Encyclopédie anarchiste/Classification - Code

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 341-356).


CLASSIFICATION. n. f. Ordre dans lequel on range les objets, les personnes ou les choses. Il y a également la classification des idées.

« La classification des lois ; la classification des connaissances ; la classification des marchandises. » Les connaissances humaines, à mesure que nous avançons dans le progrès, sont si étendues déjà et s’enrichissent chaque jour à tel point, les variétés de la nature sont si nombreuses, qu’il est impossible à l’intelligence humaine d’embrasser tout l’ensemble de l’univers. On est donc obligé de s’arrêter aux particularités qui forment l’ensemble, de manière à ne pas s’égarer dans la diversité des phénomènes. De là la nécessité, pour ne pas se perdre, de ranger chaque chose dans un cadre particulier si l’on veut étudier les rapports qui existent entre un objet et un autre. Il en est de même pour les idées et la science qui sont, elles aussi, obligées de classifier leurs connaissances et de les ranger par catégorie. La classification est la voie la plus convenable pour obtenir des résultats. Elle est sœur de la méthode et, comme elle, engendre la clarté. Elle nous permet de partir de l’inconnu pour atteindre le domaine du connu. La classification est donc un bien, à condition cependant de n’être ni artificielle ni superficielle et de ne pas se perdre dans l’abstrait. Comme en toute chose, l’exagération est néfaste, et la manie de classifier devient un défaut au lieu d’une qualité.

De nos temps, tout se classe et, dans nos sociétés bourgeoises, on classifie même les individus de même race et de même nation pour en faire des sujets différents les uns des autres ; de là le terme « classe » pour désigner une partie de la collectivité appartenant à une catégorie sociale. Si la classification des objets en genre, en famille est utile ; si la classification des idées et des découvertes scientifiques est indispensable ; la classification des hommes est un des vices des sociétés à base capitaliste et cette erreur disparaîtra avec les causes qui l’ont engendrée.


CLERGÉ. n. m. (du latin : clericatus). Tout ce qui compose la corporation sacerdotale ; les archevêques, les évêques, les chanoines, les vicaires, les aumôniers, appartiennent au clergé séculier, c’est-à-dire qui prend contact avec la population ; le clergé régulier est en grande partie composé de moines menant une vie monastique. Le clergé est également divisé en classes et on distingue le haut clergé et le bas clergé. Le premier groupe les hauts dignitaires et les princes de l’église, alors que le second ne groupe que les prêtre de rang inférieur et qui accomplissent les besognes courantes de la paroisse.

Avant la Grande Révolution française, le Clergé était un des ordres les plus importants de l’État et bénéficiait de très gros privilèges. Ce fut un des bienfaits de la Révolution de détruire sa suprématie et d’amoindrir sa force. Malheureusement, si le Clergé a perdu de sa puissance, il exerce encore une assez grande influence publique qui n’est pas à négliger ; il est soutenu par toutes les forces de réaction auxquelles il ne refuse jamais lui-même son concours. Cela se comprend. « Le prêtre ne peut être utile qu’en qualité d’officier de morale » dit l’abbé Saint-Pierre ; mais si nous fouillons aussi profondément que possible dans l’histoire, nous voyons que jamais le Clergé n’a accompli le rôle qui lui était assigné par la doctrine et Helvétius nous apprend que déjà chez les Égyptiens « les prêtres formaient un corps à part, qui était entretenu aux dépens du public. De là naissaient plusieurs inconvénients : toutes les richesses de l’État se trouvaient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. » Il en fut ainsi de tous les temps et, de nos jours encore, le Clergé est toujours à l’affut des richesses. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’y a aucune espérance d’améliorer cet ordre qui n’a d’autre utilité sociale que de perpétuer une erreur pour maintenir le pauvre dans l’ignorance et défendre les intérêts des riches. Les crimes du clergé, quelle que soit la religion dont il se réclame, sont innombrables et seront traités d’autre part. (Voir Église, Inquisition, Papauté, Religion, etc., etc.) Il a régné pendant des siècles par la terreur et, dans les pays où il détient encore le pouvoir politique, il n’hésite pas à se servir de moyens monstrueux pour conserver sa force et son autorité. Ayant acquis sa puissance dans le meurtre et dans le sang, le clergé s’est à jamais discrédité aux yeux de l’homme civilisé et il faut espérer qu’il disparaîtra un jour prochain, méprisé de tous et ne laissant de regrets qu’au cœur des inconscients et des barbares. Sa disparition sera un grand pas de franchi vers la libération des humains, car elle marquera la mort de certains préjugés de croyance en une puissance immatérielle, et permettra à l’homme d’évoluer plus librement vers son entière émancipation morale, matérielle et intellectuelle.


CLÉRICALISME. n. m. Il faut entendre par ce mot le mouvement politique et social qui considère la Religion, et plus spécialement la Religion catholique comme le fondement le plus sûr de « l’Ordre » basé sur le principe « Autorité » et sur le fait « Gouvernement », mouvement qui, par voie de conséquence, tend à attribuer la direction de la chose publique, plus encore : la domination universelle à l’Église catholique, apostolique et romaine et à placer cette domination entre les mains du clergé séculier et régulier composant le parti « Prêtre ».

Ce qui caractérise le cléricalisme, c’est son irréductible opposition à toutes les mesures et pratiques s’inspirant de la pensée laïque, favorisant et secondant le renforcement de celle-ci. C’est la constatation de cette intransigeante opposition à l’expansion laïque qui a arraché à Léon Gambetta ce cri de guerre : « Le Cléricalisme, voilà l’Ennemi ! » Le trait essentiel du cléricalisme, c’est la souplesse d’allures au service de desseins précis et de buts déterminés : « La fin justifie les moyens » déclare le Cléricalisme et, armés de cette devise, usant et abusant avec impudence de cette formule qui, par anticipation, a la vertu de tout justifier, voire de tout exalter, les adeptes du cléricalisme qu’on appelle communément « les cléricaux » font usage, le cœur léger et la conscience sereine, des agissements les plus indélicats, des procédés les plus criminels, des manœuvres les plus perfides, des crimes les plus abominables.

Un autre trait par lequel se distinguent les cléricaux, c’est la persévérance, l’obstination, l’opiniâtreté, la constance étonnante avec laquelle, quelles que soient les difficultés, ils poursuivent les fins qu’ils ont assignées à leurs efforts. Ont-ils vent en poupe ? Ils y marchent à toutes voiles ; s’ils ont vent contraire, ils louvoient, courent des bordées, disparaissent même un instant à l’horizon pour reparaître tout à coup, le cap toujours mis sur le but à atteindre.

Pour appartenir au parti clérical, pour faire son jeu, il n’est pas indispensable de porter capuchon ou soutane. Les cléricaux les plus dangereux sont ceux qui, pareils aux mouchards ― et mouchards en effet ― ne portent pas de livrée. Le Basile de la Comédie est un personnage antipathique, répugnant ; mais il n’est guère dangereux : son grand chapeau et ses tirades sur la calomnie le font trop aisément reconnaître. Le vrai Basile sait à merveille se camoufler. Il ne se démasque que le moment venu et en cas de besoin.

Le but que poursuit l’Église depuis le ive siècle de l’ère chrétienne, c’est de mettre la main sur le mécanisme mondial et, sous couleur d’instaurer sur la terre le règne de son Dieu, d’y établir solidement celui de son clergé. Cette dictature à la fois spirituelle et temporelle, les cléricaux l’ont eue ; ils l’ont en partie perdue et ils ambitionnent de la reconquérir. Cette reconquête, c’est le but vers lequel ils marchent formant trois colonnes : la première est composée des ambitieux ; la deuxième des hypocrites et la troisième de la masse des ignorants, des crédules et des niais.

L’idéal inavoué des cléricaux, c’est le moyen âge, que leurs légendes qualifient de « bon vieux temps ». L’organisation politique qui a secrètement toutes leurs préférences, ce serait, si possible, la monarchie absolue et, au pis aller, la monarchie constitutionnelle ; de toutes façons, un pouvoir fort et centralisé constamment en état de contenir les aspirations populaires tendant à l’émancipation des masses laborieuses, et toujours en mesure de mâter ces aspirations aussitôt qu’elles prennent une tournure alarmante.

L’interprétation de l’Histoire, d’après l’esprit clérical, est tout à fait singulière. Elle mérite d’être notée. Voici comment s’exprime sur ce point le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle. « Vous croyez peut être qu’il s’est opéré, au xvie siècle, une réforme qui, au prix d’un million de têtes, a émancipé la conscience humaine ? Vous avez peut-être lu quelque part que, deux siècles après, il a surgi du sol de France toute une cohorte de philosophes, Voltaire en tête, qui, sans autres armes qu’un flambeau et un fouet, ont chassé et refoulé dans les ténèbres du Moyen-Âge les fantômes sanglants qui tentaient d’en sortir. Et vous aurez sans doute entendu dire que, vers la fin de ce même siècle, il s’est trouvé toute une autre pléiade de grands hommes pour traduire dans les faits sociaux les conquêtes de la philosophie. Sous le nom de Révolution, ou plutôt d’Évolution, vous saluez l’ère nouvelle où, pour la première fois, le mot d’humanité a pris un sens ; où l’homme, devenu l’égal de l’homme, a pris possession de lui-même et a pu s’acheminer enfin, libre d’entraves, vers ses glorieuses destinées. La liberté matérielle et morale, le progrès des sciences, l’avènement du règne de la Justice, l’adoucissement des lois pénales, l’épuration des mœurs, tous ces fruits du travail de nos pères vous semblent beaux à l’œil, doux à la bouche ; vous trouvez, en définitive, que l’arbre de la science du bien et du mal ne mérite plus aujourd’hui les malédictions dont il fut couvert au temps de notre premier père ?

Eh bien ! Votre erreur est complète. Luther n’est qu’un suppôt de Satan, et Voltaire est Satan en personne. Le xvie siècle que, dans votre naïveté, vous appelez le siècle de la Renaissance, n’est que le triomphe momentané de l’impiété et de la révolte contre Dieu, révolte justement punie par les sacs de Magdebourg et la Saint-Barthélemy. C’est aussi justement, depuis lors, que l’homme, privé de la lumière céleste, dont les bûchers de l’Inquisition n’étaient qu’un reflet, erre à tâtons dans la région des ténèbres. Le grand siècle, c’est le suivant : illustré par les Dragonnades des Cévennes, et par la bulle Unigenitus. Au Xxviiie siècle, le flambeau de la Foi parait s’éteindre ; Voltaire, Helvétius, le baron d’Holbach, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Diderot et les Encyclopédistes, toutes les portes de l’Enfer enfin vomissent contre la religion leur souffle empesté. Mais rassurez-vous, l’Évangile l’à dit, les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle. Dans ces temps mauvais, il se trouve encore quelques justes, en faveur desquels Dieu pardonne encore à Sodome et à Gomorrhe. Les saintes traditions sont continuées par l’abbé Dubois, Fréroz, Nonotte, Patouillet, Mme  Dubarry et l’abbé de Bernis et les fidèles goûtent encore quelques consolations autour des échafauds de Calas et du Chevalier de la Barre. Les vengeances de Dieu éclatent par le déchaînement des passions révolutionnaires ; et contre ces scélérats de Bailly, de La Fayette, de Hoche et de Marceau, Dieu suscite les Macchabées de la Vendée, ces héros de la Foi qui ont sauvé la France malgré la Convention. »

Le morceau est un peu long. Mais il faut considérer qu’il est extrait du Grand Larousse Universel et qu’il emprunte à cette origine une saveur toute particulière.



J’ai dit, un peu plus haut, que le cléricalisme, autrement dit le Parti-Prêtre, travaille à la reconquête de l’hégémonie mondiale et que cette armée noire s’avance sur trois colonnes : celle des ambitieux, celle des hypocrites et celle des imbéciles.

Ces trois colonnes constituent un front étendu et compact dressé contre l’esprit des sociétés modernes, et ces trois colonnes forment une armée redoutable dont toutes les parties reçoivent les mêmes mots d’ordre et obéissent à la même direction. Ce sont les ambitieux qui donnent l’impulsion ; mais ils le font si discrètement, que les hypocrites n’aperçoivent que faiblement le point de départ et le but immédiat des mouvements ordonnés et que les imbéciles exécutent ces mouvements et subissent l’impulsion sans comprendre où on les mène. La grande habileté du Jésuitisme contemporain ― qui est l’âme du cléricalisme ― consiste à cacher sa main, à masquer son but, à ne plus parler autant de la gloire de Dieu et des intérêts supérieurs de l’Église, mais à rallier à sa cause les intérêts matériels en se faisant aussi mondain que le siècle. Son grand art consiste à faire peser sur les peuples des terreurs imaginaires et à s’ériger en défenseur des grands principes sociaux de la famille, de la propriété et de l’État. Les meneurs du cléricalisme ne manquent jamais d’envahir les avenues du Pouvoir, afin de se faire les distributeurs des honneurs, des bénéfices et des sinécures grassement rétribuées. En s’adressant à la gloriole idiote des uns et à la basse cupidité des autres, les cléricaux ont toujours la certitude de grouper autour d’eux, une nombreuse et fervente clientèle. C’est par de tels moyens qu’ils parviennent souvent, très souvent, trop souvent, à trouver des appuis et des complicités parmi ceux-là mêmes qui, dans leur jeunesse, ont reçu une éducation libérale et laïque et qui, appartenant à la bourgeoisie, sont initiés à tous les progrès de la science, des arts, de l’industrie, du négoce et de la finance. Ceux-là, ce sont les hypocrites, les composants de la deuxième colonne. Quant aux sots et crédules, superstitieux et ignorants, qui forment la troisième colonne, ils sont légion. Ce sont les « bonnes âmes » ― entendez par là les crétins ― des villes et des campagnes qui se marient à l’Église, vont a confesse, communient à Pâques, font maigre le vendredi, se rendent à la messe le dimanche, font baptiser leurs enfants, leur font apprendre le catéchisme et faire leur première communion et meurent enfin munis des Sacrements de l’Église. C’est toute cette race indécrottable de moutons de Panurge qu’on flatte en les qualifiant de « braves et honnêtes gens », bien qu’ils ne soient ni honnêtes ni braves, à moins que l’honnêteté ne réside dans la crainte et le respect du gendarme et du garde champêtre, à moins qu’il ne suffise, pour être brave de faire comme tout le monde et d’éviter de vivre en délicatesse avec le Code.



Sur la route du Progrès social, le cléricalisme multiplie les embuscades et les obstacles. Du haut des chaires innombrables dont dispose le clergé de toutes les religions, la parole de résignation et d’obéissance retentit et s’adresse à des auditoires considérables. Les homélies qui, des lèvres des curés, des missionnaires, des pasteurs et des rabbins, tombent en pluie de soumission sur les foules que le culte rassemble dans les lieux où l’on prie, ces homélies entretiennent dans les masses les préjugés et les erreurs, sur lesquels reposent et perdurent les sociétés autoritaires et capitalistes que la propagande et l’action anarchistes ont la mission d’abattre. La bourgeoisie voltairienne a-t-elle compris que le cléricalisme est le rempart qui protège et défend le plus solidement ses privilèges de classe ? La démocratie républicaine et laïque s’est-elle rendu compte que l’athéisme conduit directement et fatalement à l’Anarchisme et que, du jour où les hommes auront eu la sagesse de vider le ciel des béatitudes fallacieuses dont les religions s’ingénient à l’embellir, ils travailleront à peupler la terre des félicités que permettent, d’ores et déjà, de réaliser les applications de la science ? Il me paraît judicieux de répondre à ces questions par l’affirmative. Car bourgeois Voltairiens, républicains, laïcs, démocrates consentent bien à faire la guerre au cléricalisme, mais pas à la religion. Ils se disent et croient être anticléricaux ; mais ils ne sont pas antireligieux, Et pourtant !…

Actuellement, le Cléricalisme est moins un courant religieux qu’un parti politique, une organisation économique et un mouvement social.

Il garde sa doctrine religieuse qui est sa raison d’être, ses temples qui lui permettent de réunir ses adeptes et de les tenir dans sa main, ses écoles par lesquelles il assure le renforcement de son influence, ses œuvres grâce auxquelles il reste en contact, hors des cérémonies cultuelles, avec le public. Mais un observateur averti ne saurait être abusé : ce n’est plus la foi religieuse qui fait sa force et son action serait inopérante, si elle se cantonnait dans le domaine exclusivement confessionnel.

Même quand il est ostensiblement combattu par certaines fractions de la bourgeoisie, le Cléricalisme est sournoisement soutenu par ces fractions qui, escomptant son appui aux heures difficiles, sont contraintes à le ménager. Même quand il est publiquement attaqué par certains partis politiques dits « de gauche » il est défendu, indirectement et dans la coulisse, par ces mêmes partis qui ont intérêt à ne pas se rendre hostiles les masses électorales dont il inspire les suffrages.

Ces fractions et ces partis se doivent de ne pas heurter de front la Religion, parce qu’ils sont anticléricaux, mais ne sont pas antireligieux. Ils professent l’opinion que le « spirituel » et le « temporel » sont choses entièrement distinctes et qui peuvent rester étrangères l’une à l’autre. Ils prétendent que la religion est une affaire de conscience individuelle, et d’ordre privé et ― fait incroyable et pourtant exact ― c’est au nom même de la liberté, qu’ils proclament un principe sacré et inviolable, qu’ils se déclarent respectueux des sentiments religieux que chacun peut avoir.

Profonde et dangereuse est l’erreur de ces anticléricaux.

Tout d’abord, il n’est pas vrai que le « temporel » et le « spirituel » puissent pratiquement vivre dans l’ignorance, encore moins dans l’indépendance réciproques.

Pour le croyant attaché à une religion, le « spirituel » c’est tout ce qui a trait à l’âme et le « temporel » tout ce qui concerne le corps. Le croyant prie : fait spirituel ; il mange : fait temporel. Il songe à la vie éternelle et s’y prépare : fait spirituel ; il se préoccupe de la vie terrestre et des besoins immédiats et matériels qu’elle implique : fait temporel. Comme croyant, il est l’égal de tous, sans qu’il faille tenir compte de sa situation : position spirituelle ; mais, comme homme, il est riche ou pauvre, patron ou ouvrier, gouvernant ou gouverné : position temporelle.

Son existence se trouve, ainsi, et à tout instant, le fait d’un indissoluble amalgame du « spirituel » et du « temporel », des besoins de l’âme et des nécessités du corps, de l’égalité religieuse et de l’inégalité sociale.

Et il serait possible qu’une distinction, qu’une sorte de cloison étanche séparât, isolât sa vie spirituelle de sa vie temporelle ?

Le penser serait tout simplement absurde. Cet isolement peut-être conçu spéculativement, mais, pratiquement il ne peut exister.

« Car, pour être croyant, on n’en est pas moins homme. »

Pour le croyant, la vie n’est due qu’à l’union intime de l’âme et du corps et la séparation du corps et de l’âme, c’est la mort. En sorte que vouloir séparer ce qui intéresse l’âme (le spirituel) du croyant de ce qui touche à son corps (le temporel) ce serait le condamner à mort dès sa naissance. Ce serait, il faut l’avouer, apporter à ce problème délicat du « temporel » et du « spirituel », une solution aussi imprévue qu’insensée.

En dépit de la multiplicité de ses organes et de la complexité de ses besoins, l’individu est un. Il n’est pas, quoi qu’on puisse dire, un agrégat composé de deux éléments simples et de nature différentes : le corporel et l’incorporel. Il forme un tout parfaitement homogène dont les diverses parties sont unies par une rigoureuse solidarité ; et si, pour satisfaire aux exigences d’une classification utile, voire nécessaire, on a groupé ses fonctions et ses besoins en spirituels et en matériels, ce n’est pas parce que cette classification correspond à une réalité, mais uniquement parce qu’elle favorise l’observation, facilite l’étude de ce qui est humain et fournit au langage des expressions qui qualifient des phénomènes d’un ordre distinct.

Le corps humain est une merveille de délicatesse et de complexité ; c’est aussi une merveille de solidarité, c’est-à-dire d’unité dans la diversité. On ne peut donc raisonnablement séparer ce que, dans le vocabulaire des religions on appelle le « spirituel » de ce qu’on dénomme le « temporel » ; encore moins est-il possible d’opposer ceci à cela : l’homme est un.

Il éprouve le besoin de penser comme celui de digérer. Il pense avec son cerveau et digère avec son estomac ; comme il voit avec ses yeux et entend avec ses oreilles. Mais si le cerveau, l’estomac, les yeux et les oreilles, sont les sièges et les organes de fonctions diverses, l’être qui pense est le même que celui qui digère, voit et entend.

Les anticléricaux qui veulent séparer, isoler le « spirituel » du « temporel » tombent, à leur insu, dans le piège que leur tendent les arguties théologiques. Ce sont des religieux qui s’ignorent.

Pour moi qui ai banni de mon esprit toute croyance religieuse et qui, partant, repousse cette idée du « spirituel », idée mystique, qui ne représente rien de réel ; pour moi qui ne sépare pas l’être humain en corps matériel et périssable et en âme immatérielle et impérissable ; pour moi qui, dans ces conditions, ne saurais admettre que l’âme prisonnière, dans le temps, de sa loque mortelle, soit appelée à entrer dans la vie éternelle, dès qu’elle aura cessé d’être captive, le problème de la confusion où de la séparation du « spirituel » et du « temporel » ne se pose même pas.

Mais il se pose pour les simples « mangeurs de curés » et pour les politiciens « de gauche », et je viens d’établir que la séparation qu’ils tentent est impossible, du fait que le croyant est un être soumis à toutes les nécessités naturelles. On peut même concevoir qu’il cesse d’être croyant sans cesser d’être un homme, tandis qu’il n’est pas possible d’imaginer qu’il cesse d’être un homme sans qu’il cesse, ipso facto, d’être un croyant. En d’autres termes, un homme peut vivre sans croire, mais il ne peut vivre sans boire, manger, dormir, respirer, etc., ce qui fait que, si l’individu peut négliger le « spirituel », il lui est radicalement impossible, quelque part qu’il accorde au spirituel, de négliger le « temporel ».

Le « temporel » peut, à la rigueur, ignorer le « spirituel » et n’en tenir aucun compte, alors que, par contre, le « spirituel » ne peut ignorer le « temporel » et est dans la nécessité d’en faire état.

Lorsque les anticléricaux, se disant respectueux du « spirituel », demandent que le croyant ne mélange pas le « spirituel » et le « temporel », ils demandent donc l’impossible.

S’il est impossible à un croyant, pris individuellement, vécût-il dans la solitude, de séparer pratiquement le « spirituel » du « temporel » il l’est, a fortiori, à l’homme vivant en société, à l’être social.

Ce croyant est plongé dans un milieu social donné ; il Y est comme dans un bain dont il subit la température et les propriétés. Allez-vous lui demander de rester indifférent au froid excessif ou à la chaleur exagérée du liquide ? Croyez-vous que, s’il gèle, il ne tentera pas d’élever la température de son bain et que, s’il cuit, il ne cherchera pas à l’abaisser ?

Pensez-vous que, s’il peut choisir entre un bain de vitriol et un bain d’eau parfumée, il ne préfèrera pas l’eau au vitriol ?

Soyez certain, absolument certain, qu’il mettra tout en œuvre pour que son bain soit d’eau parfumée et non de vitriol, de liquide propre et non sale, de température moyenne et non trop basse ou trop élevée. J’espère que vous n’en pouvez douter.

Eh bien ! Sachez, radicaux, francs-maçons, anticléricaux et libres-penseurs de toutes nuances et de tous groupements, que, pour le chrétien ― je parle du chrétien sincère, convaincu, désintéressé, loyal, du chrétien pour qui la religion n’est une question ni de bonne compagnie, ni d’avancement, ni de boutique, du chrétien qui aime véritablement son Dieu et qui, plutôt que d’abjurer sa foi est prêt à souffrir ― sachez, dis-je, que, pour ce chrétien, une Société sans Dieu, c’est l’eau sale, c’est le liquide brûlant ou glacial, c’est le vitriol ; sachez que l’eau propre, le liquide à température moyenne et l’eau parfumée, c’est la société chrétienne. Sachez que ce chrétien a le devoir impérieux de tout faire pour que l’eau de son bain se débarrasse de sa crasse et devienne propre, pour que la température cesse d’y être trop élevée ou trop basse et pour que l’eau parfumée remplace le vitriol. Sachez que s’il ne consacrait pas tous ses efforts, toutes ses ressources, tous ses moyens d’actions à obtenir, pour lui et ses frères, ce résultat, il encourrait la damnation éternelle. Sachez que, si sa conscience ne suffisait pas à lui imposer l’étroite obligation de travailler dans ce sens, il y serait poussé par les prédications de ses pasteurs, par les conseils ou menaces de son confesseur, par les journaux qu’il lit, par la propagande qu’il soutient, par le groupe chrétien dont il fait partie, par son entourage et par sa famille.

Rappelez-vous que, de tous temps et en toutes circonstances ― on ne saurait trop le répéter ― l’Église s’est mêlée aux événements temporels, que son action a constamment pesé sur les événements dans toute la mesure de ses forces, qu’elle a toujours, secrètement mais passionnément, ambitionné de tenir l’humanité sous son joug, que son histoire : toute de ruses, de mensonges, de manœuvres politiques, de despotisme et de violence atteste qu’elle a sans cesse été animée de l’irréductible volonté de modeler la société à son image et qu’elle a mis au service de ce but toutes les ressources de sa diplomatie, toutes les forces de son organisation et toute la puissance de ses trésors.

Conclusion : Si vous avez la ferme volonté de faire échec aux manœuvres du clergé, si vous êtes résolus à barrer la route aux desseins ambitieux des représentants de la Religion, ne vous bornez pas à combattre le cléricalisme, faites à la religion elle-même une guerre sans merci. Ne vous contentez pas d’être « des mangeurs de curés », attaquez-vous à Dieu lui même ; soyez antireligieux.

Le cléricalisme est un mouvement politique et social mais à base religieuse. C’est cette base qu’il faut saper hardiment et avec persévérance. ― Sébastien Faure.


CLIQUE. n. f. Ce mot ne s’emploie jamais de façon bienveillante et sert généralement à désigner une association ou un groupe d’individus méprisables et desquels il faut se méfier. Même lorsque l’on se sert de ce mot sans intention malveillante « une joyeuse clique », le qualificatif ne détruit pas le sens péjoratif du mot et laisse supposer que cette « joyeuse clique » est composée d’éléments peu recommandables. La clique désigne également la musique d’un régiment : la « clique militaire » et dans le jeu de cartes l’association de certaines figures.


CLOÎTRE. n. m. Habitation religieuse pour hommes ou femmes voulant se livrer à la vie monastique. Le nombre des cloîtres a notablement diminué en France ; mais il en existe encore beaucoup en Belgique, en Italie et surtout en Espagne. L’institution du cloître remonte au vie siècle environ ; cependant, les solitaires qui désiraient s’adonner à la vie contemplative se retiraient dans des couvents dits « couvents cloîtrés ».

C’est surtout en Orient que les moines se détachaient complètement de la vie extérieure et s’enterraient dans des « couvents cloîtrés ». En Occident, le couvent et le monastère servaient de refuge à ceux qui, tout en s’éloignant du monde, continuaient cependant à vivre en commun. (Voir Couvent et Monastère.) Le cloître occidental, à ses origines, eut donc les mêmes attributions que le couvent cloîtré en Orient ; mais il ne tarda pas à se transformer et à servir trop souvent de prison. Il fut le tombeau de quantité de jeunes gens qui étaient une gêne et une menace pour leur caste ou leur famille. Afin de se débarrasser de ses enfants pour laisser un titre et une fortune au premier né, bien des pères firent jeter leurs fils cadets dans des cloîtres, et ceux-ci furent également le refuge de quantités de femmes, victimes de l’autorité arbitraire du chef de famille, qui préférèrent la mort lente de la vie claustrale à la violation de leurs plus intimes sentiments. Les portes du cloître se fermèrent maintes fois sur des philosophes et des savants qui osaient s’attaquer au dogme de l’église et dont les idées étaient jugées subversives par l’Inquisition.

L’institution du cloître, on peut s’en rendre compte par les faits qui illustrent toute l’histoire du christianisme, produit des monstruosités. Quoi qu’il en soit volontaire ou contrainte, la vie claustrale est un crime contre la nature, et Diderot a, de son verbe violent, flagellé ceux qui s’y livraient.

« Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme : la Liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. » (Diderot.)


CLUB. n. m. Mot d’origine anglaise. Anciennement, le club était une association de bons camarades qui se réunissaient entre eux pour se distraire ; mais petit à petit il évolua et devint, aux époques troublées, un centre politique jouissant parfois d’une influence considérable. Le premier club politique français se forma en 1782 sous le ministère Calonne qui interdisait à ses membres de causer politique ou religion. Presque immédiatement, se créèrent d’autres clubs, mais ils furent tous dissous par ordonnance royale en 1789. Cependant, l’orage politique et social qui pointait à l’horizon ne permettait pas aux hommes qui allaient jouer un rôle dans la Grande Révolution et qui prévoyaient les événements, de se tenir éloignés les uns des autres. Un contact permanent leur semblait indispensable et, malgré l’ordonnance royale de 89, d’autres clubs se reformèrent presque aussitôt. Il en sortait de terre dans chaque centre, dans chaque quartier, dans chaque rue. Ce fut d’abord le club des Jacobins, le club de Montrouge qui comptait Mirabeau parmi ses membres, le club du faubourg Saint-Antoine, le club de Clichy, le club des Monarchistes, et combien d’autres. Mais les plus importants de ces clubs, et qui jouèrent un rôle de premier ordre dans l’histoire de la Révolution furent, sans contestation, le Club des Cordeliers et le Club des Jacobins.

Le premier comptait parmi ses membres des hommes comme Camille Desmoulins, Marat et Danton. On peut donc comprendre quelle fut sa puissance et qu’il dirigea pendant un certain temps toute la politique révolutionnaire. Il fut cependant supplanté par le club des Jacobins qui était animé par l’esprit et la force de Robespierre, et était, en outre, le centre d’un mouvement considérable. Un grand nombre de sociétés se rattachèrent à lui et il avait des branches dans tous les grands centres du territoire. Il avait son siège dans un couvent qui avait auparavant été habité par les moines jacobins et toutes les questions qui étaient présentées à la tribune nationale étaient, avant, débattues et discutées à la tribune du club. Il exerçait une telle influence, qu’il menaça à plusieurs reprises les pouvoirs constitués.

Quelles que soient les erreurs commises au sein de ces différents clubs qui se déchiraient en défendant chacun une politique différente, il faut cependant reconnaître qu’ils étaient animés d’un sincère désir de voir triompher la Liberté dont ils avaient, à notre point de vue anarchiste, une conception erronée. C’est ce qui explique peut-être, dans une certaine mesure, les ligues qui se formèrent contre eux et réussirent, à la fin, à les détruire. La Révolution écrasée, le Consulat, l’Empire et la Restauration ne tolérèrent pas l’organisation des clubs. Ils furent remplacés par des sociétés secrètes.

Après la Révolution de 1830, un grand nombre de citoyens essayèrent de former « le club du ménage » de la rue Montmartre ; celui-ci fut immédiatement fermé par ordre du gouvernement ; et ce n’est qu’en 1848 que nous voyons apparaître le club Blanqui et le club Raspail, particulièrement fréquentés par les socialistes révolutionnaires. Ils disparurent également avec la seconde république.

Le club est redevenu aujourd’hui ce qu’il était à son origine : une association ― le plus souvent d’aristocrates ― où se réunissent, pour occuper leurs loisirs, les hommes d’un même « monde ». Le club est presque devenu synonyme de cercle. Il y a, en Angleterre, des clubs ouvriers dont l’unique but est d’offrir des distractions collectives aux travailleurs, ou encore d’acheter, à meilleur compte, pour les fêtes de Pâques et de Noël, les marchandises indispensables au festin traditionnel. En France, il y a bien encore quelques clubs politiques, mais ils ne présentent pas le caractère des grands clubs du passé et n’exercent pour ainsi dire sur le public aucune influence.


COALITION. n. f. Réunion de plusieurs individus, groupes, gouvernements ou États, pour la défense de leurs intérêts, contre un ennemi momentané. La coalition offre ceci de particulier : qu’elle n’associe pas des individus de même tendance ou de mêmes idées, des gouvernements de même nature, des nations de même race s’orientant vers un même but, mais qu’elle est formée le plus souvent d’adversaires paraissant irréconciliables et qui font une trêve lorsqu’ils sont menacés particulièrement par un danger commun ou que des intérêts immédiats les placent côte à côte. On a vu, en certaines circonstances, des hommes politiques les plus hostiles les uns aux autres, dont les doctrines étaient diamétralement opposées, s’associer pour combattre une force qui prétendait les écraser les uns et les autres. Les élections législatives de mai 1924, en France, donnèrent le jour à un bloc qui groupait des éléments de toutes tendances, sauf les Anarchistes naturellement, et qui n’était qu’une coalition des forces politiques de gauche contre celles de droite.

Il y a aussi les coalitions guerrières et, depuis l’entente qui fut conclue en 1124 entre Henri I, roi d’Angleterre et l’empereur Henri V, pour envahir la France, jusqu’en 1815 époque où Napoléon fut définitivement battu, de nombreuses coalitions se formèrent contre la France. La plus dangereuse ― et pour cause ― fut celle qui menaça la Révolution et qui était inspirée par la crainte et la terreur qui gagnaient l’aristocratie, la noblesse et les monarques de toute l’Europe qui voyaient leurs trônes chanceler. C’est aussi une coalition qui se forma en 1914 contre l’empire germanique qui eut à se défendre contre toutes les grandes puissances d’Europe, auxquelles vinrent se joindre certaines nations américaines et asiatiques. Mais la plus monstrueuse des coalitions modernes fut celle qui menaça, dès les premiers jours de 1918, le superbe mouvement révolutionnaire des travailleurs russes. Tout fut mis en œuvre pour étouffer en son berceau ce foyer qui illuminait l’Est et menaçait d’embraser tout le vieux Monde. Intervention militaire, guerre économique, rien ne fut oublié. Sans égard pour les femmes, les enfants ou les vieillards, la coalition de la bourgeoisie interdisait l’exportation en Russie de toute matière quelle qu’elle fût et c’est elle qui doit être tenue pour responsable de cette désastreuse et terrible famine qui décima une grande partie de la population slave.

À côté de toutes ces associations politiques et nationales, aux buts imprécis et éphémères, il y a cette constante coalition économique qui ne vise qu’à écraser la classe ouvrière, pour que le capitalisme puisse rester le maître absolu de toute la richesse sociale. Toute l’industrie, tout le commerce, toute la finance, au-dessus des diverses tendances politiques qui les animent, se coalisent contre l’ennemi commun : le prolétariat ; et tentent, en formant un bloc compact, d’endiguer l’évolution des classes inférieures qui prennent chaque jour un peu plus conscience de leur force et de leurs possibilités. La coalition de toutes les forces du capitalisme est la plus dangereuse ; car elle n’hésitera pas à abandonner toutes les luttes d’ordre politique ou national, pour se trouver unie et puissante en face de la classe ouvrière, lorsque celle-ci, débordant des cadres de la légalité prendra le chemin de la révolution.

Il faut, pour triompher, se servir d’armes de valeur au moins égales à celles de ses adversaires et c’est pourquoi à la coalition des puissances d’argent la classe ouvrière, si elle veut sortir victorieuse des batailles qu’elle aura à livrer à la bourgeoisie, doit opposer la coalition solidement organisée de tous les exploités.


CODE. n. m. On appelle Code le corps des lois qui régissent les sujets d’un même État. Les Codes se différencient suivant les matières qu’ils condensent dans leur système impératif.

De grandes sociétés ont pour leur action interurbaine ou internationale des règlements homogènes qu’on appelle Codes par assimilation et par métaphore : on dit le Code des Courses.

Enfin, on donne le nom de Codes : 1o  à des tables de signaux ; 2o  à des vocabulaires composés de mots abréviatifs ou de termes conventionnels, pour assurer le secret d’un texte transmis ou en simplifier la teneur. Nous ne nous occuperons que des Codes créés par le travail législatif.

I
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La France a cinq Codes fondamentaux.

On place en tête du Code civil les lois organiques, celles qui déterminent la forme de la constitution et qui en réglementent le jeu.

Code civil. ― Le Code civil se divise en livres, les livres en titres, les titres en chapitres, les chapitres en articles.

Le premier livre, est relatif à l’état des personnes et le second à la condition des biens.

Pour les personnes, le Code règle la jouissance et la privation des droits civils ; le mariage et le divorce ; la paternité et la filiation ; la puissance paternelle, la minorité, la tutelle et l’émancipation ; la majorité, l’interdiction et le Conseil judiciaire.

Pour les biens, le Code détermine la distinction entre les immeubles et les meubles, le droit de jouir et de disposer que confère la propriété, la manière légale dont elle s’accroît par l’accession, les démembrements qu’elle subit par l’usufruit, l’usage et l’habitation, les restrictions que lui imposent les servitudes. Le troisième livre comprend les différentes manières dont on acquiert la propriété : successions, donations, contrats ; la vente, l’échange, le louage, le prêt sont les principales obligations conventionnelles qui transmettent la propriété ou la possession. Des titres spéciaux déterminent les différents régimes du contrat de mariage et les droits respectifs des époux sur leurs biens propres ou communs ; d’autres titres réglementent le dépôt, le mandat, le cautionnement, le nantissement ; d’autres enfin les privilèges et les hypothèques, pour terminer par cette consécration artificielle de la propriété ou cette décharge légale de l’obligation qui s’appelle la prescription.

Code de procédure civile. ― Le Code de procédure civile trace et jalonne la route qui conduit les parties à l’audience et, défaillante ou non, les achemine vers le jugement.

Il leur donne accès aux justices de paix, aux tribunaux inférieurs et, si le taux du litige le comporte, aux tribunaux d’appel.

Il règle la tenue des audiences, leur publicité et leur police, il distingue entre les différentes sortes de jugements suivant qu’ils préparent ou contiennent la décision fiscale ; il assigne à la compétence du juge ses limites, à l’extension de son examen et de sa sentence des frontières ; il organise le recours aux mesures d’instruction préalables (vérifications d’écritures ou enquêtes), et aux mesures d’exécution subséquentes (notamment les saisies).

Il consacre deux livres dans sa seconde partie, à certaines procédures particulières ; parmi celles qui ne dérivent pas du décès, nous citerons les plus usuelles, celles qui tendent à la séparation de biens, à la séparation de corps, à l’interdiction ; les plus spéciales concernent les appositions et levées de scellés, les opérations d’inventaire, les renonciations de femmes mariées ou d’héritiers.

Le dernier livre traite des arbitrages.

Le Code de Procédure civile a mauvaise réputation dans le monde profane. L’expression : « se jeter dans le maquis de la procédure » a fait fortune. Cette formule pittoresque doit son succès à son auteur : le bâtonnier Labori ; elle eût paru plaisante ou piquante en lui rappelant les coutumes corses familières à l’architecte du Code Napoléon. Nous croyons devoir mettre en garde les simplificateurs à outrance contre le danger des arasements.

Le Code de procédure est parti d’un principe qui intéresse la liberté. Nul homme ne doit être jugé par surprise, sans avoir été entendu ou dûment appelé, sans avoir eu loisir, licence et faculté de se justifier. La demande formée contre lui doit être déterminée et délimitée avant les débats. Vous ne pouvez m’attirer devant un juge pour me réclamer le prix d’un bœuf, et le juge me condamner, de complicité avec vous, pour menées anarchistes.

De là les précautions strictes prises par la loi pour que la citation soit régulière, pour que le jour d’audience ne soit pas arbitrairement ni clandestinement fixé, pour que les écritures qui précisent la demande et la défense soient respectivement échangées, pour que les adversaires sachent sur quel terrain ils combattent et que le juge ne puisse ni l’étendre ni l’excéder, pour que le défendeur défaillant soit admis à faire tomber un jugement qu’il a pu ignorer et pour que la condamnation civile soit exécutée quand celui qu’entame le glaive justicier a pu opposer tous les boucliers licites à toutes les entailles légitimes.

La loi suisse, dans ce souci de prudence et de préservation est encore plus exigeante et meilleure que la nôtre. Elle impose au demandeur, à l’appui de sa citation, la désignation de toutes les pièces dont il entend se servir.

Les dérogations au formalisme, quand ce formalisme est rationnel, dégénèrent facilement en abus. Nous avons vu récemment, dans une Cour d’appel du Sud-Ouest, un intime faire passer au juge vingt pages de conclusions qui développaient une argumentation sur laquelle s’est fondé l’arrêt, et qui était restée confidentielle faute d’avoir été signifiée, conformément à l’arrêt. Devant les Tribunaux de Commerce où la procédure est rudimentaire, afin d’être expéditive, il se produit chaque jour des courts-circuits fâcheux. Les juges, chargés du délibéré, reçoivent des dossiers contenant, outre les pièces, des notes qui constituent une plaidoirie écrite, soustraite à la vue de l’adversaire, et des jugements sont rendus sur des moyens non discutés, non prévus.

La Procédure n’est pas si dédaléenne, si tortueuse, si compliquée, si imbriquée, si byzantine, ni si casuiste qu’aiment à le croire les défricheurs. Arrachons ses broussailles, disent ils, et nous aurons devant nous la plaine ; qu’ils prennent garde à la forêt de Bondy ! Les vagues se heurtent ; le conflit des intérêts ne se résout pas tout seul dans l’amplitude rythmée des ondes que les vents capitalistes poussent vers le rivage. Il faut plaider et les plaideurs sont trop. L’étroitesse des portes les retarde plus que les degrés de l’escalier. Il y a, au Palais, des rôles encombrés, comme il y a, dans Paris, des carrefours embouteillés.

Le code pénal énumère les actes qu’il proclame coupables et punissables ; il les distribue en trois catégories : les contraventions, les délits et les crimes. Il leur assigne des peines proportionnées à leur gravité théorique ; il laisse aux juges le soin de se mouvoir suivant les espèces, mais en observant le tarif du catalogue, entre un maximum et un minimum applicable à la classe de l’infraction commise ou du forfait soit tenté soit accompli. Il va de l’amende à la peine de mort, et les plus généreuses protestations n’ont pu encore arracher la guillotine à ses dalles juridiques et judiciaires.

Deux lois salutaires et humaines ont tempéré la rigueur des textes primitifs : l’une fort ancienne, qui a permis l’admission des circonstances atténuantes, l’autre déjà vieille mais qu’ont souhaitée d’abord, qu’ont vu naître ensuite des juristes à barbe blanche : la loi sur la suspension des peines dite « loi Béranger ».

La sévérité des peines qui frappaient l’infanticide a été atténuée par des dispositions plus récentes encore ; les filles mères délaissées dont là faute et l’égarement attestaient l’égoïsme du mâle ont fait fléchir la sollicitude du législateur pour son protégé d’ordre public : l’enfant.

Le Code d’instruction criminelle. ― Le Code d’instruction criminelle institue la poursuite et la répression. « La procédure criminelle, dit avec beaucoup de précision et de netteté, le répertoire juridique de Dalloz, présente trois périodes distinctes : « dans la première, elle recherche les traces du crime ou du délit et s’efforce d’en découvrir les auteurs ; dans la seconde, elle apprécie le caractère légal du fait et, après en avoir rassemblé les preuves, elle détermine, s’il y a lieu, le tribunal compétent pour en connaître ; dans la troisième enfin elle amène le prévenu devant ce tribunal, soumet l’accusation et la défense à des règles nécessaires, destinées à protéger leurs droits respectifs, et entoure le jugement des formes les plus propres à en assurer la maturité et la sagesse. »

Nous n’avons pas voulu tronquer cette citation orthodoxe ; nous voulons bien considérer que cet équilibre impartial entre l’accusation et la défense garantit la maturité et procure la sagesse des jugements : tel est du moins le vœu de la loi.

La loi n’est pas moins prudente quand elle tente de garantir les innocents ou les simples suspects contre les arrestations arbitraires, les détenus contre l’indifférence ou l’oubli qui les laisseraient macérer dans les geôles ; le droit essentiel, droit primordial de l’homme et son droit à la liberté. Mais, ayant satisfait à cette prudence préliminaire, le Code d’instruction criminelle ouvre au magistrat instructeur un crédit illimité.

Un professeur de droit, un savant criminaliste dont la Faculté de Paris a conservé avec estime le souvenir, aimait à poser, comme examinateur, une question qui prenait au piège l’étudiant irrégulier, celui qui n’avait pas suivi les cours du maître : ― Quel est, en France, le magistrat qui jouit du pouvoir le plus étendu ? ― Le Président de la République, répondait le candidat. ― Non, le juge d’instruction.

Ce pouvoir absolu a d’abord été mitigé dans la pratique par la collaboration et la surveillance du Parquet dont le juge ne saurait dépendre, mais dont il accepte l’autorité. La loi a tempéré elle-même l’autocratie d’un régime qui est en communication constante avec le régime cellulaire. Elle a rendu l’instruction contradictoire. Il faut entendre par là que l’inculpé ne peut être interrogé ni confronté sans l’assistance de son avocat, et que le défenseur est appelé à prendre connaissance, vingt-quatre heures avant ces actes judiciaires, des pièces réunies par l’information.

Le juge dicte au greffier la rédaction des témoignages reçus et des déclarations recueillies : le progrès des appareils qui inscrivent là parole permet de prévoir que des disques, pièces accessoires de conviction, enregistreront les paroles mêmes des comparants.

Quoique modérée, l’autonomie du magistrat instructeur reste encore autocratique. Par des enquêtes officieuses, il peut tenir en échec le contrôle de l’instruction contradictoire ; par la détention préventive, par les commissions rogatoires données en France ou à l’étranger pour auditions de témoins ou vérifications de mandats, par les perquisitions, par les saisies et notamment celle de la correspondance, il peut ruiner le crédit ou la réputation d’un prévenu, il peut faire d’un justiciable un cadavre effectif, avant qu’il ne soit un condamné étiqueté ou un condamné à dommage irréparable. C’est dans la conscience du juge que se trouve le régulateur de cette puissance inexorable ; il faut à cette conscience tant de sagacité, tant de perspicacité, une vigilance si persévérante qu’on aimerait à voir la loi française faire quelques emprunts à la législation anglaise et s’inspirer des principes que consacre l’ « habeas corpus ». Il n’est pas téméraire de penser que tout prévenu, dont la détention préventive aurait dépassé deux mois, devrait être déféré à un jury qui, connaissance prise des charges relevées et des présomptions acquises, statuerait, par un avis motivé, sur la mise en liberté provisoire. L’avis motivé pourrait tenir la malignité publique en suspens.

Le Code d’instruction criminelle attribue au juge de paix, tenant l’audience de simple police, la connaissance des contraventions, sauf appel quand la condamnation dépasse un taux assez faible d’amende ou de réparations civiles. Nous n’entrons pas dans le détail de certaines extensions qui modifient cette compétence, notamment en matière d’injures ou de diffamations non publiques. Les délits contraventions et les délits, à charge d’appel dans tous les cas, sont déférés aux magistrats ordinaires qui forment le Tribunal correctionnel. Expliquons cette expression : magistrats ordinaires.

Le magistrat français a l’omniscience. Il s’adapte, sans préparation, à toutes les causes : le divorce ou l’hypothèque, la contrefaçon ou le louage d’industrie, la quotité disponible ou le dédit théâtral. Il ne naît pas civiliste ou criminaliste, il le devient, que ses aptitudes comportent ou non ce savoir et cet instinct qui préparent à la déduction ou à l’induction. S’il est nommé juge d’instruction, il s’en réjouit pour la facilité de sa carrière ; s’il est envoyé à une Chambre correctionnelle, il subit cette disgrâce passagère, car le droit criminel est le parent pauvre du droit civil. Il intéresse la liberté, l’honneur, l’avenir, la vie des citoyens. Peu importe. Vous serez jugés doctement si votre cheminée enfume le voisin ; vous serez jugés avec résignation et par complaisance si vos proches anxieux, vos ennemis vigilants, vos concurrents hostiles attendent que la justice vous ayant reçu pâle et blême vous renvoie blanc ou noir.

L’attention du public se porte surtout vers la Cour d’assises et nous devons rendre cet hommage au peuple que le jury est chez nous une institution populaire ; Elle ne s’est pas implantée sans résistance dans l’arène qui rappelle parfois encore au philosophe les combats de gladiateurs.

Au début, le législateur qui toléra le jury, et qui sanctionna son concours, voulut que les jurés fussent appelés à se prononcer sur la culpabilité ou la non culpabilité de l’accusé. Ils ne devaient pas se préoccuper des conséquences pénales qu’entraînait leur verdict. Cette barrière paradoxale et d’un équilibre instable n’est plus qu’une fiction. Il faudra toutefois une réforme législative pour qu’elle soit anéantie.

Plusieurs projets et notamment celui qui a pour auteur un ancien ministre, M. André Hesse, proposent de remettre au jury l’application de la peine ; les magistrats composant la Cour ne seraient plus que des directeurs de débats, des juges d’incidents, des prononciateurs d’arrêts.

Il semble qu’on puisse arriver à une conciliation. Un ancien député de Paris, M. Alfred Martineau l’a tenté, dans un projet de loi déposé, il y a plus de vingt ans, devant la Chambre des députés. M. Alfred Naquet, le père de la loi sur le divorce, a dit de ce projet qu’il était la première pierre d’une grande réforme. Dans toutes les affaires soumises à la Cour d’assises, la question posée au jury en cas de réponse affirmative serait ainsi formulée : « À quel degré l’accusé est-il coupable ? » Le premier degré comporterait la peine de mort puisque, hélas ! elle existe encore ; le second degré les travaux forcés à perpétuité ; le troisième degré les travaux forcés à temps ; le quatrième degré l’emprisonnement au-dessus de cinq ans ; le cinquième degré l’emprisonnement au-dessus d’un an ; le sixième degré l’emprisonnement moindre ; le septième degré l’amende de 1.000 francs à 20.000 francs.

Pour les crimes qui n’emportent pas, selon les dispositions actuelles du Code, la peine capitale ou la peine des travaux forcés perpétuels, les deux premiers degrés seraient enlevés de l’échelle soumise au jury ; dans tous les cas, il pourrait, selon la scélératesse du coupable ou l’indulgence que mériterait son acte, délimiter la peine que la Cour fixerait, désigner le casier où le juge pourrait puiser.

Cette notion du degré de culpabilité implique en effet une grande réforme, ―une réforme morale. Le Code a trouvé suffisante son admission des circonstances atténuantes et a déterminé les peines en fonction du délit, grammaticalement défini. Une saine justice veut que la peine soit déterminée par mensuration sur le coupable. D’où vient cet homme ? Quelles tares héréditaires ont affecté l’intégrité de sa conscience ? Quelle éducation, quelle instruction a-t-il reçues ? Que lui a donné la vie ? A-t-il eu le secours que lui devait la solidarité, le bonheur que lui devait l’égalité ? Quelle nécessité l’a courbé vers le mal ? Quel emportement l’y a entraîné ?

Le juge se prétend lié par la loi. Sans doute, la loi doit, dans certains cas, sacrifier l’intérêt particulier qui est contingent à l’intérêt public qui est permanent. Il est scandaleux qu’un père, s’il n’est pas dans les conditions où le Code permet le désaveu, élève, subisse le fils d’un amant et donne son nom à cet intrus qui n’en peut mais. La paix sociale exige néanmoins que les justes noces créent une présomption légale et que les berceaux ne soient pas exposés au péril des contestations infâmes. Mais les règles doivent tendre à s’assouplir pour mesurer les cas différents et les Codes se réduire de plus en plus au respect de cette maxime : « il n’y a pas de droit contre l’équité ».

Code de Commerce. ― Le Code de Commerce définit la profession de commerçant, ses obligations pour la tenue des livres de commerce ; parti d’un texte rudimentaire auquel se sont successivement incorporées, depuis la loi fondamentale du 24 juillet 1867, les lois les plus importantes, il règle la constitution des Sociétés ; il établit le statut des Bourses de Commerce, assigne leur rôle aux agents de change, aux courtiers, aux commissionnaires, statue sur le gage, consacre et réglemente la circulation des effets de commerce.

Son second livre est un véritable Code de commerce maritime : hypothèque maritime, saisie et vente des navires, obligations du capitaine, sa responsabilité, engagements des matelots, fret, assurances. Son troisième livre embrasse l’importante matière des faillites et des banqueroutes auxquelles se trouve adjointe, depuis la loi du 4 mars 1889, la liquidation judiciaire. Le quatrième livre est relatif à l’organisation et à la compétence des tribunaux de commerce.

Code forestier. ― Le Code forestier n’appartient pas au groupe de Codes que nous a donné le Gouvernement consulaire d’abord, impérial ensuite. Publié en 1827, ce Code n’intéresse guère que l’État, certaines municipalités ou communautés, certains usagers et des propriétaires de moins en moins nombreux.

Il distingue entre les forêts qui appartiennent au domaine de l’État, au domaine de la couronne, aux communes et aux établissements publics ; il édicte des restrictions au droit de propriété pour les bois appartenant aux particuliers.

Certaines de ses dispositions sont désuètes.

Les Français moyens ignorent qu’ils sont passibles d’une amende de 10 francs s’ils sont trouvés dans les bois, hors des routes et chemins ordinaires, porteurs de serpes, de haches et de cognées.

Sous peine d’une amende de 20 fr. à 100 fr. il est interdit de porter ou allumer du feu dans l’intérieur et à une distance de 200 mètres des bois et forêts.

Si cette prescription avait été plus rigoureusement observée, les sites de Franchard et d’Apremont n’auraient peut-être pas été dévorés par l’incendie.



Aux Codes anciens se sont adjoint de nouveaux Codes. Les lois sur la Presse, qui assurent sa liberté et en conditionnent l’exercice, qui répriment ses abus, qui définissent la publicité et ses moyens, qui punissent l’outrage, l’injure et la diffamation, ont formé le Code de la Presse.

Les lois sur la réglementation du travail, sur le travail des enfants dans les manufactures, sur les conseils de prud’hommes, sur les corps et conseils du travail, sur les accidents du travail, sur les bureaux de placement, ont formé le Code du Travail.

Les lois qui réglementent la circulation urbaine et routière ont formé le Code de la Route.

Les lois et arrêtés concernant les Douanes ont été réunis et ont donné le « Code des Douanes » ; de même, les lois et arrêtés concernant l’Enregistrement le « Code de l’Enregistrement », mais ces deux recueils doivent surtout leurs titres à leurs éditeurs.

L’unification de la justice nous semble la plus désirable des réformes. C’est avec tristesse que nous réservons ici sa place au Code le plus spécial de tous : le Code de Justice militaire. Il excède le droit commun, il excède le droit humain. Il a mérité son châtiment ; qu’il soit exposé au pilori d’abord, qu’il soit ensuite condamné au bûcher. Ces supplices de l’ancien droit sont bien dus à son archaïsme. Édicté en 1857, il a été modifié par la loi du 18 mai 1875. Il n’en reste pas moins indigne de la nation qui s’astreint au service militaire ou qui se lève en armes pour la défense de ses foyers.

Il contient, pour les délits militaires, un Code pénal effrayant. Les condamnations à deux ans de prison et aux travaux publics sont sa monnaie courante et surtout le déboursé courant des juges qui appliquent ses articles. Pour les délits et les crimes de droit commun, il se réfère au Code pénal ordinaire. Les tribunaux militaires sont les Conseils de guerre permanents et les Conseils de guerre aux armées.

Les Conseils de révision examinent le recours formé et peuvent annuler le jugement pour vice de forme, incompétence, ou fausse application de la peine. Ils ne connaissent pas plus que la Cour de Cassation du fond de l’affaire. Cette étroite et fragile garantie du recours, peut être suspendue, et le cas s’est produit pendant la guerre, pour les Conseils de guerre aux armées.

La guerre est une mauvaise école de droit international et de droit naturel. Justice militaire ! que de crimes ont été commis en ton nom.

Il n’y a pas à proprement parler un Code maritime ni un Code de justice maritime. La marine militaire et la marine marchande ont été organisées par des dispositions nombreuses et diverses. La police de la navigation a été assurée par le règlement fondamental du 7 novembre 1866.

La justice criminelle maritime a été réglementée par la loi du 4 juin 1858 pour la marine militaire et par le décret-loi du 24 mars 1852 pour la marine marchande.

Les crimes et délits sont jugés soit par des Conseils de guerre permanents, soit par des Conseils de guerre à bord.

Il existe des Conseils de guerre permanents dans chaque arrondissement maritime ; leur ressort qui s’étend à toute l’étendue du territoire de la République a été récemment déterminé à nouveau par un décret du 23 janvier 1889.

Les Conseils de guerre à bord sont constitués spécialement pour juger un crime ou un délit occurrents ; ils se dissolvent aussitôt après.

Les Conseils de justice constituent une juridiction disciplinaire. Il y a des Conseils de révision permanents et des Conseils de révision à bord.

En ce qui concerne la marine marchande, les peines disciplinaires sont prononcées par les commissaires de l’inscription militaire, les Consuls de France, les commandants des bâtiments de l’État, ou les capitaines de navires, sous certaines conditions.

Les délits maritimes sont déférés à des tribunaux maritimes commerciaux, les crimes sont jugés par les Cours d’assises.

Parmi les Codes éphémères et de circonstance, nous citerons seulement le Code noir promulgué en 1685, l’année où fut révoqué l’Édit de Nantes. Il réglementait le sort des esclaves et des affranchis dans les colonies.


II

Aucun Code, à aucune époque, n’a été fabriqué de prime saut et de toutes pièces. Les mœurs créent les lois qui modèlent ensuite les mœurs mais qui ont bien de la peine à les discipliner. Dans son cours de politique constitutionnelle, Benjamin Constant fait observer que les constitutions s’introduisent graduellement et d’une manière insensible ; Montesquieu a, d’un mot, résumé le rapport des lois et des mœurs en intitulant son célèbre ouvrage : « l’Esprit des lois ».

Il y a eu, dans des circonstances exceptionnelles, des constitutions artificielles et contingentes. Ainsi celle que Locke confectionna ―il n’y a pas d’autre mot ―pour la Caroline, et qui était une copie de la constitution anglaise. C’était un article d’exportation. Le résultat ne se fit pas attendre. L’arbre implanté, le sol se bouleversa sous son couvert, mais il fallut vingt-trois ans pour démolir cet essai.

Les lois peuvent surgir sous la pression des événements, les constitutions ont besoin de calcul et des Codes de symétrie.

Le plus méritoire des législateurs fut Solon. Sa patrie se mourait. Dracon l’avait enfermée, au profit de l’aristocratie, dans une de ces cages de fer que les dompteurs ont inventées, mais que leur ont empruntées les tyrans. Athènes tourna ses regards vers Solon. SoIon était archonte ; quelques-uns, dit Plutarque, lui offrirent d’être roi ; il refusa.

Il rompit avec la tradition et les enseignements des philosophes. Il commença par soulager le peuple et la cité de leurs dettes ; il les diminua par une réduction proportionnelle. Que n’étudions-nous davantage l’histoire grecque ! Il mâta les nobles, il adoucit le sort des esclaves et interdit de les frapper ; l’oisiveté, dans les lois de Dracon, était punie de mort ; il supprima le châtiment suprême pour les oisifs, mais continua de les tenir pour des délinquants qui étaient déférés à l’aréopage et condamnés, Plutarque ne nous dit pas comment. Les pères qui n’avaient pas appris un métier à leurs enfants ne pouvaient exiger d’eux des aliments. Les assemblées du peuple furent réglementées. Les étrangers en furent exclus, l’âge fut fixé où le citoyen avait le droit de suffrage ; un Conseil de quatre cents membres préparait les lois soumises à la délibération du peuple, divisé en quatre tribus. C’est ainsi que Solon, dans la république athénienne, donnait à la liberté mieux qu’un temple : une citadelle et fondait la démocratie.

Un si brusque changement de régime étonna ceux qui en devaient éprouver le bienfait et suscita des mécontentements. Tes lois te paraissent bonnes ? dit un rhéteur au dictateur. Solon répondit doucement : les meilleures que les Athéniens puissent recevoir. Et il continua son œuvre.

Législateur, il avait à capter l’âme athénienne, mobile, ondoyante et vive, dansante comme une flamme, toujours prête à consumer son trépied. Il avait à redouter les factions, et elles s’organisèrent, et elles s’appelèrent à Athènes la montagne, la plaine et la côte, ―ne croirait-on pas que la Convention s’est inspirée de l’histoire ancienne ― et quand il mourut, il put se demander avec mélancolie si un factieux avide, audacieux, passionné, n’allait pas ruiner et confisquer à son profit la révolution si sagement consommée.

Xénophon nous a laissé un livre dans lequel il critique les lois de Solon, mais Xénophon prêche pour son maître. Xénophon est un disciple élégant et médiocre de Platon ; et Platon avait composé une République, République cérébrale et Irréalisable. Elle ressemble beaucoup à ces corbeilles dont parle le biographe d’Esope, ces corbeilles que des aigles soutenaient dans les airs et d’où émergeaient des enfants munis de truelles, prêts à construire un palais sans assises, pourvu qu’on leur envoyât du mortier.



Lycurgue eut moins de peine pour établir sur le roc Spartiate sa législation ; mais il l’avait longuement préparée. Dix ans, il avait voyagé, surtout en Égypte, voulant voir comme dit le poète, les mœurs de beaucoup d’hommes et leurs villes. C’est à la Crête qu’il fit son plus large emprunt.

Le pouvoir appartint aux rois dont le nombre était augmenté en cas de guerre. C’est d’abord et avant tout en vue de la guerre que Lacédémone fut organisée. Les femmes recevaient la même éducation que les hommes et principalement l’éducation guerrière. Mais le pouvoir des rois était subordonné à l’autorité du Sénat ; les sénateurs étaient choisis par le peuple et désignés par ses acclamations. L’intensité des clameurs était notée par des témoins auditifs, que l’on empêchait d’être oculaires en les enfermant ; les plus bruyamment accueillis parmi les candidats que l’on faisait défiler étaient élus. Lycurgue tendit surtout à l’égalité des biens et, pour la maintenir, il défendit, après avoir divisé les terres en trente-neuf mille parts, qu’aucun partageant n’aliénât de son lot, ni qu’il osât le cultiver. Les îlots étaient chargés de la culture. La seule monnaie permise était la monnaie de fer, son poids limitait la richesse.

Ces lois, qui, au dire de Plutarque, faisaient ressembler Lacédémone à un camp, où tout était commun, même les femmes avec leur assentiment bénévole, et où les enfants étaient à la patrie sans qu’elle se souciât de leur filiation régulière, peuvent bien s’être inspirées de Minos : il y avait une grande affinité entre les Crétois et les Spartiates, ― à la bonne foi près, ― mais on comprend que Lycurgue n’ait pas été admis comme Minos et comme Solon au nombre des sept sages ; imitateur, il ne pouvait prétendre à ce brevet, et créateur de servitude à ce diplôme.



Théodose II, empereur d’Orient, entreprit d’amalgamer dans la cuve du droit romain les désirs de l’Orientalisme et les préceptes du christianisme : le droit romain n’avait connu, n’avait prévu ni les uns ni les autres. Cent cinquante ans devaient s’écouler entre l’apparition du Code Théodosien et la prédication de Mahomet ; Clodion était le chef des Francs, mais cinquante-huit ans seulement devaient s’écouler jusqu’à la conversion de Clovis. Il avait fait un rude chemin dans le monde, l’obscur condamné de Pilate, le supplicié dont le souvenir était resté si longtemps perdu, et ce Jésus Christ dont Tibère avait sans doute ignoré le nom et qui devait aux prédications de ses disciples sa véritable résurrection.

Mais l’intérêt de l’œuvre entreprise par Théodose s’efface pour nous devant l’importance de l’œuvre accomplie par Justinien : quatre-vingt-onze ans séparent l’une (438) de l’autre (529). La résolution, la force, la puissance, le cynisme de Justinien ont imposé aux siècles futurs, le Digeste et les Institutes.

Les Francs et les Souverains d’Europe ont exploré ces monuments massifs ; ils y ont cherché les vestiges du droit le plus robuste, le plus logique, le plus rigoureux dans son souci d’équité pour les contrats civils, le plus absolu pour la fondation, la permanence et la continuité de la famille, le plus impérieux pour la soumission du citoyen à la République : le droit romain. Il fallait bien aller chercher sa tradition à Byzance.

Justinien-Erostrate, après avoir fait dépouiller par ses jurisconsultes dont le plus célèbre est Trébonien, ces auteurs qu’un historien moderne appelle les grands classiques du droit, avait fait brûler ce qu’il avait rebuté et ce qu’il avait accaparé, ce qu’il avait réformé et ce qu’il avait démarqué. Ainsi périrent Gaïus, Papinien, Paul, Ulpien.

C’est dans les édifices, construits en pierre et en brique par ce féroce compilateur que nos étudiants, aujourd’hui encore, retrouvent l’architecture du droit romain ; leurs maîtres ont sondé les murs et les caves de cette adaptation pour reconstituer les origines lointaines du droit français.

Féroce, imposant et fourbe, casuiste fervent, croyant tourmenté, obsédé par la thèse, assailli par le scrupule, autocrate et pusillanime, dialecticien, théologien, despote, cynique comme Néron, et parfois réformateur comme Antonin, défendant la doctrine contre un essaim d’hérésies, tremblant pour sa vie que mettaient en péril les séditions, en lutte contre les Ariens, en guerre contre les Vandales, créant l’art chrétien, étendant son empire sur les côtes de la Méditerranée, Justinien ne fut pas un grand législateur, mais un grand pétrisseur de lois. Il atteste qu’il faut comparer, confronter et condenser quand on légifère. La loi doit être une statue de bronze. Nos lois actuelles, nos lois journalières coulent comme de la fonte en fusion.

Comment se sont formés nos Codes ? Pour cette étude importante, il nous faut remonter le cours des siècles.


III


La plus grande brisure qui ait divisé jusque dans ses fondations le monde civilisé s’est produite en 395 à la mort de Théodose, quand l’Orient et l’Occident ont formé deux empires. Lointaine rivale de Rome, la Ville éternelle, Constantinople s’apprêtait à dresser ses minarets sous un soleil nouveau.

La civilisation avait changé de versant. Balayés par l’invasion des barbares, les champs de la culture latine avaient été envahis par la sauvagerie germanique. La race mérovingienne disparut sans éclat avec Childéric III que fit déposer Pépin le Bref.

Lorsque Charlemagne, vainqueur à Roncevaux, fut proclamé à Rome empereur d’Occident, il parut qu’une grande puissance territoriale et morale se reformait. Devant son épée « suspendue aux épaules par un baudrier de cuir », sous sa main qui tenait le globe d’or, ce chef des Francs, qu’il se tournât vers l’Ebre ou vers l’Elbe, vers le sanctuaire détruit de I’Irminsul, élevé jadis à la gloire d’Odin, ou vers le temple de Jupiter que baigne encore l’Arno, vit s’étendre des domaines immenses et des multitudes que dominait sa majesté.

Il assura la renaissance intellectuelle ; il appela auprès de lui les savants, il ouvrait l’École du Palais ; ignorant, il institua le culte des lettres ; mais il eut de mauvaises finances et ne veilla pas aux fondations de son trône. Il était sous le dais de l’Église, il contemplait son empire et ne vit pas qu’il perdait son royaume ; il émiettait son autorité et ses terres aux mains de ces compagnons d’armes, de ces leudes qui se multipliaient et qui grandissaient auprès de lui.

Louis le Débonnaire vit ses propres fils Lothaire, Louis et Pépin se révolter contre lui, Charles le Chauve soutint une guerre fratricide qui lui laissa la France, qui donna l’Allemagne à Louis le Germanique, la Lorraine et l’Italie à Lothaire. Et ce fut, par le traité de Verdun, le démembrement du royaume. L’ambition et le pouvoir des seigneurs, propriétaires terriens, grandissait.

En 861, Robert le Fort demanda et obtint le duché de France à titre héréditaire. Cet exemple ne fut pas perdu.

En 877, un événement capital se produisit. Charles le Chauve se laissa arracher la capitulation de Kiersy sur Oise qui consacrait l’hérédité des fiefs. Il était à la merci des nobles, ayant eu besoin de leur appui pour se faire sacrer deux ans plus tôt empereur d’Occident.

Le système féodal s’est créé au cours de la lutte engagée par Charles le Chauve contre ses frères.

Le système féodal a été consacré par la capitulation de Kiersy.

On parle beaucoup de la féodalité. Il convient de la définir comme état politique et comme système économique. La féodalité consiste essentiellement dans l’asservissement de l’homme à la terre, dans la dépendance dans laquelle l’homme est placé par rapport au domaine sur lequel il vit. Ce domaine est un fief et ce fief a un maître : le seigneur.

La formule « le serf est attaché à la glèbe » n’est pas une locution imagée. Les serfs sont un cheptel de fer attaché comme les animaux au service du fonds. Les êtres humains qui vivent sur le fonds sont assujettis à la loi du fonds. Et le fonds ne leur rendra pas un espoir de liberté plus grande en se morcelant. Grâce à la capitulation de Kersy, le fief restera intégral ; il est héréditaire, c’est-à-dire qu’il passe à l’aîné. Le roi de France, et cette conception s’accuse sous Hugues Capet, est le premier des seigneurs féodaux, mais il n’a droit de souveraineté que, comme les autres, sur les terres de son fief.

Entre les seigneurs féodaux, une alliance et une hiérarchie va s’établir, grâce à leur enchâssement dans l’Ordre de la Chevalerie qui leur impose ses lois quant au culte de l’honneur, ses lois quant à l’observation de leur dépendance mutuelle. Car la Chevalerie n’est pas une institution forcée, c’est un Ordre où l’on postule pour être admis : on naît noble ; on devient chevalier.

Le vassal est le possesseur de fief qui, désirant s’annexer parce qu’il ne trouve pas ses forces suffisantes ― telle est la raison la plus fréquente ― se met sous la dépendance d’un plus puissant seigneur et le reconnaît comme Suzerain. Il lui doit la foi et l’hommage ; il lui doit le service de guerre dit service de l’ost.

Le collier magnifique est bien formé : il est relié par une chaîne d’or : le roi est la pierre la plus brillante de ce collier, il n’est ni la plus grande, ni la plus riche.

Ce système terrien presque indestructible allait cependant être déconsolidé. Il fut ébranlé par le plus incroyable, le plus fabuleux des événements : les Croisades.

En 1095, Urbain II prêche la première Croisade aux Conciles de Plaisance et de Clermont.

Sans doute la chrétienté souffrait de voir le tombeau du Christ aux mains des infidèles, sans doute les hommes du moyen-âge étaient capables de partir comme les bergers de la Palestine pour suivre une étoile miraculeuse jusqu’à l’étable de Bethléem, mais la Papauté n’aurait pas encouragé Pierre l’Ermite à élever la voix et à déchaîner les foules, si elle n’avait eu ses desseins secrets.

Urbain II voulait établir à la face des souverains temporels sa puissance et leur prouver que son geste spirituel pouvait soulever la masse de leurs sujets.

Et nous ne connaissons rien de plus passionnant, rien de plus émouvant, ni rien de plus instructif que la lutte de la Papauté contre l’Empereur, du souverain chimérique contre le souverain temporel, du prêtre contre l’expansion du peuple, rien de tragique comme ce conflit qui prend notre race à son berceau et qui dure encore au nom d’un Messie dont les yeux seraient épouvantés s’il pouvait voir ce que ses prétendus serviteurs ont osé faire en abusant de sa doctrine, de sa croix et de son nom. « Ces deux moitiés de Dieu le pape et l’empereur », a écrit Victor Hugo.

Les papes disaient : Il y a deux astres : le pape est le soleil, l’empereur est la lune. La lune reçoit sa lumière du soleil.

Lorsque les Barbares eurent dévasté l’Europe, l’Église fut inquiète ; elle pouvait se trouver dans la sujétion de Constantinople ; elle cherchait un pouvoir temporel qui offrit, pour le moins, un port à la barque de Saint Pierre. Elle s’accommoda des faibles Mérovingiens ; elle prit avec faveur Charlemagne sous sa tutelle dissimulée. Le fractionnement de l’empire carolingien et surtout la formation de la féodalité la mirent en grave péril. Elle ne mordait plus sur ces possesseurs de fiefs qui ressemblaient à un champ de lances aux pointes hérissées. Il lui fallait un maître qui la protégeât d’abord et qu’elle dominât ensuite. Elle jeta son dévolu sur Otton 1er, le jour où, ayant restauré la couronne des rois lombards, il la prit, puis la changea pour la couronne impériale. L’Église encouragea les destinées du Saint-Empire germanique. Elle menaçait d’être sa vassale, le pape Grégoire VII surgit !

Cette locution « aller à Canossa » est à la mode chez les érudits que sont nos parlementaires ; on la répète depuis surtout que M. de Monzie l’a donnée pour titre à une de ses brochures. On comprendra mieux le retournement que consacre cette humiliation célèbre, si l’on veut bien résumer en quelques lignes deux siècles d’histoire.

Au lendemain de « l’an mil », le pape, pour emprunter à M. Driault une expression heureuse, semble être devenu le chapelain de l’empereur.

En 1059, le concile de Latran confie l’élection des papes aux prêtres de Rome et aux cardinaux, en dehors de l’ingérence étrangère ; la querelle des investitures commencera quinze ans plus tard pour la collation des grades aux ecclésiastiques.

Henri IV, empereur d’Allemagne, dépose le pape, Grégoire VII ; le pape Grégoire VII dépose l’empereur.

Le souverain humilié se rend en Toscane, à Canossa ; il se prosterne en costume de pénitent devant le Pontife et, après trois jours de supplications, se voit rendre dédaigneusement son sceptre.

Le pape avait vaincu ; Grégoire VII pouvait mourir. L’empereur tenait sa couronne de Notre-Saint-Père le Pape ; Frédéric Barberousse essuya l’affront de cette déclaration insolente le jour où un légat bien stylé vint le saluer à Besançon, porteur des lettres papales où l’empire était déclaré un « bénéfice » accordé par le Saint-Siège.

Urbain II, avant même l’avènement de Frédéric Barberousse, mais après le triomphe de Canossa, lançait sur les routes inconnues de la Syrie les féodaux et leurs milices, au lendemain du jour où l’Église venait d’excommunier le roi de France, Philippe 1er.

Les seigneurs qui prirent la croix, qui se « croisèrent » à l’appel de Pierre l’Ermite, ou à la voix de Saint Bernard, cinquante ans plus tard, connurent des fortunes diverses : quelques-uns s’enrichirent d’un butin opulent, mais combien périrent et combien se ruinèrent ! Les fiefs en souffrirent ; il fallut pourvoir à la succession des seigneurs qui n’avaient pas d’héritiers directs ; la bienveillance du roi fut nécessaire pour trancher bien des cas épineux ; la souveraineté royale se trouva renforcée.

Les huit Croisades, ― accès de cette folie ont duré en tout cent soixante-quinze ans et ont déterminé huit expéditions, ― constituent la série d’événements qui a le plus contribué à désagréger la féodalité.

Mais, parallèlement une révolution se produisait. L’orgueilleux isolement du fief n’avait pu empêcher la ville de naître. Cette ville, bâtie sur la terre du fief, n’échappait pas à la loi du fief, mais elle avait une population ; ses artisans, par leur travail, arrivaient à l’aisance. Le jour vint où entre les habitants d’une ville l’idée de solidarité naquit. La ville comprit qu’elle pouvait former une commune.

La commune était essentiellement une fédération municipale constituée par une association mutuelle sous la foi du serment. L’acte fondamental de la commune était le pacte d’assistance réciproque, assistance jurée.

La cohésion une fois obtenue, la commune dressait ses cahiers de revendication contre les tailles injustes et les exactions. Elle pouvait alors négocier avec son seigneur suzerain. Elle lui offrait d’acheter l’indépendance au prix de redevances fixées ou de services déterminés.

Les communes qui se heurtèrent à un refus conquirent leur liberté les armes à la main.

Les communes, aussitôt qu’elles étaient soustraites à la suzeraineté seigneuriale, se plaçaient sous la protection du roi.

La royauté vit le parti qu’elle pouvait tirer de cette émancipation pour l’extension de l’autorité royale. Rapidement, à cet avantage, le roi ajouta un profit : les sommes annuelles que les communes s’engagèrent à lui payer pour prix de sa protection.

Ce grand mouvement de l’affranchissement des Communes semble être parti des Flandres et il est certain qu’il parvint sous Louis le Gros à son apogée magnifique. Louis le Gros le favorisa. Mais nous notons, dès 1073, trente-cinq ans avant son avènement, l’établissement d’une commune au Mans ; celles de Laon et d’Amiens se sont créées en 1111.

Nous avons vu combien Rome était hostile à la féodalité. Les prêtres entrèrent avec ardeur dans la croisade civique pour l’affranchissement des communes. Sous le régime féodal, il n’y avait que des nobles ou des gens d’Église ; se sont les communes affranchies qui ont donné la bourgeoisie et formé le Tiers État.

La Féodalité avait divisé le pays en duchés, comtés, vicomtés, marquisats.

Le front bourré de ruse sous son chapeau retroussé, le sourire enduit de fiel et de miel, dangereux compère, politique cauteleux et sans foi, Louis XI a comprimé la féodalité et l’Église dans sa main sournoise, pétrissante : il a fait l’œuvre d’un grand roi. Il avait senti que, pour tenir tête au pouvoir ecclésiastique, un souverain temporel devait s’attribuer le plus grand nombre possible de nominations ecclésiastiques, et il le fit.

Pour réduire la féodalité, il trancha dans les prérogatives féodales et il les raccourcit, notamment le droit de justice. Il confia des emplois enviés à des gens sans naissance. Il servait sa rancune, à vrai dire.

Dans le début du règne, les Seigneurs avaient formé contre lui la « Ligue du Bien public » qui fut l’Union sacrée des féodaux. Les intérêts de caste ou de parti prennent volontiers les couleurs et la devise du Bien public. Mais le joueur madré qui avait échappé à la souricière de Péronne, regardait plus loin que sa vengeance : on ne peut lui contester des vues profondes sur le présent, et des vues larges vers l’avenir. La carcasse du dévot tremblait ; le despote la menait loin.

Il y avait, au surplus, bien de la grimace dans la superstition de ce pêcheur impénitent, dans sa façon de toucher, sous son vêtement, des médailles, d’apaiser les saints par de riches offrandes, d’implorer et de quereller la vierge pour obtenir la faveur ou le pardon du ciel.

Opiniâtre, malgré ses prétendus remords, il se défiait même des compagnons qu’il s’était donnés, mais il surveillait ses ennemis. Lorsque Charles le Téméraire alla briser son étincelante armure contre les suisses de Morat, le roi de France, en chaussures de feutre, dans son château de Plessis-les-Tours, médita de déposséder les princes qui ne songeaient qu’à se partager le territoire. Quand la mort se présenta, effrayé par ses approches, le geôlier du cardinal la Balue ― cardinal conspirateur « auquel il ne manqua, en fait de vices, que l’hypocrisie », ― fit venir d’Italie Saint-François de Paule pour lui demander le miracle de vivre. Le sceptre échappa de la main qui voulait le tenir encore, mais à ce sceptre Louis XI avait conquis la royauté.

Mais, malgré le système féodal, autour des villes, s’organisa lentement la province. Gratien avait divisé la Gaule en 17 provinces d’après ses populations différentes ; la féodalité avait voulu effacer ces démarcations ; elles reparurent, profondément incrustées dans le sol. La configuration géographique des contrées, la particularité des mœurs, de la langue et des patois, l’affinité intérieure des coutumes et des habitudes, la spécialité de la culture ou du commerce font la province. Louis XIV savait bien ce qu’il faisait lorsque, voulant effacer des frontières intérieures, mais n’osant toucher aux provinces, il les remaniait cependant et les distribuait en quatre-vingt gouvernements.

Le morcellement de la France semblait devoir être éternel. Il a fallu la guerre de Cent ans, l’occupation étrangère, Paris au pouvoir des Anglais, la communauté du péril et de l’angoisse, pour révéler aux Français leur confraternité de race. Historiquement, le sacre de Charles VII à Reims a été le baptême de la patrie. Le moyen-âge finit, la féodalité succombe, les temps nouveaux sont commencés ; rien ne s’oppose à l’organisation de la royauté, et la royauté assume le devoir d’organiser la France : telle est la mission à laquelle elle a failli.

L’avènement d’un huguenot, apostat par intérêt : Henri IV et l’inertie ennuyée de Louis XII rendront quelque espoir aux féodaux impénitents, mais Richelieu a compris le danger. Il abat les châteaux forts ; il veut empêcher les seigneurs de restaurer cette puissance qu’on nomme réelle par opposition à personnelle, qui est assise sur la terre, sur le fief. Le supplice de Saint Mars justifie la parole du cardinal « grand français » : je fauche tout et je couvre tout de mon manteau rouge. Louis XIV va pouvoir aménager Marly et créer ce fastueux jardin d’acclimatation : Versailles. C’est là que la noblesse apprivoisée sera réunie pour étaler le luxe chatoyant de ses plumes et pour prendre, sous l’œil du maître, ses dociles ébats.


IV

L’antiquité qui a étendu ses rayons sur la Renaissance intellectuelle de la France nous a fourni la préface du droit.

Les origines de la France nous permettront d’étudier l’origine de notre droit.

Divisons notre analyse en trois paragraphes :

Les Parlements ;

Les ordonnances royales ;

Les États généraux.

I. Les Parlements. ― Les seigneurs féodaux étaient tenus de rendre la justice à leurs vassaux et à leurs serfs. L’Assemblée de prélats et de barons qui composait cette Cour à la fois civile et criminelle est l’origine du Parlement.

Le roi, en tant que seigneur féodal, avait son parlement auquel il attribua une prépondérance ; il lui attribua la connaissance de certains cas dits royaux.

Le nombre des causes augmentant, les juges féodaux s’adjoignirent des clercs pour l’instruction et la préparation des affaires. Quand survint l’affranchissement des communes, il fallut examiner les litiges de la bourgeoisie et régler les questions qui intéressaient les communes.

C’était beaucoup de travail. Les juges s’en remirent aux clercs et se désintéressèrent des audiences ; ainsi les clercs se substituèrent aux juges. La royauté en profita pour transformer les clercs en juges qu’il nomma. En 1319, Philippe le Bel composant son parlement, exclut les prélats. Ils sont trop occupés, dit-il avec malice, pour que je les détourne de leur charge ; il admit un baron ou deux, pure condescendance à la tradition.

Le Parlement de Paris ― nous le prenons à l’époque où sa constitution est parfaite ― une juridiction immense, elle s’étendait de l’Île de France jusqu’à la Picardie, jusqu’au Lyonnais, jusqu’au Rochelois. Elle couvrait toutes les provinces du Centre. Le Parlement connaissait, comme juridiction exceptionnelle de toutes les affaires qui intéressaient le roi ou la couronne, l’Université de Paris et les établissements hospitaliers.

Le Parlement avait un pouvoir judiciaire, un pouvoir politique et un pouvoir administratif. Sa Grand’Chambre, sa Chambre criminelle (la Tournelle), sa Chambre des enquêtes, sa Chambre des requêtes, embrassaient et se partageaient les causes civiles et les causes criminelles.

Le pouvoir politique du Parlement s’exerçait sous trois formes :

1° Il avait le droit de remontrance, lorsque les actes législatifs du roi lui paraissaient donner matière à ses observations ;

2° Les ordonnances du roi n’étaient légalement exécutoires qu’une fois enregistrées par le Parlement ; le Parlement pouvait refuser l’enregistrement ; il fallait des lettres de jussion ou un lit de justice pour l’y contraindre ;

3° Le Parlement rendait des arrêts d’édit, ou comme nous dirions aujourd’hui des arrêts de principe. Réuni en Assemblée générale, il déclarait sa volonté de juger toujours en un sens déterminé ; sa loi équivalait ainsi à une loi.

La royauté devait porter a ce pouvoir de résistance et de contrôle deux coups funestes :

En 1566, la fameuse ordonnancé de Moulins prescrivit que le Parlement enregistrerait d’abord les ordonnances, quitte à exercer ensuite son droit de remontrance.

Au début de son règne, Louis XIV, jouant le rôle que lui avait soufflé Mazarin, se rendit dans la Grand’Chambre. Il venait de chasser à Vincennes. Des éperons aux bottes, le fouet en mains, il déclara aux Conseillers sa volonté : à l’avenir ils s’interdiraient de délibérer sur les affaires de l’État.

Mais le Parlement, quoique soumis, avait conservé sa vitalité. En 1771, Louis XV l’exila. Sous Louis XVI, ce furent ses protestations énergiques et son opposition au roi qui déterminèrent la convocation des États généraux.

Ajoutons que les Parlements de province avaient tous des pouvoirs identiques, égaux aux pouvoirs du Parlement de Paris, sauf la restriction des cas spéciaux. Mais en fait leur juridiction régionale n’avait rien de politique. Parfois, on leur demandait des services. C’est ainsi que les « provinciales » de Pascal durent être brûlées sur une condamnation prononcée par le Parlement d’Aix, mais quand le feu fut allumé, les fins magistrats provençaux firent livrer aux flammes, à défaut du précieux libellé, un vieil almanach des Jésuites.

II. Les ordonnances. ― Les ordonnances des rois émanent de leur pouvoir souverain. Elles contiennent des dispositions générales et d’administration ou des dispositions spéciales et de police. Elles ressemblent beaucoup à nos décrets modernes et très peu aux ordonnances royales qui, après la Révolution, ont été rendues pour assurer l’exécution des lois. Elles faisaient loi.

Elles sont le fruit de la volonté du prince. On se tromperait si on les considérait comme la fleur de son bon plaisir. Pour s’exercer, le bon plaisir avait mieux que les ordonnances. On comprend que les rois aient eu le désir de codifier leurs ordonnances, en les réunissant dans un recueil. Dagobert rassembla celles de Charlemagne en un volume qui s’appelle les Capitulaires.

Charles VII eut une vue plus haute. Il entreprit de réunir les Coutumes de France. Henri III eut la même idée, mais il échoua.

On le comprend. Quel intérêt pouvait avoir ce Digeste informe aux yeux de gens qui se pliaient à une coutume ou, par suite d’un changement dans leur état, se soumettaient à plusieurs sans espérance de les voir se concilier ou s’unifier ? C’est ici le lieu de préciser quel était le droit applicable en France.

À Rome, on distinguait entre le droit écrit et le droit non écrit. En France, le droit écrit était le droit romain. Il y avait les pays de droit écrit, et il y avait les pays de droit coutumier. Les coutumes différaient suivant les provinces ou les villes. Il y avait la coutume de Bordeaux, de Paris, de Picardie, de Normandie… On pouvait se marier d’après l’une, hériter d’après l’autre.

Nous verrons que le triage et la fusion de ces éléments ont formé la législation à laquelle les Codes ont donné un corps.

Parmi les ordonnances les plus utiles et les plus sages, il faut citer celles de Philippe Auguste, de Saint Louis et de Philippe le Bel.

III. États généraux. ― Les États généraux peuvent être définis : une Assemblée moitié plébiscitaire, moitié consultative, ― mais plébiscitaire sans le peuple et nationale avec trois éléments de la nation, les deux premiers formant la majorité contre le troisième. Ces trois éléments étaient : le clergé, la noblesse et le Tiers état, on le sait du reste : le clergé et la noblesse écoutaient debout la communication du roi, le Tiers État à genoux.

La première réunion des États généraux, ― la première tout au moins dont nous ayons la trace, ― eut lieu en avril 1302 à Paris. Philippe le Bel consultait les États sur ses démêlés avec Boniface VIII. Le bon sens « gallican » ― on peut employer le mot ― de ces français bien inspirés leur fit approuver la résistance du souverain temporel.

En 1308, ils délibèrent à Tours sur l’arrestation des Templiers, en 1317, à Paris, sur la loi salique. Mais, voici la guerre avec les Anglais ; ils sont appelés à voter les subsides ; ils en profitent pour réclamer en échange la suppression des gabelles, et la promesse de ne plus altérer les monnaies. Ils repoussent comme trop dur le traité conclu par le roi Jean avec les Anglais, et votent la levée d’une armée. En 1439, à Orléans, ils décident l’établissement d’impôts perpétuels pour une armée permanente. Ils reviennent aux délibérations politiques après la bataille de Castillon qui avait mis fin à la domination anglaise.

Sous Louis XI, ils décident que la Normandie ne peut être accordée à Charles, frère du roi. Ils décernent à Louis XII le titre de Père du peuple et se prononcent pour le mariage de sa fille avec François 1er de préférence à Charles Quint. En 1576, la prépondérance du clergé et de la noblesse leur fait réclamer la révocation de l’édit donné par Henri III aux protestants, et en 1588, fidèles à la même hostilité, mécontents de leur souverain, ils menacent de transférer la couronne dans la maison de Lorraine. Henri III coupe court à ces velléités en faisant assassiner le duc de Guise. Enfin, en 1614, les États, sont appelés à se prononcer sur la réunion à la France du Béarn et de la Navarre. C’est leur dernière assemblée, ils ne seront plus convoqués avant 1789.

V

Les esprits fermentaient, les encyclopédistes travaillaient, l’incrédulité coulait à pleins bords ; la gloire de Voltaire avait changé la couleur du soleil ; les œuvres de Rousseau si fausses, mais si séduisantes, qui semblent salubres et qui sont herbeuses, avec de grands horizons en trompe-l’œil, avaient démoli les charmilles, bouleversé les jardins et les pelouses de le Nôtre, ― je parle au figuré, ― inspiré aux femmes le désir d’un retour à la nature et convaincu les hommes que lorsque les idées ont leurs apôtres, l’heure où les revendications grondent n’est pas éloignée.

La fièvre de la richesse, l’insuccès de Necker, le mauvais état des finances, l’impopularité des ministres, la haine des jésuites à peine calmée par l’inutile édit qui les avait supprimés, avaient en cinquante ans ajouté des rancunes aux colères.

Comment Louis XVI, après l’Assemblée des notables à Paris, se décida-t-il à convoquer les États généraux dont la France semblait déshabituée ? Obéissance aux injonctions du Parlement, désir de consultation et de conciliation ? L’une et l’autre hypothèse semblent insuffisantes. Peut-être espérait-il comprimer son époque frémissante par le poids dont la noblesse et le clergé pourraient peser sur le Tiers état.

Un vote déçut cet espoir s’il le caressa. L’Assemblée décida que la vérification des pouvoirs, comme nous dirions aujourd’hui, s’opérerait par tête et non par ordre : la Révolution était faite.

La Révolution a brisé la trilogie artificielle qui représentait le pouvoir populaire, elle a fait surgir le peuple, elle a retrouvé le peuple, elle a dégagé le peuple. Elle a rasé, elle a défriché le champ social. Du peuple conscient il fallait faire un peuple organisé. Elle avait deux devoirs immenses à remplir :

Créer une constitution ;

Créer une législation. C’est alors que jaillit une des plus belles pages qui soit sortie de la main d’un homme : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Elle a été rédigée par Robespierre qui s’était inspiré de Condorcet, mais l’éclair efface la lueur et le bond du héros dépasse la marche didactique du philosophe.

On voit, si on l’analyse, que la Déclaration est fondée sur la propriété.

L’homme est propriétaire de sa personne, et il lui est interdit de l’aliéner ; l’égalité est une condition de cette propriété, la seule qui empêche les empiètements injustes.

L’homme est propriétaire du fruit de son travail et de son industrie, propriétaire de ses biens et de ses revenus.

La déclaration de 1795, qui ajoute les devoirs aux droits, ne fait que donner une précision plus incisive à la pensée de la Déclaration maîtresse, celle qui est la charte de la liberté.

La proclamation précède la grande œuvre législative dont elle résume l’esprit.

On écrit communément que le Code civil a été l’œuvre du Tribunat : c’est fausser la vérité en la simplifiant.

Le 15 prairial an 2 (30 mai 1794), la Convention traçait le programme suivant :

« Les divers Comités de la Convention devront se concerter avec les commissaires pour les changements nécessaires, pour baser les lois sur les principes de liberté et d’égalité, les compléter et les rendre concordants. Chaque Code devra être présenté à la Convention aussitôt qu’il sera achevé. »

Les Révolutions évoluent. La Convention attendait les Codes : ils furent l’œuvre auquel Napoléon attacha son nom.

On pourrait croire qu’il les approuva de conscience et les timbra de son sceau sans les lire. Il prit au contraire comme consul et même comme empereur, une part active à leur conception. De tous les conquérants, il fut le plus soucieux du détail ; la quatrième coalition était formée par la Prusse contre la France ; le vainqueur d’Iéna était aux armées, il fit remettre sur le chantier le chapitre des faillites : le Tribunal s’occupait alors du Code de Commerce.

Voici quelle était la procédure adoptée pour l’élaboration des Codes.

La section législative du Conseil d’État rédigeait un projet qu’elle soumettait à l’assemblée générale du Conseil d’État. Ce projet, remis au Corps législatif, était obligatoirement transmis au Tribunal ou Assemblée des tribuns, et soumis ensuite, avec ses modifications, au vote du Corps législatif. Après ces tergiversations qui aboutirent à un retrait, les premiers livres du Code civil furent enfin présentés au Corps législatif.

« Législateurs, s’écriait Portalis, dans l’exposé des motifs, le vœu de la nation, celui des assemblées délibérantes est rempli. Des lois différentes n’engendrent que le trouble et la confusion… Désormais, nous ne serons plus Provençaux, Bretons, mais Français ».

Paroles trop faibles encore pour le grand événement qui s’accomplissait. Nous avons noté à Reims le premier bégaiement de la patrie. La patrie, devenue populaire, s’affirmait majeure et trouvait la conscience de son unité aux pieds de cette statue d’airain qui avait dominé les peuples antiques et que la France n’avait jamais érigée : la loi.

L’œuvre napoléonienne allait presque aussitôt recevoir un complément et subir une retouche que la Restauration ne fit pas attendre à l’usurpateur même avant les Cent Jours. Louis XVIII, le 4 juin 1814, daignait octroyer à ses sujets la Charte constitutionnelle. Charles X et Louis Philippe qui s’attaquèrent surtout à la presse, retranchèrent à l’œuvre législative des attributs et lui infligèrent des ornements qui ramenèrent tant bien que mal sa masse prodigieuse au style de leurs règnes. Les idées de la garde nationale se trouvèrent mélangés avec les principes de la Révolution.


VI

Quelle est l’économie de notre législation ?

La montagne se modifie chaque jour par les avalanches qui détachent de ses flancs ou de son sommet des rochers, par les couches nouvelles qui surchargent ses assises et qui amplifient ses contours. Mais considérons-la telle qu’elle s’est trouvée constituée au début du second empire.

Notre système législatif qui répond à notre système social, est un système en pyramide. Le peuple, supporte l’édifice. Sur des pavois successifs, s’étagent les hommes que leur force, leur ruse, la courte échelle de la faveur, l’appel du pouvoir et parfois leur mérite ont élevés aux situations supérieures. Le souverain au sommet à les épaules libres et laisse sa surveillance descendre jusqu’à la base. Il n’a qu’une crainte ; qu’un désordre ou un tremblement dans ces couches humaines successives l’entraîne sa chute.

La loi protège d’abord le souverain ; elle édicte des peines sévères contre quiconque oserait attenter à la vie du prince ou de ses proches, elle réprime l’outrage de lèse-majesté et pour décourager les indisciplinés elle protège la construction sociale elle-même, elle a inventé ce délit admirable : l’outrage à la morale publique. Comment définir la morale publique quand il est si difficile de définir la pudeur publique dont les femmes chaque jour changent les bornes et rétrécissent les frontières ?

Le maître a le pas sur le serviteur. Il est cru sur son affirmation si un différend s’élève quant au salaire qui est dû.

La femme est dans la main du mari. Les enfants et leurs biens sont à la merci du père. Le Code de Napoléon aurait eu mauvaise grâce à ne pas admettre le divorce dont la vie impériale lui fournissait un éclatant exemple, mais le divorce a été aboli par le retour des rois légitimes, descendant des rois très chrétiens. Enfin et surtout, la loi protège la fortune immobilière qui est la « propriété » la plus essentielle, les meubles et valeurs mobilières passant alors pour l’accessoire. Tel est le mont Ararat sur lequel l’arche est restée longtemps encastrée.


VII

Nous ne pouvons suivre le lent travail qui a tenté et qui tente tous les jours d’accommoder le mont aux nécessités de la vie moderne. Sa pointe est tombée ; plus de prince, comme dit le Code, plus de lèse-majesté. Plus d’outrage à la morale publique, plus de présomption légale pour l’affirmation du maître. Un pâle rayon d’indulgence est descendu sur ceux qui sont tombés au pied de la montagne, qui sont hors de ses échelons réguliers : les faillis de la vie, et les faillis du commerce. On a même supprimé la mort civile. L’excommunié jadis ne pouvait entrer en contact avec un chrétien et nulle main chrétienne n’était autorisée à lui tendre les aliments. Le mort civilement était pareillement retranché de la Société, ― « perinde ac cadaver ». Son mariage était dissous ; les actes de la vie civile lui étaient interdits, il ne pouvait même léguer ses hardes à son enfant.

Toute indignation rétrospective serait déplacée, mais l’esprit des lois est si persistant qu’on retrouve toujours dans le Code même épuré le parfum flottant du Code oblitéré.

Nous voudrions indiquer les grandes réformes, celles que nous considérons comme essentielles, qui ont vraiment entamé, au profit de la vie moderne, le bloc granitique.


La loi sur les expropriations. ― Ce fut une révolution et une renaissance. Ceux qui ont vécu au sein des campagnes, qui ont étudié l’histoire d’une province savent ce qu’était la vie rurale et ce qu’était la condition des paysans il y a cent ans. Le quart des terres était inculte, envahi par les joncs ou détrempé. Il était impossible d’établir un système rationnel ou suffisamment contenu pour l’irrigation ou pour l’épanchement des eaux. Il aurait fallu toucher à la propriété du voisin.

L’automne venu, les chemins étaient presque impraticables, coupés par des ravins étroits, rongés par leurs fossés. Il n’était pas rare qu’un voyageur téméraire appelé dans un village, vît sa voiture s’embourber, et qu’il fallût quérir des bœufs dans quelque étable lointaine pour le tirer du mauvais pas. Le métayer mangeait du pain de seigle et tuait un cochon dont la chair, salée dans un pot de grès, fournissait aux festins espacés de la famille. On appelle, dans certains pays, les beaux habits, les habits de fête, des habits à manger de la viande, tant ce luxe était rare.

On a osé toucher à la propriété, pour satisfaire à l’intérêt public, moyennant une juste et préalable indemnité. Des travaux d’intérêt public ont pu être entrepris, des routes créées, des établissements publics édifiés : l’expropriation est devenue d’usage si courant, quoique son emploi soit prudent, qu’on ne songe plus à ce que pouvait être la face des régions ou la forme des villes avant son invention.

Les lois du travail. ― Les lois sur la réglementation du travail, sur la limitation de sa durée, sur le repos hebdomadaire, sont une dérogation évidente mais bienfaisante et légitime à la liberté des contrats, dans l’intérêt de la liberté.

La Déclaration des Droits de l’Homme a proclamé non seulement la liberté, mais aussi la sûreté, c’est-à-dire l’aide sociale à laquelle le citoyen doit prétendre pour la sauvegarde de ses droits reconnus.

Nos ancêtres qui ont planté des arbres de la liberté ont entouré l’arbrisseau d’épines pour le protéger ; leurs descendants doivent entourer l’arbre d’une grille solide pour le défendre contre ceux qui voudraient l’ébrancher, le meurtrir ou l’abattre.

Or, voici le phénomène qui s’est produit :

Les législateurs anciens ne connaissaient que les formes anciennes de l’absolutisme et de la tyrannie. Ils ont garanti l’homme contre les abus et les excès qu’ils ont pu prévoir ; ils ne connaissaient pas les valeurs financières et ne considéraient pas les quelques feuilles volantes éparpillées ou collectionnées par le commerce comme pouvant un jour se transformer, s’amonceler, constituer des fortunes dont la forme dépasserait celle de la fortune immobilière. Pour le dire d’un mot, ils n’ont pas prévu ce que nous appelons le Capital.

Le Capital, entre les mains de la Finance, du commerce et de l’industrie a pris la même consistance que la terre entourant le château-fort, quand elle était la propriété des seigneurs féodaux. L’usine est un fief, la mine est un fief, la grande maison commerciale est un fief. Ces fiefs asservissent ceux qui vivent et travaillent sur le fief. Ceux qui comparent le régime capitaliste à la féodalité ne savent pas toujours combien ils ont raison, à cette différence près que le seigneur féodal avait une tête et un visage, que le capitaliste peut n’en pas avoir. La société anonyme, la société par actions, la société en commandite même sont des entités, des personnes surhumaines et masquées ; la cote de mailles qui revêt ces puissants suzerains est formée de mailles nombreuses et la visière baissée, ils reluisent de tous les reflets extérieurs du coffre-fort.

La liberté des contrats n’existe que là où le consentement est libre ; le voyageur qui part pour une affaire urgente et qui prend son billet de chemin de fer ne conclut pas avec la compagnie un libre contrat de transport. Peut-il discuter le prix ?

L’ouvrier qui loue ses services au maître d’une fabrique, d’un chantier, etc., ne conclut pas un libre contrat de louage, alors surtout que, par une entente commune, les patrons ont unifié les conditions générales des contrats alors que, pour employer une formule familière mais énergique, c’est à prendre ou à laisser, alors que l’être humain qui a des bras mais qui a une bouche et d’autres bouches à nourrir outre la sienne, doit se soumettre, marcher ou mourir.



La loi sur les accidents du travail a jeté bas une des poutres les plus robustes de la charpente judiciaire.

Il était de doctrine et de jurisprudence que les dommages-intérêts prenaient leur source dans une faute commise. Le Code civil contient, même, à cet égard, deux dispositions caractéristiques du principe. Lorsque des marchandises arrivent avariées, une présomption de faute pèse sur le transporteur. La chose inanimée est inconsciente et ne peut fournir un témoignage. La personne accidentée peut et doit au contraire prouver la faute du transporteur. Lorsque, emporté dans un express, vous êtes la victime d’une catastrophe, pourrez-vous prouver la faute du mécanicien ou la défectuosité de la voie ? La Cour de cassation, par des arrêts qui sont récents, a imposé au transporteur, dans tous les cas, une présomption de responsabilité.

L’ouvrier blessé devra-t-il aux termes de la loi prouver la faute du patron ou de ses préposés ? Non ; le travail, par les risques inhérents à son exercice ou à sa production, est considéré comme un coupable permanent. L’ouvrier accidenté reçoit une rente ou une indemnité par le seul fait de sa blessure, de son impotence ou de son infirmité si elles sont le fait du travail ou si elles sont survenues à l’occasion du travail.

La loi, à l’origine, distinguait entre les exploitations. Elle s’appliquait à celles qui emploient la forme motrice à l’exclusion des autres.

D’où cette conséquence bizarre que, si un comptable, dans un bureau, à Paris, s’entaillait le doigt avec un canif et que si la maison mère dont dépendait le bureau, avec siège social à Rouen, employait dans ses ateliers un moteur, le blessé avait droit à une indemnité ; sinon il ne pouvait rien réclamer.

Les députés qui avaient voté, en fin de législature, cette loi embryonnaire se séparèrent avec la crainte et le remords d’avoir ruiné la petite industrie. Ils n’avaient pas songé à cette institution souple et variée : l’assurance qui s’empressa de se poser sur les magnifiques territoires annexés soudain au continent des risques. Aussi, pour la première fois, fût-il donné de voir la jurisprudence travailler à étendre, au lieu de la restreindre et de la stériliser, une réforme démocratique. Et des lois postérieures ont appelé tous les travailleurs manuels au bénéfice de l’allocation : indemnité de demi-salaire pour l’incapacité partielle et permanente, rente proportionnelle pour l’incapacité absolue et permanente. Le travailleur reçoit l’indemnité même si l’accident a été causé par sa faute ; sa faute inexcusable entraîne seulement une réduction de la rente et il est irrecevable à réclamer s’il a intentionnellement provoqué l’accident.

Démembrement du droit de propriété. ― La dévastation produite par la guerre, l’arrêt qu’elle a infligé à la construction, plus encore le développement du bien être et la multiplication normale des habitants ont produit la crise du logement. Le logement est une nécessité. Le législateur a dû intervenir et faire céder le droit absolu du propriétaire sur son immeuble. Il a maintenu les locataires en possession, à condition qu’ils fussent de bonne foi et pour des périodes différentes fixées par ses dispositions moratoires. Nous applaudissons à cette expropriation relative. Nous saluons cette atteinte que subit la propriété destinée à usage de location et qu’on oblige à subir comme une servitude sa destination profitable. Le législateur qui a voté la loi du premier avril 1926 ne s’est pas trompé sur la portée de son œuvre. Il a dit que ses prescriptions constituaient un démembrement du droit de propriété. Il affirme son désir de revenir au droit commun : le droit commun devrait toujours résider dans la subordination de l’intérêt privé à l’intérêt général ; les lois sur l’habitation contiennent en germe une révision du droit de propriété.

Le législateur sent bien que des raisons d’équité non moins impérieuses l’obligent à voter la loi sur la propriété commerciale. Il ne montre aucun empressement pour hâter l’éclosion de cette loi : il ne sait comment l’équilibrer avant de lui donner son vol.

Pour créer un fonds de commerce, il faut un local. Le propriétaire, par un congé intempestif, pourra-t-il reprendre au commerçant le local et ruiner le commerce, pourra-t-il, par le retrait du contenant, répandre dans le ruisseau le contenu ? L’avenir répondra : le monde se meurt d’une propriété immobilière implacable et d’une puissance financière effrénée.

La vie nouvelle. ― Les taudis du droit. ― Autour de la cité juridique, composée de ses bâtiments les plus robustes et les plus vieux, toute une ville nouvelle s’est construite, notamment par l’édification des lois sur les sociétés, sur les associations, sur les syndicats.

À côté de l’individu, personne privée, à côté des villes, mineures administrées, se sont créées des personnes morales collectives, réglementées et régies par un droit nouveau.

En revanche, le Droit est encore obligé de s’abriter dans des masures délabrées et désuètes dont la réfection s’impose. Les malades ne se doutent pas que le règlement fondamental de la pharmacie est encore la loi du 21 germinal an II, que toutes les « spécialités », aujourd’hui innombrables, vendues sous les enveloppes et les cachets les plus attrayants, sont mises dans le commerce par tolérance ; que, strictement, tout remède devrait être préparé par le pharmacien, dans son office, sur ordonnance et pour chaque commande isolément. M. Aristide Briand, lorsqu’il était simple député, avait déposé un projet de loi pour réorganiser la législation en ce qui concerne la pharmacie ; le Parlement n’a pas trouvé le loisir de discuter le projet.

Le Parquet recourt encore à la vieille loi de 1836 sur les loteries pour arrêter la hardiesse des dragueurs d’épargne lorsqu’ils réunissent des souscriptions pour leur affecter globalement le profit des tirages sans leur conférer la propriété des actions.

La loi de 1838 sur les aliénés est lamentablement rudimentaire et permet les séquestrations arbitraires : tel fils prudent a fait interner son père pour l’empêcher de faire un testament valable.

Quels cahiers les États-généraux des juristes pourraient rédiger !

L’état des personnes. ― Sont Français plus de sujets d’après leur lieu de naissance ou la nationalité de leurs auteurs. Le divorce a été rétabli ; la prohibition du mariage avec le complice a été supprimée ; la femme peut disposer des salaires qu’elle s’est acquis par son travail. On peut dire que la puissance paternelle a été démantelée. Le père tuteur ne peut plus disposer du bien de ses enfants mineurs : il est soumis au contrôle et à la décision du Tribunal. Le mariage a été facilité par la simplification de sa procédure propre ; en outre par la réduction au minimum des anciennes exigences pour l’autorisation des parents ou pour les sommations respectueuses. De même, l’adoption a été simplifiée et cette faveur a produit un curieux abus. On voit des personnes mêmes âgées se faire adopter pour recueillir un héritage en ligne directe à titre d’enfant adoptif. L’adopté échappe ainsi au prélèvement démesuré de l’État sur les successions attribuées au collatéral ou à l’étranger.

VIII

Nous venons de voir comment les Codes se sont créés en France. Cet exposé, pour être complet, devrait rechercher comment ils se sont créés dans les principaux pays d’Europe.

Il devrait également traiter du Droit international. Mais ces questions de droit comparé et de droit, des gens trouveront plus naturellement leur place au mot LOIS. — Paul Morel.