Encyclopédie anarchiste/Association - Assurances

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 153-165).


ASSOCIATION. L’association est un groupement d’individus qui ont des intérêts matériels ou moraux communs. Ce groupement peut être composé d’individus poursuivant un même but social ou voulant réaliser une même œuvre, exécuter une tâche qui nécessite la mise en commun des efforts, des compétences, des facultés des associés et que chacun d’eux, isolément, ne pourrait mener à bien. — Il y a encore les groupements d’affinité dans tous les domaines de la pensée, des arts, de la science. Il y a, enfin, les ordres religieux masculins et féminins, qui sont de véritables associations. L’armée elle-même est une association, d’un ordre différent.

En principe, suivant son sens précis, exact, l’association est volontaire. Elle peut cependant être imposée par la force, la discipline, des règles sévères, même si ces dernières sont acceptées au début par des associés qui voudraient se libérer par la suite. — Toutefois, nous le répétons, l’association est originellement libre.

L’esprit d’association est aussi vieux que le monde. Il a connu tous les aspects et évolué constamment, dans la forme, selon les nécessités de la vie.

L’homme des cavernes, obligé de lutter contre les grands fauves, de défendre sa vie, de chercher sa nourriture, de construire son habitation fut appelé à s’associer avec ses semblables. Il constitua instinctivement des groupements de défense et de travail.

L’esprit d’association se manifeste chez tous les animaux de même espèce, pour l’organisation de leur vie particulière, pour sa défense, pour la perpétuation de la race. Le mariage, légitime ou non, n’est autre chose qu’une association de deux êtres de sexes différents, pour la continuation de l’espèce. — La famille est une association dont le but est également d’assurer la vie à la progéniture.

Les abeilles, les fourmis, les castors, etc… ont le sens inné de l’association dans le travail, dans la recherche des moyens d’existence et de sécurité.

La vie sauvage, en troupeau, des animaux de toutes tailles, est, elle aussi, une manifestation certaine de l’esprit d’association que possèdent, instinctivement, tous les animaux.

Le mot « association » a une signification tellement vaste, il évoque un si grand nombre de choses précises, qu’il faudrait, pour lui donner tout son sens, lui consacrer plusieurs gros volumes.

On le retrouvera souvent employé dans cette encyclopédie, sous une forme ou sous une autre, lorsque nous examinerons tous les caractères des groupements sociaux qui résultent de l’application du principe d’association.

Bien entendu, l’association n’est pas particulière à une classe sociale. Les patrons comme les ouvriers utilisent également l’association. — On peut même déclarer que l’association des patrons d’une part, prise en bloc, et l’organisation des ouvriers d’autre part, prise également comme ensemble, déterminent en fait les deux classes adverses irréductiblement dressées l’une en face de l’autre.

De même qu’il y a des syndicats ouvriers, des coopératives de production et de consommation ouvrières, il y a des syndicats et des coopératives patronaux. Les Trusts, les Cartels, les Consortiums sont des associations patronales formées sur le principe naturel.

Dans tous les domaines de leur activité, de leurs besoins, de leurs intérêts, les hommes s’associent. Toutes les manifestations de la vie sociale peuvent donner lieu à l’association.

Le heurt de ces associations rivales, sur le plan social, la discordance des intérêts des groupements opposés entraînent des conflits qui, à chaque instant, opposent tout ou partie des deux classes dans un milieu étendu ou restreint.

L’association est l’expression même de la vie et de ses nécessités inéluctables. C’est un acte auquel il est presque impossible de se soustraire, quelque idée qu’on puisse avoir sur le rôle de l’individu pris comme unité sociale.

Il y a aussi l’association ethnique. — C’est elle qui a formé, de gré au début, de force souvent par la suite, les hameaux, les villages, les villes, les provinces, les nations. La plus grande association sera réalisée, de plein gré, lorsque tous les humains n’auront qu’une patrie : le monde, qu’un seul sentiment : l’amour du prochain.

Ce sera, alors, l’association idéale, celle qui englobera toutes les autres en les faisant disparaître dans l’harmonie générale réalisée. Hélas ! nous n’en sommes pas là.

Pour en revenir à l’association ethnique, libre ou non, n’est-ce pas elle qui a engendré toutes les guerres du passé, pour de prétendus intérêts communs ? N’est-elle pas à l’origine du mot « patrie » ?

Qu’est-ce donc, en effet, que la patrie, sinon une association d’hommes qui sont censés avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes mœurs, parce qu’ils parlent la même langue et habitent le même lieu ?

N’est-ce pas au nom de cette association monstrueuse, formée de gens dont les intérêts réels sont totalement dissemblables, que l’on constitue, dans chaque pays, des armées qui se heurtent en des chocs gigantesques, semant la mort et la misère ?

Dans un autre ordre d’idées, on peut constituer aussi des associations d’éducation, de sport, de divertissement, d’art, etc…

Les ouvriers et les patrons ont les leurs. Les prêtres des différents cultes ne négligent, pas davantage que les laïcs, la pratique de l’association dans les domaines du sport et de l’éducation.

L’association, enfin, a donné naissance à une tendance de l’anarchisme : les associationnistes. Ces camarades conçoivent, non sans raison, que l’association peut être limitée à l’accomplissement d’une tâche précise, n’être que momentanée, qu’elle peut être dissoute pour quelque cause que ce soit, par consentement mutuel, libre aux associés de la pratiquer à nouveau ou non.

Les associationnistes, contrairement à l’individualiste intégral, pensent que, dans certains cas, l’anarchiste peut volontairement s’associer à d’autres individus, même non anarchistes, pour la combinaison et la concordance des efforts de plusieurs individus, dont les intérêts sont momentanément communs. Le contrat qui lie les associés les uns aux autres est purement moral. Il n’en est pas moins précis dans la durée et l’application. Il cesse de jouer lorsque l’œuvre commune ou particulière à chacun, par l’usage, est terminée.

Les associés peuvent se réunir à nouveau s’ils le désirent, se joindre à d’autres individus ou à quelques-uns seulement de leurs compagnons du début ou à d’autres. Ils sont entièrement libres de pratiquer ou non tel ou tel genre d’association.

D’une manière générale, on peut donc dire que l’association est la plus certaine des manifestations vitales des individus dans toutes les circonstances, pour tous les buts, par tous les moyens.

L’évolution humaine exige d’ailleurs qu’on développe sans cesse l’esprit d’association en sériant, en classant les manifestations auxquelles il donnera lieu, suivant que l’association sera pratiquée par l’une ou l’autre classe.

L’association des producteurs est leur meilleure arme de défense et d’attaque. C’est leur outil de libération le plus puissant. Groupés en associations, les ouvriers peuvent espérer vaincre leur adversaire de classe. Isolés, ils seront sûrement vaincus par lui.

L’association est donc une nécessité dominante. Son principe est d’ailleurs admis à peu près par tous les individus qui serrent de près les réalités et qui connaissent, pour les avoir éprouvées, les difficultés de l’existence. — Pierre Besnard.

(Voir syndicats ouvriers et patronaux, coopératives, groupements d’affinité, cartel, trust, consortium, congrégation, etc…)


ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS. Nom d’une union internationale de tous les ouvriers ayant pour but l’appui mutuel dans la lutte pour l’amélioration des conditions de la vie et pour la conquête de la société socialiste.

Hist. En 1864, à l’occasion d’une exposition internationale à Londres, des ouvriers français et anglais se réunirent dans la salle Saint-Martin, afin de réaliser l’idée d’une union étroite des ouvriers de tous les pays. Un Comité fut formé, qui eut la mission de rédiger un programme et les statuts pour l’Union internationale. Comme membre de ce Comité, fut élu, entr’autres, Karl Marx, qui prenait part aux travaux de l’Union. Le premier Congrès international régulier eut lieu du 3 au 8 septembre 1866, à Genève (Suisse). Une organisation internationale y fut définitivement constituée. Elle adopta le nom de : « Association Internationale des Travailleurs » (A. I. T.). À la tête de l’A. I. T. se trouvait le Conseil Général qui devait assurer le lien entre les sections séparées de l’organisation. Comme but de l’A. I. T., le programme spécifiait l’émancipation économique de la classe ouvrière. Les statuts laissèrent à chaque section la pleine indépendance, ainsi que la liberté d’entrer directement en relations avec le Conseil général. Le deuxième Congrès eut lieu à Lausanne, du 2 au 7 septembre 1867. C’est au troisième Congrès, à Bruxelles, du 6 au 13 septembre 1868, que la grève générale fut désignée comme l’unique moyen d’empêcher la guerre et d’assurer la paix. Le quatrième Congrès eut lieu à Bâle, du 5 au 12 septembre 1869. C’est à ce Congrès que commencèrent les grandes discussions entre Marx et Bakounine. Le premier préconisait le centralisme, le parlementarisme et l’action politique comme moyen de lutte. Le second prêchait l’antiétatisme et le fédéralisme. C’est à ce Congrès qu’on vit, pour la première fois, le grand succès de l’idée fédéraliste et l’importance des unions ouvrières. C’est là que fut affirmée l’idée de l’annulation de l’État et de son remplacement par des unions de producteurs.

Les débuts, pleins de succès, de Bakounine à l’Internationale, ainsi que son influence croissante, amenèrent le renforcement de l’aile antiautoritaire, fédéraliste. C’était dangereux pour Marx et ses partisans. Alors, un jeu d’intrigues contre les fédéralistes commença et aboutit à la dissolution de la section alliée de Genève. Le siège du Conseil général se trouvait à Londres et était sous l’influence de Karl Marx. En 1870, il n’y eut pas de Congrès, à cause de la guerre. En 1871, le Conseil général convoqua, à Londres, une conférence fermée où furent invités et parurent surtout les délégués partisans de Marx et du Conseil général. Les Belges, les Espagnols et les Italiens penchaient, avec Bakounine, au fédéralisme. Les Jurassiens n’étaient pas présents à la Conférence. L’invitation fut faite de telle sorte que les partisans du Conseil général se trouvèrent en majorité. La conférence fut utilisée par Marx à rendre obligatoire, pour les membres de l’Internationale, l’action parlementaire rejetée par l’aile latine. Cela est arrivé par la mise aux voix et l’adoption de la résolution suivante :

« Vu que le prolétariat comme classe, ne pourrait se dresser contre la violence collective des classes possédantes autrement qu’en se constituant en un parti politique particulier, en lutte contre tous les vieux partis des classes possédantes ; que cette constitution du prolétariat en un parti politique est indispensables pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but final : l’abolition des classes ; que l’union des forces des travailleurs, qui fut déjà atteinte à l’aide des luttes économiques, devra servir aussi comme levier pour les masses de cette classe dans leur lutte contre le pouvoir politique de leurs exploiteurs, — la Conférence rappelle aux membres de l’Internationale, qu’étant donné l’état de guerre où se trouve la classe ouvrière, son action économique et politique sont liées d’une façon inséparable. »

Conformément à cela, la puissance du Conseil général augmenta : il s’appropria un pouvoir autoritaire vis-à-vis des sections, dans le but de veiller sur la doctrine. L’aile latine, qui se dressait contre le centralisme et le parlementarisme, devait être muselée. De cette façon, un coin fut enfoncé dans « l’Internationale », qui, finalement, amena une scission directement provoquée par Karl Marx, au cinquième Congrès de La Haye, du 2 au 7 septembre 1872. Les partisans de Marx y disposaient de 40 voix, les fédéralistes, de 25 seulement. Cette proportion inégale de voix fut le résultat d’une machination de Marx. Il prit toutes dispositions pour que les délégués de l’Allemagne, où se trouvaient ses partisans, vinssent en nombre au Congrès. Ainsi, une majorité marxiste fut créée. Le Congrès de La Haye approuva les décisions de la Conférence de Londres ; la puissance du Conseil général augmenta encore ; l’article sur la nécessité de l’action politique fut introduit dans les statuts de « l’Internationale ». Le point de vue des fédéralistes, les jurassiens en tête, fut exposé par James Guillaume. Il précisa la différence entre les marxistes et les fédéralistes, en déclarant que les premiers cherchaient à conquérir le pouvoir politique, au moyen de la participation aux élections parlementaires, tandis que les seconds cherchaient à le détruire. Marx profita également de ce Congrès pour lancer des calomnies contre Bakounine, qui n’était pas présent. Une commission fut formée dont la majorité se composait des partisans de Marx, et qui prononça l’exclusion de « l’Internationale » de Bakounine, de Guillaume, de Schwitzguébel et d’autres encore. L’exclusion des deux premiers fut décidée, malgré la déclaration du président de la Commission, le délégué allemand Cuno, qu’il n’y avait pas de preuves matérielles contre les accusés. La minorité déposa, en la personne de Victor Dave, une déclaration disant qu’elle avait l’intention de défendre dans « l’Internationale », l’autonomie fédérale. Ainsi, les prétentions injustes et autoritaires des marxistes amenèrent la scission dans « l’Internationale ».

Les fédéralistes organisèrent alors, à leur tour, un Congrès à Saint-Imier, le 15 septembre 1872, auquel participèrent tous les éléments antiautoritaires et fédéralistes de l’Internationale. Toute l’aile latine de cette dernière y était représentée, notamment les sections : jurassienne, italienne, espagnole, française et, de plus, deux sections américaines. C’est à ce Congrès que furent formulés les principes fondamentaux du mouvement ouvrier libertaire, qui peuvent servir au prolétariat révolutionnaire, aujourd’hui encore, comme indicateurs de route. Les résolutions sur l’action politique ainsi que sur les unions professionnelles et leurs tâches s’expriment de la manière suivante :

xxx« Considérant :

« Que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;

« Que nul n’a le droit de priver les fédérations et sections autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et de suivre la ligne de conduite politique qu’elle croiront la meilleure et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;

« Que les aspirations du Prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du Prolétariat lui-même, des corps de métier et des communes autonomes.

xxx« Considérant :

« Que toute organisation politique ne peut rien être que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le Prolétariat s’il voulait s’emparer du Pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante ;

« Le Congrès, réuni à St-Imier, déclare :

1o Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du Prolétariat ;

2o Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le Prolétariat que tous les Gouvernements existant aujourd’hui ;

3o Que, repoussant tout compromis pour arriver à l’accomplissement de la Révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire. »

Autre résolution :

« La liberté et le travail sont la base de la morale, de la force, de la vie et de la richesse de l’avenir. Mais le travail, s’il n’est pas librement organisé, devient oppressif et improductif pour le travailleur ; et c’est pour cela que l’organisation du travail est la condition indispensable de la véritable et complète émancipation de l’ouvrier.

« Cependant, le travail ne peut s’exercer librement sans la possession des matières premières et de tout le capital social ; il ne peut s’organiser si l’ouvrier, s’émancipant de la tyrannie politique et économique, ne conquiert le droit de se développer complètement dans toutes ses facultés. Tout État, c’est-à-dire tout Gouvernement et toute administration des masses populaires, de haut en bas, étant nécessairement fondé sur la bureaucratie, sur les armées, sur l’espionnage, sur le clergé, ne pourra jamais établir la société organisée sur le travail et sur la justice, puisque, par la nature même de son organisme, il est poussé fatalement à opprimer celui-là et à nier celle-ci.

« Suivant nous, l’ouvrier ne pourra jamais s’émanciper de l’oppression séculaire, si à ce corps absorbant et démoralisateur, il ne substitue la libre fédération de tous les groupes producteurs fondée sur la solidarité et l’égalité. »

Après les deux Congrès de 1872, celui de La Haye et celui de Saint-Imier, les Congrès ultérieurs des deux tendances ne se tenaient que séparément. Le Conseil général de la majorité marxiste fut transféré à New-York. Ce fut son enterrement. Au contraire, toutes les sections de « l’Internationale », à l’exception de la section allemande, se rangèrent au point de vue des Jurassiens. Les trade-unions anglaises même étaient contre le Conseil général dirigé par Marx. Lorsque, un an plus tard, les deux tendances, la marxiste et la fédéraliste, convoquèrent leurs Congrès à Genève, ces Congrès siégèrent séparément.

Le deuxième Congrès des antiautoritaires siégea du 1er  au 6 septembre 1873, celui des marxistes du 8 au 13 septembre. Il était devenu clair, maintenant, que les marxistes se trouvaient en pleine déroute. Ce fut leur dernier Congrès. Le Congrès des fédéralistes fut très fréquenté. Il élabora de nouveaux statuts pour « l’Internationale ». Le Conseil général fut supprimé. La question de la grève générale fut discutée. Elle ne fut pas, toutefois, définitivement réglée, vu le nombre encore très restreint d’organisations ouvrières à cette époque. Le Congrès des marxistes fut un fiasco complet. À part les délégués allemands et autrichiens, il n’y en eut presque pas d’autres, de sorte qu’on se vit obligé de renoncer à la convocation de Congrès ultérieurs. Quant à l’aile antiautoritaire, fédéraliste, elle resta debout. Mais elle aussi a beaucoup souffert, d’une part, à cause de la scission provoquée par Marx, d’autre part, par suite de la réaction générale instaurée dans toute l’Europe après la chute de la Commune. Trois Congrès eurent encore lieu : le 3e, à Bruxelles, du 7 au 13 septembre 1874 ; le 4e, à Berne, du 26 au 29 octobre 1876 ; et le 5e, à Verviers, du 6 au 8 septembre 1877. En 1877, eut lieu également un Congrès général socialiste à Genève, d’où prit son essor l’Internationale social-démocrate. On finit par s’entendre de façon qu’un bureau commun pour les deux Internationales fut créé. Ce fut la fin des Congrès et de « l’Internationale ». qui reçut plus tard le nom de « Première Internationale ». (Voir Internationale.)

À partir de ce moment, commença une autre période qui aboutit à la formation et l’organisation de « l’Internationale » connue, aujourd’hui encore, sous le nom de « 2e Internationale ». Cette dernière sera traitée au mot : Internationale. Le seul fait qui nous intéresse ici est celui qu’en 1892, au Congrès de Londres, les anarchistes et les antiparlementaires furent exclus de l’internationale. Jusque-là, les deux tendances coexistaient, l’une auprès de l’autre, au sein de la même organisation.

L’époque qui suivit fut une décadence du mouvement ouvrier international. L’hégémonie de l’Allemagne sur tout le continent européen, après la guerre de 1870-71, amena aussi une prépondérance du mouvement ouvrier allemand sur celui des autres pays, surtout des pays latins. Avec cela, les méthodes allemandes du parlementarisme prirent le dessus, tandis que les traditions de l’aile fédéraliste de la 1re  Internationale déclinèrent.



L’Association Internationale des Travailleurs (A. I. T. d’aujourd’hui).

Quelques dizaines d’années passèrent avant que les éléments libertaires, dans le mouvement ouvrier, fussent redevenus assez forts pour se réunir sur une échelle internationale. C’est avec le développement du Syndicalisme révolutionnaire antiétatiste que le temps vint revivifier le mouvement ouvrier international dans le sens de la tendance antiautoritaire de la 1re  Internationale. L’aile antiautoritaire de la 1re  Internationale ayant déjà considéré les organisations professionnelles révolutionnaires (au point de vue économie) comme les organes appelés à guider la lutte du prolétariat conscient de son devoir de classe, et à mener vers le succès la révolution sociale, le syndicalisme révolutionnaire reprit et continua cette tendance. Aussi l’A. I. T. d’aujourd’hui peut compter pour la seule héritière véritable des meilleures traditions de l’aile antiautoritaire de la 1re  Internationale.

En 1913 déjà, se réunirent, à Londres, les délégués des organisations syndicalistes-révolutionnaires de presque tous les pays européens et autres, afin de poser la première pierre d’une nouvelle Internationale ouvrière devant suivre le chemin tracé par la 1re  Internationale. La résolution principale adoptée à Londres portait :

« Le premier congrès international syndicaliste reconnaît que la classe ouvrière de tous les pays souffre de la même répression par l’État et le système capitaliste. Par là il se déclare pour la lutte de classe et la solidarité internationale, pour l’organisation indépendante de la classe ouvrière sur la base d’union fédérative.

« Il tend à l’élévation immédiate matérielle et morale de la classe ouvrière jusqu’à la destruction finale du capitalisme et de l’État.

« Il déclare, ensuite, que la lutte de classes est une conséquence nécessaire de la possession privée des moyens de production et de distribution, et par là il tend à la socialisation de cette possession.

« À ceci appartiennent l’élaboration et le développement des organisations syndicalistes, dans ce sens qu’elles sont en état de faire avancer la fabrication et la distribution de produits dans l’intérêt de la société entière.

« Constatant que les syndicats internationaux ne peuvent faire la lutte de classe avec succès que lorsque les ouvriers cesseront de se diviser sur des différences politiques et religieuses, le congrès déclare que la lutte comme telle, ne pourra être que d’un caractère économique, exprimant par cela que les organisations ne tâchent pas d’atteindre leur but par des collaborations de gouvernement et leurs assistants, et qu’elles s’appuient seulement, par excellence, sur le pouvoir des organisations et leur action directe.

« En conséquence de cette déclaration, le congrès fait appel aux travailleurs de tous les pays pour s’unir en organisations industrielles fédératives indépendantes sur la base de la solidarité internationale avec le but de délivrance complète de la répression par l’État et le capitalisme. »

Malheureusement, l’œuvre de la réunion internationale des organisations industrielles révolutionnaires libertaires fut interrompue par la guerre éclatée en 1914. Tous les pays se fermèrent hermétiquement. Toute liaison internationale des travailleurs devint impossible. La réaction dura jusqu’à la fin de la guerre. La révolution en Russie et en Europe centrale créa une situation nouvelle. Les forces dispersées du prolétariat révolutionnaire recommencèrent à s’unir. La tentative de continuer l’œuvre commencée à Londres en 1913 ne réussit, cependant, qu’en 1920. Cette année-là, une conférence syndicaliste préliminaire eut lieu à Berlin, du 16 au 21 décembre. Les organisations suivantes y étaient représentées : les I. W. W. de l’Amérique, la F. O. R. A. de l’Argentine, le Comité syndicaliste-révolutionnaire (France), la F. A. U. D. ( Allemagne), le Schop-Steward and Workers Committee Movement (Angleterre), l’organisation centrale des ouvriers suédois (Suède) et le National Arbeids Secretariat de la Hollande. En outre, l’Union syndicaliste italienne, la Confederacion Nacional del Trabajo (Espagne), la Fédération Syndicaliste de la Norvège et l’opposition des unions professionnelles danoises, se déclarèrent d’accord pour la création d’une « Internationale Syndicaliste », tout en exprimant leur regret de ne pas avoir pu prendre part à la Conférence. Les unions professionnelles russes étaient représentées par Bélenky qui était là à titre de visiteur.

On adopta à cette conférence la résolution suivante :

« 1o L’Internationale Révolutionnaire du Travail se place, sans aucune réserve, sur le point de vue de la lutte de classe révolutionnaire et du pouvoir de la classe ouvrière.

« 2o L’Internationale Révolutionnaire du Travail tend à la destruction et à l’anéantissement du régime économique, politique et moral du système capitaliste et de l’État. Elle tend à la fondation d’une société communiste libre.

« 3o La conférence constate que la classe ouvrière est seule en état de détruire l’esclavage économique, politique et moral du capitalisme par l’application la plus sévère de ses moyens de pouvoir économique qui trouvent leur expression dans l’action directe révolutionnaire de la classe ouvrière pour atteindre ce but.

« 4o L’Internationale Révolutionnaire du Travail se place ensuite sur le point de vue que la construction et que l’organisation de la production et de la distribution sont la tâche de l’organisation économique dans chaque pays.

« 5o L’Internationale Révolutionnaire du Travail est entièrement indépendante de tout parti politique. Dans le cas où l’Internationale Révolutionnaire du Travail déciderait une action et que les partis politiques ou toute autre organisation se déclareraient d’accord avec cette action ou vice-versa, alors l’exécution de cette action peut se faire en commun avec ses partis et organisations.

« 6o La conférence adresse un appel urgent à toutes les organisations syndicalistes révolutionnaires et industrielles et les invite à prendre part au Congrès convoqué le 1er  mai 1921 à Moscou par le Conseil provisoire de l’Internationale Rouge du Travail (I. S. R.) afin de fonder une Internationale Révolutionnaire du Travail unifiée de tous les travailleurs du monde. »

Lorsque, en été 1921, eut lieu, à Moscou, le Congrès constitutif de l’Internationale Syndicaliste Rouge (I. S. R.), les syndicalistes révolutionnaires y étaient représentés, il est vrai, en grand nombre. Il y avait, cependant, aussi des organisations syndicalistes révolutionnaires qui, à ce moment déjà, se rangèrent au point de vue de ne pas vouloir vivre aux frais du gouvernement de la Russie. Ce point de vue était, en première ligne, celui des syndicalistes allemands qui avaient fait, préalablement, au sujet d’une délégation à Moscou, un referendum dans leurs rangs, qui donna un résultat négatif. On supposait, d’autre part, que les communistes russes n’iraient jamais jusqu’à tolérer une Internationale syndicaliste révolutionnaire véritablement indépendante, c’est-à-dire, antiautoritaire, car ils défendaient la théorie d’après laquelle une dictature du Parti devait être exercée sur les unions professionnelles.

Cette supposition fut justifiée. Ayant formé une majorité à leur dévotion, les Russes ont su étouffer l’opinion des syndicalistes révolutionnaires. Mais, à Moscou déjà, la minorité se serra et tomba d’accord sur un manifeste contre le Congrès. Au Congrès des anarcho syndicalistes, à Dusseldorf, en automne 1921, eut lieu, complémentairement, une petite conférence internationale à laquelle prirent part : un délégué des I. W. W., un autre des syndicalistes suédois, une délégation des syndicalistes hollandais et des syndicalistes allemands. À cette conférence, la décision fut prise de convoquer à Berlin, l’année suivante, une conférence internationale des organisations qui n’étaient pas d’accord avec les décisions du Congrès de Moscou.

Cette Conférence préliminaire des syndicalistes eut lieu à Berlin, du 16 au 18 juin 1922. Y étaient représentés : la Freie Arbeiter Union Deutschlands (Allemagne), la Unione Sindacale Italiana (Italie), la Confédération Générale du Travail Unitaire (France), la Confederacion Nacional del Trabajo (Espagne), la Sveriges Arbetares Centralorganisation (Suède), la Norsk Syndikalistisk Federation (Norvège), la minorité syndicaliste des unions professionnelles russes, la Federaciôn Obrera Regional (Argentine). Il y avait aussi un représentant des unions professionnelles russes, qui fut admis à titre auditif.

La dernière grande discussion avec les unions professionnelles russes eut lieu à cette conférence. Au moment où devait être élaborée une résolution de protestation contre les persécutions des ouvriers révolutionnaires, les représentants de la minorité syndicaliste de Russie essayèrent aussi la mise en liberté des révolutionnaires emprisonnés en Russie soviétique. Le représentant des unions professionnelles russes, Andréieff, défendit les mesures politiques du gouvernement russe. Une âpre discussion éclata. Finalement, une Commission fut nommée, qui posa nettement au représentant des unions professionnelles russes les deux questions suivantes :

« 1o Le Comité Central des unions professionnelles russes pense-t-il intervenir, de façon formelle, en vue de la mise en liberté de tous les syndicalistes et anarchistes emprisonnés pour leurs idées ?

« 2o Le même Comité a-t-il l’intention d’exiger que les camarades puissent développer librement leur activité révolutionnaire dans les unions professionnelles, à la condition qu’ils ne luttent pas contre le gouvernement russe les armes à la main ? »

La réponse à ces questions fut donnée par trois fois, mais toujours équivoque. Il devint absolument clair que le gouvernement russe était défendu par les unions professionnelles russes. La Conférence se prononça alors pour les révolutionnaires emprisonnés en Russie soviétique. Lorsque le représentant des unions professionnelles russes comprit qu’il ne pourrait rien obtenir, il quitta la Conférence. Dès ce moment, la séparation des deux organisations : des unions professionnelles autoritaires de la Russie soviétiste et des organisations syndicalistes révolutionnaires antiautoritaires fut un fait accompli.

La Conférence élabora, en dix thèses, une déclaration de principes du syndicalisme révolutionnaire, qui fut adoptée unanimement. Cette déclaration fut adoptée presqu’en entier, par le Congrès constitutif ultérieur de l’Association Internationale des Travailleurs, et nous la citons plus bas. Ensuite, la Conférence adopta une résolution contre l’Internationale Rouge ; car, affirma-t-elle, elle n’y voyait pas la véritable base sur laquelle pourrait s’unir le prolétariat révolutionnaire du monde entier. Un bureau provisoire fut formé, qui devait convoquer un congrès international des syndicalistes révolutionnaires. À ce congrès furent également invitées les organisations qui adhéraient à l’Internationale Rouge. Le siège du Bureau fut fixé à Berlin.

Enfin, du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923, eut lieu, à Berlin, le Congrès constitutif des syndicalistes révolutionnaires. À ce Congrès étaient représentées les organisations syndicales révolutionnaires de l’Argentine, du Chili, du Danemark, de l’Allemagne, de la France (Comité de défense syndicaliste), de la Hollande, de l’Italie, du Mexique, de la Norvège, du Portugal, de la Russie (la minorité), de la Suède, de l’Espagne, de la Tchécoslovaquie (la minorité). La déclaration de principes y fut adoptée, les statuts élaborés, et le nom de l’Union fédérale établi : l’Association Internationale des Travailleurs.

Ainsi ressuscita l’A. I. T., ceci non seulement de nom, mais aussi comme essence. La déclaration de principes et les statuts de l’A. I. T. portent :

1. Introduction

« La lutte séculaire entre exploités et exploiteurs a pris une amplitude menaçante. Le Capital tout puissant, chancelant pour un moment après la guerre mondiale et dévastatrice, surtout après la grande révolution russe et les révolutions — bien que moins imposantes — de la Hongrie et de l’Allemagne, relève sa tête hideuse. Malgré les luttes intestines qui déchirent la bourgeoisie et le capitalisme cosmopolite, ces derniers sont en bonne route pour s’entendre afin de se jeter avec plus d’union et plus de force sur la classe ouvrière et l’attacher au chariot triomphant du Capital.

« Le Capitalisme s’organise, et de la défensive dans laquelle il s’est trouvé il repasse à l’offensive sur tous les fronts contre la classe ouvrière épuisée par les guerres sanglantes et les révolutions manquées. Cette offensive a son origine profonde dans deux causes bien déterminées : d’abord la confusion des idées et des principes, qui existe dans les rangs du mouvement ouvrier, le manque de clarté et de cohésion sur les buts actuels et futurs de la classe ouvrière ; la division en camps innombrables, souvent ennemis, — en un mot la faiblesse et la désorganisation du mouvement ouvrier. Ensuite et surtout la déroute subséquente de la Révolution Russe qui, au moment de son éclosion, en raison même des grands principes énoncés par elle en Novembre 1917, avait soulevé les plus grands espoirs chez tous les prolétaires du monde, et qui est retombée au rang d’une révolution politique ayant servi à maintenir la conquête du pouvoir étatiste aux mains du parti communiste, dont le seul but est de monopoliser dans ses mains toute la vie économique, politique et sociale du pays. Cette déviation d’une révolution sociale en une révolution politique a eu pour résultat une hypertrophie du socialisme étatiste dont la conséquence a été le développement d’un système capitaliste aussi exploiteur et aussi dominateur que tout autre système d’origine bourgeoise. La nécessité de rétablir le capitalisme en Russie a été l’enjeu du capitalisme mondial. Le socialisme étatiste, dénommé « communisme », a sauvé le capitalisme bourgeois en faisant appel à son aide pour… sauver la révolution !

« C’est ainsi que, grâce à ces deux éléments désorganisateurs — la confusion dans les rangs du prolétariat et le bolchévisme capitaliste — le gros capital industriel et foncier sent ses forces s’accroître et ses chances de renaissance augmenter.

« Contre cette attaque serrée et internationale des exploiteurs de tout aloi, il ne reste qu’un seul moyen : c’est l’organisation immédiate de l’armée prolétarienne dans un organisme de lutte embrassant tous les ouvriers révolutionnaires de tous les pays en un seul bloc granitique, contre lequel viendraient se briser toutes les entreprises capitalistes et qui finirait par les écraser sous son poids immense.

« Plusieurs tentatives ont déjà été faites dans ce sens. Deux de ces tentatives espèrent encore y réussir : ce sont les deux Internationales dites d’Amsterdam et de Moscou ; mais les deux portent en elles le germe empoisonnant et autodestructeur. L’Internationale d’Amsterdam, perdue dans le réformisme, considère que la seule solution du problème social réside dans la collaboration des classes, dans la cohabitation du Travail et du Capital et dans la révolution pacifique patiemment attendue et réalisée, sans violence ni lutte, avec le consentement et l’approbation de la bourgeoisie. L’Internationale de Moscou, de son côté, considère que le Parti Communiste est l’arbitre suprême de toute révolution, et que ce n’est que sous la férule de ce parti que les révolutions à venir devront être déclenchées et consommées. Il est à regretter que dans les rangs du prolétariat révolutionnaire conscient et organisé il existe encore des tendances supportant ce qui, en théorie comme en pratique, ne pouvait plus tenir debout : l’organisation de l’État, c’est-à-dire l’organisation de l’esclavage, du salariat, de la police, de l’armée, du joug politique, — en un mot de la soi-disant dictature du prolétariat qui ne peut être autre chose qu’un frein à la force expropriatrice directe et qu’une suppression de la souveraineté réelle de la classe ouvrière et qui devient, par là, la dictature de fer d’une clique politique sur le prolétariat. C’est l’hégémonie du communisme autoritaire, c’est-à-dire la pire forme de l’autoritarisme, du césarisme en politique, de la complète destruction de l’individu.

« Contre l’offensive du Capital d’un côté, contre les politiciens de toute envergure de l’autre, les ouvriers révolutionnaires du monde doivent donc dresser une vraie association internationale des travailleurs dont chaque membre saura que l’émancipation finale des travailleurs ne sera possible que lorsque les travailleurs eux-mêmes, en tant que travailleurs, dans leurs organisations économiques, seront préparés non seulement à prendre possession de la terre et des usines, mais aussi à les gérer en commun et faire de telle sorte qu’ils soient en état de continuer la production.

« Avec cette perspective devant lui, le Congrès International des Syndicalistes Révolutionnaires, réuni à Berlin en décembre 1922, déclare sienne la déclaration de principes suivante, élaborés par la Conférence Préalable des Syndicalistes Révolutionnaires (Juin, 1922) :

2. Principes du Syndicalisme Révolutionnaire

« 1. Le syndicalisme révolutionnaire, se basant sur la lutte de classe, tend à l’union de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans des organisations économiques de combat luttant pour leur affranchissement du joug du salariat et de l’oppression de l’État. Son but consiste en la réorganisation de la vie sociale sur la base du communisme libre, au moyen de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière elle-même. Il considère que seules les organisations économiques du prolétariat sont capables de réaliser ce but, et s’adresse, par conséquent, aux ouvriers, en leur qualité de producteurs et de créateurs des richesses sociales, en opposition aux partis politiques ouvriers modernes qui ne peuvent jamais être considérés du point de vue de la réorganisation économique.

« 2. Le syndicalisme révolutionnaire est ennemi convaincu de tout monopole économique et social, et tend vers leur abolition au moyen de communes économiques et d’organes administratifs des ouvriers des champs et des usines sur la base d’un système libre de Conseils affranchis de toute subordination à tout pouvoir ou parti politique. Il érige contre la politique de l’État et des partis l’organisation économique du travail ; contre le gouvernement des hommes, la gestion des choses. Il n’a pas, par conséquent, pour but la conquête des pouvoirs politiques, mais l’abolition de toute fonction étatiste dans la vie sociale. Il considère qu’avec le monopole de la propriété doit aussi disparaître le monopole de la domination, et que toute forme d’État, la forme de la « Dictature du Prolétariat » y comprise, ne peut jamais être un instrument d’affranchissement, mais sera toujours créateur de nouveaux monopoles et de nouveaux privilèges.

« 3. La double tâche du syndicalisme révolutionnaire est la suivante : d’un côté il poursuit la lutte révolutionnaire quotidienne pour l’amélioration économique, sociale et intellectuelle de la classe ouvrière dans les cadres de la société actuelle. De l’autre côté, son but final est d’élever les masses à la gestion indépendante de la production et de la distribution, ainsi qu’à la prise de possession de toutes les ramifications de la vie sociale. Il est convaincu que l’organisation d’un système économique reposant, de la base au faîte, sur le producteur ne peut jamais être réglée par des décrets gouvernementaux, mais seulement par l’action commune de tous les travailleurs manuels et intellectuels dans chaque branche d’industrie, par la gestion des fabriques par les producteurs eux-mêmes sous une forme telle que chaque groupement, usine ou branche d’industrie soit un membre autonome de l’organisme économique général et développe systématiquement sur un plan déterminé et sur la base d’accords mutuels, la production et la distribution dans l’intérêt de toute la communauté.

« 4. Le syndicalisme révolutionnaire est opposé à toute tendance et organisation centralistes qui ne sont qu’empruntées à l’État et à l’Église et qui étouffent méthodiquement tout esprit d’initiative et toute pensée indépendante. Le centralisme est l’organisation artificielle de haut en bas qui remet en bloc, aux mains d’une poignée, la réglementation des affaires de toute la communauté. L’individu ne devient alors qu’un automate dirigé et mis en mouvement d’en haut. Les intérêts de la communauté font place aux privilèges de quelques-uns ; la diversité est remplacée par l’uniformité ; la responsabilité personnelle fait place à la discipline inanimée ; le dressage remplace l’éducation. C’est pour cette raison que le syndicalisme révolutionnaire se place sur le point de vue de l’organisation fédéraliste, c’est-à-dire de l’organisation de bas en haut, de l’union libre de toutes les forces sur la base des idées et intérêts communs.

« 5. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toute activité parlementaire et toute collaboration avec les organismes législatifs. Le suffrage le plus libre ne peut faire disparaître les contradictions flagrantes existant au sein de la société actuelle ; le système parlementaire n’a qu’un seul but, celui de prêter un simulacre de droit légal au règne du mensonge et de l’injustice sociale ; amener les esclaves à apposer le sceau de la Loi à leur propre esclavage.

« 6. Le syndicalisme révolutionnaire rejette toutes les frontières politiques et nationales arbitrairement fixées et ne voit dans le nationalisme que la religion de l’État moderne, derrière laquelle se cachent les intérêts matériels des classes possédantes. Il ne reconnaît que des différences d’ordre régional et exige pour tout groupement le droit de sa propre détermination en accord solidaire avec toutes les autres associations d’ordre économique, régional ou national.

« 7. C’est pour les mêmes raisons que le syndicalisme révolutionnaire combat le militarisme sous toutes ses formes et considère la propagande anti-militariste comme une de ses tâches les plus importantes dans la lutte contre le système actuel. En première ligne, il faut considérer le refus individuel et, surtout, le boycottage organisé contre la fabrication du matériel de guerre.

« 8. Le syndicalisme révolutionnaire se place sur le terrain de l’action directe et soutient toutes les luttes qui ne sont pas en contradiction avec ses buts : l’abolition du monopole économique et de la domination de l’État. Les moyens de lutte sont : la grève, le boycottage, le sabotage, etc. — L’action directe trouve son expression la plus profonde dans la grève générale qui, en même temps, doit être, du point de vue du syndicalisme révolutionnaire, le prélude de la révolution sociale.

« 9. Ennemis de toute violence organisée entre les mains d’un gouvernement quelconque, les syndicalistes n’oublient pas que les luttes décisives entre le capitalisme d’aujourd’hui et le communisme libre de demain ne se passeront pas sans collisions sérieuses. Ils reconnaissent, par conséquent, la violence comme moyen de défense contre les méthodes de violence des classes régnantes dans la lutte pour l’expropriation des moyens de production et de la terre par le peuple révolutionnaire. Tout comme cette expropriation ne peut être commencée et menée à bonne fin que par les organisations économiques révolutionnaires des travailleurs, la défense de la révolution doit aussi se trouver dans les mains de ces organismes économiques et non dans celles d’une organisation militaire ou autre œuvrant en dehors de ces organes économiques.

« 10. Ce n’est pas dans les organisations économiques révolutionnaires de la classe ouvrière que se trouve la force capable de réaliser son affranchissement et l’énergie créatrice nécessaire pour la réorganisation de la société sur la base du communisme libre. »

Dès lors, l’A. I. T. se développa toujours progressivement. Elle réunit aujourd’hui en son sein toutes les organisations professionnelles et syndicales révolutionnaires antiautoritaires.



L’A. I. T. eut son 2e Congrès en Hollande, au printemps 1925. L’organisation y fut fortifiée. Elle prit nettement position vis-à-vis des autres tendances dans le mouvement ouvrier. La résolution suivante y fut adoptée :

Résolution du Congrès d’Amsterdam

Le deuxième congrès de l’A. I. T. réitère sa conviction fixée dans les statuts de l’A. I. T., à savoir :

« Que, bien que toutes les organisations économiques du prolétariat soient capables de lutter pour les revendications économiques au sein de la société actuelle et de les réaliser, seules les organisations ouvrières révolutionnaires anti-autoritaires représentent la seule forme naturelle, véridique, susceptible d’entreprendre la réorganisation de la vie économique et sociale sur les bases du communisme libertaire ;

« Que les partis politiques, quel que soit le nom dont ils s’affublent, ne peuvent jamais être considérés comme force motrice de la réorganisation économique, car leur activité se déploie exclusivement sur « le terrain de la conquête du pouvoir étatiste ;

« Qu’un des buts primordiaux du mouvement ouvrier doit être non pas la conquête du pouvoir, mais la suppression de tout organisme dominateur et centraliste dans la vie sociale, étant donné que l’indépendance du mouvement ouvrier est la condition principale sur la route pour la réalisation de son but final ;

« Plaçant ces principes à la base de son activité, le Congrès a considéré que la moindre tentative de subordination des syndicats à des partis politiques quelconques détourne inévitablement la classe ouvrière de ses propres buts et aspirations et que, par conséquent, toute coalition entre les organismes économiques de la classe ouvrière et les partis politiques est dangereuse et néfaste.

« Le Congrès rejette néanmoins la définition trompeuse qui place au même niveau les partis aspirant au pouvoir politique et les groupements idéologiques qui agissent dans la direction de la transformation sociale, en dehors de tout principe d’autorité et d’étatisme.

« Devant cette situation, pleine de dangers pour la classe ouvrière mondiale, le IIe Congrès de l’A. I. T. considère qu’il est du devoir des syndicalistes révolutionnaires de continuer, plus énergiquement que jamais, l’œuvre de regroupement de la famille syndicaliste sur les bases des principes du syndicalisme révolutionnaire tels qu’ils sont énoncés par les statuts de l’A. I. T. ; de ne participer à aucune conférence d’unité syndicale entreprise par ceux qui désirent étouffer le mouvement ouvrier en le faisant la proie des partis politiques quels qu’ils soient ; de grouper autour de l’A. I. T. toutes les forces révolutionnaires anti-étatistes du monde entier. »

Le Congrès a également protesté contre la réaction dans tous les pays, réclamé le droit d’expression par la pensée et par la presse, et fait appel à la classe ouvrière mondiale pour lutter contre le fascisme et la dictature.

Le Congrès adopta en outre des résolutions fixant l’attitude de l’A. I. T. en face des luttes quotidiennes pratiques, de l’application du plan Dawes à l’Allemagne, du rôle mondial des jeunesses syndicalistes, ainsi que des résolutions fixant l’action internationale de l’A. I. T. et les relations de celle-ci avec les Fédérations internationales d’industrie.

Le Congrès prit fin en organisant une Commission internationale d’Études.

Les hommes qui dirigent les affaires de l’A. I. T., sont : Rudolf Rocker, A. Schapiro, Augustin Souchy, Bernhard Lansink, A. Borghi, A. Jensen, D.-A. Santillan. — A. Souchy.


ASSURANCES SOCIALES. Origines. — Un réactionnaire n’est pas forcément adversaire de toute réforme sociale. Disons même que la réaction, la vraie, la dangereuse, se révèle maintenant sous des formes qu’on n’aurait pu prévoir il y a quelques dizaines d’années. Certes, de tout temps, réaction a toujours voulu dire opposition à tout progrès, effort de retour au passé ; mais, en fait, la réaction c’était le bonapartisme, ou le royalisme, ou le militarisme, ou le catholicisme. Aujourd’hui, l’on peut être réactionnaire et s’accommoder volontiers de la république, à forme politique même soviétique, et du mépris universel de tous les dieux.

C’est que l’évolution économique — par le perfectionnement des moyens de travail qui a donné naissance à l’automatisme de la fonction professionnelle ; par l’augmentation de la production et l’accroissement de la rapidité des échanges qui ont augmenté les facultés de consommation et la somme de confort humain — a développé dans les âmes le matérialisme. C’est que la concentration industrielle, commerciale et financière, engendrée par les découvertes scientifiques de ce dernier siècle, a fait surgir de formidables associations, une véritable féodalité nouvelle, plus restreinte que l’ancienne, mais aussi à la fois plus puissante parce que plus matérielle et plus brutale, parce que plus anonyme et sans tradition. Féodalité qui impose sa volonté à tous les parlements et à tous les gouvernements, dans la mesure où le prolétariat est inorganisé et impuissant, et où l’esprit de liberté est insuffisant dans l’ensemble de la population.

La poignée d’hommes qui compose cette force de domination a compris qu’elle ne pouvait raisonnablement et efficacement s’opposer à une évolution que le développement des moyens de communication et de l’instruction populaire contribue encore à précipiter. Elle ne se dresse plus aussi vigoureusement que dans le passé, à une époque où elle-même n’était encore qu’à l’état de formation, contre toute réforme sociale ; elle sait d’ailleurs qu’un meilleur aménagement des moyens de production permettra d’en supporter facilement les charges. Son objectif permanent, son ambition c’est de faire renaître, à son profit et dans tout son absolu, le principe d’autorité.

N’est-il pas remarquable que, depuis la fin de la guerre, le patronat ait dépensé des sommes énormes pour l’édification de logements ouvriers ? Qu’il consacre des millions chaque année à l’alimentation des services d’allocations familiales ? Personne ne l’y a obligé ; aucune loi ne le lui a imposé ; il pouvait utiliser ses bénéfices à autre chose, par exemple à subventionner certaines œuvres et institutions ; quant à l’obliger à les mettre, sous forme d’impôts, à la disposition de la collectivité, sans doute la situation actuelle constitue-t-elle, à cet égard, une indication suffisante… Ces messieurs savent à quoi s’en tenir sur l’audace d’esprit et le courage des « grands hommes » de notre époque.

A-t-on suffisamment observé que le patronat, qui prit de lui-même ces initiatives coûteuses, aurait combattu vigoureusement tout effort de l’État tendant au même but ? Oh ! loin de moi l’idée de prétendre que l’État actuel, centralisé et froidement administratif, nous donne assez de garanties de souplesse et de compétence. Mais il est évident que le patronat ne dénonce son incompétence que pour y substituer sa propre autorité.

Celle-ci s’exerce déjà sur l’ouvrier au cours de son travail ; elle doit s’exercer jusque dans sa vie familiale. L’ouvrier subit déjà la servitude ; il doit être plongé dans une atmosphère d’humiliante philanthropie. L’ouvrier peut encore s’élever au-dessus de ses intérêts matériels et se livrer à l’évocation d’un noble idéal ; il faut que son horizon soit limité aux quatre murs de son atelier.

Tel est l’un des aspects principaux de la nouvelle réaction.

Dès lors l’on comprend qu’il n’ait pas été nécessaire que les organisations ouvrières mènent campagne pour que la question des Assurances sociales fut posée. Et que le dépôt d’un projet de loi tendant à l’institution de cette réforme ait été le produit de l’activité personnelle d’un homme pour lequel nous avons quelques raisons de n’avoir aucune sympathie, et de l’initiative d’un gouvernement.

Après la guerre, M. Millerand fut nommé commissaire de la République en Alsace-Lorraine. La population était indécise, tiraillée par les germanophiles d’un côté, par les francophiles de l’autre. Les pangermanistes préconisaient habilement la constitution des deux provinces en État neutre, soi-disant destiné à amortir les chocs entre la France et l’Allemagne. Il fallait acquérir le maximum de sympathie, faire des promesses, prendre des engagements, préparer enfin l’unification des législations, alsacienne et lorraine d’une part, française de l’autre. Le représentant du gouvernement français n’hésita pas à promettre formellement que les assurances sociales, appliquées depuis une quarantaine d’années en vertu de la législation allemande en Alsace-Lorraine, seraient étendues par une loi à l’ensemble de la population ouvrière française.

Mais, répétons-le, le geste du futur Président de la République française et celui, consécutif, du gouvernement, n’étaient pas en opposition formelle avec l’esprit des grandes organisations économiques. Celles-ci n’avaient-elles pas, d’ailleurs, pour les guider, l’exemple de Bismark faisant voter, dès 1884, d’importantes réformes sociales pour assurer la tranquillité grâce à laquelle la nation allemande pourrait se développer économiquement ?

C’est bien, en effet, dans cet esprit que le grand artisan de l’unité impériale s’engagea dans cette voie. C’est dans le même esprit que politiciens et patronat français l’ont imité.

Est-ce à dire que les assurances sociales et toutes réformes sociales sont à condamner ? C’est discutable. Pour moi, ne serait condamnable que l’oubli que toute réforme n’est que l’atteinte d’un nouveau degré de développement de la personnalité ; et que, ce degré atteint, il est du devoir de tous de partir à de nouvelles conquêtes, sur le monde et sur nous-mêmes.

Quelques principes. — L’assurance est le geste par lequel une personne se prémunit contre les conséquences matérielles des risques dont elle peut être victime.

L’assurance d’un risque suppose la détermination de trois éléments essentiels : la valeur matérielle du risque, son degré de probabilité de réalisation et, compte tenu de ces deux éléments, l’importance des ressources nécessaires pour n’en subir les conséquences que dans une mesure donnée.

L’assurance a donc, à la fois, une qualité morale, par la sécurité qu’elle engendre, et sociale, par la garantie de continuité de la fonction qu’elle permet.

Mais l’assurance comporte toujours à son origine l’effort individuel de l’intéressé. L’on s’assure soi-même. Et même quand on verse son argent pour cela à une Compagnie ; même quand, sous forme de réduction de la somme à verser, l’on bénéficie de l’effort collectif, c’est le versement opéré par soi-même qui caractérise l’assurance. Les formes du fonctionnement, par exemple de celui des Sociétés, ne sont que des moyens de rendre des capitaux productifs d’une part, et, d’autre part, de limiter les charges individuelles par la solidarité. Que ces louables opérations profitent à quelques aigrefins, c’est sans doute déplorable ; mais cela doit simplement nous indiquer une fois de plus que notre devoir est de lutter pour transformer un état de choses en vertu duquel certains s’enrichissent des actions les plus utiles et les plus généreuses.

Même dans la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, cette caractéristique de l’assurance est révélée.

Avant qu’elle existe, l’ouvrier n’avait que le droit de poursuivre son employeur aux fins de dommages-intérêts, lorsqu’il pouvait prouver que l’accident dont il était victime était dû à une faute de celui-ci. Il n’y avait lieu qu’à l’application des principes fondamentaux de notre Code Civil qui repose essentiellement sur la notion de responsabilité personnelle, produit de la liberté individuelle à laquelle la Révolution de 1789 fut consacrée. Hors de là, l’ouvrier pouvait toujours s’assurer personnellement contre les accidents. Quand cette loi fut discutée au Parlement, cette notion de responsabilité ne fut pas oubliée. Le développement du machinisme et l’organisation de plus en plus accentuée du travail collectif augmentèrent les responsabilités de l’employeur en matière de sécurité et de l’idée de protection. De là le caractère forfaitaire de cette loi qui n’attribue à l’accidenté qu’une indemnité ou une rente sensiblement inférieure à son salaire. Un parlementaire de cette époque était allé jusqu’à établir une évaluation — évidemment fantaisiste — mais qui ne fut pas sans effet, des responsabilités patronale et ouvrière et des causes inconnues qui sont à l’origine des accidents du travail.

Lorsqu’on parle d’assurance, il ne s’agit donc pas simplement de protection par autrui, de philanthropie, de bienfaisance, d’assistance, de distribution de secours, d’aumônes par des personnes charitables, des œuvres privées ou des institutions publiques. Pour moi, d’où que viennent les secours, c’est la même chose ; il y a, pour le travailleur, producteur de la richesse publique, autant d’inconscience, de renoncement et d’humiliation dans le geste qui consiste à implorer protection contre la misère qu’il y en a pour le misérable invalide et déchu à tendre la main sur la voie publique.

Mais nous n’avons parlé que d’assurance proprement dite, sans lui donner un qualificatif, sans lui attribuer un caractère particulier ; nous ne l’avons envisagée que sous son aspect principal d’acte individuel de prévoyance.

Dans l’assurance dite sociale, à la notion de responsabilité s’ajoute l’idée de solidarité, et si, comme nous le verrons, dans le projet de loi en discussion, l’idée de protection est incluse, les organisations ouvrières ne l’ont pas désirée.

L’assurance sociale est donc, en premier lieu, conditionnée par l’accomplissement du geste individuel de prévoyance du risque à assurer et de préservation des conséquences de la réalisation éventuelle de ce risque. C’est la contribution de l’assuré aux ressources de l’assurance.

Elle est, en second lieu, caractérisée par une organisation qui permet le maximum de solidarité entre les assurés à leur profit exclusif. A-t-on remarqué que les compagnies privées d’assurances font l’assurance contre la foudre, la grêle, l’incendie, l’accident, l’assurance décès, etc., mais ne font jamais l’assurance maladie ? C’est que l’importance de ce risque et sa variabilité engendrent des aléas tels que les calculs et les prévisions actuels les plus précis sont insuffisants à fournir à une Société privée toutes garanties, qu’elle fera toujours face à ses obligations.

Et la solidarité, à la fois dans le temps et dans l’espace, permet une certitude que ne permettent pas les prévisions financières les mieux établies.

Enfin, pour être vraiment sociale une assurance doit être non seulement une opération d’équilibre entre des prévisions de recettes et des prévisions de dépenses, elle doit surtout permettre la constitution de puissants moyens de préservation contre l’invalidité et de lutte contre celle-ci quand elle n’a pu être évitée.

On raconte qu’en Amérique une société d’assurance s’attaqua résolument à la lutte contre la tuberculose. Au bout de quelques années, la morbidité et la mortalité par tuberculose avaient diminué dans de telles proportions que cette société réalisa d’importants bénéfices. Quels qu’aient été ceux-ci, il est évident que la partie sociale de son activité était ainsi considérablement accrue.

Résumons-nous donc. L’assurance est essentiellement un acte individuel de prévoyance. Elle est sociale dans la mesure où elle est basée sur la solidarité (elle est parfois conditionnée par elle) et où elle permet une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Organisation de l’assurance. — Ces principes établis, toute la conception de l’organisation de l’assurance sociale en découle.

Acte individuel de prévoyance ? Par conséquent, ressources de l’assurance fournies par les intéressés eux-mêmes. On peut discuter des avantages et des inconvénient du fait appliqué actuellement ; sur le principe il n’est pas une discussion possible : n’est révolutionnaire que ce qui aboutit au développement de la personnalité, à l’affranchissement de l’individu de tous préjugés, de toutes contraintes morales. L’institution des allocations familiales, qui a diminué les soucis familiaux des ouvriers n’a pas été une œuvre révolutionnaire. Le fait que les ouvriers qualifiés des États-Unis ont des conditions de vie matérielle meilleures que les nôtres, ne prouve pas que ceux-ci ont atteint un degré d’affranchissement plus élevé que le nôtre. Il m’apparaît que le gouvernement russe a, du point de vue révolutionnaire, commis une grosse erreur en essayant d’instituer une vaste assistance d’État. Bien imprudents, sinon coupables, seraient ceux qui, dans les conditions de vie humaine, négligeraient l’élément moral. Et à quelle contradiction se livreraient, ce faisant, ceux qui n’ont que mépris pour la matérialité de la vie, et qui, leurs besoins corporels simplement et modestement satisfaits, n’ont de plaisir qu’aux satisfaction de l’esprit à l’évocation de la pure idéologie ! Si, pour moi, la personnalité morale et intellectuelle de l’homme passe par dessus tout, je repousse toute forme d’organisation de vie matérielle, aussi avantageuse soit-elle, qui est conditionnée par l’humiliation.

En fait, la meilleure façon de répondre à toutes les objections que soulève la contribution des assurés à la constitution des ressources de l’assurance est encore de poser cette autre question : « La réalisation de cette réforme est-elle désirable, même en régime capitaliste ?

Si oui, convenons simplement que les ressources nécessaires ne peuvent être tirées que du produit du travail.

Nous n’avons jamais été naïfs, je présume, au point de supposer qu’il était possible de diminuer les bénéfices patronaux. Si l’autorité ouvrière ne s’accroît qu’en raison de l’autorité patronale, par contre la vie ouvrière s’améliore en raison non pas de l’appauvrissement patronal, mais de l’augmentation de la somme des produits livrés à la consommation générale. Et nous savons bien, quand nous luttons syndicalement pour conquérir des avantages nouveaux en faveur de la classe ouvrière, que ceux-ci ne sont pas conditionnés par une infériorisation des conditions de vie du patronat, mais qu’ils détermineront un effort nouveau de destruction de la routine dans l’organisation de la production.

Donc, prétendre que les ressources de l’assurance doivent être recherchées dans un prélèvement sur les bénéfices exagérés du patronat est un grossier non-sens.

Le même raisonnement peut être tenu, sous une forme différente, en ce qui concerne l’alimentation des institutions d’assurance par les produits d’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu. Il est remarquable que ceux qui formulent cette proposition sont ceux-là mêmes qui reprochaient à la C. G. T., il y a trois ans, de défendre le principe de l’impôt direct. Nous avions pourtant une raison de préférer l’impôt direct à l’impôt indirect. Et, cette raison, nos adversaires ne l’ont pas. C’était, non pas que le premier pèserait plus lourd sur le capitaliste et moins lourd sur l’ouvrier, mais que, le contribuable devant le payer lui-même, personnellement, il en sentirait beaucoup plus le poids que celui de l’impôt indirect qu’il paie sans s’en apercevoir… autrement que par l’augmentation du coût de la vie qui résulte de son propre accroissement ; qu’ainsi sa vigilance serait mieux tenue en éveil, son désir de contrôle en serait augmenté. En temps normal, c’est là que réside la vertu essentielle de l’impôt direct, et non dans une diminution des charges de l’un et une aggravation des charges de l’autre.

Donc, prétendre qu’un meilleur aménagement de l’impôt sur le revenu, pour l’objet qui nous préoccupe, éviterait que la classe ouvrière supporte les frais de l’assurance est une absurdité.

Supprimer les dépenses inutiles de l’État ? Par exemple, les budgets de la guerre et de la marine ? Alors, si nous en croyons la « vérité révolutionnaire », il faut supprimer le régime capitaliste. Et nous sortons des cadres que nous nous sommes tracés, puisque nous avons admis l’hypothèse de la réalisation des assurances sociales, même au sein de l’organisation sociale actuelle.

Faut-il donc se résigner, demandera-t-on, à subir cette alternative : ou bien retarder l’application de cette réforme, se condamner à vivre dans l’incertitude du lendemain jusqu’après la Révolution sociale qui supprimera le patronat et le salariat ? Ou bien subir une aggravation des conditions des travailleurs ?

D’abord accepter le premier terme de cette alternative serait se condamner à combattre toute réforme sociale : il n’en est pas qui ne soit coûteuse, soit directement, soit par incidence.

Quant au deuxième, examinons-le plus attentivement. Est-il bien sûr qu’il se présente ? Jusqu’à maintenant, le moyen le plus équitable que l’on ait trouvé de constituer les ressources de l’assurance a été de les demander à la fois au patronat, à l’État et aux assurés. Si les données du problème, telles qu’elles sont présentées dans les projets ou dans les lois, étaient confirmées par la réalité, les charges familiales de l’ouvrier seraient sensiblement diminuées, puisqu’actuellement, quand il est invalide, il reste sans ressources, tandis que dans ce cas il aurait droit à des secours importants. Mais le patronat ne prélèvera pas sa part de contribution sur les bénéfices ; les frais généraux des entreprises étant augmentés, les prix de vente des produits le seront dans la même proportion. De même, les dépenses de l’État ne peuvent s’accroître que dans la mesure de l’accroissement de ces recettes ; le contribuable paiera.

Alors l’ouvrier devrait subir, soit comme salarié, soit comme consommateur, 10 % de diminution de ses conditions actuelles d’existence. L’exagération même de ce chiffre suffirait à nous indiquer que cette conclusion est fausse.

Il en sera, de cette réforme comme de toutes les autres ; il y aura rétablissement d’un rapport entre le salaire et les charges correspondant aux besoins.

La journée de huit heures, là où elle fut appliqué, même avant qu’une loi oblige les employeurs à réajuster immédiatement les salaires, n’a jamais aggravé la gêne des ménages ouvriers.

Une erreur que nous devrions dénoncer sans cesse est celle qui fait croire que les conditions d’existence ne sont fonction que des conditions de rémunération.

Une vérité qu’il faudrait répandre avec persévérance, c’est que les conditions de rémunération sont fonction des besoins des individus.

La grande valeur de la journée de huit heures, et de la diminution de longueur de la journée de travail en général, réside non pas dans la diminution de la fatigue physique du bénéficiaire qui en résulte, mais surtout dans l’augmentation des loisirs et des besoins, dans l’amélioration des conditions générales de vie et le développement du sentiment de dignité qui en est l’heureuse conséquence.

Mais si, ni le patronat, ni l’État, ni la classe ouvrière ne sont appelés à supporter les charges financières de l’assurance, qui les supportera ? Je le répète : il en sera de cela comme de toute autre réforme : c’est dans les produits du travail, avant toute répartition entre patrons, État et ouvriers que seront trouvées les ressources nécessaires. Et dans de nouveaux aménagements de la production, aboutissant à une nouvelle augmentation de celle-ci, que seront puisés les moyens de faire face aux besoins nouveaux des individus.

C’est parce qu’elle était convaincue de cela que la C. G. T. exprima un jour l’opinion que les ressources devraient être tirées, non pas de versements particuliers effectués par les uns et les autres, mais d’un prélèvement sur la production.



L’individu qui reçoit un secours n’a aucun droit, il devient l’obligé d’autrui. Sur le fonctionnement des services qui lui viennent en aide, l’assisté n’a aucune autre faculté de contrôle que celle qui lui est reconnue en qualité de citoyen.

Par contre de l’effort personnel découle une notion de droit. Celui qui verse de l’argent éprouve le désir de savoir ce qu’il en advient. De là la nécessité, en matière d’assurance, de prévoir une organisation qui remette l’administration générale et la gestion des fonds entre les mains des intéressés.

En France — j’écarte de mon examen les imperfections des institutions existantes — la Caisse des Retraites des ouvriers mineurs, par exemple, est administrée par un Conseil dans lequel entrent des représentants des Compagnies de mines et des représentants des ouvriers. Les innombrables sociétés de secours mutuels (on dit qu’elles sont une vingtaine de mille) sont dirigées par les représentants élus des cotisants. L’assurance sociale ne pourra exister qu’à condition de reposer sur les institutions spéciales administrées par les représentants des participants.

Le fait d’imposer une contribution patronale et une contribution ouvrière implique donc qu’en principe patrons et ouvriers doivent être appelés à participer à l’administration des institutions d’assurance. La participation ouvrière à la gestion n’est pas sans valeur ; elle constitue un élément important de supériorité de l’assurance sur l’assistance. Mais le prélèvement sur la production aurait permis de justifier que l’administration et la gestion de l’assurance soient remises entre les mains des seuls artisans directs de la production.



Dans l’assurance simple, l’assuré n’a d’avantages qu’en raison de l’effort qu’il a personnellement accompli, et les charges qu’il subit sont d’autant plus lourdes que les risques qu’il encourt sont plus importants.

Dans l’assurance sociale, l’organisation et les conditions de fonctionnement doivent être telles que celui qui est favorisé par le sort ou les circonstances intervienne en faveur de celui qui est défavorisé.

Il est des professions et des régions où l’on risque beaucoup plus la maladie que dans d’autres, parce qu’elles sont particulièrement malsaines. L’assurance étant plus coûteuse, la prime à verser, c’est-à-dire la cotisation devrait être plus élevée ; dans l’assurance sociale, la même cotisation est demandée à tout le monde ; les prévisions de dépenses sont alors établies, non pas pour telle ou telle catégorie de population, mais pour la totalité.

De là une tendance générale, chez tous ceux que ne guide que le souci de réaliser une œuvre largement sociale, à préférer le cadre local ou régional au cadre professionnel pour l’organisation de l’assurance.

L’organisation la plus rationnelle sera donc celle qui, imposant à tous les mêmes obligations, réunira en de mêmes groupements les assurés de toutes professions.

Mais ces groupements, avons-nous dit, doivent être gérés par les représentants des intéressés. D’autre part, et surtout en matière d’assurance-maladie, un contrôle doit être exercé pour limiter autant que possible les abus ; la solidarité ne doit pas permettre à des égoïstes de profiter sans réel besoin de l’effort d’autrui. Tout cela ne peut être qu’à condition que le champ d’action de l’institution d’assurance soit raisonnablement limité.

Si, par exemple, l’on doit constituer des Caisses d’assurance, le champ de recrutement et d’action de celles-ci devrait comporter une circonscription correspondant à un nombre relativement restreint d’assurés, de telle façon que ceux-ci puissent connaître suffisamment les conditions de fonctionnement de la Caisse de laquelle ils font partie.



Mais nous avons dit que la troisième condition — pour que l’assurance soit véritablement sociale — était qu’elle réalise une sérieuse organisation de la prévention et des soins.

Cela suppose une organisation créant une autorité morale suffisante pour influer sur la nature et l’importance des mesures d’hygiène ; une concentration de moyens financiers telle que l’on puisse multiplier les hôpitaux et les divers établissements de soins, les perfectionner, leur permettre de fonctionner dans des conditions vraiment acceptables.

À cet égard, il est remarquable que la France soit actuellement l’un des pays où la mortalité est la plus considérable. Il est évident — malgré qu’aucune statistique n’existe — que le degré de morbidité est excessif. Et pourtant il est non moins indiscutable que nous jouissons, dans l’ensemble, d’un climat particulièrement favorable. Le rapporteur du projet de loi d’assurances sociales devant la Chambre, dans la législature 1919-1924, estimait que, si le taux de mortalité en France était ramené à ce qu’il est dans la plupart des pays étrangers ayant atteint un stade équivalent de civilisation, nous économiserions 213.000 vies humaines tous les ans. L’on peut calculer les bénéfices qui en résulteraient pour l’économie nationale. Je m’en tiens à une appréciation simplement humanitaire, sentimentale : que de peines, que de douleurs seraient ajournées et souvent évitées !

Combien d’enfants, combien d’adultes seraient sauvés, si l’on envoyait périodiquement les premiers à la campagne, à la mer, à la montagne, si toute personne, dès les premiers symptômes d’une affection, avait la possibilité de se reposer, de se soigner vigoureusement et ainsi d’éviter que la maladie redoutée exerce ses ravages !

Tous les spécialistes de l’assurance sociale du monde entier se sont prononcés pour une centralisation, aussi prononcée que possible, de l’organisation de celle-ci. En Tchéco-Slovaquie, notamment, l’on créa à l’origine une multitude de caisses d’assurances ; un an après, une grande partie avait disparu par fusion au sein d’organismes plus importants.

De l’exemple des diverses nations qui ont précédé la nôtre dans cette voie, une indication très nette semble découler : dans une assurance couvrant à la fois les risques maladie, invalidité et vieillesse, l’organisation la plus rationnelle serait celle qui comporterait à sa base, pour l’assurance-maladie, des caisses locales, et pour les assurances invalidité et vieillesse, des caisses départementales, le tout réuni dans un organisme unique.

C’est-à-dire, dans chaque localité englobant un minimun de x… habitants, faculté de constitution d’une caisse d’assurance-maladie ; les délégués, dans le département, de toutes les caisses maladie, constituant l’Union départementale des caisses d’assurances chargées de l’assurance invalidité et vieillesse, et possédant pour cela la personnalité juridique nécessaire.

L’assurance vieillesse comporte en effet une concentration formidable de capitaux, la constitution de disponibilités financières suffisantes pour développer les institutions hospitalières, créer les préventoriums, sanatoriums, etc., en un mot, donner à la science médicale les moyens de lutter efficacement pour diminuer l’immense douleur humaine.



Enfin, si nous admettons que l’assurance sociale est conditionnée par la solidarité, que la régularité de son fonctionnement financier est conditionnée elle-même par une certaine stabilité du taux général de morbidité et de mortalité, il en résulte la nécessité de prendre toutes mesures susceptibles de maintenir une composition des effectifs d’assurés sensiblement identique à celle qui, à l’origine, a servi de base à l’établissement des prévisions financières.

Que, du fait de la faculté qui serait laissée à chacun d’accepter ou de refuser l’assujettissement à la loi, la proportion des assurés à faible santé soit plus élevée que la proportion des individus à faible santé dans l’ensemble de la population, et le coût de l’assurance sera d’autant plus considérable et, à ressources égales, les avantages d’autant moins importants pour les intéressés.

L’obligation d’assujettissement est apparue comme le meilleur moyen d’empêcher l’action néfaste des égoïsmes imprévoyants et d’assurer la stabilité désirable.

Enfin, comment rendre cette obligation effective, unanime et certaine ? En prévoyant des sanctions contre les assurés qui ne voudraient s’y plier ? Outre que ces sanctions seraient rendues impuissantes par l’excessive multiplicité des contraventions volontaires, une telle méthode se heurterait aux innombrables négligences. Et puis, quelles sanctions appliquer aux contrevenants insolvables ?

Le moyen considéré comme le plus pratique consiste à obliger l’employeur à prélever sur les salaires de ses ouvriers et employés les sommes correspondantes au montant de la contribution à laquelle ils sont légalement astreints et à les envoyer, avec le montant de ses propres contributions, à l’organisme d’assurance. Ceci sous sa responsabilité. C’est ce que l’on appelle le précompte.



En résumé, la conception rationnelle de l’organisation de l’assurance sociale serait, dans ses grandes lignes, la suivante, compte tenu des nécessités auxquelles nous sommes soumis dans une organisation générale, imparfaite de la société :

Prélèvement, par l’employeur, sur le salaire de ses ouvriers et employés, des sommes correspondantes au montant des contributions dues par eux.

Transmission, par l’employeur, du montant de ces sommes et de ses propres contributions à un organisme départemental ou régional.

Cet organisme, chargé de la répartition entre les diverses branches et caisses d’assurances et de la gestion des fonds, serait l’émanation directe d’institutions locales. Il serait administré par les délégués élus de ces institutions.

Ces dernières auraient pour tâche d’assurer le fonctionnement de l’assurance-maladie (rapports avec les médecins, les établissements hospitaliers, contrôle, etc.) et de distribuer aux ayants-droit les diverses prestations.

L’Union départementale ou régionale, outre le recouvrement, la gestion et la répartition des fonds, serait chargée d’assurer le fonctionnement de l’assurance-invalidité et de l’assurance-vieillesse.

Chacun de ces organismes aurait enfin la personnalité juridique et serait par conséquent totalement responsable de ses opérations.



L’assurance sociale, en France, est en voie de réalisation.

Observons qu’un projet de loi, établi par le gouvernement en 1920, est encore, en 1926, pendant devant le Sénat !

La C. G. T. s’en est activement occupée. Elle a mené une campagne ardente dans le pays. Elle fut d’ailleurs à peu près seule à le faire. Elle a défendu longuement et vigoureusement la conception dont les lignes générales sont ci-dessus résumées. Cette action ne fut pas inutile ni totalement inefficace. On lui a parfois reproché de sortir de son rôle, de dévier dans le sens du mutualisme. Erreur profonde !

Créer un vaste service social et en faire assurer la gestion par l’ensemble de la collectivité est une action inspirée d’un esprit heureusement bien différent de l’esprit mutualiste traditionnel.

Les mineurs ne sont pas mutualistes parce qu’ils s’intéressent à leurs Caisses de secours et à leurs services de retraites.

Et nous ne pouvons croire que faire bénéficier les travailleurs français des conditions de quiétude et de sécurité dont bénéficient les travailleurs de la plupart des autres pays aura pour effet d’entraver leur développement moral et intellectuel.

Bien au contraire. — A. Rey.

Assurances sociales. — L’assurance sociale, réclamée par les deux C. G. T., dans des formes à peu près analogues, a pris une importance considérable dans les préoccupations ouvrières de ces dernières années. Il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler que l’assurance sociale s’imposera sous tous les régimes. Il y aura toujours des enfants qu’il faudra élever, des vieillards dont il faudra prendre soin, des invalides, des blessés à aider, des mères qui auront besoin de traitements ou de soins spéciaux.

L’assurance pourra, selon les épreuves, prendre tel ou tel nom, revêtir tel ou tel caractère. Elle n’en restera pas moins, toujours, un devoir social qui participera de la solidarité entre tous les membres d’une même collectivité.

Est-ce à dire que les projets divers qui furent ou restent soumis au Parlement nous donnent satisfaction ? Pas du tout, mais nous ne pouvons pas, à mon avis, refuser d’examiner ce problème qui se pose chaque jour dans notre civilisation dévorante, avec une acuité sans cesse plus grande.

Nous n’avons pas le droit de déclarer que cette question nous est étrangère. La vie des enfants, des malades, des invalides doit nous être suffisamment chère pour nous obliger à étudier le meilleur moyen de l’assurer dignement. Cela ne veut nullement dire que ce soit facile en ce moment, pas plus qu’il serait bien de faire n’importe quel projet à ce sujet.

La question est d’ailleurs extrêmement complexe et difficile à résoudre réellement en régime capitaliste. Il convient toutefois de tirer de ce régime le maximum de bien-être pour le travailleur, pour sa famille. Tout ce qui est arraché au capitalisme est, en fait, une conquête dont on ne doit pas faire fi. Tout le monde accepte, ou presque, de s’assurer sur la vie, contre l’incendie, contre les accidents, etc., parce que, réellement, c’est à la fois une nécessité et une sécurité. Personne ne peut, logiquement, s’élever contre l’assurance sociale. Bien entendu, il ne s’agit pas de confondre l’assurance sociale avec les misérables retraites ouvrières instituées par la loi de 1910.

De celles-ci, nous n’en voulons pas. Nous restons dressés contre elles aussi irréductiblement qu’au moment où Millerand et Briand voulaient nous les imposer.

Ce ne sont pas, en effet, des os que nous réclamons, c’est notre place au banquet de la vie. L’enfant, le vieillard, l’invalide, le malade, le, chômeur, doivent avoir la certitude que le pain, le gîte, le secours, toutes choses qui leur sont dues en raison de leur rôle social, de leur état, ne leur manqueront pas.

Le syndicalisme ne peut écarter l’assurance sociale de ses préoccupations. Le communisme, l’anarchisme ne peuvent davantage ignorer cette question. La pratique quotidienne de la solidarité par leurs adeptes leur fait un devoir de considérer ce problème et pour le présent et pour l’avenir.

Il n’y a donc aucune espèce de doute à conserver, aucune objection à formuler quant au principe de l’assurance sociale.

En ce moment, la logique voudrait que les assurances sociales soient un service national dont la caisse serait alimentée par ceux qui tirent profit de l’activité de la machine humaine.

Les ressources nécessaires aux assurances sociales devraient donc, avant toute chose, être prélevées sur les bénéfices des exploitations patronales.

N’est-il pas normal, en effet, que le patron, qui ne paye à l’ouvrier qu’une partie du fruit de son travail, sous forme de salaire (⅓ environ), qui, en outre, bénéficie entièrement du prix de cet effort, assure l’ouvrier contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, etc. ? C’est l’évidence même.

Mais est-il possible d’obtenir cela ? Malheureusement, il apparaît qu’on ne l’obtiendra pas. Quelque logique que soit l’institution des assurances sociales sur de telles bases, il faut convenir que nous n’avons, présentement, aucune chance de la voir se réaliser.

Aussi, semble-t-il qu’on doive tenter, néanmoins, sans s’en déclarer satisfait, d’obtenir à ce sujet le maximum.

La première chose la plus importante à mes yeux, est, tout d’abord, de faire instituer les assurances sociales, de les faire entrer dans les mœurs, pour les développer le plus rapidement possible.

C’est ce à quoi travaillent toutes les organisations ouvrières. Le principe de l’application constitue, pour elles, le premier pas à franchir.

Que seront-elles ? Nul ne le sait exactement. Elles existeront, c’est l’essentiel.

Cela ne doit d’ailleurs nullement nous empêcher de tenter de rendre la première application la plus favorable qu’il sera possible.

En ce moment, et le contraire nous surprendrait, le Parlement ne vise qu’à assurer dans des conditions limitées le fonctionnement de l’institution envisagée.

En outre, la gestion de la caisse de ces assurances donne des craintes certaines. En confiant cette gestion à un Conseil tripartite, composé de patrons, d’ouvriers et de représentants de l’État — où les ouvriers sont assurés d’être toujours en minorité — le gouvernement nous montre son désir de rester, en fait, maître du fonctionnement de l’appareil et de ses ressources.

Nous pouvons craindre que les énormes capitaux qui seront, suivant ce projet, constitués par les versements patronaux et ouvriers, ne servent à satisfaire des besoins autres que ceux auxquels ils sont destinés, ne deviennent entre les mains de l’État et du patronat une machine de guerre, un instrument de lutte contre la classe ouvrière ou serve à alimenter, sans qu’on le sache, quelque aventure coloniale.

Nous formulons donc les réserves les plus expresses sur une telle conception du fonctionnement et de la gestion de la caisse des assurances sociales.

Si nous ne pouvons espérer que cette caisse soit financée par les prélèvements opérés sur les bénéfices patronaux seuls, si nous sommes obligés, actuellement, d’accepter, malgré nous, la nécessité de la contribution ouvrière, nous demandons, par contre, l’autonomie absolue de cette caisse des assurances sociales. Il n’est nullement besoin que l’État mette son nez dans une affaire où il n’apporte rien.

Puisque seuls les ouvriers et les patrons vont verser dans cette caisse, il leur appartient de l’administrer.

Et là je vais soutenir un raisonnement qui va, sans doute, à première vue, scandaliser mes camarades.

Je demande que le versement de l’ouvrier soit très légèrement supérieur à celui du patron, de 1%, par exemple.

Pourquoi ? Mais, c’est injuste ! va-t-on me dire.

Évidemment, c’est injuste, comme il est injuste que l’ouvrier verse, alors que c’est le patron qui profite de son effort et qu’il ne paye pas cet effort à sa valeur.

Qu’on me suive un moment et on comprendra pourquoi je suis partisan d’un versement supérieur de l’ouvrier !

J’ai dit plus haut que je craignais, avec raison j’estime, que les fonds de la caisse des assurances sociales ne servent à d’autres fins qu’à celles auxquelles elles sont destinées.

Le danger ne disparaîtra pas du fait que l’État sera éliminé, que seuls les patrons et les ouvriers resteront en présence, même en nombre égal.

Il suffirait, en effet, aux patrons de « convaincre » un représentant ouvrier à leur point de vue pour avoir partie gagnée.

C’est ce que je veux éviter en instituant le versement ouvrier supérieur au versement patronal. De cette façon, il sera possible d’avoir un nombre de délégués ouvriers relativement supérieur à celui des délégués patronaux. En fait, ce sont les ouvriers qui administreront la caisse.

Au lieu d’utiliser les ressources de cette caisse pour les besoins de l’État, pour faire la guerre peut-être, à la seule condition de payer les assurances prévues, on ne permettra pas aux patrons et à l’État — ce qui est tout un — de disposer des énormes capitaux de la caisse des assurances.

Il sera alors possible d’augmenter, j’en suis certain, le taux de l’assurance. S’il y a de l’excédent, si on veut réaliser une partie du capital, il sera loisible de le faire en construisant des maisons ouvrières, des asiles confortables pour les vieillards, des cliniques et des stations climatiques pour les malades, des colonies de vacances pour les enfants, des lieux de repos pour les travailleurs fatigués.

Ce serait le seul moyen de tirer des assurances sociales le maximum, en ce moment.

J’espère qu’on comprendra la nécessité du contrôle d’une telle œuvre dont la portée dépasse le cadre qui lui est actuellement assigné et qu’on se rendra compte des raisons qui obligent le mouvement ouvrier à ne pas se désintéresser de cette question.

P. Besnard.