Encyclopédie anarchiste/Coéducation - Collusion

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 356-366).


COÉDUCATION. n. f. L’éducation en commun des garçons et des filles a, depuis longtemps, été l’objet de controverses passionnées et bien qu’elle ait gagné du terrain, surtout ces dernières années, n’est pas encore pleinement réalisée.

« Ce fut au xviiie siècle, en Écosse et en Amérique, que les filles furent, pour la première fois, admises à des écoles de garçons. Sur le continent, Coménius avait, dans la « Grande Didactique » (1630), proclamé le droit de tous, filles et garçons, à une instruction intégrale en commun. Par contre Fénelon (1680), insistant sur les besoins différents des deux sexes, souligna l’idée qu’il faut à chacun d’eux une éducation spéciale.

« Le mérite d’avoir mis en honneur la coéducation revient à Pestalozzi. Sa conception : « l’École doit être l’image de la famille et par suite grouper filles et garçons », est un argument encore cher aujourd’hui aux partisans de la coéducation. Il l’appliqua à Stanz et en partie aussi à Berthoud ; à Yverdon, nous voyons filles et garçons des deux écoles différentes fraterniser, le soir, durant leurs loisirs. Son influence fut grande surtout dans les pays anglo-saxons.

« J.-P. Richter s’attacha aux avantages moraux de la coéducation et écrivit ces mots restés célèbres : « Pour garantir les mœurs, je conseillerai la coéducation des sexes. Deux garçons suffisent à préserver douze jeunes filles ; deux jeunes filles, douze garçons. Mais je ne garantis rien dans les écoles où les jeunes filles sont élevées à part, encore moins dans une école où il n’y a que des garçons ». Enfin vers 1840, Horace Mann inaugura le régime de la coéducation dans les écoles américaines ». Hil. Deman, La Coéducation des sexes. Pour l’Ère Nouvelle, avril 1922.



L’Église catholique s’est toujours opposé à la coéducation.

La religion catholique qui a inventé l’histoire du péché originel, qui considère la femme comme un être inférieur, ― « os surnuméraire », disait dédaigneusement Bossuet, ― qui a ordonné le célibat des prêtres et condamné l’ « œuvre de chair », ne pouvait qu’être favorable à une rigoureuse séparation des sexes.

Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir toute la réaction en lutte contre toutes les entreprises coéducatives.

L’une des plus attaquées en France fut celle de Robin à Cempuis. Elle dura de 1880 à 1894. Mlle  Félicie Numietska rappelle la lutte qu’elle eut à subir, dans un numéro spécial de l’Œuvre de décembre 1905.

La Patrie attacha le grelot en 1894 au nom de patriotisme ; Le Temps lança un mot qui fit fortune : « La Porcherie de Cempuis » ; La Libre Parole assura que « La pudeur naturelle à tous les animaux n’existe pas à Cempuis ».

« Les épithètes les plus amènes sont prodiguées aux orphelins, aux maîtres et par dessus le marché au système de la coéducation, « système contraire à tous les principes de la morale ». « Robin contamine les enfants du peuple en les initiant aux théories préconisées par Épicure et le marquis de Sade » ; cet ignoble polisson a converti l’orphelinat Prévost en maison de tolérance » ; « Tas de pourceaux » ; « L’aquarium de Cermpuis » ; « École municipale de Cythère » ; « Abominable fripouille dont la méthode soit-disant philosophique consiste à faire des expériences lubriques sur des petits innocents sans défense, sans appui, sans protection, etc… »

« N’est-on pas édifié par la vertueuse indignation de ces âmes pures ? Au fond, la morale est leur moindre souci. Ils sentent, et avec raison d’ailleurs, quel coup terrible le système de la coéducation, victorieux, porterait à la domination de l’Église ». F. Numietska : La Coéducation.

Une enquête fut ordonnée. « Enfin le 30 août 1894, le ministre de la Justice, M. Guérin, dont le fils fréquente l’école des frères, 44, rue de Grenelle-Saint-Germain » et M. Georges Leygues, qualifié en la circonstance comme ayant fait des études spéciales sur les dangers et… les charmes de la promiscuité, signent la révocation de Robin ». F. Numietska : La Coéducation.

À quelques années de là, la lutte des forces cléricales devait être plus violente encore contre Ferrer.

Il est vrai que ce fut à Barcelone, dans la catholique Espagne, qu’en mai 1901 Francisco Ferrer ouvrit « L’École Moderne » avec douze fillettes et dix-huit garçons. « L’École Moderne » grandit ; cinquante écoles analogues furent créés en cinq ans.

L’attentat de Morral contre Alphonse XIII fut le prétexte de la fermeture de ces écoles et de l’emprisonnement de Ferrer. Après treize mois de prison préventive, et à la suite de vives protestations qui se firent entendre par toute l’Europe, Ferrer, innocent, fut remis en liberté ; mais, à la suite de l’insurrection de Barcelone, à laquelle il n’avait cependant pris nulle part, il fut fusillé le 13 octobre 1909 à Monjuich. La réaction ne désarme et ne pardonne jamais.


Malgré l’opposition réactionnaire, et surtout sous l’influence des nécessités économiques, la coéducation a fait de sérieux progrès.

Aux États-Unis, elle est appliquée dans tout l’enseignement primaire avec un personnel féminin de 89 p. 100, à 95 p. 100 et des écoles moyennes officielles avec un personnel féminin de 73 p. 100. Certains pédagogues se plaignent des résultats obtenus dans ces écoles ; mais, selon d’autres pédagogues, la faute en serait à la trop faible proportion du personnel masculin et au fait que garçons et filles sont astreints à suivre un programme identique et trop encyclopédique.

La coéducation est également généralisée dans les pays du Nord : Norvège, Suède, Danemark, Écosse, mais le nombre des écoles mixtes diminuerait en Suède où l’on aurait constaté que les jeunes filles se surmènent. Ici encore la faute en serait à l’encyclopédisme et à l’uniformité des programmes.

En Russie, où les étudiants fraternisèrent toujours avec les étudiantes et où Tolstoï introduisit la coéducation intégrale dans son école de Jasnaïa Poliana, la coéducation est devenue obligatoire malgré quelques difficultés de début.

En Hollande et en Finlande, la coéducation est à peu près générale.

En Angleterre, en Allemagne et en Suisse l’enseignement primaire officiel est mixte à un pourcentage élevé, les jeunes filles peuvent accéder dans les écoles secondaires de garçons et à l’Université.

En Belgique, en France et en Australie, il y a un nombre de plus en plus élevé d’écoles mixtes.

En Italie, les écoles primaires rurales sont mixtes depuis 1911 et 90 pour cent des écoles secondaires sont ouvertes aux filles.

En Espagne, à Madrid, une école secondaire mixte est très florissante, les lycées de Madrid comptent 25 pour cent de jeunes filles.


La coéducation progresse, elle est soutenue par les partis avancés et les groupements féministes. La « Ligue Internationale pour l’éducation nouvelle » en a fait un de ses principes de ralliement.

Cependant elle a toujours des adversaires : réactionnaires de toutes sortes et aussi, qui l’eût cru, parfois des éducatrices.

Déjà en 1905 F. Numietska écrivait : « Une directrice d’école primaire, adressant un rapport officiel au Ministre de l’Instruction publique sur les Écoles d’Amérique, émet cette crainte que le garçon, répondant parfois moins bien en classe que telle ou telle fillette, ne se trouve devant elle en mauvaise posture, et que la future autorité du mari ne s’en trouve compromise ».

Mlle  Loizillon qui présentait ce rapport a encore aujourd’hui des émules et c’est ainsi que Mlle  Petitcol, sous-directrice, pour les jeunes filles, du collège mixte de Sarrebruck, soutient dans sa Revue Universitaire de décembre 1925, que l’institution des classes mixtes dans l’enseignement secondaire est regrettable, car, dit-elle, « les hommes sont faits pour agir, les femmes, pour subir. À voir les choses en gros, je dirai que, pour les uns, la « moelle », extraite à leur usage des belles œuvres, doit constituer une sorte de morale de l’action ; pour les secondes, une morale de soumission ».

Ainsi, pour Mlle  Petitcol comme pour Mlle  Loizillon, le régime de la coéducation est mauvais, parce qu’il favorise l’émancipation de la femme.


Avant de prendre parti pour ou contre la coéducation et, le cas échéant, pour ou contre certaines formes du régime coéducatif, il est indispensable que nous précisions notre idéal éducatif :

« Nous voulons éduquer l’enfant pour qu’il puisse accomplir la destinée qu’il jugera la meilleure de telle façon qu’en toute occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement. »

Ceci veut dire que nous sommes respectueux de la personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer des croyants d’une religion, des citoyens d’un État et des doctrinaires d’un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal n’est pas de modeler des enfants selon l’idée que nous nous faisons d’un enfant modèle, mais d’aider à l’épanouissement de chaque individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses capacités.

Nous sommes donc contre l’école qui sépare les sexes pour pouvoir préparer les jeunes filles à la soumission, mais nous sommes aussi, pour la même raison, contre tout régime scolaire, même coéducatif, qui ne tient compte ni des différences entre les sexes, ni des différences individuelles entre les enfants du même sexe.


L’école actuelle, avec ses programmes surchargés, avec ses méthodes collectives, est loin d’être cette « école sur mesure » que réclament certains pédagogues. Cependant, si des difficultés réelles ne permettent pas d’envisager une adaptation parfaite de l’école à chaque enfant, il serait possible, en réduisant les programmes à un minimum, d’y faire place à quatre sortes d’activité :

1° Le travail individuel standardisé ;

2° Le travail collectif organisé ; portant sur le programme minimum imposé à tous.

3° Le travail individuel libre ;

4° Le travail collectif libre : travail librement choisi et exécuté en coopération par des groupes d’élèves librement formés.

Une telle organisation de travail scolaire ne laisserait plus de place à certaines critiques fondées sur les différences qui existent entre les deux sexes. Si, d ailleurs ces différences sont indéniables et justifient l’opposition à un enseignement entièrement uniformisé, il ne faut pas oublier que les différences individuelles entre enfants du même sexe ne sont pas moindres et que logiquement les partisans de la séparation des sexes devraient défendre une séparation des enfants de chaque sexe en de nombreuses catégories.

L’organisation scolaire que nous venons de recommander permet d’économiser bon nombre de ces catégories. Elle ne sera cependant pleinement satisfaisante qu’à la condition d’y adjoindre une organisation scolaire spéciale pour les surnormaux et pour les anormaux, c’est-à-dire pour un petit nombre d’enfants, qui profiteraient mal de l’enseignement collectif donné aux élèves moyens et parfois pourraient être une gêne pour ceux-ci. Par suite nous pensons qu’il sera nécessaire de conserver quelques écoles unisexuelles pour certaines catégories d’anormaux auxquels la coéducation ne convient pas.


Ainsi sauf de très rares exceptions, tous les enfants devraient être soumis au régime coéducatif.

Nous avons indiqué sommairement comment le régime scolaire pourrait respecter l’individualité enfantine et par conséquent tenir compte des différences individuelles.

Il nous reste à fournir quelques détails complémentaires sur ce sujet en remettant cependant à une étude sur l’enseignement ce qui ne concerne que l’adaptation scolaire aux différences individuelles.

Il ne faut pas oublier pourtant que la coéducation est aussi bien une question familiale qu’une question scolaire.

Trop souvent, dans certaines familles, les garçons sont favorisés par un régime spécial : on fait plus de sacrifices pour leurs études, on tolère leurs escapades, tandis que de toute façon on prépare l’épouse soumise de demain.

Si quelqu’un s’étonne de voir le garçon courir et s’amuser alors que la fillette aide la maman aux soins du ménage, de voir interdire à la sœur les livres qu’on permet au frère, plus d’une mère même ne comprend pas que la vie de famille doit préparer l’égalité entre les deux sexes, qu’il est bon que la jeune fille s’amuse aussi, qu’il est juste que le garçon prenne sa part des travaux ménagers et que ceci s’explique d’autant mieux que la femme d’aujourd’hui travaillant souvent au dehors comme son compagnon, devrait être plus largement aidée à la maison par ce dernier.


Félicie Numietska écrivait en 1905 : « Tout le monde admet, ne fût-ce qu’en théorie, que le garçon doit être vigoureux : il lui faut une poitrine large et des poings robustes. Chez la fille, au contraire, par une séculaire aberration, on s’applique à cultiver la gracilité, on lui inculque un idéal de beauté artificielle et « distinguée », les pâles couleurs de la chlorose, un air penché, une taille de guêpe. Si ces folies n’étaient contraires qu’à l’esthétique, il faudrait déjà les dénoncer, mais le mal est plus grand. Au risque d’être accusée de paradoxe, j’oserai soutenir que la femme, tout comme l’homme, a besoin de force et de santé. N’en faut-il pas pour subir l’épreuve de la maternité ? ».

Heureusement on discute moins aujourd’hui sur la nécessité de l’éducation physique de la femme, mais les adversaires de la coéducation y trouvent une raison nouvelle en faveur de la séparation des sexes.

Or il faut remarquer que la gymnastique d’aujourd’hui n’est plus athlétique comme autrefois et que la plupart des exercices d’assouplissement, de développement, et d’endurance conviennent également aux deux sexes. Il ne faut pas oublier non plus qu’il est des fillettes qui, à un âge égal, sont plus fortes, plus souples que ides garçons du même âge et qu’en éducation physique comme en éducation intellectuelle, nous voulons nous rapprocher autant que possible de l’idéal de l’enseignement sur mesure.

Quelquefois on invoque contre la coéducation la violence que les garçons mettent parfois en leurs jeux, mais cette violence se constate bien moins souvent chez les garçons qui ont toujours été soumis au régime de la coéducation. On ne songe pas non plus aux tout-petits. La plupart de ceux-ci, jusque vers sept ans, et parfois plus tard encore, préfèrent jouer avec les fillettes et plus d’une fois nous avons vu des fillettes de douze ou treize ans se faire leurs protectrices, ce qui ne pouvait nous déplaire.

Dans-une des plus fameuses écoles coéducatives d’Angleterre, à Bédales, de peur de surmenage, on s’efforce d’éviter toute compétition directe entre les deux sexes dans les jeux et la gymnastique. C’est, croyons nous, une mesure un peu trop radicale et qui ne tient pas compte des avantages que la pratique commune des sports présente d’un autre côté. Un auteur anonyme écrit :

« Aussi la combativité que la femme acquiert dans la pratique des sports lui servira à faire accepter par son mari des droits que celui-ci pourrait être amené à lui contester. Et cette combativité, si elle se manifeste dans les préliminaires du mariage, convaincra le candidat de la valeur morale de celle dont il veut faire sa compagne. Cette épreuve sera décisive. S’il ne souhaite que l’épouse asservie des temps révolus, il ira chercher fortune ailleurs ; si au contraire il admet cette alliance loyale où aucun des alliés n’a le pas sur l’autre, il sera heureux d’avoir trouvé l’associée digne de lui.

« Certains sports, en facilitant ainsi la fréquentation des jeunes filles et des jeunes gens, constituent un utile prélude à l’accord conjugal. Si le sport n’est encore qu’un prétexte pour les deux sexes à se rapprocher sans arrière-pensée, il contribue à ce que la jeune fille se familiarise avec l’élément masculin. Si l’on a vu autrefois tant de jeunes filles s’amouracher trop facilement d’un homme avec qui elles firent par la suite mauvais ménage, c’est que souvent cet homme était le premier qu’on leur ait permis d’approcher. Il représentait donc forcément l’homme en qui se cristallisaient aussitôt ses rêves cachés. Pour qu’une jeune fille puisse faire au contraire le libre choix de celui avec qui elle s’unira, il faut qu’elle ait la faculté de faire ce choix par comparaison. » (Les Cahiers anonymes : L’Accord conjugal).


L’un des griefs les plus souvent invoqués contre la coéducation est le danger où serait l’innocence des jeunes filles et celle des jeunes garçons. Aussi, certains qui admettent le régime coéducatif pour les petits le repoussent-ils pour les grands.

Des psychologues vous expliqueraient qu’au contraire, le rapprochement des sexes sublime l’instinct sexuel qui se trouve déformé par une séparation antinaturelle.

Les praticiens, mêmes hostiles à la coéducation, reconnaissent le peu de valeur des critiques adressées à la coéducation au nom de la morale. C’est ainsi que Mlle  Petitcol écrit : « La morale, certes, n’est pas plus en danger qu’ailleurs dans une classe mixte… »

Marro, dans La Puberté chez l’homme et chez la femme, écrit :

« La trop longue séparation des jeunes gens des deux sexes dans des pensionnats spéciaux est au plus haut degré favorable au développement des tendances contre nature, et est nuisible au développement moral normal de l’un et l’autre sexe. Il est nécessaire que le caractère demeure dûment exposé à l’influence de tous les agents naturels qui concourent à sa formation et le plus puissant d’entre eux est certainement celui exercé par la présence des individus de sexe différent ».

Le pédagogue américain Stanley Hall, qui reproche à la coéducation de faire des abeilles ouvrières mais point de reines et lui est hostile à divers points de vue, affirme que la coéducation « favorise les idées saines du sexe, elle prévient d’une part les imaginations souterraines et basses, et, de l’autre une sentimentalité morbide ».


Si nous pensons que le régime coéducatif est plus favorable aux bonnes mœurs que le régime unisexuel, nous n’ignorons pas que le mal appliqué à la coéducation peut, à cet égard, présenter quelques dangers qu’il est assez aisé d’éviter :

1° La coéducation n’est pas un dogme et les quelques élèves anormaux auxquels elle ne convient pas doivent être élevés dans des écoles spéciales, ainsi que nous l’avons déjà fait observer.

2° Les enfants déformés par le régime unisexuel s’adaptent mal au régime coéducatif lorsqu’on leur impose ce régime aux approches de la puberté. Il est donc prudent de ne pas introduire dans les écoles coéducatives de grands élèves ayant fait un long séjour dans d’autres écoles.

3° Il faut tenir compte des instincts des enfants ou des jeunes gens soumis au régime coéducatif. Il est un âge où les garçons ne se préoccupent que des individus de leur sexe et pendant une certaine période, au moment de la crise de la puberté, les jeunes filles se détournent instinctivement des garçons. Il n’est point besoin cependant de revenir au régime unisexuel et de séparer les sexes. Le contact journalier ramènera plus tard un rapprochement que l’on compromettrait par cette séparation. Il serait d’ailleurs difficile de réaliser une organisation scolaire séparatiste pour cette seule période de crise qui est loin de commencer à un âge précis et dont la durée varie également suivant les individus. On compromettrait aussi le rapprochement futur si, pendant cette période, on voulait l’imposer en ne laissant plus aux jeunes gens la liberté de se grouper autrement qu’auparavant pour leurs jeux et certains de leurs travaux collectifs.

Si nous défendons la coéducation, nous y mettons donc toujours ces deux conditions : le régime coéducatif sera individualisé autant que possible et il sera, autant que possible également, un régime de liberté.


Aux deux conditions, que nous venons de rappeler, la coéducation ne peut avoir que de bons résultats en ce qui concerne l’éducation intellectuelle et l’éducation manuelle.

Certes les aptitudes et les intérêts des jeunes filles diffèrent de celles des jeunes garçons, et nous aurons l’occasion d’en reparler plus tard, mais les différences individuelles entre enfants du même sexe sont plus importantes encore et l’individualisation de l’enseignement serait presque aussi nécessaire dans les écoles unisexuelles que dans les écoles coéducatives.

Les faits prouvent suffisamment la supériorité du régime coéducatif à cet égard pour nous éviter de longs développements.

En Angleterre, les élèves des écoles mixtes obtiennent de meilleurs résultats aux examens que ceux des écoles où les sexes sont séparés.

En Amérique, l’installation du régime coéducatif a amélioré la quantité du travail intellectuel.

En France, Mlle  Petitcol, hostile, ainsi que nous l’avons vu, parce qu’elle veut des femmes soumises, reconnaît que : « Les études, bien loin de souffrir, puisent dans son atmosphère un stimulant nouveau. »


Enfin, on ne manque pas de faire valoir que l’école, devant préparer à la vie, doit être différenciée comme l’est le travail des deux sexes.

Cet argument a quelque peu perdu de sa valeur depuis que de nombreuses carrières ― soi-disant masculines ― sont occupées par des femmes.

Si d’ailleurs les écoles doivent être différenciées pour préparer à des métiers différents, cette différenciation doit se faire d’après la spécialisation et non d’après le sexe.

On peut aussi songer à la différenciation du travail de l’homme et de la femme au foyer domestique. Incontestablement cette différenciation existe. Elle n’existe souvent que trop et généralement aux dépens de la femme. On oublie que, là surtout où la femme travaille à l’atelier, l’homme peut et doit l’aider aux travaux ménagers. Il faut également penser aux célibataires, aux veufs et aux veuves, aux maladies, enfin à tous les cas où il est bon que l’homme soit capable de faire des travaux féminins et à ceux où la femme doit pouvoir exécuter une besogne d’homme.

Rien n’empêche cependant, que pour certaines études, plus utiles généralement à un sexe, on sépare exceptionnellement les sexes. Si par exemple on donne des leçons de puériculture aux jeunes filles seulement, cela ne mettra pas la coéducation en péril et n’ôtera pas toute valeur au rapprochement habituel des sexes.

La coéducation n’est pas un dogme et le rapprochement des sexes ne doit pas être une nouvelle tyrannie.

En éducation, ce qui importe le plus, c’est de favoriser le libre épanouissement des individualités et la coéducation bien comprise ne peut que contribuer à l’obtention de ce résultat. ― E. Delaunay.


COERCITION. n. f. La coercition est la contrainte physique, matérielle, brutale, qui s’exerce contre les individus pour les obliger à accomplir un acte ou un geste qu’ils réprouvent. On confond assez fréquemment coercition avec répression et, cependant, ces deux mots ont une signification tout à fait différente. La répression sévit en vertu des lois et pour réprimer un crime ou un délit qui a déjà été commis, alors que la coercition n’est pas forcément répressive. Elle est toujours oppressive. Le juge d’instruction use de la coercition pour s’instruire sur un délit dont un individu est supposé s’être rendu coupable. Le policier n’use pas mais il abuse de la coercition et, malgré le silence complice de toute la presse, de toute la magistrature, c’est le secret de polichinelle que la police judiciaire, en France, emploie des procédés de coercition monstrueux, pour arracher des aveux aux malheureux qui tombent entre ses griffes. La bourgeoisie peut s’enorgueillir de tout son appareil judiciaire. Il rappelle les plus beaux jours de l’Inquisition. Mais tout cela, ce ne sont que des effets ; ce sont les causes qu’il faut détruire pour voir disparaître et la répression et la coercition.


COHABITATION. n. f. Qu’au point de vue individualiste la cohabitation soit un non-sens, quel individualiste anarchiste le nierait sérieusement ? Que ce soit sous le rapport du renouvellement de l’émotion amoureuse, sous celui de la recherche de l’expérience effective pour l’expérience elle-même, sous le rapport, enfin, de la variété dans les sensations voluptueuses, la cohabitation implique toujours rétrécissement du champ des possibilités et des réalisations en matière amoureuse, appauvrissement de l’initiative sentimentale. Et non seulement cela : les cohabitants ― les observations le démontrent ― finissent par se co-pénétrer à un point tel de leurs manières de voir et de sentir, qu’ils finissent pas s’imiter, même en ce qui concerne les tics et les marottes !

La cohabitation ne saurait donc jamais être, au point de vue individualiste, qu’un pis-aller, un pis-aller que subissent certains tempéraments auxquels répugne la vie solitaire, ou qui ne peuvent donner toute leur mesure que dans cette situation (et ils sont plus nombreux qu’on se l’imaginerait tout d’abord) ― ou encore que peut justifier le plan défectueux sur lequel évolue la société contemporaine.

La tendance individualiste anarchiste est au « chacun chez soi » et c’est celle qui, logiquement, prédominera dans tout milieu individualiste digne de ce nom.

Envisagée donc actuellement comme pis-aller, prolongée ou de durée restreinte, la cohabitation à deux ou à plusieurs ― dans ce dernier cas, le péril de la fusion est moins grave ― se résume en une association d’un type très étroit dont les participants s’efforcent de donner à leurs facultés affectives et sentimentales, en vue de leur bonheur amoureux individuel, le maximum de rendement possible. Si cette union implique la mise en commun des joies et des jouissances mutuelles, elle entraîne également le partage des douleurs et des souffrances. Quoi qu’on fasse ou dise, la cohabitation n’est possible qu’au prix de concessions, elle appelle une volonté réciproque de compréhension et de pénétration intellectuelle, elle sous-entend un effort d’ordre éthique. La conformité des caractères ou des concessions n’est pas toujours de rigueur pour la réussite de l’entente. Les faits montrent qu’en maints cas, les expériences de cohabitation réussissent d’autant mieux que ceux qui y participent se complètent et se contrebalancent, beaucoup plus qu’ils ne s’amalgament. L’appréciation du caractère et des attributs de ceux dans la compagnie desquels on vit, l’exercice des qualités du sentiment jouent un rôle puissant dans le bon résultat des expériences de cohabitation.

Mais les anarchistes dénoncent vigoureusement ce fait trop fréquent : que, lorsqu’ils cohabitent, extra-légalement ou avec la permission de la loi, la femme ou l’homme, désormais considérés comme étant « en puissance » de leur conjoint respectif, voient s’écarter les amants et les amantes. À examiner la question de près, de quel aspect de l’anarchisme, de quelle tendance anarchiste peuvent bien se réclamer ceux ou celles qui, abusant de l’affection ou de la passion qu’ils peuvent momentanément inspirer à qui cohabitent avec eux, s’abstiennent ou négligent de leur faire connaître que « cohabitation » ne signifie, en aucun cas, « dépendance sexuelle » ― qu’en aucun sens non plus, au cas de cohabitation à deux, la fidélité sexuelle de l’un des constituants du couple n’entraîne forcément la fidélité de l’autre ?

Profiter qu’on vit en commun avec un ou plusieurs hommes, une ou plusieurs femmes, qu’on s’est créé « une famille » pour empêcher son ou ses cohabitants de faire l’amour hors du nid ― présenter la cohabitation comme une entrave à la liberté sexuelle des cohabitants ou de l’une ou l’un d’entre eux est indéfendable et illogique, individuellement parlant. Tout au contraire, c’est de celle, de celui, de ceux qui ont concédé au pis-aller de la cohabitation qu’il y a lieu d’attendre la pratique d’une « liberté sexuelle » ou d’une « camaraderie amoureuse » dont la sincérité et l’intensité compensent leur « faiblesse ». ― E. Armand.


COHÉRENCE. n. f. Au sens propre, ce mot est synonyme de « adhérent ». Il signale l’état de connexion entre une chose et une autre et se dit des parties qui sont liées entre elles. « La cohérence des molécules. » Au sens figuré, le terme « cohérence » a à peu près la même signification et s’emploie particulièrement pour désigner les rapports qui existent entre une idée et une autre. Un discours cohérent est un discours dont toutes les démonstrations se déroulent d’une façon méthodique et logique et dont les arguments s’enchaînent les uns aux autres. Dans la discussion et le raisonnement, la « cohérence » est d’une utilité primordiale. Sans elle, aucun exposé démonstratif ne peut être poursuivi, et nous assistons souvent, dans les assemblées populaires, à la déviation d’un débat par le manque d’enchaînement des idées qui y sont développées. La cause réside dans l’absence de cohérence dans les idées et les arguments. La cohérence détermine la lumière et économise un temps précieux. Il faut donc être cohérent, si l’on veut arriver rapidement au but que l’on se propose d’atteindre.


COHORTE. n. f. À l’origine, corps d’infanterie composé de quelques centaines d’hommes, formant la dixième partie d’une légion et dont l’organisation est attribuée au général Marius, 150 ans environ avant l’ère chrétienne. Il y avait également à Rome des cohortes urbaines dont le rôle consistait à assurer la sécurité de la ville. Le terme est assez peu employé à présent, sinon pour désigner une troupe de combattants ou de gens quelconques, mais il présente toujours un caractère agressif et guerrier. « De vaillantes cohortes. » « Il voit des saints guerriers, une vaillante cohorte. » (Boileau)


COLLABORATION. n. f. Action de travailler en commun ou de prêter son concours à une œuvre quelconque. Se dit surtout pour désigner l’association en vue d’une production intellectuelle. Une pièce de théâtre, une encyclopédie, un roman, peuvent être le produit d’une collaboration de gens de lettres ou de science. Les recherches scientifiques ont besoin de la collaboration de tous les savants. La collaboration abrège et simplifie la besogne à condition d’être cohérente. On la met en pratique en toutes occasions et, si chaque collaborateur à un ouvrage déterminé, possède à fond la matière qu’il a à charge de traiter, s’il travaille consciencieusement et sincèrement à l’œuvre entreprise, celle-ci sortira enrichie des capacités et des connaissances collectives. Malheureusement, en littérature, et en tout ce qui touche à l’art et qui se monnaye, la collaboration est devenue une source de revenus pour certains individus sans scrupules. Les collaborateurs de certains écrivains ― on les appelle des nègres ― fournissent la plus grosse part de l’effort intellectuel en vue d’une production, et une fois l’œuvre terminée, seul bénéficie de tous les avantages et récolte tous les profits celui qui, par sa célébrité, est appelé à la signer. Ce n’est plus de la collaboration, c’est de l’exploitation.

Pour tout ce qui a trait à la participation à quelque ouvrage d’ordre matériel : l’association en vue d’une exploitation industrielle, agricole ou commerciale, on se sert plus couramment du terme coopération.

Il faudra la « collaboration » de tous les travailleurs manuels et intellectuels pour ébranler le vieux monde et élaborer un nouvel édifice social libre et indépendant, où la « collaboration » intéressée aura disparu. L’Encyclopédie Anarchiste est une œuvre entreprise en collaboration.


COLLABORATIONNISME. n. m. Action de collaboration intermittente ou permanente pratiquée par un individu ou groupement à caractère politique ou économique avec un autre groupement de même nature ou de caractère différent, avec un gouvernement, pour atteindre certains buts sociaux ou réaliser certaines améliorations immédiate ou rapprochées.

De nos jours, le collaborationnisme ou action de collaboration est pratiquée, sur le plan politique ou économique par les Syndicalistes et les socialistes réformistes qui se sont écartés de la doctrine du syndicalisme et du socialisme révolutionnaires, pour « aménager » la société présente au sein de laquelle ils prétendent faire entrer, par la réforme, le syndicalisme et le socialisme. Cette tendance, œuvre en accord avec les capitalistes démocrates. Il y a également une autre tendance du collaborationnisme : celle qui travaille en accord avec le capitalisme conservateur et qui est composée par les Unions chrétiennes, les Ligues civiques, les Unions Nationales des Travailleurs qui s’opposent et à la lutte de classe révolutionnaire et à la collaboration des travailleurs avec les démocrates.

Des deux tendances, la première est infiniment plus redoutable, plus dangereuse. En effet, si la seconde représente bien l’ennemi, le capitalisme outrancier, conservateur et rétrograde, ce qui suffit à éloigner d’une telle action les travailleurs un peu éclairés, il n’en est pas de même de la première.

C’est encore volontiers que les ouvriers croient à la vertu des réformes, aux promesses des démocrates. Malgré toutes les trahisons passées, malgré la multiplicité des promesses jamais réalisées, les reniements innombrables, les abandons retentissants de leaders syndicaux ou socialistes passant chaque jour dans le camp bourgeois, s’installant au pouvoir, devenant, par la suite, des gouvernants pis que les autres, la classe ouvrière ne s’est pas encore, et il s’en faut, détachée de cette idée de collaboration avec la bourgeoisie.

Il y a pourtant près de vingt ans, en 1906, à Amiens, que la classe ouvrière, dans un Congrès retentissant, a affirmé sa maturité sociale et prononcé son divorce idéologique, politique et économique avec la bourgeoisie, conservatrice ou démocratique, et toutes les institutions capitalistes.

En même temps que le Congrès d’Amiens, qui eut une énorme répercussion dans le monde ouvrier international, prenait cette position de principe, il proclamait que les conquêtes ouvrières et la transformation axiale ne pouvaient être l’œuvre que de l’action directe des ouvriers et que l’ordre nouveau devrait reposer exclusivement sur les producteurs groupés ou associés dans leurs syndicats devenus les organes de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

On aurait pu croire qu’après ces affirmations solennelles, le réformisme, le collaborationnisme étaient morts.

Il n’en fut rien. Bien au contraire, la tendance réformiste gagna sans cesse du terrain et, aux abords de la guerre, tous les mouvements syndicaux européens et américains étaient gagnés, dans leur majorité, à cette tendance dont l’action politico-syndicale s’affirmait chaque jour dans le sens réformiste.

Depuis 1914, ce ne fut, partout, dans toutes les organisations centrales, qu’une longue suite de négociations, de contacts, d’actes qui engageaient sans cesse plus profondément les états-majors syndicaux et socialistes dans la collaboration avec les dirigeants démocrates, et quelquefois même, conservateurs d’un pays.

L’échec des grandes grèves qui suivirent la guerre, celui de la révolution allemande n’eurent pas d’autre cause.

Toute cette action sera, d’ailleurs, examinée avec toute la précision nécessaire lorsque nous dresserons, ici, l’étude du syndicalisme et du socialisme.

On peut, néanmoins, dire que les conférences de Leeds, de Londres pendant la guerre, celle de Washington, après le traité de Versailles, la participation au Bureau International du Travail, à la Société des Nations ont imprimé au collaborationnisme un caractère tel que, le désireraient-ils, ceux qui se sont laisses prendre à ce mirage en s’engageant dans une voie aussi dangereuse qu’illusoire et désillusionnante en fin de compte, ne peuvent plus revenir en arrière. Ils ont tourné le dos pour toujours à la lutte de classe, à l’action directe, à la révolution.

Détachés du prolétariat, qu’ils trompent encore pour un temps, ils sont, en fait, et souvent inconsciemment, les agents de la bourgeoisie, à laquelle ils s’incorporent lentement mais sûrement.

La participation des leaders ouvriers à toutes les commissions d’études, de réorganisation sociale sur les bases démocratiques, l’accès sans cesse plus grand dans les Conseils techniques nationaux, le rôle que les gouvernements leur confient dans les assemblées délibérantes ou pacifistes nationales ou internationales, interdisent, désormais, à ces hommes de penser à autre chose qu’à « aménager » la société présente.

De bonne foi, certains d’entre eux croient la chose possible. Ils se trompent grossièrement. Il ne peut y avoir ni socialisme, ni syndicalisme véritables dans le cadre de la société bourgeoise.

Les conquêtes apparentes faites dans cette voie ne sont que des compromis intervenant entre le socialisme et le syndicalisme défaillants et le capitalisme faible.

Dès que ce dernier aura repris sa force par l’afflux de sang nouveau que lui aura infusé la partie de la classe ouvrière qui acceptera de partager son destin, il retrouvera son arrogance et pratiquera la lutte de classe avec sa férocité du passé.

Le collaborationnisme ne peut servir qu’à détourner la classe ouvrière de sa mission naturelle en lui faisant miroiter de prétendues améliorations qui sont le fruit de ses capitulations et risquent de rendre impossible l’œuvre de libération humaine.

C’est la plus dangereuse illusion dont le prolétariat fut jamais victime.

Qu’il s’en détourne comme de la peste ; qu’il rejette loin de lui les suggestions des sirènes qui veulent capter sa confiance et l’enchaîner au char doré de son ennemi.

Quelques hommes peuvent y trouver : situation, honneurs, fortune, considération et satisfactions personnelles ; l’immense majorité, la presque totalité des ouvriers, n’y trouveront que : mensonges, misères, duperies, dégoûts, rancœurs et regrets de leur clairvoyance, de leur action de classe passées.

Ici, nous prononçons contre le collaborationnisme des classes, la condamnation la plus formelle et la plus définitive.

Nous disons aux travailleurs : « N’attendez rien que de vous-mêmes, et moins du capitalisme démocratique que de quiconque. Ne comptez que sur vos efforts, n’attendez rien des interventions compromettantes de vos leaders réformistes avec les gouvernements, de leurs tractations louches avec le grand patronat.

« Rompez brutalement avec ces errements qui veulent que votre ennemi devienne l’artisan de votre salut et interdisez à vos militants de s’engager dans le pourrissoir patronal et gouvernemental où on leur promet — et leur donne — sinécures et prébendes, qui les éloignent de vous, de vos misères et de vos douleurs qu’ils ne comprennent plus, qu’ils n’entendent plus. » — Pierre Besnard.


COLLECTIF (Le). Grammaticalement, « le collectif » (nom collectif) se dit d’un mot qui, bien qu’au singulier, désigne un groupe ou un assemblage de personnes ou de choses. (Une nation, une armée, un nombre.) Dans le domaine économique et social, il a une toute autre signification.

Si, en biologie, on considère que la vie se présente comme une lutte constante entre deux facteurs, dont l’un est l’être vivant et l’autre le milieu ambiant et l’hérédité ; en sociologie, on peut admettre également, que la vie des sociétés se présente comme une lutte constante entre deux facteurs, dont l’un est le collectif et l’autre le particulier. Philosophiquement et scientifiquement, le « collectif » a, depuis longtemps, triomphé du « particulier » et il semblerait puéril de soutenir une thèse cherchant à démontrer que le concours de tous n’est pas nécessaire pour la vie harmonique des sociétés. Même dans la vie pratique de nos temps modernes, on a été contraint de donner certaines satisfactions, plus apparentes que réelles, il est vrai, mais qui marquent, néanmoins, une victoire, au collectif, et l’application de lois constitutionnelles, la prépondérance de l’esprit démocratique, même dans les puissances à régime monarchique, est une conquête du collectif sur le particulier.

Pour ceux qui ont, sociologiquement, « une croyance finaliste ». c’est-à-dire qui conçoivent un but à atteindre et luttent pour s’en approcher ― c’est le cas pour les anarchistes ― le collectif ne se manifestera que lorsque sera complètement vaincu « le particulier ». (Nous ne donnons pas, ici, au mot « particulier », un sens péjoratif et ne l’employons pas dans le sens commun. Il représente, comme nous le disons plus haut, un des facteurs de la vie des sociétés modernes. Nous n’en faisons donc pas le synonyme « d’individu », mais il signale à notre esprit l’élément qui s’oppose à la réalisation, dans le domaine économique et social, du bonheur de la grande majorité des individus.)

Il a suffisamment été démontré que toutes les richesse sociales, que tous les moyens de production sont détenus par une faible minorité qui tient courbé sous son joug tout le restant de la population mondiale, pour que nous n’ayons pas besoin d’insister ; or, du point de vue Anarchiste, l’on ne peut considérer que comme arbitraire cet ordre social et nous estimons que tout doit appartenir à tous, c’est-à-dire au « collectif ».

Il peut sembler paradoxal, que malgré le développement des idées, et des démonstrations philosophiques et scientifiques qui concluent nettement en déclarant que l’ordre social continuera à être troublé tant que l’ensemble des individus ne sera pas assuré de sa vie matérielle, on en soit encore au règne du Capital et de la ploutocratie et que les intérêts collectifs soient sacrifiés aux intérêts particuliers. Les raisons en sont pourtant bien simples. Les diverses écoles sociologiques ont toujours cherché à libérer le peuple politiquement sans vouloir comprendre que la liberté politique était subordonnée à la liberté économique et que jamais la collectivité ne sera libre tant qu’elle ne se sera pas rendu maîtresse d’elle-même en livrant à tous les moyens de production détenus par le particulier.

De là découlent toutes les erreurs, et si la démocratie qui prétend être le régime politique qui favorise les intérêts de la masse, bénéficie d’un si large crédit, c’est que la masse elle-même s’est laissée prendre à cette Illusion de la liberté politique.

D’autre part, l’individu est assez lent à assimiler les idées nouvelles. Il est attaché par l’hérédité et par l’ambiance aux vieux préjugés, et l’amour du calme et de la tranquillité l’éloigne de tous les mouvements révolutionnaires qui permettraient à la collectivité de conquérir son indépendance. Il faut, pour qu’une idée produise ses effets, qu’elle pénètre dans la grande majorité des masses. Une fois les masses convaincues, l’idée se matérialise ; sinon, elle est accaparée par ceux qui la déforment et n’en retirent que ce qui peut servir leurs propres intérêts.

Cependant, « le Collectif » gagne chaque jour du terrain. Si nous disons que le régime monarchique constitutionnel est un progrès sur le monarchisme absolue, et que la démocratie est un progrès sur le monarchisme constitutionnel, ce n’est pas par opportunisme, ni pour soutenir l’un ou l’autre de ces régimes. Les Anarchistes sont convaincus de la novicité de toute organisation sociale d’inspiration politique, et par conséquent d’essence autoritaire ; mais ils sont obligés de reconnaître que, au point de vue moral et intellectuel, l’esprit démocratique est une victoire partielle du collectif sur le particulier. La démocratie n’est que le « purgatoire » offert sur la terre aux masses populaires par les politiciens. Il faut donc, pour établir un ordre social stable et qui donne satisfaction non pas à une majorité mais à tous les individus, la victoire totale du collectif sur le particulier. Et cette victoire ne doit pas être politique, mais économique. Politiquement, la victoire de la collectivité ne peut être qu’un mirage, une illusion et ne peut que perpétuer l’asservissement de l’individu.

Certains anarchistes individualistes s’effraient de la victoire du collectif et sont adversaires du Communisme anarchiste. Nous ne pensons pas qu’il y ait là un danger pour l’individu ; car si, sur le terrain de la production du travail matériel, il est indispensable en vertu même des lois du progrès, de la science et de la nature, d’unir les efforts de tous pour amoindrir les efforts de chacun, il sied de reconnaître que dans le domaine des idées, des choses de l’esprit, le collectif peut être une source de contrainte et il faut laisser à chaque individu sa liberté pleine et. entière, qui ne peut être subordonnée à la volonté d’un groupe ou d’une association quelconque. ― J. Chazoff.


COLLECTIVISME. n. m. Dans la lutte contre la propriété, deux écoles sont en opposition. C’est : d’un côté, l’école du Communisme libertaire et de l’autre, l’école du collectivisme ou socialisme autoritaire.

Le collectivisme s’est, en France, depuis 1920, au Congrès socialiste de Tours, divisé en deux fractions : l’une d’elles prétend réaliser le collectivisme par les moyens pacifiques de la réforme et du parlementarisme, et l’autre composée de communistes bolchevistes et se réclamant de la Révolution russe, entend, en provoquant et profitant de la révolte des masses, s’emparer du pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat pour matérialiser son programme. Nous ne nous occuperons pas ici des moyens employés par ces deux fractions qui veulent atteindre le même but en empruntant une route différente ; elles sont animées l’une et l’autre par le même esprit politique et économique. Ce qui nous intéresse : c’est de savoir si le collectivisme peut résoudre le problème social, s’il peut libérer du patronat les classes productrices, s’il peut abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et s’il peut assurer à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté.

D’accord avec les anarchistes, les collectivistes reconnaissent que la propriété privée est une source de conflits, de misères, de tyrannie, de spoliation, d’injustices ; mais alors que les Anarchistes considèrent que l’ordre social ne pourra être réformé que par la mise en commun de tous les moyens de production, les collectivistes veulent substituer à la propriété privée la propriété d’État et déclarent que, pour se libérer du patronat et de l’exploitation, les classes laborieuses doivent s’emparer de toute la richesse sociale et la remettre à l’État tout puissant, émanation de la volonté et des aspirations collectives.

Nous ne nous arrêterons pas, pour présenter le collectivisme et en souligner les erreurs, au socialisme original de Saint-Simon, qui pensait que le monde pouvait être rénové par un gouvernement d’hommes probes et sincères, et qui mettait tout son espoir entre les mains de certains dirigeants honnêtes. « Les chefs des prêtres, les chefs des savants, les chefs des industriels, voilà tout le gouvernement » (Saint-Simon). Nous ne croyons pas utile non plus de signaler les essais négatifs de Fourier, avec ses phalanstères et de Owen en Écosse et en Amérique, avec ses coopératives ; le socialisme a évolué avec une telle rapidité ces dernières années, que nous avons des points d’appui beaucoup plus sérieux, et nous pouvons nous éclairer à des expériences concluantes.

Pour atteindre son but, le collectivisme veut transformer en son entier le régime capitaliste, mais il entend cependant maintenir deux institutions de l’ordre actuel : le gouvernement et le salariat.

Le gouvernement serait l’organe de centralisation et de monopolisation de toute la richesse sociale ; il serait le moteur de toute l’activité économique, morale et intellectuelle de la nation ; il serait le pilote entre les mains de qui on abandonne toute la direction de la barque sociale. Un mauvais coup de barre et la barque chavire. L’exemple du passé a suffisamment démontré que le mal ne réside pas spécifiquement dans la propriété privée qui n’est qu’un effet, mais dans l’autorité qui est une cause. En maintenant dans un régime social un gouvernement qui, par essence et par définition, ne peut être qu’autoritaire, le collectivisme retombe fatalement dans les mêmes erreurs politiques et sociales que le démocratisme.

Traçons de suite, pour plus de clarté et aussi brièvement que possible, les attributions d’un gouvernement collectiviste. De nos jours, le rôle d’un gouvernement consiste à défendre et à soutenir les intérêts des classes privilégiées qui détiennent le capital et toute la richesses sociale.

Dans une société collectiviste, les fonctions d’un gouvernement seraient beaucoup plus lourdes et ses pouvoirs plus étendus, puisqu’au nom de la collectivité — tout ayant été étatisé — il serait obligé :

1o D’assurer et de contrôler la production nécessaire à la vie de la nation ;

2o De régler la répartition des vivres et de tous objets indispensables, utiles ou agréables à la collectivité ;

3o De gérer toutes les grandes exploitations agricoles, industrielles ou commerciales ;

4o De s’occuper de tous les grands services publics : gaz, chemins de fer, postes et télégraphes, hôpitaux, hygiène, etc….

5o D’administrer les banques, les compagnies d’assurances, les spectacles, enfin tout ce qui a trait à la vie de la nation.

En un mot, rien de ce qui intéresse la vie de l’individu et de la collectivité ne devra lui être étranger, et, à condition de travailler pour obtenir un salaire rémunérateur (nous nous occuperons plus loin de cette question), l’individu n’aura plus qu’à se laisser vivre comme en un pays de cocagne. Le gouvernement s’occupera de tout, et l’homme ne sera plus qu’une machine munie d’un appareil digestif.

Avouons qu’il faut posséder une réelle dose de naïveté et d’inconscience pour croire à la réalisation d’un tel programme : mais ne nous laissons pas entraîner par une opposition d’ordre sentimental et examinons si sa réalisation est possible et si elle changera quelque chose à l’ordre social que nous subissons actuellement. Sébastien Faure dans sa « Douleur Universelle » nous dit que « l’idée de Gouvernement renferme de toute nécessité, les deux idées suivantes « Droit et Force ». En effet, on ne peut admettre logiquement qu’un gouvernement puisse accomplir la tâche qui lui est assignée si on ne lui assure pas les moyens de l’exécuter. Empruntons encore cette démonstration à Sébastien Faure : « Il est impossible de concevoir un système gouvernemental quelconque, sans avoir instantanément l’idée d’une règle de conduite imposée à tous les êtres sur lesquels il étend son pouvoir ; et il n’est pas plus possible d’imaginer cette règle d’action — quelle qu’elle soit du reste : bonne ou mauvaise, juste ou inique, rationnelle ou fausse, indulgente ou sévère — sans songer concurremment à la nécessité de garantir, par tous les moyens possibles, l’observance de cette règle par tous ceux auxquels elle est appliquée. » (Sébastien Faure, ( « La Douleur Universelle », p. 200). Et voilà le collectivisme dans l’ornière. Gouvernement veut dire lois ; et les lois ne peuvent se concevoir ainsi que le démontre si clairement Sébastien Faure, sans magistrature, sans répression, sans prisons, sans police, sans parlement, etc, etc… et, malgré le collectivisme social et humanitaire, nous voici revenus aux douces manifestations des régimes capitalistes.

« Nécessité absolue, pour que règne l’ordre dans la Société » affirment les collectivistes. « La propriété de l’État et la monopolisation soumises au contrôle du gouvernement est un avantage sur la propriété privée. L’autorité gouvernementale en société collectiviste ne s’exerce pas au profit d’une minorité de privilégiés, mais au bénéfice de tous. L’action d’un gouvernement socialiste est une source de bienfaits pour tous et il faut se résigner à l’accepter » ; Voilà ce que dit le collectivisme. Examinons cet argument. Quant aux avantages matériels, ils sont bien difficiles à apercevoir. Le monopole octroyé à l’État aboutit presque toujours au développement du favoritisme, de l’incompétence et de l’arrivisme, vertus qui fleurissent admirablement dans les administrations publiques. « Les responsabilités sont moindres. C’est le règne de l’anonymat. Chacun a son petit intérêt personnel, envisagé sous l’angle le plus immédiat et le plus étroit. Dans cette ruée d’égoïstes féroces, on oublie forcément toutes les considérations utiles à la collectivité et il en résulte de pitoyables conséquences. Nul n’ignore que le gâchis le plus regrettable s’étale dans les administrations gouvernementales, que l’on y gaspille, que l’on y tripote à qui mieux mieux. Sur le terrain de la concurrence, l’État ne peut même pas lutter avec l’industrie privée. Il est battu d’avance. Fabriquant lui-même un produit quelconque, il dépense davantage et fait moins bien que son voisin ». (André Lorulot, Les Théories Anarchistes, page 194.) Ces lignes furent écrites bien avant la guerre de 1914 et bien avant la Révolution russe. Aujourd’hui que le monopole d’État s’exerce sur une grande échelle en Russie, nous avons pour confirmer nos critiques sur le collectivisme, l’expérience de ses essais d’application.

La « Gazette du Commerce », un journal officiel du gouvernement russe, faisait remarquer, dans son numéro du 20 mars 1923, qu’avant la guerre les prix de détail ne dépassaient les prix de fabrique que de 26, 6 % en moyenne, alors qu’à l’heure actuelle, avant d’être livrées au public les marchandises passent par la centrale coopérative, l’union du gouvernement, l’union du district et l’union cantonale. Le résultat est le suivant : augmentation sur les prix d’origine de 52, 3 %.

Les journaux communistes russes nous offrent d’autres exemples encore sur les résultats de la monopolisation. Le « Troud » du 21 mars 1926 écrivait : « Le défaut capital des coopératives gouvernementales, c’est la cherté des marchandises et leur mauvaise qualité. Le savon, pour ne citer qu’un exemple, est vendu sur le marché 17 kopecks, tandis que les magasins coopératifs le vendent 22 kopecks. Au marché, on peut acheter tout ce dont on a besoin, et pour des prix modiques. Les coopératives n’ont qu’un choix très restreint de marchandises, de mauvaise qualité, et elles les vendent à des prix inabordables. Le beurre est salé, le saucisson congelé et les souliers tombent en morceau à la moindre épreuve. »

Une dernière citation empruntée également à un journal communiste russe, et nous serons définitivement fixés sur les réalisations de l’État industriel et de l’État commerçant : « D’octobre 1925 à février 1926, la rentrée des impôts ordinaires s’est élevée à un milliard 393 millions de roubles. Sur cette somme 562 millions proviennent des chemins de fer et des postes et télégraphes. Si l’on songe que parmi les recettes ne provenant pas de l’impôt, on compte celles que donnent les biens domaniaux (les forêts), il est clair que l’Industrie d’État ne donne à peu près aucun revenu. » (Ekonomitcheskaia-Jizn, 26 mars 1926.)

C’est l’aveu de l’impuissance collectiviste et étatiste et il n’est pas nécessaire d’y ajouter une ligne.

Il serait facile de mettre cette impuissance sur le compte des individus incapables. Le problème est beaucoup plus complexe. L’échec de la monopolisation ne se rattache pas à une question d’hommes ou de compétences, mais bien à la doctrine qui sert de base à tout édifice collectiviste. Les Anarchistes ont raison ; un gouvernement, quel qu’ils soit, ne peut pas assumer la lourde charge de la vie économique d’une puissance, et l’esprit et la pratique du centralisme et de la centralisation produit des effets contraires à ceux que l’on attendait.

D’autre part, le collectivisme affirme que, le capitalisme ayant disparu d’une société socialiste, cette dernière réalisera l’égalité économique de tous les hommes. En société capitaliste, ce qui caractérise le bourgeois, ce n’est pas seulement qu’il détient toute la fortune et la richesse sociale, mais surtout le fait qu’il vit en parasite du travail d’autrui. Nous avons démontré plus haut que l’existence d’un gouvernement exige l’organisation d’un nombre d’institutions s’y rattachant et que tous les individus évoluant dans les cadres gouvernementaux sont autant de parasites qui consomment sans fournir de travail utile.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets il est logique de conclure que le parasitisme sera un des vices de la société collectiviste et que sur ce terrain il n’y aura rien de changé.

Examinons maintenant la situation que le collectivisme réserve aux travailleurs.

« À chacun selon ses œuvres » telle est la formule collectiviste à laquelle les Anarchistes opposent la suivante : « A chacun selon ses forces et à chacun selon ses besoins ».

La formule collectiviste dans sa brièveté renferme tous les éléments de reconstruction de la société capitaliste, et ainsi que le déclare Kropotkine dans sa Conquête du Pain : « Si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité, ce serait abandonner, sans le résoudre, l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras. » Et Kropotkine conclut : « C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle, parce que du jour où l’on commença à évaluer, en monnaie, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses œuvres — toute l’histoire de la société capitaliste (l’État aidant) était écrite d’avance ; elle est renfermée en germe dans ce principe : « Devons-nous donc revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? » Nos théoriciens le veulent ; mais malheureusement c’est impossible : la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, noyée dans le sang, elle devra être recommencée. » (P. Kropotkine, La « Conquête du Pain », page 226.)

Ce qui précède serait suffisant pour conclure que le collectivisme fait fausse route, et les collectivistes eux-mêmes sont obligés de reconnaître que le salariat présente de sérieux inconvénients. Car, quelle que soit la forme dont on veuille se servir pour rétribuer le travailleur, que son heure ou sa journée de travail soit représentée par un bon divisible ou par des pièces métalliques ; du fait que l’on prête à ce bon ou à ce métal une valeur d’achat, du moment où cette valeur peut être accumulée et servir au moyen d’échange, c’est la réapparition du capital et avec lui de l’exploitation et de la misère. Mais nos raisons à l’opposition au salariat collectiviste sont multiples. Non seulement les collectivistes admettent la rétribution des travailleurs, mais il classe ces derniers en catégories distinctes, ce qui complique encore sensiblement leur programme. Ils affirment la nécessité d’une échelle de salaires et créent de ce fait une aristocratie ouvrière. En vertu de quelle logique, de quelle loi naturelle ou scientifique, un médecin gagnerait-il plus qu’un mécanicien et un pianiste qu’un cordonnier ? Cela est un mystère auquel les collectivistes ne veulent pas nous initier. En vertu, probablement, de ce vieux préjugé qui prête à l’intellectuel une valeur supérieure à celle du manuel.

En 1871, lors de la Commune, les membres du Conseil touchaient une somme de quinze francs par jour, tandis que les fédérés, qui sur les barricades payaient de leur sang et souvent de leur vie la cause qu’ils défendaient, ne touchaient que trente sous. Les collectivistes veulent ratifier cette vieille inégalité, et nous ne croyons pas qu’il soit utile d’insister davantage pour démontrer que tout l’esprit révolutionnaire condamne une telle conception et une telle pratique d’organisation. Les hommes qui la soutiennent se font sincèrement ou non, consciemment ou inconsciemment, les fossoyeurs de l’égalité et de la fraternité.

Un argument qui a une certaine importance attire cependant notre attention. Les collectivistes consentent à nous accorder que le salaire est un mal ; mais c’est un mal nécessaire, assurent-ils. Sans lui, personne ne voudrait travailler. Il est un stimulant, une récompense, qui obligera chacun à apporter son effort au travail commun et à collaborer au bien-être de la collectivité. Examinons ce sérieux argument, et voyons jusqu’à quel point il mérite d’être retenu. Tout d’abord, soulignons que si cette objection au travail librement consenti vaut pour le collectivisme, il a une valeur semblable pour la bourgeoisie qui peut invoquer la paresse naturelle des travailleurs pour légitimer tous ses méfaits. Le Capital ne manque du reste pas, chaque fois que le prolétariat réclame une augmentation de salaires ou une diminution d’heures de travail, de déclarer que le travailleur ne saurait que faire de ces améliorations, sinon d’en profiter pour boire plus que ne le permet la bienséance. Mais ne nous arrêtons pas à cette ridicule excuse intéressée de la bourgeoisie et poursuivons l’examen des conséquences du salariat et de l’argument invoqué par les collectivistes en sa faveur. Supposons que « le travailleur » refuse de payer son tribut travail à la société collectiviste et qu’en mesure de représailles cette société, en lui fermant les magasins de consommation, refuse de le nourrir ; qu’adviendra-t-il ? Il ne reste plus à ce « réfractaire », pour s’assurer la pitance, d’autre alternative que d’avoir recours à des moyens illégaux, et en particulier : le vol. Nous poussons les choses à l’extrême, et supposons un individu foncièrement paresseux, afin de ne pas affaiblir la thèse soutenue par nos adversaires. Nous ne voulons même pas envisager le cas où un travailleur refuserait — à tort ou à raison — de se soumettre à la loi d’airain de l’État-Patron.

Le vol ? Ce sont tous les rouages des sociétés modernes qui revivent. Le vol ? C’est la loi, c’est la magistrature, c’est la police, c’est la prison, etc., etc,… et, une fois de plus, il ne nous reste plus qu’à demander anxieusement : qu’y aura-t-il de changé ? En outre, il faudrait démontrer que toute cette organisation du travail qui exigerait l’enrôlement administratif de millions de fonctionnaires arrachés au labeur productif, n’exigerait pas une dépense plus élevée pour la collectivité que le soutien de quelques milliers « de paresseux » systématiquement décidés à ne rien produire. Et le paresseux n’est-il pas inventé simplement pour les besoins d’une mauvaise cause ? Je ne crois pas pouvoirs mieux faire pour réduire à néant l’argumentation collectiviste, que de citer à ce sujet notre vieux P. Kropotkine.

« Quant à la fainéantise de l’immense majorité des travailleurs, il n’y a que des économistes et des philanthropes pour discourir la-dessus. Parlez-en à un industriel intelligent, et il vous dira que si les travailleurs se mettaient seulement dans la tête d’être fainéants, il n’y aurait qu’à fermer les usines ; car aucune mesure de sévérité, aucun système d’espionnage n’y pourraient rien. »

« Ainsi quand on parle de fainéantise possible, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une minorité, d’une infime minorité dans la société. Et avant de légiférer contre cette minorité, ne serait-il pas urgent d’en connaître l’origine. »

« Très souvent le paresseux n’est qu’un homme auquel il répugne de faire, toute sa vie, la dix-huitième partie d’une épingle, ou la centième partie d’une montre, tandis qu’il se sent une exubérance d’énergie qu’il voudrait dépenser ailleurs. Souvent encore, c’est un révolté qui ne peut admettre l’idée que toute sa vie il restera cloué à son établi, travaillant pour procurer mille jouissances à son patron, tandis qu’il se sait beaucoup moins bête que lui et qu’il n’a d’autres torts que celui d’être né dans un taudis au lieu de venir au monde dans un château. »

« Enfin, bon nombre de « paresseux » ne connaissent pas le métier par lequel ils sont forcés de gagner leur vie. Au contraire, celui qui, dès sa jeunesse, a appris à bien toucher du piano, à bien manier le rabot, le ciseau, le pinceau ou la lime, de manière à sentir que ce qu’il fait est beau, n’abandonnera jamais le piano, le ciseau ou la lime. Il trouvera un plaisir dans son travail, qui ne le fatiguera pas, tant qu’il ne sera pas surmené. » Et après cette démonstration claire et précise, Kropotkine conclut : « Supprimez seulement les causes qui font le paresseux, et croyez qu’il ne restera guère d’individus haïssant réellement le travail, et surtout le travail volontaire, que besoin point ne sera d’un arsenal de lois pour statuer sur leur compte. »

Ainsi s’effondre, avant la lettre pourrait-on dire, le collectivisme. « Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la transformation en propriété sociale de la propriété capitaliste qui, de fait, repose déjà sur un mode de production collectif » déclare K. Marx dans son Capital. Cette affirmation est toute gratuite. En tous cas, on connaît les difficultés de la bataille sociale ; aucun travailleur n’ignore au prix de quels sacrifices il peut obtenir certains avantages dans la lutte quotidienne contre le patronat, et il importe peu de savoir le temps qui doit s’écouler pour arriver à détruire un régime qui a à son actif un tel bilan de crimes sociaux. Ce qui importe, c’est de ne pas travailler en vain ; c’est de ne pas livrer inutilement à une expérience vouée à un échec fatal tout l’avenir de la Révolution.

Avoir travaillé durant des siècles et des siècles à la libération de l’humanité, avoir combattu pendant des générations une forme de société pour voir apparaître sur ses ruines, une autre organisation sociale présentant les mêmes tares, et engendrant les mêmes erreurs, ce serait admettre que tout est un éternel recommencement, que le bonheur de l’humanité est une utopie.

Et pour terminer, empruntons une dernière fois cette conclusion « Au Salariat collectiviste » de P. Kropotkine : « Il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la hache des prolétaires, on entendra des voix qui crieront : « Le pain, le gîte et l’aisance pour tous ! »

Et ces voix seront écoutées, le peuple dira : « Commençons à satisfaire la soif de vie, de gaîté, de liberté que nous n’avons jamais étanchées. Et quand nous aurons tous goûté à ce bonheur, nous nous mettrons à l’œuvre : démolition des derniers vestiges du régime bourgeois, de sa morale, puisée dans les livres de comptabilité, de sa philosophie de « droit et avoir », de ses institutions du tien et du mien. En démolissant, nous édifierons, comme disait Proudhon ; nous édifierons au nom du Communisme et de l’Anarchie. » — J. Chazoff.


COLLISION. n. f. Au sens propre : rencontre brutale de deux corps ; se dit également de la rencontre de deux navires ou de deux trains de fer. « Cette collision de chemin de fer a eu des conséquences tragiques ». Socialement et politiquement, c’est surtout au sens figuré que ce terme est employé. Il signifie un choc entre deux parties adverses. Les collisions sont inévitables dans les sociétés modernes, agitées par divers courants et diverses tendances. Lorsqu’une situation est devenue trop tendue, les collisions renaissent nécessairement et ne peuvent être évitées. Elles empruntent parfois un caractère sanglant, surtout dans la lutte de la liberté contre le despotisme. Les collisions entre la troupe au service du Capital et la classe ouvrière ont souvent jonché le terrain de cadavres, et il en sera ainsi tant que la liberté sera étranglée et qu’une portion de la collectivité sera soumise à l’exploitation d’une autre portion. Les collisions sont parfois la conséquence du fanatisme et de l’erreur, et nous assistons au sein même du prolétariat au spectacle navrant de certaines fractions se combattant au lieu de s’unir contre l’ennemi commun : le Capital.

Les collisions entre travailleurs naissent d’une conception erronée de certains d’entre eux, de la liberté et de la vie sociale. Ce n’est qu’au jour où aura totalement disparu l’autorité et que la société harmonique unira tous les hommes, que disparaîtront les Collisions.


COLLUSION. n. f. Accord ou entente entre une ou plusieurs parties au préjudice d’un tiers.

La collusion est entrée dans les mœurs et elle s’exerce dans toutes les branches de l’activité humaine. Dans une Société où tout se commercialise, où tout s’achète et se vend, où le succès légitime toutes les bassesses, où l’intérêt d’une classe ou d’un individu est subordonné à une autre classe ou à un autre individu, la collusion ne peut être qu’une arme courante. Que ce soit, dans le commerce ou dans la politique, la collusion exerce ses ravages. En commerce, c’est l’entente secrète inavouée entre plusieurs groupes de commerçants, d’industriels et de mercantis pour écraser un concurrent dangereux ; en politique, c’est l’association de divers éléments adversaires en apparence, mais qui, derrière le rideau, s’entendent à merveille pour tromper les électeurs. Que de fois les Anarchistes n’ont-ils pas signalé la collusion manifeste de certains candidats aux élections municipales ou législatives ! Lorsqu’un des aspirants députés voit ses chances disparaître, il hésite rarement à vendre le nombre des voix qu’il a acquises, même lorsque le bénéficiaire est un adversaire. Toute la politique ne repose que sur la collusion et, cependant, le prolétariat, qui en est la première victime, se refuse à voir clair, et accorde encore une certaine confiance à tous les fantoches qui se rient de sa misère. Dans la magistrature, il n’en est pas autrement, et l’indépendance des magistrats n’est que superficielle. Durant la dernière guerre de 1914, la collusion entre la « Justice » et le gouvernement s’étalait en plein jour, et ce scandale était accepté avec passivité par la population ; et même en période de paix, nous pouvons nous rendre compte que la condamnation des militants révolutionnaires n’est que la conséquence non seulement d’une collusion effective entre les gouvernants et les magistrats, mais aussi d’une collusion occulte entre ces derniers et les classes privilégiées. Il n’y a aucune disposition particulière à prendre contre la collusion. Tout ce que nous pouvons faire : c’est de nous éclairer, de nous instruire, de rechercher les causes du mal et de mettre le fer rouge dans la plaie. Tant que les hommes seront paralysés par leur ignorance, tant qu’ils se refuseront à avoir des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre, ils seront les victimes de la collusion et des charlatans qui s’en servent pour dominer le monde.