : ils les mettent sous ses yeux, et ils se dérobent, pour qu’il voie… » Vous aurez ainsi conscience de faire œuvre moins mauvaise, malgré tout.

L’école d’État — qui, de nos jours surtout, se complique d’une école de classe — enseigne non pas l’histoire (en ce qu’elle a de consciencieux et de loyal), mais une histoire faite pour les besoins et les services de sa cause et la consolidation du privilège régnant. Réussir à écarter l’histoire de l’école apparaît comme un des plus beaux triomphes de la cause de l’enfant. Mais l’État y est trop attaché par ses intérêts pour se laisser dessaisir. Réagir, à l’école même, est une tâche pleine de périls, pour l’instituteur d’abord, pour l’enfant ensuite qui devient le champ clos où s’affrontent les adultes. Et cependant, au dedans de l’école, comme hors d’elle, dans la vie, la néfaste et criminelle circonvention s’accomplit. L’histoire du plus fort décrit autour de l’enfant des enveloppements d’oiseau de proie… Elle le tient… Faut-il laisser le mensonge s’implanter, la déformation s’accomplir ? Notre conscience d’homme nous jette en avant, nous crie de réagir. Qu’allons-nous faire ? Que vont faire surtout (à l’école ou dans ses parages, au sein des familles, en lectures) pour desserrer les griffes implantées, faire reculer le ravisseur, que vont faire nos instituteurs qui aiment l’enfant plus que la patrie ?… Ils défendront pied à pied la cause enfantine. Attentifs à ne pas blesser les jeunes dans leur personnalité, dans leur future conviction, ils appelleront courageusement — en face des faits altérés, des « arguments » apologétiques —, la mise en garde de la circonspection, le redressement de certaines évidences. Ils opposeront la résistance de l’examen, la « tranchée d’arrêt » des documents vérifiés. Et quand ceux-ci leur manqueront, ils suspendront, au-dessus des vagues d’assaut de l’histoire, le doute critique, la loyale, la nécessaire réserve… Tâche complexe, ardue, délicate pour ceux qui pensent que la tâche de l’éducateur n’est pas de faire sur cette ombre la clarté tremblante de ses propres vérités. Car ils ne peuvent, adversaires de la propagande à l’école, des enseignements de propagande auprès de l’enfant, « que s’employer à rendre la compression doctrinaire la moins efficace possible ». Car il ne peut être pour eux question — trop long serait d’en débattre ici les raisons qui déjà se dégagent de cette étude — de jeter, en contre-offensive, l’autre histoire de classe, adaptée aux besoins du prolétariat, d’apporter, en contrepoison, d’autres « opinions toutes faites » qui pousseront l’enfant sur d’autres voies, meilleures peut-être pour les hommes, mais, pour lui, prématurées, et qu’il n’a pas choisies. Car c’est un enfant, cet auditeur coincé, broyé entre deux systèmes, et une préférence en lui ne se décide pas : elle s’impose ! Nous sommes passionnément — mais lucidement — attachés à la libération du peuple. Et nous voulons qu’elle soit autre chose que l’éternelle bascule de la domination, le seul changement des tenants de l’oppression. Et nous nous méfions de l’histoire — de la contre-histoire — à nouveau brandie et des ravages qu’elle réentreprend. Car, fût-elle vraie pour les grands, la doctrine, dans l’enfant, apporte tous les méfaits du mensonge, elle opère toutes les désagrégations du dogme. Elle s’implante, à la faveur de leur faiblesse, dans les cerveaux puérils, et c’est des mentalités de partisans qu’elle façonne, et de nouveaux croyants. Et le chemin ne nous semble pas conduire à la réduction, dans les hommes, de l’esprit de gouvernement et des édifications tyranniques qu’il engendre, ni susceptible d’assurer à l’humanité des conquêtes qui vaillent et qui durent.

Nous n’avons pas à attendre des États les concessions de fond qui seraient comme l’abdication de leur souveraineté. Car — ils le savent — la libre éducation est le dissolvant spécifique du règne. Ils ne les feront ni aujourd’hui (État capitaliste) ni demain (État communisant). Et, à côté de la France bourgeoise, l’exemple est là de la Russie soviétique. « Quand on veut faire de la politique et des institutions, disait Gambetta parlant de l’instruction primaire, il faut faire des institutions conformes aux principes que l’on veut faire triompher ». Ou, plus explicitement, transposant dans le nouveau régime les conditions vitales de l’ancien, on dira, avec un autre républicain : « Par cela même qu’un gouvernement républicain (ou bolcheviste) existe et que sa forme est la seule digne des peuples (chacun le pense ainsi de la sienne), s’appuyant sur la théorie de la lutte pour l’existence, le gouvernement a le droit d’user de tous les moyens. Le plus noble (disons : le plus efficace) est l’instruction. Ce n’est que par son organisation que nous parviendrons à la stabilité de cette République (de France ou des Soviets) dont la conquête nous a coûté si cher !… » Institutions de consolidation et culture d’approbation, voilà l’œuvre scolaire — et éducative — des gouvernements. Aucun ne veut perdre le fruit de sa révolution victorieuse. Et, dans sa volonté de consolider des positions durement conquises, il n’a garde dé négliger les fortifications sur lesquelles l’adversaire, hier, étayait sa défense. L’armature est là, toute prête, et admirablement conditionnée. Le vainqueur du jour en videra le contenu : le passé, devenu officiellement nocif, mais il se gardera d’y laisser pénétrer — sinon à son corps défendant — l’avenir, par essence subversif. Cristallisateur, il meublera le cerveau des générations, dont il veut se faire un rempart, des vérités d’Etat dont il vient d’assurer la victoire, ou de celles qui lui paraîtront de nature à équilibrer sa fortune. Et il assoira — en interdisant à autrui l’emploi — son règne dans la doctrine, unilatéralisme de l’histoire et de l’économie. Plaçant sa durée au-dessus de l’évolution, sa qualité plus haut que la lumière à venir, il continuera, par un intérêt de l’espèce la plus vulgaire, mais normal, à jeter l’enfance à éduquer dans le moule, classique, de sa congrégation… Mais nous n’avons pas, nous qui voulons donner — non aux États, nos maîtres — mais à chaque enfant aujourd’hui, à chaque homme, à tous les hommes demain, leur empire, nous n’avons pas à épouser sa logique de conservation…

L’aveu de la raison d’État, il est là d’ailleurs, formel, dans l’esprit et les méthodes de l’école russe. L’histoire est passée sur l’autre rive d’un tendancionisme regardé comme une inévitable relativité humaine et dont l’actualisme est le pivot centripète. Abandonné sur le terrain de lutte où s’affrontent les classes — l’une encore fardée d’impartialité, l’autre à visage découvert — l’objectivisme (condition éducative du dynamisme de l’enfant, cellule humaine) cherche entre les partis une stabilité qui se dérobe. Et l’histoire, à l’école, ne cesse pas d’être un film unilatéral aux fins attendues de combat.

(J’ai groupé, dans cette étude, les idées maîtresses d’un ouvrage en préparation : L’Histoire devant l’homme et devant l’enfant). — Stephen Mac Say.

HISTOIRE. — I. Utilité et dangers des études historiques.

Les rois et les empereurs faisaient autrefois apprendre l’histoire à leurs enfants pour qu’ils deviennent de bons gouvernants. Les gouvernements actuels font, aujourd’hui, apprendre l’histoire aux enfants du peuple pour que ceux-ci deviennent de sages gouvernés.

En 1923, un instituteur, Clémendot, en un Congrès du Syndicat National des Instituteurs, se prononça en faveur de la suppression de l’enseignement de l’histoire à l’école primaire. Aussitôt les réactionnaires s’empressèrent de manifester leur indignation et, l’année suivante, les camarades de Clémendot prirent non moins vigoureusement la défense de cet enseignement.

Ainsi, sauf de très rares exceptions, les individus sont d’accord sur l’utilité de faire apprendre l’histoire aux enfants.

Mais quelle histoire ? Ici, il y a désaccord complet, car chacun veut que l’on enseigne une histoire qui justifie ses croyances religieuses ou politiques. Les hommes de la génération actuelle veulent que l’on enseigne l’histoire parce qu’ils désirent que les générations futures soient prisonnières de leurs propres conceptions et ne se déterminent pas en pleine liberté.

Si, au début de cette étude, nous tenons à montrer que les décisions relatives à cet enseignement tiennent avant tout à des raisons sentimentales, nous n’en voulons pas moins étudier les raisons logiques, les seules vraiment raisonnables, de l’utilité et aussi du danger des études historiques.

Il convient d’abord de tenir compte du fait que l’histoire, en tant que science, est à ses débuts, c’est-à-dire pleine d’incertitudes.

L’historien se propose d’étudier le passé pour mieux comprendre le présent et prévoir l’avenir, ou mieux, pour préparer l’avenir. Or, dans cette étude du passé, il s’aide de la connaissance du présent qui, lui aussi, éclaire le passé. L’histoire s’appuie ainsi sur de multiples sciences dont certaines, la psychologie et la sociologie, par exemple, sont, tout comme elle, des sciences jeunes et fort imparfaites.

Or, les historiens se résignent difficilement à toutes : à défaut de certitudes ils ont des croyances, et certaines hypothèses sont, par eux, trop hâtivement considérées comme des vérités démontrées. Pour certains, l’histoire s’étudie en se plaçant au point de vue marxiste, hors de ce point de vue il n’est pas de vérité.

Il est évident que la conception matérialiste de l’histoire de Karl Marx n’est pas totalement fausse, elle permet de mieux comprendre la plupart des faits historiques d’une époque, mais non tous les faits historiques de cette époque, ni toute l’évolution de l’humanité. A vrai dire, les marxistes n’essaient pas de faire appel à cette conception pour expliquer l’histoire des peuples primitifs qui ne connaissaient pas la propriété privée, et cela permet de comprendre que leurs théories ne sauraient tout expliquer pour aucune période de l’histoire, puisque, dans la mentalité des hommes d’aujourd’hui, un retrouve des survivances de ces primitifs.

Lorsqu’on examine la société actuelle, on y retrouve, non seulement des traces de mysticisme inexplicable du seul point de vue marxiste, mais encore des germes d’une société future que le marxisme n’expliquera pas davantage.

Un exemple nous permettra de préciser. La science des civilisés est tout d’abord née de la croyance des primitifs, ou plutôt la croyance primitive a subi une différenciation qui a donné naissance à la religion (croyance non vérifiée) et à la science (croyance vérifiée). Ainsi l’origine de la science n’a rien à voir avec la conception matérialiste de l’histoire. Il n’en fut pas de même, il est vrai, par la suite, et on nous dira que la géométrie se développa à cause de la nécessité de mesurer le sol, l’anatomie et la physiologie du besoin de se maintenir en bonne santé, la chimie du besoin industriel (teinture, métallurgie, etc.). Les marxistes préciseront en disant que les recherches de Lavoisier furent provoquées par des questions industrielles, celles de Pasteur par les insuccès rencontrés dans la fabrication de l’alcool de betterave, la maladie des vers à soie, etc.

Nous ne nions pas l’exactitude de ces faits, nous savons bien que les savants ont souvent poursuivi des études intéressées, mais nous constatons aussi que nombre de découvertes de la plus haute importance, nombre de progrès industriels ont une origine évidemment désintéressée. « Quand Volta, Galvani faisaient leurs expériences sur la pile, quand Ampère étudiait longuement l’action réciproque des courants électriques et des aimants, quelqu’un pouvait-il se douter que ces expériences sans portée pratique renfermaient en germe la merveilleuse application qu’est la machine dynamoélectrique ?

« Mieux encore, quand les mathématiciens introduisaient dans la science une notion aussi purement idéale que la notion de nombre imaginaire, on aurait pu leur reprocher — on leur reproche quelquefois encore aujourd’hui — de perdre leur temps à d’agréables fantaisies ; et pourtant les travaux de Maxwell sur l’électromagnétisme utilisent cette découverte… il est à peu près impossible de citer une seule découverte, de celles qui passionnent le public, parce qu’il en profite et qu’il en voit la portée, au sujet de laquelle il ne soit possible d’établir la dépendance où elle est d’une théorie scientifique purement spéculative : téléphonie, télégraphie sans fil, rayons X, matières colorantes, autant d’exemples. » (Zoretti)

S’il ne s’agissait que d’expliquer le passé rapproché ou le présent, nous nous préoccuperions peu du fait que l’histoire matérialiste, marxiste, n’est qu’approximative, mais il s’agit de préparer l’avenir qui sera évidemment fait non seulement par des survivances du présent, mais encore par des germes de ce présent, dont les marxistes ne tiennent pas compte parce qu’ils ne cadrent pas avec leurs hypothèses.

La connaissance de l’histoire peut-elle vraiment être un instrument de progrès et permettre de prévoir et de préparer l’avenir ?

Un historien, M. Fustel de Coulanges, déclare : « Un homme d’État qui connaîtra bien les besoins, les idées et les intérêts de son temps, n’aura rien à envier à une érudition historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle qu’elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons trop préconisées de l’histoire ». Et un autre historien, non moins connu, M. Lavisse, « imagine qu’un véritable historien serait un homme d’État médiocre, parce que le respect des ruines l’empêcherait de se résigner aux sacrifices nécessaires. »

H. Piéron, actuellement directeur de l’Institut de Psychologie de l’Université de Paris, écrit à ce propos : « Le poids croissant du passé et des traditions impératives, religieuses, morales, etc., s’impose avec une force invincible aux individus ; et… la force excessive de la morale sociale devient réellement dangereuse pour l’individu qu’elle emprisonne et qu’elle stérilise.

« Les créations, les combinaisons nouvelles sont rendues impossibles pour les esprits, qui ont peine à porter le fardeau des traditions imposées par les générations disparues ; on risque ainsi d’être de plus en plus gouverné par les morts, d’en être de plus en plus étroitement le prisonnier.

« C’est ainsi que nous voyons, dans l’histoire des civilisations, le progrès enrayé par la charge de plus en plus lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les générations nouvelles. C’est son passé qui a stérilisé la Chine, et notre Moyen-âge n’a été que le pâle reflet de la tradition aristotélicienne, dont l’origine fut admirable et les conséquences funestes…

« … Heureux, en un sens, les peuples qui n’ont pas d’histoire et ne peuvent regarder que dans le présent et dans l’avenir. Tout leur effort est fécond, et l’envolée grandiose, à l’heure actuelle, de la science et de l’industrie américaines, tient en grande partie à l’absence de tout héritage déprimant.

« La prédominance, en France, des études historiques paraît bien constituer, en revanche, une des principales causes de notre décadence relative ; c’est par la science que se fait le progrès social, et il est stérilisant de s’adonner à la connaissance bien souvent vaine du passé ; à trop voir ce qui s’est fait, on oublie de rien faire, et la Grèce, qui vit de souvenirs, se croit encore aujourd’hui un grand peuple. » (H. Piéron : L’Evolution de la Mémoire).

Selon Maurice Charny : « Elle (l’histoire) crée, en effet, ou développe, une mentalité routinière.

« Que nous apprend-elle ?

« Que, dans telles circonstances passées, telles solutions ont été appliquées à des problèmes sociaux, politiques, artistiques ou scientifiques, par des hommes qualifiés de « grands » et, par suite, proposées à l’imitation des générations futures…

« Prisonnier de notre savoir historique et des dogmes qu’il traîne après soi, nous sommes incapables de nous évader hors des « précédents ». »

De ce qui précède nous nous garderons bien de conclure que les études historiques sont inutiles et même nuisibles à la prévision et à la préparation de l’avenir.

Ce qui est nuisible, c’est de croire que la science historique, en son état d’imperfection actuel — et même lorsqu’elle sera perfectionnée — peut, à elle seule, guider les individus désireux de contribuer au progrès social.

En réalité, si on se garde des exagérations, les connaissances historiques peuvent contribuer non seulement à ce progrès, mais aussi à celui des individus.

Déjà, à propos des mots « Éducation » et « Enfant », nous avons montré ici le parallélisme qui existe entre le développement de l’individu et le développement social. Haeckel a ainsi formulé sa « loi biogénétique fondamentale » : ontogénèse (développement de l’individu) = phylogénèse (évolution de la race).

Bien que ce parallélisme ne soit qu’approximatif, l’étude de l’enfant a pu être éclairée par les connaissances historiques, et les pédagogues ont pu ainsi profiter indirectement du progrès des connaissances historiques. (Voir à « Éducation » la « loi de récapitulation abrégée », etc.).

Pour ne pas être incomplet, nous devons ajouter que l’enseignement de l’histoire peut contribuer à la formation de l’esprit, surtout dans l’enseignement supérieur où le maître fait pratiquer à l’élève les procédés de la méthode historique. Il est juste de dire que d’autres études peuvent se prévaloir du même avantage.

II. Quelques opinions sur l’histoire et son enseignement.

« Si Michelet déforme la vérité, c’est par besoin esthétique ou pour moraliser : Taine la déforme pour étonner. » (A. Aulard).

« Les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être refaites. » (Ernest Renan).

« L’histoire n’est pas une science d’enfants. » (Charles Delon).

« Ce que l’histoire nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres. » (Fustel de Coulanges).

« L’histoire, Jean-Jacques Rousseau le dit avec raison, si judicieusement qu’on l’écrive, est une terrible démoralisatrice. » (Emile Faguet).

« Les historiens montrent leurs amis borgnes du bon côté, leurs ennemis du mauvais, et font ainsi paraître les premiers clairvoyants, les seconds aveugles. » (Bourdeau).

« … Dans l’histoire, depuis le temps de l’antique Égypte et de l’antique Chaldée, trônent, couronnés de tiares et de lauriers, célébrés par des monuments grandioses, admirés « entre tous les hommes, les grands tueurs d’hommes que furent les « seigneurs de la guerre. » (E. Lavisse).

Le psychologue et pédagogue américain, Dewez, a consacré une étude de réelle valeur à l’enseignement de l’histoire à l’école primaire.

Selon Dewez, nous n’avons pas à nous occuper du passé comme passé, mais comme moyen de comprendre en les analysant, les conditions sociales présentes : « La structure de la société actuelle est extrêmement complexe. Il est pratiquement impossible que l’enfant l’aborde en masse et qu’il s’en fasse une représentation définie. Mais des phases typiques découpées dans le développement historique des sociétés montreront, comme agrandis par un télescope, les facteurs constitutifs essentiels de l’ordre social. La Grèce, par exemple, représente le rôle de l’art et des pouvoirs d’expression individuelle ; Rome nous fait voir sur une grande échelle les éléments et les forces déterminantes de la politique. Ces civilisations sont déjà relativement complexes, et une étude encore plus simple de la vie des chasseurs, des nomades, des agriculteurs, des civilisations débutantes, celle des effets produits par l’introduction des outils de fer, servira à réduire l’extrême complexité de la vie sociale aux éléments les plus facilement saisissables pour l’enfant. »

Dewez nous montre également les difficultés de cet enseignement, comment les maîtres doivent tenir compte des intérêts enfantins, utiliser les biographies, etc.

Un psychologue et pédagogue belge, le Dr Decroly, tenant compte des mécanismes de l’esprit de l’enfant et répartissant le travail scolaire en : 1° observation ; 2° association (dans l’espace : géographie ; dans le temps : histoire) ; 3° expression (par le langage, le dessin, l’écriture, etc.), propose de supprimer l’histoire en tant que matière d’un enseignement systématique. C’est en fait à peu près la même proposition que celle de Clémendot qui demandait la suppression de l’histoire enseignée à heures fixes et son remplacement par des explications historiques occasionnelles.

L’association dans le temps dont parle le Dr Decroly est plus et moins que l’histoire :

Plus : parce que, surtout avec les jeunes, on s’efforce de donner les notions de temps, de durée : temps employé à remplir un seau de charbon, à nettoyer le poêle, à l’allumer, que dure la combustion d’une allumette, que le poêle est allumé chaque jour, pendant combien de jours il est allumé chaque semaine, pendant combien de mois il est allumé dans l’année.

Moins : parce que certaines parties de l’histoire : maisons vieilles et maisons neuves, vêtements employés par les vieux et les jeunes, sont du domaine de l’observation.

Le Dr Decroly recommande de profiter de l’imagination enfantine pour faire revivre les temps écoulés.

Une citation précisera ce qui précède : « Après avoir, à la leçon d’observation, étudié la chandelle et la bougie, à la leçon d’association ils ont cherché les avantages et les inconvénients de ces deux modes d’éclairage, leurs usages, leurs applications. Après cela, ils ont étudié l’histoire de la chandelle et ils ont déterminé où se trouvent les différentes matières qui entrent dans sa fabrication.

« Ces leçons d’association n’ont pas simplement pour but de lier les notions acquises entre elles, mais elles ont aussi une grande importance au point de vue moral et social. Grâce à elles, l’enfant acquiert la notion de ce qu’il doit à ses semblables et, petit à petit, il se rend compte que, sans la contribution de chacun il lui serait impossible de vivre. Ces leçons d’association développent donc le sentiment de la solidarité humaine et disposent l’esprit à une sympathie mutuelle.

« Elles ont un troisième but : faire connaître le « déterminisme des choses ». Comment, en effet, faire comprendre à un enfant pourquoi un objet a telle forme, pourquoi il est fait de telle substance ? Or l’enfant qui a confectionné ces différents objets trouve souvent l’explication immédiate. »

Un pédagogue suisse, Ferrière, tenant compte de l’évolution des intérêts enfantins, tout en conservant pour les jeunes enfants la division du Dr Decroly, propose les étapes suivantes :

1° Pour l’enfant de 7, 8 et 9 ans : exercices d’association partant des besoins ;

2° Pour l’enfant de 10 à 12 ans : emploi des biographies ;

3° Pour l’enfant de 13 à 15 ans (âges approximatifs) : « faire ressortir les enchaînements psychologiques et sociaux, les actions et les réactions de l’individu sur la société et de la société sur l’individu ».

Un écrivain, Maurice Charny, a émis, à propos de l’histoire, une suggestion qui nous paraît heureuse :

« Il ne faut pas cesser d’enseigner ce que fut la réalité ; mais il faut la corriger par l’enseignement du rêve… qui sera la réalité de demain, puisqu’il y a du rêve d’hier dans la réalité d’aujourd’hui…

« L’étude bien conduite des utopies fournirait d’abord le fondement d’une morale autrement humaine et vivante que celle des petits traités de civisme kantien… »

Ensuite il serait aisé de montrer qu’au point de vue social certaines « utopies » sont devenues des réalités : réduction des privilèges nobiliaires, etc.

Enfin, au point de vue scientifique, cet enseignement de l’utopie prouverait que « les modernes ont pu non seulement atteindre partiellement, mais dépasser les imaginations des anciens ».

Tout ceci aurait pour résultat d’ « aiguiller les générations futures vers cette idée que les sociétés vivent dans un perpétuel devenir et qu’elles doivent se préparer à abandonner certaines de leurs convictions les plus chères, comme nos ancêtres ont progressivement abandonné les leurs. La marche de l’évolution morale et sociale en serait peut-être accélérée ; l’inévitable renouvellement des croyances ne serait plus du moins ralenti par la conviction stupide que « tout est dit ».

En résumé, il nous semble que les éducateurs devront s’efforcer d’obtenir pour l’école primaire :

1° La réduction des études historiques en les restreignant aux faits dont la connaissance prépare le mieux l’enfant à comprendre la société actuelle sans y voir le terme définitif du progrès social caractérisé par la différenciation des individus — c’est-à-dire le développement de la personnalité — et leur concentration volontaire – c’est-à-dire l’accroissement de l’entraide, des groupements libres : syndicats, coopératives, etc. ;

2° La culture de l’idéalisme, de l’enthousiasme, de l’initiative, de l’audace réfléchie, réalisée en partie par la biographie des grands hommes — non de tous ceux que l’histoire officielle actuelle qualifie comme tels parce que rois, généraux, ministres, etc. —, et en particulier des précurseurs méconnus, comme aussi par l’étude des utopies ;

3° La suppression de l’histoire, en tant qu’enseignement distinct, et l’enseignement des faits historiques, d’après une méthode qui tienne compte du mécanisme de l’esprit et des intérêts des enfants.

III. Les groupements syndicalistes et l’enseignement de l’histoire.

Depuis de nombreuses années la Fédération de l’Enseignement se proposait de préparer un livre d’histoire, pour les enfants, qui ne soit pas chauvin comme le sont encore nombre d’ouvrages, et fasse place à l’histoire des travailleurs. Ce livre, longtemps attendu et qui est d’inspiration marxiste, est paru en 1927. On lit sur sa première page :

xxx « Enfant,

« Étudie cette petite histoire de ton pays. Elle a été faite pour toi.

« Elle n’a pas oublié les paysans, les ouvriers d’autrefois qui ont peiné, qui ont souffert. Nous voudrions que leurs peines et leurs souffrances te fassent mieux aimer les paysans et les ouvriers, tous les travailleurs d’aujourd’hui.

« Sache bien que, sans ces travailleurs, les grands personnages de l’histoire n’auraient pu accomplir leur œuvre. C’est le travail qui est à la base de tout dans la vie d’un pays.

« Aime l’histoire. Sois curieux du passé de ton village, de ta ville. Pose aux grandes personnes, à tes parents, à ton maître, les questions que te pose à toi-même ton livre.

« Lis des récits d’autrefois. Tu comprendras mieux ensuite, un jour, ton travail et ton rôle futur de citoyen. Tu aimeras davantage la justice, qui veut que chaque travailleur ait un sort heureux.

« Tu aimeras davantage la paix, qui conserve pour l’avenir les bienfaits du travail. »

Le Syndicat national des institutrices et instituteurs publics a fait preuve de moins d’activité. En 1924, l’un de ses membres, auteur de manuels d’histoire, Clémendot, soutint avec vigueur sa proposition, longuement motivée, puis résuma sa longue série d’articles sous forme du questionnaire suivant :

1. — Est-il vrai que la folie encyclopédique et sa conséquence, le gavage abrutissant, sévissent plus que jamais à l’école primaire, et que le prétendu raccourcissement des programmes n’apporte aucun remède à ce mal s’il ne l’aggrave ? Est-il vrai que, selon l’expression de Lavisse, à vouloir tout enseigner, on arrive à n’enseigner rien ?

2. — Est-il vrai que la suppression totale de l’une des matières des programmes (si cette matière est inutile ou nuisible) ferait réaliser avec une absolue sûreté un gain de temps fort précieux pour l’emploi des procédés de la méthode active ?

3. — Est-il vrai que les examens primaires et secondaires démontrent que les résultats de l’enseignement historique sont lamentables ? Est-il vrai qu’ils sont plus lamentables encore chez l’immense foule d’élèves qu’on ne présente pas même au C.E.P. ?

4. — Est-il vrai qu’il est impossible que l’enseignement historique puisse donner des résultats satisfaisants parce que :

a) L’observation n’ayant rien à y voir, il s’adresse presque exclusivement à la mémoire qu’il surcharge outrageusement de façon à y engendrer le chaos ;

b) Comme l’ont affirmé J.-J. Rousseau, Volney, Charles Delon, Gaufrès, Roger Pillet, Georges Vidalenc, Henri Flandre, l’histoire n’est pas une science d’enfants, mais d’hommes faits.

5. — Est-il vrai que les heures innombrables consacrées à cet enseignement sont gaspillées en pure perte ?

6. — Est-il vrai qu’un enseignement dont les résultats sont nuls, quand ils ne sont pas néfastes, ne saurait en aucune façon être considéré comme fournissant un complément de culture ?

7. — Est-il vrai que, comme l’a dit Renan, « les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être refaites » ? Est-il vrai qu’hier comme aujourd’hui « Plutarque a souvent menti » ?

8. — Est-il vrai que sur des sujets considérés comme très importants, tels que les Croisades, Jeanne d’Arc, Colbert, Louis XVI, les Girondins, Danton, Robespierre, Napoléon, le prétendu coup d’éventail, le prétendu faux d’Ems, la Commune, Thiers, les historiens professionnels sont en complet désaccord ?

9. — Est-il vrai qu’en se bornant à énoncer des faits incontestés, comme l’exécution de Danton ou celle de Lavoisier, sans en faire connaître les causes, on accomplit une besogne plus mauvaise que si l’on n’enseignait rien ?

10. — Est-il vrai que, si l’on veut exposer lesdites causes, on se heurte à des thèses radicalement opposées ?

11. — En particulier, faut-il enseigner, avec la plupart de nos manuels, que Colbert fut un homme généreux, désintéressé, qui aurait vendu tout son bien pour la gloire de la France, ou bien, avec Duruy, qu’en vingt-deux années de charge, Colbert amassa dix millions de fortune ? Faut-il enseigner, avec les mêmes manuels, qu’il favorisa l’agriculture, ou bien, avec Michelet, que, sous Colbert, il y eut famine de trois ans en trois ans ?

Faut-il enseigner, avec Albert Malet, que Danton fut, de tous ses contemporains, celui qui eut le plus des qualités qui font les grands hommes d’État ; avec Calvet, que nulle mort ne fut plus préjudiciable à la Révolution que celle de Danton ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Danton était un démagogue affamé de jouissances, qui s’était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu l’acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la victoire et préparait dans l’ombre une paix honteuse avec l’ennemi, un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du parti royaliste ?

Faut-il enseigner, avec Aulard, que, ce que l’on entrevoit de l’âme de Robespierre fait horreur à nos instincts français de franchise et de loyauté, qu’il fut un hypocrite et qu’il érigea l’hypocrisie en système de gouvernement ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Robespierre a incarné la France révolutionnaire dans ce qu’elle avait de plus noble, de plus généreux, de plus sincère, qu’il a succombé sous les coups des fripons, et que la légende, astucieusement forgée par ses ennemis, qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu’à des républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme un saint s’ils le connaissaient, ou encore, avec Jaurès, que Robespierre a rendu des services immenses en organisant le pouvoir réactionnaire et en sauvant la France de la guerre civile, de l’anarchie et de la défaite ?

12. — Est-il vrai qu’en parlant de Colbert, de Danton, de Robespierre, et d’une foule d’autres personnages, nous parlons de gens que ni nous, ni d’autres, ne connaissons suffisamment, et que nous contribuons ainsi, comme l’a fait remarquer Volney, à former des babillards et des perroquets ?

13. — Est-il vrai que l’enseignement de l’histoire à l’école primaire est surtout une œuvre politique, ainsi que le démontre d’une part la condamnation de certains manuels par les évêques, et, d’autre part, l’interdiction d’autres manuels par le gouvernement ?

14. — Est-il vrai que cet enseignement est une cause de conflit entre les familles et les maîtres, et qu’en particulier il a déterminé de nombreuses grèves scolaires ?

15. — Est-il vrai qu’il a motivé des poursuites disciplinaires contre certains maîtres ?

16. — Est-il vrai que, comme l’a affirmé Fustel de Coulanges, ce que l’histoire nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres ?

17. — Est-il vrai que, comme l’a soutenu J.-J. Rousseau, approuvé depuis par Faguet, l’histoire est une terrible démoralisatrice ?

18. — Est-il vrai que, selon le mot d’Alain, l’histoire est la bonne à tout faire de tous les partis ?

19. — Nombre d’historiens professionnels, tels que Thureau-Dangin, Albert Vandal, Pierre de La Gorce, Frédéric Masson, Jacques Bainville, Jean Guiraud, étant des réactionnaires notoires, est-il vrai que l’histoire n’a nullement la vertu de former spécialement des républicains ?

20. — Est-il vrai que l’histoire, ne pouvant passer sous silence les luttes des peuples les uns contre les autres, engendre forcément la haine de l’étranger, l’esprit de revanche, et est l’un des plus grands obstacles à la fraternité des nations et au règne de la paix ?

21. — Est-il vrai qu’en se bornant purement et simplement à supprimer « l’histoire-bataille », on mutile l’histoire ?

22. — Est-il vrai que la foule des faits politiques, administratifs, judiciaires, financiers, économiques, sociologiques, scientifiques, littéraires, artistiques, qu’on englobe sous le nom d’histoire de la civilisation, n’est pas plus à la portée des enfants que l’histoire militaire ?

23. — Est-il vrai que les allusions historiques rencontrées dans les journaux, les livres et les œuvres d’art ne justifient pas plus l’enseignement de l’histoire de France que les allusions bibliques n’ont justifié l’enseignement de l’histoire sainte dont la suppression s’est heurtée jadis au même argument ?

24. — Est-il vrai que la suppression de l’histoire, comme matière enseignée à heures fixes, n’empêcherait pas plus les explications historiques « occasionnelles » que l’inexistence de l’astronomie ou de la mythologie, comme matières des programmes primaires, n’empêche, à l’occasion, les explications astronomiques ou mythologiques ?

La proposition de Clémendot était trop hardie pour les membres du Syndicat national. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’elle était beaucoup plus destructive que constructive. Il eût mieux valu traiter la question en la considérant comme partie du problème beaucoup plus vaste de la transformation des programmes dans le sens indiqué par Decroly et Ferrière. Clémendot ne fut pas suivi et le Congrès du Syndicat national, en 1924, se borna à demander des réformes dans le contenu et la méthode de l’enseignement historique.

L’Internationale des travailleurs de l’Enseignement se préoccupe actuellement de la préparation d’un livre d’histoire internationale à l’usage des maîtres. Les discussions engagées montrent que, malgré certaines résistances, on a de grandes chances d’aboutir à la confection d’une histoire écrite en se plaçant à ce point de vue marxiste dont nous avons montré les inconvénients au début de cette étude. — E. Delaunay.