En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Reliquat du Rhin
RELIQUAT
DU
RHIN.
Le Reliquat du Rhin est des plus abondants et va nous fournir de précieuses pages. On peut le diviser en deux séries ; la première comprendra une Lettre entière et des fragments inédits de Lettres se rattachant au Voyage ; la seconde, une suite d’intéressantes études pour une Histoire du Rhin projetée et abandonnée.
Le premier fragment du Voyage est le commencement d’une lettre qui, dans le livre, devait venir la quatrième et faire suite à la lettre de Varennes ; puis le voyageur est rentré à Paris et la lettre est restée inachevée ; elle a de jolis croquis.
De Varennes à Vouziers, il n’y a pas grand’chose. À Grand-Pré une assez belle église du treizième siècle, dont le clocher, charpente, plomb et ardoise, est percé vers son milieu d’une baie curieuse que j’ai dessinée. Sur la colline qui domine le village, il ne reste plus rien du château de M. de Joyeuse qu’un incendie a ruiné il y a deux ans. Le tombeau de M. de Joyeuse est dans l’église, une noble tombe en marbre noir comme le seizième siècle seul savait les sculpter.
Du reste, un jardin de huit lieues, à travers lequel court la route bordée de sorbiers dont le soleil d’août allume toutes les belles grappes rouges. De temps en temps on rencontre un carré de sarrasin qui ressemble à une grande fourrure de petit-gris étalée sur la plaine, et de tous les côtés les champs pleins de fleurs envoient dans l’air des veines de parfums que vous traversez avec délices.
Après Grand-Pré, une forêt se présente. Les collines sont âpres. La route grimpe. Les villages disparaissent. À peine voit-on par intervalles à travers les branchages une hutte de charbonniers bâtie en mottes de gazon ou dans une clairière une tuilerie qui fume à plein toit. Au bout d’un quart de lieue tout vestige humain s’efface, excepté la route qui étincelle sous les pieds des chevaux.
On cause dans la voiture. Cette forêt est assez dangereuse, dit-on. L’an passé, on y arrêtait les voyageurs. En ce moment, j’aperçois derrière un gros chêne trois hommes en blouse, tout hérissés de barbe et de favoris, coiffés de chapeaux déchiquetés et armés d’énormes bâtons. Je questionne le conducteur. Comme la route n’est pas sûre, ce sont de braves gens qui surveillent amicalement la forêt. J’avoue que je les avais pris pour autre chose. Rien ne ressemble à un loup comme un chien.
D’ailleurs la forêt a des endroits magnifiques. Par moments, c’est une immense cathédrale de branches. Les verdiers et les bergeronnettes sifflent à qui mieux mieux dans ces profondes broussailles, et les nuées volent joyeusement au-dessus de ces beaux arbres. Quant à la route proprement dite, c’est un vrai chemin de Champagne, il m’a paru qu’on entretenait avec soin les trous et les fondrières.
— Qu’y a-t-il à Vouziers ? demandais-je à mon conducteur. Il m’a répondu : Un sous-préfet. J’y ai trouvé un portail de la renaissance. Un ravissant portail, composé d’une grande archivolte accostée de deux plus petites ; le tout fouillé en mille détails fourmillants par le ciseau le plus tendre et le plus spirituel. Au-dessus des archivoltes la Révolution a décapité et le temps ronge tous les jours quatre nobles statues de la plus superbe tournure.
Pour aller de Vouziers à Reims, dix-sept lieues par la grande route, treize par le chemin de traverse. J’ai pris le chemin de traverse. En Champagne, la route royale et le champ des bœufs se valent.
Ici, plus rien, qu’un désert. Des chaumes à perte de vue. Dans les treize lieues, on rencontre quatre villages. L’auberge d’un de ces villages s’appelle l’Auberge de la plume au vent. J’ai noté l’enseigne qui m’a paru originale et jolie. Les voyageurs trouvent ce pays hideux. L’horizon est pourtant d’une belle ligne et les bords de la route végètent fort richement. Voici ce qu’on disait dans la voiture : — Mauvaise terre, labourée avec un seul cheval ! — Cela ne vaut pas 100 francs l’arpent, cette terre-là, gageons ! — Voilà de l’avoine dont je ne donnerais pas 6 francs le sac au marché de Vouziers. — Il y avait en effet dans ce champ plus de coquelicots que d’avoine. Moi, je les écoutais parler et j’admirais en combien de belles fleurs bleues, blanches, jaunes, rouges et violettes peut se résoudre une vilaine terre livide et crayeuse.
Un autre fragment inédit du Voyage terminait la Lettre XXV, Le Rhin, qui, dans la première édition, était la dernière du livre.
…J’ai, vous le voyez, mon ami, employé un mois à remonter le Rhin de Cologne à Mayence ; puis, j’ai mis six semaines à le revoir et à le parcourir en tous sens. J’ai visité les burgs où personne ne monte, les musées où personne ne s’arrête, les bibliothèques où tout le monde passe. J’ai osé aborder, oh ! simplement en fouillant et en furetant çà et là, les vingt-cinq mille volumes de Darmstadt, les dix mille de Neuwied, les quatrevingt mille de Bonn, les quatrevingt-trois mille de Mayence, les soixante-dix-sept mille de Cologne ; plus, à Mayence les incunables et à Cologne les coloniensia, les itineraria Antonini, la tabula peutingeriana, le gesta regum francorum de Frédégaire, Jordanis, Paul Diacre et le moine de Saint-Gall ; la chronique de Regnion, le codex Carolinus, le libellus Abbatis ; Abbon sur les normands, Widukind sur les saxons, Hermold sur les esclaves ; les lettres de Grégoire VII, recueillies par Ulric, moine de Bamberg ; le Cosmodromium de Gobelinus Persona ; Albert de Stade et Albert Kranz ; Vitoduarus, Henri Sterc, Paul Jove, Jean Trithème, Æneas Sylvius, le secrétaire des conciles devenu pape, Hartmann Schedel, le médecin de Nuremberg ; le livre des diètes de l’empire, le miroir de Souabe et le miroir de Saxe, la chronique de Thuringe et la chronique d’Alsace… Je ne vais pas au bout de cette énumération homérique ou rabelaisienne. J’ai donc un peu feuilleté les livres ; j’ai surtout beaucoup questionné les ruines, ces livres de pierre. J’ai beaucoup cherché. Ai-je un peu trouvé ? Vous en déciderez.
Que reste-t-il du passé dans les ruines du Rhin ? Voilà la question que je m’étais posée et que j’ai tâché de résoudre. Ce travail, si curieux, si beau et si tentant, n’a encore été fait par personne. J’ai eu l’idée de l’ébaucher. Un meilleur que moi l’achèvera. Hélas ! le temps passe. Chaque jour, je ne saurais trop le répéter, les ruines rentrent dans le sol, les tours s’affaissent en décombres, les décombres se résolvent en poussière, la poussière s’envole, et avec elle les faits, les mémoires, les traditions, les ombres des hommes du passé ! Chaque écroulement est une rature sur les siècles ; chaque démolition fait un trou dans l’histoire ; et avant peu, il ne restera plus que quelques lettres déformées et inintelligibles du vieux registre de granit que j’ai essayé de déchiffrer.
Nous restituons à la belle et longue lettre d’Heidelberg ce passage qui en faisait partie et qui en avait été détaché.
…Parfois, au tournant d’un chemin creux, je rencontre des bohémiennes. Hélas, mon cher ami, dans ce siècle où tous les précédents siècles s’écroulent, où chaque jour quelque vieille pierre se détache de quelque vieux édifice, où toutes les anciennes figures caractéristiques qui marquaient le passé à leur effigie s’effacent et deviennent inintelligibles comme des monnaies fatiguées, où le roi de France est un roi bourgeois, où le stathouder est un roi banquier, où les empereurs sont des sergents instructeurs, où l’évêque est un fonctionnaire, où le bassa turc s’appelle monsieur le général, où le gentilhomme commandite des bateaux à vapeur, où l’avocat est brodé d’or, où le prêtre fait faillite, où le marchand est colonel, où le prince est juré, où le bourreau est électeur, la bohémienne aussi tombe en ruine. Elle a un chapeau de paille, une robe d’indienne rose, une écharpe de barège bleu-ciel, des manches à gigots, des souliers-cothurnes, et elle est suivie d’une façon de clerc d’avoué portant sa guitare. Il y a bien toujours quelque chose d’un peu étrange dans les nattes de sa coiffure, mais c’est là tout. Il faut que nous renoncions à l’ancienne bohémienne, bien plus jolie et bien plus jeune que celle-ci, à la danseuse court-vêtue, cuirassée de clinquant, coiffée, comme il convient à une fille sauvage qui amuse les villes, d’épis ramassés dans les champs et de sequins ramassés dans les rues ; étrange créature, espèce de femme-monstre, courtisane par un bout et fée par l’autre, qui jetait aux passants son charmant sourire effrayé et farouche.
La charmante Lettre qui suit est publiée ici pour la première fois. Elle devrait prendre place dans le livre après la Lettre d’Heidelberg et par conséquent terminer le voyage.
On y remarquera le passage sur les rapines des Burgraves et sur les transes des caravanes de marchands. Victor Hugo, trois ans après, devait utiliser ces détails dans le Prologue, non représenté, des Burgraves.
De Morbach à Heilbronn, la vallée du Neckar est comparable à la vallée du Rhin, en plus petit et en plus charmant. La route côtoie la rivière ; c’est un ravissant voyage ; dans cette saison surtout, quand la magnifique tenture rougeâtre des bois, dorée par un pâle soleil, s’agrafe de toutes parts sur l’horizon.
Dans les champs, les colzas jaunes, les navettes blanches, le panache vert bronze de la betterave se mêlent aux vignes frileuses qui tremblent à la bise d’octobre. Le riverain du Neckar entrecoupe ses cultures de carrés de concombres et de potirons, comme s’il voulait écrire dans le paysage le vers de Virgile, tortusque per herbam Cresceret in ventrem cucumis. Çà et là, près des petits cours d’eau vive qui se jettent dans la rivière en frissonnant, des groupes de femmes, armées de grands couteaux de bois, secouent au vent les longs cheveux du chanvre.
Puis les hameaux s’éloignent, le pays devient sauvage, les corbeaux planent sur les sillons fauves, un lièvre effaré traverse la route, les oreilles dressées, et s’enfonce dans la campagne où bientôt on ne sait plus si c’est un lièvre qui court ou un oiseau qui vole. La brise fraîchit, les arbres grelottent. Par instants apparaît, au milieu des luzernes, à quelques pas du chemin, une croix de pierre si richement ciselée qu’on croirait voir sortir de terre la pointe d’une flèche de cathédrale enfouie. Le semeur marche à grands pas et gesticule tragiquement dans la plaine solitaire, comme un poëte qui fait son cinquième acte.
Puis, ce sont de graves laboureurs piquant leurs bœufs et conduisant leur charrue en longue redingote blanche et en calotte de prêtre ; des voyageurs piétons traînant leur bissac sur une façon de petit baquet à deux roulettes ; des rouliers pittoresques, coiffés d’un bonnet de chauffeur ou d’un chapeau de sénateur de l’empire français, menant de grands chariots évasés dont les quatre roues tournent sous des espèces d’ogives et dont les huit chevaux balancent à leurs oreilles de petites cymbales de cuivre.
De temps en temps un poteau aux couleurs du Freischutz, rouge et noir, vous rappelle que vous êtes chez le roi de Wurtemberg.
À tous les coudes de la vallée, de gros bourgs s’arrondissent autour de la rivière et s’y mirent. Quelques-uns prennent des airs de petits ports de mer. Des coques de bateaux pontés qu’on calfate fument au bord de l’eau.
Dans les jardins, pleins de dahlias, d’œillets et de roses, on voit s’élancer du milieu des sorbiers plus rouges que verts une colonne isolée surmontée d’un pigeonnier. Des colombes et des pigeons se perchent dans ce chapiteau. C’est de l’art roman fait par la nature.
Au bord de la route, près des carrières, on rencontre par intervalles des groupes de cinq ou six hommes, sérieux, propres, rêveurs, fumant de longues pipes, vêtus d’une veste ronde et d’une culotte courte mi-parties de gris et de brun, traînant une grosse pierre avec un air de supériorité nonchalante, et suivis d’un soldat silencieux, le fusil sur l’épaule. Ces messieurs sont des forçats.
Dans les villages, ce sont des rues cahotées qui suivent toutes les fantaisies de la montagne ; quelquefois un torrent au milieu de la rue ; des maisons penchées, surplombant, joyeuses, vivantes, ayant chacune son porche, son pont, et son effroyable gargouille de fer-blanc, à barbes d’écrevisse, qu’on dirait dessinée par Callot et prête à faire rage autour de saint Antoine. De grands lions de pierre, la gueule béante, les griffes ouvertes, se dressent sur les vieilles fontaines sculptées au milieu des rires et des chansons des laveuses. Les poules, mêlées aux commères, secouent gaîment le coquelicot qu’elles ont sur la tête. Les grappes de maïs qui sèchent aux fenêtres font aux masures des guirlandes d’or. Sur les auberges se hérissent de grands oiseaux en filigrane de fer doré tenant à leur bec une façon de souricière dans laquelle est enfermé un bœuf, un cheval, un ours ou un sanglier. Ce sont les enseignes.
Comme je passais à Wimpfen, un colporteur coiffé comme Mandrin et culotté comme Janot, installé devant la porte, offrait à deux familles anglaises émigrant en Italie, dont les calèches relayaient, des Manuels de voyage, des Guides et des Itinéraires. J’ai ouvert un de ces Guides et j’y ai lu qu’un magicien suspendu dans une cage ne peut plus faire de mal. Renseignement utile aux voyageurs.
Sur les montagnes, partout des ruines, des châteaux, des forteresses, les aires des anciens burgraves. Quelquefois, à Gundelsheim comme à Neckarsteinach, trois ou quatre dans le même horizon. La route, la rivière et la vallée sont tenues en échec de toutes parts. Parfois, sur les crêtes, des villes du quinzième siècle, avec leurs pignons taillés, leurs bannières au vent, leurs beffrois et leurs flèches, qui semblent poser pour Otto Venius ou Breughel de Velours.
Où il n’y a pas de villes, il y a des seigneuries. Les tours carrées et rondes se dressent fièrement. Cependant, le dix-huitième siècle a passé là. En maint endroit, il a peint les vieux donjons en rose et en vert clair, et il leur a posé sur le front, en guise de clochers, des dames-jeannes énormes.
Les burgraves tenaient le Neckar comme ils tenaient le Rhin, comme ils tenaient la Moselle, comme ils tenaient la Kinzig, la Murg, la Lahn et la Sayn. Au moyen âge, dans ces mêmes vallées où court l’excellente route d’à présent, il n’y avait que d’âpres sentiers de bœufs et de mulets où les marchands de Saint-Gall, de Mayence et de Dusseldorf cheminaient par caravanes, inquiets, attentifs, armés jusqu’aux dents, souvent escortes à leurs frais par des reîtres de l’empereur ou par des condottieri de la hanse rhénane. Ils ôtaient à leurs mules leurs grelots et leurs sonnettes, et se glissaient silencieusement la nuit, quand il n’y avait pas de lune, le long des rivières entre les deux haies de forteresses qu’il leur fallait franchir. Mais les burgraves veillaient de leur côté ; ils rassemblaient dans la haute cour de leur burg leurs paysans-bandits, puis ouvraient leur porte brusquement, abaissaient leur pont, et tombaient comme un flot du haut de leur rocher sur la troupe des marchands. Si l’escorte était vaillante et nombreuse il y avait combat, et la caravane passait, mais il fallait recommencer dix lieues plus loin. Si l’escorte faiblissait, les voyageurs se rendaient, le burgrave emmenait dans son antre bêtes et gens, gardait les marchandises et rançonnait les marchands. Ceux qui avaient résisté étaient pendus aux créneaux de son burg. — Comme je l’ai déjà dit, cette chevalerie pillarde a duré six siècles.
L’empereur Rodolphe et le palatin Frédéric sont les deux grands aigles qui ont exterminé ces éperviers.
J’ai pris à Heidelberg, pour l’excursion que je fais en ce moment, un de ces fiacres de grandes routes qu’on appelle voiturins. J’ai choisi une de ces petites calèches de montagnes traînées par un seul cheval où il n’y a que deux places, celle du voyageur et celle du cocher. Avec une carriole de ce genre et aucun bagage, on grimpe comme les chèvres et l’on peut aller partout. Mon cocher est un jeune gaillard vigoureux qui porte vaillamment la pluie et le brouillard, mais qui a une façon bizarre de mener sa bête. Son fouet n’est pour lui qu’un ornement. Il conduit son cheval en lui montrant le poing, en lui faisant des grimaces et en lui tirant la langue. Le cheval comprend et va.
Du reste, il s’appelle Adam et chaque matin, tout en cheminant, je le vois déjeuner avec une pomme que lui a sans doute donnée l’Ève de l’auberge où nous avons passé la nuit.
Sa feuille de figuier est un monstrueux carrick à triple collet.
Comme la Murg, comme la Nahe, le Neckar, admirablement limpide d’ailleurs, est une rivière rouge. Par moments l’eau, en s’arrondissant sur les bancs de roches basses, brille au soleil comme de l’ambre liquide. Cela tient aux milieux que la rivière traverse. Toutes les montagnes du Neckar, du moins celles que j’ai vues, depuis Heidelberg jusqu’à Heilbronn, sont des formations de grès couleur de rouille. Je crois y avoir remarqué des veines de granit, de porphyre et de tourmaline. Ce grès, qui porte toutes ces terres, toutes ces villes et toutes ces forêts, s’appelle dans le pays la base morte rouge (Rothe-Todt-Liegende).
C’est de ce grès vermeil, rehaussé par le grès blanc de Heilbronn, qu’est faite l’architecture de Heidelberg. Il a donné son nom à la résidence palatine. Heidelberg signifie montagne de grès.
Heilbronn est une ancienne et curieuse petite ville, à peu près inconnue, située dans les montagnes au bord de l’eau.
Il y a là, dans un coin parfaitement dédaigné des visiteurs, une belle église du quinzième siècle couronnée d’un joli clocher de la renaissance, tout en granit et tout à jour. J’ai vu dans l’église une foule de tombes, et un dessus d’autel gothique fleuri, accosté de deux clochetons, qui est tout un édifice et qui meuble l’abside du haut en bas. Les clochetons ont des cariatides d’un motif original. Les colonnettes qui en supportent le petit escalier intérieur sont trop courtes, et le sculpteur a rempli le vide qu’elles laissent entre leur base et le sol par de petits maçons de pierre suant sang et eau pour les soutenir. Cela fait des deux côtés du clocheton deux groupes exquis. La chaire, qui est du seizième siècle, est une espèce de gros buisson de marbre qui s’appuie, sans lui rien ôter de sa fière attitude, sur un grand chevalier armé de pied en cap.
Dans la place qui avoisine l’église, place entourée de pignons et de tourelles, se développe, au-dessus d’un vaste perron hérissé de statuettes d’anges et de statues de gendarmes, le frontispice d’une Maison de ville du quinzième siècle. Ce frontispice, peint et doré à neuf en ce moment, se compose presque entièrement de l’épanouissement d’une grosse horloge à trois étages, comme celle de la collégiale de Francfort. L’effet est rare et singulier. Le soleil, la lune et les étoiles vont et viennent avec un bruit mystérieux aux fenêtres de cette façade. Ajoutez à cela de vieilles tours à bossages sur le Neckar, un pont couvert avec ses trappes et ses charpentes, trois ou quatre autres belles églises gothiques dont on a fait des hangars, comme si Heilbronn était Paris ; une sombre halle à piliers du quatorzième siècle ornée de l’aigle éployée, qui est le blason de la ville ; deux ravissantes fontaines de la renaissance à colonne et à bassin, et force maisons du meilleur temps et du meilleur style à croisées-croix et à frontons volutés.
J’en ai remarqué une qui était ornée d’une architecture peinte dans le goût des fonds de Paul Véronèse, avec des musiciens empanachés jouant du cor et de la flûte derrière les balustres du premier étage. Toute cette devanture était d’un ensemble amusant et vif.
Tant de belles choses, cette belle nature et ce bel art, n’empêchent pas notre sotte et laide maçonnerie de plâtre et de carton-pierre de germer et de croître à Heilbronn, autour de la place même de l’hôtel de ville. Ces maisons blanches toutes neuves, à l’instar de Paris, paraissent ennuyer fort les gargouilles de l’église qui les regardent en bâillant.
Ludwigsburg, comme Mannheim, comme Philippsburg, comme Carlsrühe, est une de ces froides villes, commencées sous Louis XIV et finies sous Louis XV, qui sont à Versailles ce que Campistron est à Racine. Les arbres y sont beaux. L’architecture ennuyeuse a beau faire, elle ne peut empêcher les arbres d’être beaux.
Si Stuttgart n’avait pas cette beauté, il n’en aurait guère d’autres. La montagne, la vallée, la rivière et la forêt, voilà à peu près toute la parure de Stuttgart.
Le vieux palais des comtes de Wurtemberg, qui est d’une grande et noble masse, a été badigeonné en jaune, et converti, à ce qu’il m’a semblé, en hôpital. La cour du quinzième siècle, à arcades surbaissées, est encore charmante. Sur la porte de l’ancienne salle des gardes on lit : apotheke. Les matassins de Pourceaugnac ont remplacé les pertuisaniers des ducs de Wurtemberg et de Teck. Molière après Shakespeare. Pourquoi pas ?
L’église, qui avoisine la statue de Schiller, a d’assez beaux profils. Les deux clochers à faîtages coniques se composent bien avec l’abside. L’espèce de vieux bedeau, propre aux oratoires luthériens, m’en a ouvert la porte, et j’y suis entré.
C’est encore là un de ces intérieurs protestants qui font ressembler une église à une école. Partout des bancs, une table au milieu. Cela peut être raisonnable, mais c’est laid. Quelques vieilles tombes catholiques apparaissent encore çà et là sous toute cette menuiserie huguenote.
Au fond de l’église, dans ce qui a été le chœur, j’ai vu un spectacle qui m’a étonné. Des escabeaux vermoulus, des bancs, des planches, des échelles, des baquets, deux ou trois vaches de cuir, quelques coffres défoncés, des statuettes et des bas-reliefs brisés jetés sur des tas de plâtras et de poussière, et, au milieu de toutes ces balayures, sous la cendre et les toiles d’araignées, trois cénotaphes d’ébène, avec tableaux et dorures, du dix-septième siècle, six sarcophages de granit sculpté, du treizième au quinzième, et enfin onze tombes de la renaissance adossées à un mur ténébreux sous une hideuse tribune-échafaud en sapin, qui en coupe les frontons et en masque les épitaphes.
Ces monuments, que j’entrevoyais à peine dans cet intérieur d’écurie mal tenu, ce sont les tombeaux des comtes de Wurtemberg, des ancêtres du roi actuel.
Une de ces tombes, qui est du quatorzième siècle, est un magnifique sépulcre. Quatre hommes d’armes à genoux portent sur leurs épaules les quatre coins d’une épaisse et large lame sur laquelle est couché le prince mort. Les tombeaux de la renaissance ont chacun leur statue debout sous une ferme et pure archivolte et taillées vaillamment en plein bloc à grands coups de marteau. Cela fait onze comtes qui semblent dans cette ombre parler entre eux à voix basse d’un air indigné. Ils ont sous leurs pieds chaussés de fer onze lions qui les regardent et qui se taisent. Le premier, le seul qu’on puisse bien voir, c’est le comte Ulrich, le sombre convive du repas sans pain. Au-dessus de sa tête on avait gravé son épitaphe : Comes Wirtembergæ ac montis Peligardi… Une grosse poutre plantée au milieu des arabesques du tombeau empêche d’en lire davantage.
Les églises, même les plus dévastées, sont des livres toujours ouverts. Au moment où je me retournais en disant à voix haute : Est-ce possible ? j’ai lu, dans le monceau même des décombres, sur un retable d’autel rompu et jeté au rebut, ces trois mots écrits en lettres d’or : Omnia poßibilia sunt.
J’étais triste, il faisait froid, il pleuvait, j’avais trouvé la statue de Schiller médiocre, j’étais outré du délaissement de ces tombes, et j’écoutais à peine mon pauvre bon vieux guide qui me montrait cependant une fort belle chaire flamboyante du quinzième siècle. Ce brave homme se faisait de l’allemand et du français combinés une langue à lui qui n’était plus ni du français ni de l’allemand. C’était je ne sais quoi de fantasque et d’inintelligible. Ainsi, en me parlant des rois de Wurtemberg, qui sont rois par la grâce de Napoléon, il me disait que le roi actuel, Wilhelm, n’est que le second roi ; le premier s’appelait Frédéric ; et il ajoutait que « le roi actuel était géborné en 1781 » et qu’il n’y avait guère « que dix ans que son père était gestorbé ».
Une heure après, je quittais Stuttgart et je me dirigeais vers Weldenbuch par la route des montagnes.
Il était dans la nature du génie de Victor Hugo de ne laisser un sujet qu’après l’avoir épuisé. Il s’était pris de passion pour le Rhin dans ses deux voyages et, quatre années durant, le grand fleuve hanta sa pensée. Après l’avoir parcouru et fouillé dans tous les sens, il l’avait décrit, expliqué et raconté dans ses Lettres avec toute la ferveur de son admiration. Au retour, saisi par la question qui s’agitait alors de la rive gauche du Rhin, il écrivit la Conclusion, tout actuelle et politique. Ce n’est pas tout ; le poète réclama sa part, le poète « se dit que de ce voyage il fallait tirer une œuvre », et il écrivit les Burgraves.
Ce n’est pas tout encore. Comme on l’a vu dans un des fragments qui précèdent, Victor Hugo avait, en cours de route, non pas exploré, mais, si l’on peut dire, effleuré plusieurs bibliothèques, et y avait feuilleté un certain nombre de volumes. Ces rapides études lui avaient donné le désir et l’envie d’en savoir et d’en dire davantage sur son fleuve ; il s’avisa de vouloir écrire, à sa façon, toute une Histoire du Rhin, et tranquillement il se mit à l’œuvre.
Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’une histoire suivie et complète, ce n’était pas son affaire ; il n’abordait pas l’histoire, il la côtoyait. Il laissait les grands événements et cherchait les petits, il laissait les fleuves et cherchait les sources ; il se plaisait à retrouver tel incident inédit, à mettre en lumière tel personnage de troisième plan, ou à considérer sous des aspects inattendus tel personnage du premier ; il faisait enfin pour l’histoire ce que la Légende des Siècles devait faire plus tard pour l’épopée. Aussi, garda-t-il avec soin la forme familière de la « Lettre à un ami » pour cette histoire buissonnière.
Et il écrivait à « l’ami » :
« J’ai recueilli çà et là quelques dates caractéristiques, quelques cailloux roulés dans le torrent des faits. Usez-en pour reconstruire la figure du passé. L’histoire est une mosaïque ; l’antiquaire ramasse les pierres, l’historien fait le tableau. Ce n’étaient que des pierres il y a un instant ; la pensée, cette flamme, souffle sur elles ; le style, ce ciment, les rassemble, et tout à coup ce sont des jeux, des visages, des hommes, des actions, des idées ; c’est une philosophie, c’est une poésie, c’est l’histoire. »
Notre « antiquaire » n’en comptait pas moins ramasser assez de ces pierres pour toute cette Histoire du Rhin, qu’il divisait en quatre parties : histoire géologique, histoire germaine, histoire romaine, et histoire moderne, dans laquelle il comprenait le moyen âge. Le dessein était quelque peu vaste et pouvait le mener loin.
Tout alla bien pour la géologie ; il la vit d’ensemble, non en savant qu’il n’était pas, mais en philosophe, mêlant aux faits scrupuleusement exacts des idées générales. L’histoire germaine eût exigé des recherches longues et très spéciales ; il prit quelques notes et passa outre. Mais, arrivé à la période romaine, il s’y arrêta, il était là en pays de connaissance ; Rome fut toujours son amour, à ce latin, un amour plus ancien que le Rhin même. Dans sa longue lutte avec les Germains, Rome, d’abord conquérante et civilisatrice, tombe par degrés à la Rome corrompue et avilie de la décadence, et les Germains vaincus, devenus meilleurs que leurs vainqueurs, sont les vainqueurs à leur tour ; le goth Alaric prend et tue Rome. Sur cette route parcourue, Victor Hugo rencontrait, au hasard de ses lectures, toutes sortes de faits et de traits inédits, par exemple une ville, jadis illustre, aujourd’hui ignorée, Victoria ; il s’attardait même, s’il faut le dire, à plus d’une de ces trouvailles qui n’avaient avec le Rhin qu’un rapport assez éloigné. Il arriva ainsi au moyen âge, et, devant Charlemagne, vit et montra sous des aspects nouveaux cette grande figure…
Mais il s’aperçut alors que sa « Lettre » historique s’était singulièrement allongée, qu’elle formait déjà la bonne moitié d’un volume et que, s’il la continuait de Barberousse à nos jours, elle en aurait au moins deux. C’était bien de la besogne pour l’antiquaire, et le poète reprit la plume. L’Histoire intime du Rhin est restée ainsi inachevée.
Mais nous y avons puisé quatre épisodes du plus haut intérêt littéraire et historique : à savoir : Le Rhin géologique, — Victoria, — Alaric, — Charlemagne.
Sur le Rhin comme partout ailleurs, l’histoire géologique est toujours entière, visible en toute chose, écrite sur toute chose, dans la montagne, dans le bois, dans le rocher, dans le charbon qui fait marcher le bateau à vapeur, dans le caillou qui roule sous les pieds du cheval. Ses monuments ne sont pas de ceux qui disparaissent. Ils s’écroulent sans cesse à la surface du sol, mais ils renaissent éternellement des entrailles de la terre. Les siècles ne font que développer la sombre et mystérieuse végétation des masses minérales. Aucune révolution de républiques ou d’empires ne peut empêcher l’hyalite et l’agate de germer dans les amygdaloïdes basaltiques de Francfort, le cinabre et le mercure de filtrer dans les porphyres de Landsberg et dans les vieilles formations de grès de la Nahe, ni les sources chaudes de jaillir, pour toutes les maladies de l’homme, des gangues de quartz du Taunus. Jusqu’au jour où le pôle magnétique du globe changera, le feldspath et l’argile rouge se mêleront aux inextricables racines de la forêt de Lemberg, l’argent, répandu en filons splendides dans les ténèbres de la terre, traversera le plomb à Werlau, le cuivre à Braubach, le cuivre et le plomb à Ehrenthal, l’alun pénétrera les immenses lignites de Godesberg ; le fer enrichira Bendorf. Les armées de toutes les nations de l’Europe, tambours et clairons en tête, épées au vent ; drapeaux déployés ; chevaux hennissants, peuvent aller et venir, forcer des villes, jeter des ponts, passer le Rhin devant Kehl comme Louis XIV en 1672, à Weissthurm comme Hoche en 1797, ou devant Caub comme Blücher le 1er janvier 1814, qu’importe à l’ardoise, à la chaux et au marbre sur lesquels s’appuient les coteaux depuis Wesel jusqu’à Hizenach ! Les légions, les régiments et les hordes fouleront sans les troubler les trachytes et les cristaux des Sept-Monts, les pierres ponces, le schiste argileux et la terre de strass de Neuwied. Pour ébranler les piliers de basalte d’Unkel sous l’épaisse couche de marne sablonneuse qui les recouvre, le pas d’une armée ne suffirait pas, il faudrait un tremblement de terre.
C’est un tremblement de terre en effet qu’il a fallu quand la Providence a voulu continuer le Rhin jusqu’à la mer. Avant les temps donnés à l’homme, à l’époque où l’énorme forêt Lescynienne n’avait encore été traversée que par le sentier monstrueux des mastodontes et des paléothériums, lorsque les volcans du Hohensuck agonisant, par je ne sais quelle loi inconnue, à l’approche de la civilisation comme des lampes de nuit qui s’éteignent au matin, jetaient leur dernière lueur et leur dernier tressaillement, dans la vaste plaine comprise aujourd’hui entre Ladenbourg, Spire, Mannheim et Mayence, il y avait un lac immense, dans lequel le Rhin emprisonné luttait avec rage et se ruait en vain sur la barrière de lave des volcans. Un jour, à l’endroit où est Bingen aujourd’hui, la terre trembla, les montagnes se fendirent et le Rhin passa. C’est ainsi que s’est vidé le grand lac des Vosges.
Depuis lors, les romains ont coupé les rochers de la rive gauche, les mérovingiens ont agrandi la brèche, Charlemagne y a travaillé, l’archevêque Siegfried en 1208 a creusé la rive droite, les rhingraves au quatorzième siècle ont remanié la rive gauche après les romains, au seizième siècle les marchands de Francfort ont arraché les écueils du milieu du fleuve, au dix-septième les suédois dans la guerre de Trente Ans et les français dans la guerre du Palatinat ont élargi le passage. Certes, Charlemagne, les rhingraves, le commerce, la guerre, le peuple romain, le peuple français, voilà de grands ouvriers ; mais le premier de tous, le plus efficace, le seul efficace peut-être, ç’a été le tremblement de terre.
À quelques lieues d’Andernach, à Laach, sous de prodigieux chênes séculaires qui existaient déjà, dit-on, quand Pline l’ancien signalait Coblentz comme une admirable position militaire, sous des sapins et des hêtres qui passent pour fées et qui ont vu peut-être rêver en 1235 les Minnesinger visitant le Lurley, dans une vallée profonde entre de hautes montagnes, il y a un autre lac d’un aspect sinistre. C’est un flot bleu, froid, saumâtre, que plus de trois mille sources alimentent, qui ne laisse vivre que trois sortes de poissons, la tanche, la perche et le brochet, qui baigne une grotte méphitique comme la grotte du Chien près du lac d’Agnano, qui jette sur sa plage dans les grands vents un sable que l’aimant attire, miroir mélancolique dans lequel se reflètent et s’écroulent les six tours romanes d’une abbaye. Rien de plus étrange que ce lac dans ces montagnes. C’est un cratère changé en cuve, récipient sans fond en communication avec les cavernes du globe, vase où montait jadis le feu terrestre, où monte aujourd’hui l’eau souterraine. Celui qui a éteint le feu pourra seul vider l’eau.
De Bingen aux Sept-Montagnes, les bateliers comptent six tourbillons, le Bingerloch, le passage furieux, Wilde Geföhrt, les sept vierges de Schönberg, la bank dont l’entonnoir redouté se nomme das Gewirr ; l’Unkelstein dont on conte cent récits effroyables, et le rapide du Rolandswerth que les mariniers appellent Gottes Hülfe, secours de Dieu. Depuis vingt siècles, ces six tourbillons défient l’homme. Il y a huit cents ans, l’empereur Henri IV, qui avait été emprisonné au Klopp de Bingen, fuyant vers Hammerstein, faillit périr devant Bacharach au Passage Furieux. Avant lui Brunehaut, reine d’Austrasie, dont on voit encore le fatal lit de rochers près de Feldberg, avait manqué naufrager à l’Unkelstein.
Ces écueils-là ont tous un lambeau d’histoire comme tout le reste du Rhin. D’ailleurs nulle science humaine ne sondera les communications sous-fluviales de ces abîmes pleins de squelettes et n’expliquera, par exemple, pourquoi la Gewirr revomit devant Saint-Goar ce que le Bingerloch a englouti devant Bingen.
Du reste, pour finir ce paragraphe par une réflexion qui, dans ma pensée, le résume en le complétant et qui vient d’elle-même à l’esprit en présence des faits sévères, immuables, persistants et en quelque sorte immobiles qui constituent la géologie, — puisque la nature, ce laboratoire sans fond de la substance et du phénomène, ce sombre et aveugle océan des êtres, ne connaît pas le moi, puisque aucune personnalité distincte et sentie de l’objet lui-même n’y sépare le végétal du végétal, le minéral du minéral, la chose de la chose, ne pourrait-on pas dire qu’il n’y a qu’un arbre, comme il n’y a qu’un rocher, comme il n’y a qu’une onde ? Cet arbre éternel qui a caressé du souffle de son feuillage Adam s’éveillant à la vie, qui a secoué de ses branchages la vase desséchée du déluge et laissé prendre son plus vert rameau à la colombe de l’arche, vieilli chaque hiver, rajeuni chaque printemps, a vu passer les hommes qui ont passé, nous abrite nous qui vivons, abritera ceux qui doivent venir, et, le jour où son ombre verra expirer le dernier homme, sera encore le premier arbre.
Les premiers édifices de Victoria furent de terre et de bois. Puis, la vingt-deuxième légion entoura la ville de murailles ; la septième lui bâtit quatre, portes, porta prestoria, porta principalis, porta quintana, porta decumana ; la quatrième cohorte des vindaliciens pava de tuiles carrées à son empreinte l’hypocaustum, le tabularium, le quæstorium et les étuves de la ville, un autel y fut érigé en 240 ; des musiciens de légions y construisirent un temple orné de bas-reliefs d’albâtre, et le 23 septembre 246, quatorze vétérans y consacrèrent une image de bronze au Génie du lieu.
Cette ville était peut-être la création préférée de Rome sur le Rhin. Assise sur la rive droite, habitée et gardée par des soldats, enveloppée d’un souvenir de victoire, plus centrale que Confluentia, elle liait mieux qu’elle Mayence à Cologne. De Victoria, Rome se dressait debout et plongeait son regard dans cette sombre Germanie transrhénane qu’elle appelait avec une secrète angoisse la grande Germanie, Germania magna, et où germaient, en effet, dès le troisième siècle, sur le Rhin, les allemands ; sur le Rhin et le Weser, les francs ; sur le Danube, les thuringiens ; sur l’Elbe, les saxons ; c’est-à-dire les quatre peuples formidables qui, deux cents ans plus tard, devaient étouffer la Ville éternelle.
Cet obscur et profond réservoir de peuples, où s’amassait goutte à goutte la submersion du monde civilisé, était la grande inquiétude de Rome.
Rome avait raison de craindre. Quand la Germanie transrhénane, cette géante, se sentit assez forte pour commencer une lutte décisive, elle leva le bras, et comme pour s’essayer, du premier coup, s’attaquant à l’établissement favori des romains, elle écrasa Victoria.
Un jour donc, c’était sous le règne de Gallien, en 268, la ville des vétérans qui tenait en respect la Sieg et la Lahn et le Rhin, à l’endroit même où César l’avait passé, tressaillit tout à coup. Une foule effrayante l’entourait, les barbares étaient sortis du bois, ils poussaient une clameur terrible, les légionnaires reconnurent le cri de guerre d’Arminius. C’étaient les harudes tatoués, les cattes qui portaient au bras un anneau de fer, les nemètes qui adoraient Wodan le dieu décumane, les vangions et les triboques dont les casques difformes semblaient des monstres accroupis, la gueule ouverte, sur la tête des combattants, les chérusques qui avaient de longues lances et des jambières de cuir, à cause des marais de l’Yssel, et les marcomans, les terribles et naïfs marcomans pour lesquels les rugissements n’étaient qu’aboiements et qui avaient pris les lions de Marc-Aurèle pour des chiens sauvages. C’étaient ces mêmes multitudes qui jadis avaient défilé six jours durant devant le camp de Marius. À ces hordes étaient mêlés des soldats romains, car de tout temps les barbares ont eu cet instinct qu’ont encore aujourd’hui les arabes d’Abd-el-Kader d’attirer à eux des traîtres qui leur enseignent la guerre régulière et leur livrent les secrets du camp. Avant la bataille d’Idistavisus, Arminius offrait à chaque transfuge romain deux cents sesterces par jour.
Les vétérans se défendirent vaillamment. Ils barricadèrent la porte Decumana près de laquelle se tenait la dixième légion, ils ouvrirent la porte Pretoria par laquelle on allait à l’ennemi, et ils firent une sortie. D’assaillis ils devinrent assaillants. Deux cohortes veillaient sur les deux autres portes destinées à la retraite dans la construction de tout camp romain. Mais les romains n’étaient qu’une poignée, les germains étaient une foule, foule aveugle et terrible au milieu de laquelle la tactique des vétérans se brisait comme le navire dans l’Océan. Les forêts vomissaient à chaque instant de nouvelles hordes, et rien que sous le piétinement de cette effrayante cohue, avant que le soleil fût couché, Victoria avait disparu.
La destruction fut complète. Pas un habitant de la ville ne survécut, pas un ducena, pas un centurion, pas un soldat, pas une femme, pas un enfant. Ce fut comme un engloutissement. Il sembla que la vieille terre germanique s’était brusquement ouverte sous la cité romaine, puis s’était refermée sur elle.
Ce sombre événement troubla Rome. La lueur qu’il jeta dans cette époque crépusculaire éclaira, en quelque sorte, un moment pour elle les vagues et effrayantes perspectives de l’avenir. Elle en resta longtemps pensive, et, comme elle faisait toujours dans les catastrophes significatives, soit terreur, soit fierté, elle garda le silence. Victoria parut abolie de son souvenir comme elle était effacée du sol. Orose, Œlius Spartianus, Ammien Marcellin en parlèrent à peine. Il semble que Rome ait recommandé aux historiens de ne rien dire. Je me rappelle que moi-même, visitant dans le lieu même où fut Victoria la collection d’antiquités romaines du prince régnant de Wied-Neuwied, après avoir parcouru cet entassement d’objets de toutes sortes mutilés par la victoire la plus outrageante et la plus haineuse qui jamais peut-être ait foulé aux pieds une ville, ustensiles de toute nature, quincailleries romaines à peu près pareilles aux nôtres, poteries, vaisselles, outils, armes, bijoux de femmes, après avoir noté dans cet encombrement des statuettes de Mars et de la Fortune ployées et rompues, l’image d’argent d’un empereur romain, le pied sur la tête d’un germain, l’écusson d’une enseigne, des encriers et des styles, et y avoir retrouvé l’idole de bronze des quatorze vétérans, tout ému de cette grande chute et de cette grande humiliation, j’arrivai, de relique en relique, à la bague d’un chevalier romain. C’était un anneau à sceller, doré, avec une pierre gravée ; je le retournai, et sur la pierre je vis une figure d’Harpocrate, le doigt sur la bouche, qui paraissait me dire : tais-toi !
Tel fut le premier coup frappé sur Rome par la « grande Germanie ». Du second, elle devait frapper Rome elle-même. Seulement le premier coup fut si violent et le deuxième devait être si formidable, qu’entre les deux elle mit un intervalle de deux cents ans.
Pendant ces deux siècles, il fait nuit dans l’histoire. Rome agonise, Constantinople naît, la Germanie grandit. En cent vingt ans, de l’an 180 à l’an 300, Rome avait eu trente-six empereurs, et sur ces trente-six empereurs, vingt-sept étaient morts assassinés.
Au troisième siècle, les goths avaient passé le Danube, traversé la Thrace, battu l’empereur Decius à Abrutum, humilié l’empereur Gallus dans Byzance, désolé la mer Noire, et, tout ensemble héroïques et barbares, ils avaient achevé l’œuvre d’Achille en détruisant les vestiges de Troie, et l’œuvre d’Érostrate en effaçant les ruines du temple d’Éphèse.
Au quatrième siècle, de païens devenu chrétiens, ils lisaient la bible d’Ulphilas, et l’aube commençait à poindre en eux tandis que Rome plongeait de plus en plus dans l’ombre.
Vers la fin de ce siècle, en 395, le craquement se fait entendre ; l’empire romain se brise en deux morceaux. Arcadius prend l’orient et Honorius l’occident. Rufin, chancelier de Constantinople, mine l’antique édifice européen, déjà si profondément lézardé, en haine de Stilicon, chancelier d’Italie. Stilicon seul entend les coups sourds de Rufin dans la sape. Aucune autre oreille n’écoute, aucune autre oreille n’entend, et les bruits mystérieux qui annoncent la fin de tout ce vieux monde se perdent dans la brume et dans la nuit. L’obscurité s’épaissit, les ténèbres descendent, Rome s’endort. Et tout à coup, effarée et frémissante, elle se réveille en sursaut sous l’effrayant éclat de rire d’Alaric.
Rome avait vu Brennus dans ses murs, mais il y avait huit siècles de cela ; Rome avait vu Annibal à ses portes, mais il y avait de cela six cents ans. Elle avait oublié de quel air formidable un ennemi qui va prendre une ville regarde par-dessus les murailles. Elle voulut se défendre et cria : Aux armes ! Alaric considéra l’épaisseur des légions, haussa les épaules, et dit : L’herbe est plus facile à faucher épaiße que rase.
Ici la grandeur du spectacle est inexprimable. Dans cet instant suprême on ne peut s’empêcher de contempler avec terreur cette mystérieuse et colossale balance que tient une main invisible et dont les immenses plateaux, chargés de peuples, de princes et de royaumes, éclairés d’une lueur livide, apparaissent par moment dans l’histoire. D’un côté Rome, la république reine, la ville éternelle, l’empire universel, douze cents ans de victoire et de domination, les dépouilles des trois mondes, toutes les richesses, toutes les gloires, toutes les splendeurs, presque tous les plus grands noms du genre humain, les dieux mêlés aux hommes, Saturne, Évandre, Romulus, Numa, Brutus, Curtius, Scævola, Camille, Coriolan, Fabius Cunctator, Duilius, Regulus, Paul Émile, les Scipion, les Gracques, Marius, Sylla, Sertorius, Agrippa, Horace et Salluste, Virgile et Tacite, les faisceaux de Pompée, la toge de Cicéron, le poignard de Caton, le glaive de César, le trône d’Auguste. De l’autre un homme, un sauvage né dans une petite île du Danube, venu au monde seul et nu, et n’ayant d’autre lumière que l’éclair de son épée. De quel côté penche la balance ? du côté du barbare. Rome pèse moins que cet homme. C’est que cet homme, c’est l’avenir. Rome n’est que le passé.
On n’a pas assez remarqué peut-être que les goths qui donnèrent l’assaut à la Ville éternelle en 410 étaient chrétiens. Teutobod avait cinq cent mille cimbres ; Marius le brisa. Arioviste avait cinq cent mille teutons ; César le brisa. Attila, ce farouche Evdegiesel qui vint à son tour à la fin du cinquième siècle, avait l’épée de Mars trouvée dans les steppes de la Scythie par un pâtre, et quand il enfonçait dans la terre ce mystérieux glaive, cent peuples tressaillaient sur les surfaces du monde et Rome et Byzance tremblaient dans leurs fondements ; Aétius brisa Attila. Alaric était chrétien ; il entra dans Rome.
Et, si l’on peut dire qu’il a tué Rome, il l’a tuée, pour ainsi parler, dans le sens chrétien du mot, en la transformant.
Alaric n’était pas un esprit vulgaire. Après la soumission de l’Italie, il rêvait l’invasion de l’Égypte. Du Tibre au Nil : magnifique itinéraire de conquérant. Tout à coup il mourut. C’était à Cozenza. Il avait trente-deux ans.
Les goths, voyant leur général mort, détournèrent, au moyen d’un barrage, les eaux du Butento, creusèrent dans le lit du fleuve mis à sec une fosse profonde, et y descendirent Alaric vêtu de son habit de bataille, l’épée à la main, le casque en tête, ferme et droit en selle sur son cheval de guerre vivant et immobile ; puis ils comblèrent la fosse sur ce morne cavalier, ils rejetèrent le Butento dans son lit, et depuis quinze cents ans le fleuve coule, avec le calme murmure des choses naturelles, sur le roi des goths endormi.
Au huitième siècle, l’ancienne population germaine n’avait pas tout à fait disparu. Il y avait sur la vieille terre de Marbode et d’Adgandaster un reste de vieux sicambres qui ne s’étaient pas encore transformés en alemans. C’était une race d’hommes singulière. Ils allaient presque nus, vêtus de feuillages ainsi que ces anciens hommes dont parle Lucrèce : circum foliis at fondibus invol. Ils habitaient les cavernes, les marais, les solitudes les plus âpres, les montagnes les plus abruptes, les forêts les plus impénétrables, tous les lieux où la nature demeure obstinément sauvage. Occultas latebras, comme disait, dès 458, la novelle de Majorien. Ils étaient farouches et effarés. Ils semblaient toujours épier quelque chose d’effrayant à travers les arbres et les roches. On les apercevait quelquefois de loin dans l’ombre, comme ces masques et ces fantômes qui errent au crépuscule entre les branchages. Quand on prenait l’un d’entre eux, le prisonnier, qui mourait au bout de fort peu de temps, paraissait étranger à l’univers vivant et indifférent aux êtres humains qui l’entouraient ; tout en lui révélait une vague et secrète épouvante des choses supérieures ; il mettait à chaque instant le doigt sur sa bouche, et faisait signe d’écouter. On eût dit que ces vieux cimbres en étaient restés à ces âges primitifs où le monde informe et expirant des ébauches troublait encore le monde naissant des créations définitives, et où, parmi les bruits lointains et confus de l’horizon, les premiers hommes entendaient distinctement s’agiter et se retourner les géants attachés sur les montagnes avec des chaînes d’airain.
Au point culminant de cette ère de transition, à ce moment, décisif pour toutes les mixtions et pour tous les chaos, où le précipité se forme, la civilisation s’incarne tout à coup, et Charlemagne paraît.
Ce que la providence fait immédiatement est toujours complet. Le propre des vrais grands hommes, c’est de s’adapter de toutes parts à leur époque. Ce qui pouvait convenir à la Grèce poétique, à la Grèce qui avait eu Homère et Diogène, à la Grèce qui avait Athènes, ce qui pouvait convenir à la France lettrée, à la France qui avait eu Corneille et Voltaire, à la France qui avait Paris, n’eut pas matériellement suffi pour fasciner, passionner et éblouir la Germanie à demi barbare et la Gaule à moitié sauvage. Les Alexandres chétifs et les Bonapartes maigres eussent fait peu de figure parmi ces guerriers colosses, espèces de mastodontes du genre humain dont les grands sarcophages et les grands ossements nous épouvantent encore. Pour tenir en respect ces peuples que le droit du poing, faust recht, devait gouverner jusqu’au quinzième siècle, il fallait que la force intellectuelle eût pour enveloppe et pour annonce visible la force physique. Il fallait que le grand homme fût un géant. Charlemagne avait sept pieds de haut.
De 771 à 809, Charlemagne fit quatorze grandes guerres. Il vainquit les lombards, les hongrois, les bohèmes, les normands, les danois, les grecs en Italie, les maures en Espagne, les westphaliens deux fois, les saxons six fois. Roncevaux fut son Waterloo. Il n’y perdit pas le trône, mais il y perdit Roland.
Il exécuta aussi puissamment qu’aucun de ses pareils la loi providentielle qui veut qu’à de certaines époques les grands empires s’assimilent tous les états secondaires. Il brisa successivement Didier, roi des lombards, Rotgaud, duc de Frioul, Witikind, duc des westphaliens, Tassilo, duc de Bavière, Hemming, duc du Jutland, et Goteric, duc des danois. Il éteignit les saxons, six fois révoltés, par la transplantation lointaine de dix mille familles dont il donna les terres aux obbotrites. Mais à peine eut-il fini avec les saxons qu’il dut recommencer avec les normands. La première invasion des normands coïncide en 801 avec la dernière rébellion des saxons.
Il fut sévère deux fois, avec Rotgaud, duc de Frioul, et avec Adelgise, fils de Didier. Il fut cruel une fois à Verden, où il massacra cinq mille hommes par représailles après la défaite de Sintal. Il fut clément avec les hongrois qu’il fit chrétiens, avec les saxons qu’il fit chrétiens, avec Witikind qu’il fit chrétien, avec Pépin le bossu, son fils bâtard, qui mourut moine à l’abbaye princière de Prum, avec Tassilo qui mourut saint à l’abbaye de Gemblours. Il s’irritait contre ses ennemis, puis il s’apaisait. Sa fureur était de son siècle, sa clémence était de son cœur. Au milieu de son emportement, il s’arrêtait, souriait tout à coup, et faisait grâce. Les grands hommes seuls ont de ces grandes indulgences ; pensées subites qui désarment la colère généreuse des héros, liens puissants qui enchaînent les nobles âmes, mais qui n’enchaînent que celles-là ; muselières de lions.
Witikind était opiniâtre ; toujours vaincu, jamais soumis. Il était comme l’objection vivante de la destinée à Charlemagne. Il opposait fièrement le non de la vieille barbarie au oui de la civilisation nouvelle. Sans compter d’innombrables combats, il avait fallu pour le jeter bas deux grandes batailles, l’une perdue par lui-même à Detmold, l’autre perdue par son frère Albin, près d’Osnabruck. Charles prit les deux frères ; le droit de sa victoire était de leur trancher la tête ; il les embrassa et les fit baptiser à Attigny. Ce grand civilisateur savait-il donc que, s’il eut décapité Witikind, il eût supprimé quatre maisons royales qui descendent du vieux chef saxon, qui ont régné mille ans et qui règnent encore en Europe ?
En 788, le duc Tassilo est condamné à mort comme félon par la diète d’Ingelheim. Il va se jeter aux pieds du roi Charles. Je te donne la vie, dit Charles ; mais en même temps il touche le duc de son bâton. C’était le détrôner. Tassilo, accablé, baisse la tête. Charles le regarde, essuie une larme, et le touche de son sceptre. C’était lui rendre le trône.
Ceci n’est-il pas tout à la fois doux comme Jésus et grand comme Homère ?
Il fut proclamé empereur d’occident sur le tombeau des apôtres. Dans la même année, en 800, le pape Léon III lui donna Rome et le calife Haroun-Al-Raschid lui donna Jérusalem.
De cette façon il eut les deux villes, le Capitole et le Calvaire.
Quand il partagea l’univers avec l’empereur de Byzance, par cet instinct de poëte qui fait toujours partie du génie de ces grands hommes-là, il laissa Venise à l’Orient.
Un moment il songea à épouser l’impératrice Irène, mère de Constantin V, ce qui l’eût fait empereur du monde.
Charlemagne est le premier roi qui ait signé d’un monogramme. Il ne savait pas écrire, si l’on en croit Éginhard, pourtant il était d’ailleurs docte et savant. Il aimait les lettres. Il protégea en Allemagne le plain-chant de Metz. Il était poëte comme Salomon, collecteur de rhapsodies comme Périclès, législateur comme Justinien. César a nommé les mois, Charlemagne a nommé les vents.
Une matinée de printemps, étant à la fenêtre de son palais d’Ingelheim, il remarqua qu’il n’y avait à l’horizon qu’une colline où le soleil fît fondre la neige. L’idée lui vint de planter de vignes ce coteau si bien exposé. Sur son ordre, on lui envoya des plants et des vignerons de l’Orléanais, et il eut son vignoble. Il croyait faire du vin d’Orléans, il fit du Johannisberg.
Charlemagne eut cinq épouses et cinq concubines. De ces dix femmes il eut quinze enfants, huit légitimes dont trois fils et sept bâtards dont cinq filles. La plus célèbre et la plus populaire des filles de Charlemagne, Emma, mariée par la légende à Éginhard, n’a pas existé. La fable l’adopte, l’histoire le nie.
Tout dans cet homme était inusité et extraordinaire. Un jour, il s’érigea en arbitre entre le peuple de Rome et le chef de l’église, l’affaire fut plaidée devant lui, il condamna les accusateurs et renvoya Léon III absous. En quelle qualité fit-il cette grande action ? D’où vient que son arbitrage fut reconnu et que son jugement fut accepté ? Qui, dans une telle cause, lui donna la hardiesse de condamner et l’audace d’absoudre ? C’est ce que l’histoire n’a pas suffisamment approfondi. Comme roi, il ne pouvait que présider les conciles, ainsi qu’il l’avait fait à Francfort en 794, ainsi que Sigismond le fit plus tard en 1415 à Constance ; comme prince palatin, il ne pouvait que choisir les évêques : episcopus de palatio eligatur, dit l’édit de Clotaire II ; comme exergue de Ravenne et patrice de Rome, son droit n’allait que jusqu’à nommer le pape ; comme empereur d’occident, son droit n’allait que jusqu’à l’égaler ; comme grand homme son droit alla jusqu’à le juger.
On ne remarque pas assez, quoique Cyrus, Alexandre, César, Charlemagne et Bonaparte soient dans l’histoire, à quels effets prodigieux et inattendus arrive le suprême pouvoir royal multiplié par cet autre pouvoir suprême qu’on appelle le génie.
Quand il s’agit de faire ou de refaire une société, l’ouvrier le plus efficace et le plus formidable après Dieu, c’est un grand esprit qui a pour outil la dictature.
Le Rhin était le fleuve de Charlemagne. Tout ramenait Charlemagne aux bords du Rhin. Il ne se plaisait que là. Une chronique, afin d’expliquer cet amour presque filial, veut qu’il soit né à Ingelheim. Il faisait volontiers et souvent l’excursion d’Ingelheim à Coblentz. C’est à Ingelheim qu’il assemblait les magnats au printemps et les seniores à l’automne. Toujours préoccupé d’une pensée austère, il fonda à Cologne une bibliothèque, et dans cette bibliothèque, il mit uniquement des livres de théologie, des livres d’histoire et des livres de jurisprudence, c’est-à-dire Dieu d’abord, l’homme ensuite, et entre l’homme et Dieu, la justice. Il édifia près de Darmstadt le château de Hagen ; il institua à Francfort un grand marché annuel et y fit bâtir une cour royale près du bac des francs : double germe de la foire de Francfort et du Kaisersaal. Il restaura Mayence écroulée dans les dernières convulsions de l’empire romain, et y construisit un couvent, une école et un pont, c’était y établir à la fois la religion, la science et le commerce, c’est-à-dire la triple base de toute société. Le couvent a disparu, l’école, qui était sur le mont Albain, a disparu, le pont a disparu.
Comme tous les vrais génies, il était plus grand que son siècle ; aussi son siècle, qui ne voyait qu’une partie de sa grandeur, ne le comprit-il qu’à moitié. Mort en 814, Il n’a été canonisé qu’en 1163, et encore par un anti-pape, Pascal III. Ce ne fut qu’en 1177 qu’Alexandre III, pape, accepta comme saint ce Charles que Dieu avait fait grand. Au quatorzième siècle, Pétrarque écrivait encore : « Leur Charlemagne que quelques enthousiastes prétendent égal à César et même à Pompée. » Aujourd’hui, grâce au temps qui amoindrit les petits hommes et qui grandit les grands, cette haute figure a pris le recul nécessaire, dix siècles la mettent en perspective et nous voyons dans tout son développement la stature colossale de Charlemagne.
La loi germaine, combinée avec la loi chrétienne, avait fondé dans l’homme du Nord, d’abord le sentiment humain, puis le sentiment de la patrie. Charlemagne donna des centres et des limites à ces sentiments vagues ; il eut l’art d’accroître et de circonscrire tout ensemble les nationalités ; il ébaucha une carte politique qui a duré neuf cents ans ; il créa les deux grandes unités essentielles de la vieille Europe ; en un mot il fonda l’Allemagne et la France.