En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXI

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 185-228).


LETTRE XXI.
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.


I.
Légende.
II.
L’oiseau Phénix et la planète Vénus.
III.
Où est expliquée la différence qu’il y a entre l’oreille d’un jeune homme et l’oreille d’un vieillard.
IV.
Où il est traité des diverses qualités propres aux diverses ambassades.
V.
Bons effets d’une bonne pensée.
VI.
Où l’on voit que le diable lui-même a tort d’être gourmand.
VII.
Propositions amiables d’un vieux savant retiré dans une cabane de feuillage.
VIII.
Le Chrétien-Errant.
IX.
Où l’on voit à quoi peut s’amuser un nain dans une forêt.
X.
Equis canibusque.
XI.
À quoi l’on s’expose en montant un cheval que l’on ne connaît pas.
XII.
Description d’un mauvais gîte.
XIII.
Telle auberge, telle table d’hôte.
XIV.
Nouvelle manière de tomber de cheval.
XV.
Où l’on voit quelle est la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers.
XVI.
Où est traitée la question de savoir si l’on peut reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît pas.
XVII.
Les bagatelles de la porte.
XVIII.
Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores.
XIX.
Belles et sages paroles de quatre philosophes à deux pieds ornés de plumes.


Bingen, août.

Je vous avais promis quelqu’une des légendes fameuses du Falkenburg, peut-être même la plus belle, la sombre aventure de Guntram et de Liba. Mais j’ai réfléchi. À quoi bon vous conter des contes que le premier recueil venu vous contera, et vous contera mieux que moi ? Puisque vous voulez absolument des histoires pour vos petits enfants, en voici une, mon ami. C’est une légende que du moins vous ne trouverez dans aucun légendaire. Je vous l’envoie telle que je l’ai écrite sous les murailles mêmes du manoir écroulé, avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux, et, à ce qu’il me semblait, sous la dictée même des arbres, des oiseaux et du vent des ruines. Je venais de causer avec ce vieux soldat français qui s’est fait chevrier dans ces montagnes, et qui y est devenu presque sauvage et presque sorcier ; singulière fin pour un tambour-maître du trente-septième léger. Ce brave homme, ancien enfant de troupe dans les armées voltairiennes de la république, m’a paru croire aujourd’hui aux fées et aux gnomes comme il a cru jadis à l’empereur. La solitude agit toujours ainsi sur l’intelligence ; elle développe la poésie qui est toujours dans l’homme ; tout pâtre est rêveur.

J’ai donc écrit ce conte bleu dans le lieu même, caché dans le ravin-fossé, assis sur un bloc qui a été un rocher jadis, qui a été une tour au douzième siècle et qui est redevenu un rocher, cueillant de temps en temps, pour en aspirer l’âme, une fleur sauvage, un de ces liserons qui sentent si bon et qui meurent si vite, et regardant tour à tour l’herbe verte et le ciel radieux, pendant que de grandes nuées d’or se déchiraient aux sombres ruines du Falkenburg.

Cela dit, voici l’histoire.


I

légende.

Le beau Pécopin aimait la belle Bauldour, et la belle Bauldour aimait le beau Pécopin. Pécopin était fils du burgrave de Sonneck, et Bauldour était fille du sire de Falkenburg. L’un avait la forêt, l’autre avait la montagne. Or quoi de plus simple que de marier la montagne à la forêt ? Les deux pères s’entendirent, et l’on fiança Bauldour à Pécopin.

Ce jour-là, c’était un jour d’avril, les sureaux et les aubépines en fleur s’ouvraient au soleil dans la forêt, mille petites cascades charmantes, neiges et pluies changées en ruisseaux, horreurs de l’hiver devenues les grâces du printemps, sautaient harmonieusement dans la montagne, et l’amour, cet avril de l’homme, chantait, rayonnait et s’épanouissait dans le cœur des deux fiancés.

Le père de Pécopin, vieux et vaillant chevalier, l’honneur du Nahegau, mourut quelque temps après les accordailles, en bénissant son fils et en lui recommandant Bauldour. Pécopin pleura, puis peu à peu, de la tombe où son père avait disparu, ses yeux se reportèrent au doux et radieux visage de sa fiancée, et il se consola. Quand la lune se lève, songe-t-on au soleil couché ?

Pécopin avait toutes les qualités d’un gentilhomme, d’un jeune homme et d’un homme. Bauldour était une reine dans le manoir, une sainte vierge à l’église, une nymphe dans les bois, une fée à l’ouvrage.

Pécopin était grand chasseur, et Bauldour était belle fileuse. Or il n’y a pas de haine entre le fuseau et la carnassière. La fileuse file pendant que le chasseur chasse. Il est absent, la quenouille console et désennuie. La meute aboie, le rouet chante. La meute, qui est au loin et qu’on entend à peine, mêlée au cor et perdue profondément dans les halliers, dit tout bas avec un vague bruit de fanfare : Songe à ton amant. Le rouet, qui force la belle rêveuse à baisser les yeux, dit tout haut et sans cesse avec sa petite voix douce et sévère : Songe à ton mari. Et, quand le mari et l’amant ne font qu’un, tout va bien.

Mariez donc la fileuse au chasseur, et ne craignez rien.

Cependant, je dois le dire, Pécopin aimait trop la chasse. Quand il était sur son cheval, quand il avait le faucon au poing ou quand il suivait le tartaret du regard, quand il entendait le jappement féroce de ses limiers aux jambes torses, il partait, il volait, il oubliait tout. Or en aucune chose il ne faut excéder. Le bonheur est fait de modération. Tenez en équilibre vos goûts et en bride vos appétits. Qui aime trop les chevaux et les chiens fâche les femmes ; qui aime trop les femmes fâche Dieu.

Lorsque Bauldour, et cela arrivait souvent, lorsque Bauldour voyait Pécopin prêt à partir sur son cheval hennissant de joie et plus fier que s’il eût porté Alexandre le Grand en habits impériaux, lorsqu’elle voyait Pécopin le flatter, lui passer la main sur le cou, et, éloignant l’éperon du flanc, présenter au palefroi un bouquet d’herbe pour le rafraîchir, Bauldour était jalouse du cheval. Quand Bauldour, cette noble et fière demoiselle, cet astre d’amour, de jeunesse et de beauté, voyait Pécopin caresser son dogue et approcher amicalement de son charmant et mâle visage cette tête camuse, ces gros naseaux, ces larges oreilles et cette gueule noire, Bauldour était jalouse du chien.

Elle rentrait dans sa chambre secrète, courroucée et triste, et elle pleurait. Puis elle grondait ses servantes, et, après ses servantes, elle grondait son nain. Car la colère chez les femmes est comme la pluie dans la forêt ; elle tombe deux fois. Bis pluit.

Le soir, Pécopin arrivait poudreux et fatigué. Bauldour boudait et murmurait un peu avec une larme dans le coin de son œil bleu. Mais Pécopin baisait sa petite main, et elle se taisait ; Pécopin baisait son beau front, et elle souriait.

Le front de Bauldour était blanc, pur et admirable comme la trompe d’ivoire du roi Charlemagne.

Puis elle se retirait dans sa tourelle, et Pécopin dans la sienne. Elle ne souffrait jamais que ce chevalier lui prît la ceinture. Un soir, il lui pressa légèrement le coude, et elle rougit très fort. Elle était fiancée, et non mariée. Pudeur est à la femme ce que chevalerie est à l’homme.


II

l’oiseau phénix et la planète vénus.

Ils s’adoraient à faire envie.

Pécopin avait dans sa salle d’armes, à Sonneck, une grande peinture dorée représentant le ciel et les neuf cieux, chaque planète avec sa couleur propre et son nom écrit en vermillon à côté d’elle ; Saturne blanc plombé ; Jupiter clair, mais enflammé et un peu sanguin ; Vénus l’orientale embrasée ; Mercure étincelant ; la Lune avec sa glace argentine ; le Soleil tout feu rayonnant. Pécopin effaça le nom de Vénus et écrivit en place Bauldour.

Bauldour avait dans sa chambre aux parfums une tapisserie de haute lisse où était figuré un oiseau de la grandeur d’un aigle, avec le tour du cou doré, le corps de couleur pourpre, la queue blanche mêlée de pennes incarnates, et sur la tête des crêtes surmontées d’une houppe de plumes. Au-dessous de cet oiseau merveilleux l’ouvrier avait écrit ce mot grec : Phénix. Bauldour effaça ce mot et broda à la place ce nom : Pécopin.

Cependant le jour fixé pour les noces approchait. Pécopin en était joyeux, et Bauldour en était heureuse.

Il y avait dans la vénerie de Sonneck un piqueur, drôle fort habile, de libre parole et de malicieux conseil, qui s’appelait Érilangus. Cet homme, jadis fort bel archer, avait été recherché en mariage par plusieurs riches paysannes du pays de Lorch ; mais il avait rebuté les épouses et s’était fait valet de chiens. Un jour que Pécopin lui en demandait la raison, Érilangus répondit : Monseigneur, les chiens ont sept espèces de rage, les femmes en ont mille. Un autre jour, apprenant les prochaines noces de son maître, il vint à lui hardiment et lui dit : Sire, pourquoi vous mariez-vous ? Pécopin chassa ce valet.

Cela eût pu inquiéter le chevalier, car Érilangus était un esprit subtil et une longue mémoire. Mais la vérité est que ce valet s’en alla à la cour du marquis de Lusace, où il devint premier veneur, et que Pécopin n’en entendit plus parler.

La semaine qui devait précéder le mariage, Bauldour filait dans l’embrasure d’une fenêtre. Son nain vint l’avertir que Pécopin montait l’escalier. Elle voulut courir au-devant de son fiancé, et, en sortant de sa chaise, qui était à dossier droit et sculpté, son pied s’embarrassa dans le fil de sa quenouille. Elle tomba. La pauvre Bauldour se releva. Elle ne s’était fait aucun mal, mais elle se souvint qu’un accident pareil était arrivé jadis à la châtelaine Liba, et elle se sentit le cœur serré.

Pécopin entra rayonnant, lui parla de leur mariage et de leur bonheur, et le nuage qu’elle avait dans l’âme s’envola.


III

où est expliquée la différence
qu’il y a entre l’oreille d’un jeune homme
et l’oreille d’un vieillard.

Le lendemain de ce jour-là Bauldour filait dans sa chambre et Pécopin chassait dans le bois. Il était seul et n’avait avec lui qu’un chien. Tout en suivant le hasard de la chasse, il arriva près d’une métairie qui était à l’entrée de la forêt de Sonn et qui marquait la limite des domaines de Sonneck et de Falkenburg. Cette métairie était ombragée, à l’orient, par quatre grands arbres, un frêne, un orme, un sapin et un chêne, qu’on appelait dans le pays les quatre Évangélistes. Il paraît que c’étaient des arbres fées. Au moment où Pécopin passait sous leur ombre, quatre oiseaux étaient perchés sur ces quatre arbres, un geai sur le frêne, un merle sur l’orme, une pie sur le sapin et un corbeau sur le chêne. Les quatre ramages de ces quatre bêtes emplumées se mêlaient d’une façon bizarre et semblaient par instants s’interroger et se répondre. On entendait en outre un pigeon, qu’on ne voyait pas parce qu’il était dans le bois, et une poule, qu’on ne voyait pas parce qu’elle était dans la basse-cour de la ferme. Quelques pas plus loin, un vieillard tout courbé rangeait le long d’un mur des souches pour l’hiver. Voyant approcher Pécopin, il se retourna et se redressa :

— Sire chevalier, s’écria-t-il, entendez-vous ce que disent ces oiseaux ?

— Bonhomme, répondit Pécopin, que m’importe ?

— Sire, reprit le paysan, pour le jeune homme, le merle siffle, le geai garrule, la pie glapit, le corbeau croasse, le pigeon roucoule, la poule glousse ; pour le vieillard, les oiseaux parlent.

Le chevalier éclata de rire.

— Pardieu ! voilà des rêveries.

Le vieillard repartit gravement :

— Vous avez tort, sire Pécopin.

— Vous ne m’avez jamais vu, s’écria le jeune homme, comment savez-vous mon nom ?

— Ce sont les oiseaux qui le disent, répondit le paysan.

— Vous êtes un vieux fou, brave homme, dit Pécopin.

Et il passa outre.

Environ une heure après, comme il traversait une clairière, il entendit une sonnerie de cor et il vit paraître dans la futaie une belle troupe de cavaliers ; c’était le comte palatin qui allait en chasse, accompagné des burgraves, qui sont les comtes des châteaux ; des wildgraves, qui sont les comtes des forêts ; des landgraves, qui sont les comtes des terres ; des rhingraves, qui sont les comtes du Rhin ; et des raugraves, qui sont les comtes du droit du poing. Un cavalier gentilhomme du pfalzgraf, nommé Gaïrefroi, aperçut Pécopin et lui cria :

— Holà, beau chasseur ! ne venez-vous pas avec nous ?

— Où allez-vous ? dit Pécopin.

— Beau chasseur, répondit Gaïrefroi, nous allons chasser un milan qui est à Heimburg et qui détruit nos faisans ; nous allons chasser un vautour qui est à Vaugstberg et qui extermine nos lanerets ; nous allons chasser un aigle qui est à Rheinstein et qui tue nos émerillons. Venez avec nous.

— Quand serez-vous de retour ? demanda Pécopin.

— Demain, dit Gaïrefroi.

— Je vous suis, dit Pécopin.

La chasse dura trois jours. Le premier jour Pécopin tua le milan, le second jour Pécopin tua le vautour, le troisième jour Pécopin tua l’aigle. Le comte palatin s’émerveilla d’un si excellent archer.

— Chevalier de Sonneck, lui dit-il, je te donne le fief de Rhineck, mouvant de ma tour de Gutenfels. Tu vas me suivre à Stahleck pour recevoir l’investiture et me prêter le serment d’allégeance, en mail public et en présence des échevins, in mallo publico et coram scabinis, comme disent les chartes du saint empereur Charlemagne.

Il fallait obéir. Pécopin envoya à Bauldour un message dans lequel il lui annonçait tristement que la gracieuse volonté du pfalzgraf l’obligeait de se rendre sur-le-champ à Stahleck pour une très grande et très grosse affaire.

— Soyez tranquille, madame ma mie, ajoutait-il en terminant, je serai de retour le mois prochain.

Le messager parti, Pécopin suivit le palatin et alla coucher, avec les chevaliers de la suite du prince, dans la châtellenie basse à Bacharach. Cette nuit-là il eut un rêve. Il revit en songe l’entrée de la forêt de Sonneck, la métairie, les quatre arbres et les quatre oiseaux ; les oiseaux ne criaient, ni ne sifflaient, ni ne chantaient, ils parlaient. Leur ramage, auquel se mêlaient les voix de la poule et du pigeon, s’était changé en cet étrange dialogue, que Pécopin endormi entendit distinctement :


le geai.

Le pigeon est au bois.

le merle.

Le pigeon est au bois. La poule dans la cour
Va disant : Pécopin.

le geai.

Va disant : Pécopin. Le pigeon dit : Bauldour.

le corbeau.

Le sire est en chemin.

la pie.

Le sire est en chemin. La dame est dans la tour.

le geai.

Reviendra-t-il d’Alep ?

le merle.

Reviendra-t-il d’Alep ? De Fez ?

le corbeau.

Reviendra-t-il d’Alep ? De Fez ? De Damanhour ?

la pie.

La poule a parié contre, et le pigeon pour.

la poule.

Pécopin ! Pécopin !

le pigeon.

Pécopin ! Pécopin ! Bauldour ! Bauldour ! Bauldour !


Pécopin se réveilla, il avait une sueur froide ; dans le premier moment, il se rappela le vieillard, et il s’épouvanta, sans savoir pourquoi, de ce rêve et de ce dialogue, puis il chercha à comprendre, puis il ne comprit pas, puis il se rendormit, et le lendemain, quand le jour parut, quand il revit le beau soleil qui chasse les spectres, dissipe les songes et dore les fumées, il ne songea plus ni aux quatre arbres ni aux quatre oiseaux.


IV

où il est traité des diverses qualités
propres aux diverses ambassades.

Pécopin était un gentilhomme de renommée, de race, d’esprit et de mine. Une fois introduit à la cour du pfalzgraf et installé dans son nouveau fief, il plut à ce point à ce palatin, que ce digne prince lui dit un jour :

— Ami, j’envoie une ambassade à mon cousin de Bourgogne, et je t’ai choisi pour ambassadeur, à cause de ta gentille renommée.

Pécopin dut faire ce que voulait son prince. Arrivé à Dijon, il se fit si bien distinguer par sa belle parole, que le duc lui dit un soir, après avoir vidé trois larges verres de vin de Bacharach :

— Sire Pécopin, vous êtes notre ami ; j’ai quelque démêlé de bec avec monseigneur le roi de France, et le comte palatin permet que je vous envoie près du roi, car je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre grande race.

Pécopin se rendit à Paris. Le roi le goûta fort, et, le prenant à part un matin :

— Pardieu, chevalier Pécopin, lui dit-il, puisque le palatin vous a prêté au bourguignon pour le service de la Bourgogne, le bourguignon vous prêtera bien au roi de France pour le service de la chrétienté. J’ai besoin d’un très noble seigneur qui aille faire certaines remontrances de ma part au miramolin des maures en Espagne, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bel esprit.

On peut refuser son vote à l’empereur, on peut refuser sa femme au pape ; on ne refuse rien au roi de France. Pécopin fit route pour l’Espagne. À Grenade, le miramolin l’accueillit à merveille et l’invita aux zambras de l’Alhambra. Ce n’étaient chaque jour que fêtes, courses de cannes et de lances et chasses au faucon, et Pécopin y prenait part en grand jouteur et en grand chasseur qu’il était. En sa qualité de moricaud, le miramolin avait de bons lanerets, d’excellents sacrets et d’admirables tuniciens, et il y eut à ces chasses les plus belles volées imaginables. Cependant Pécopin n’oublia pas de faire les affaires du roi de France. Quand la négociation fut terminée, le chevalier se présenta chez le sultan pour lui faire ses adieux.

— Je reçois vos adieux, sire chrétien, dit le miramolin, car vous allez en effet partir tout de suite pour Bagdad.

— Pour Bagdad ! s’écria Pécopin.

— Oui, chevalier, reprit le prince maure ; car je ne puis signer le traité avec le roi de Paris sans le consentement du calife de Bagdad, qui est commandeur des croyants ; il me faut envoyer quelqu’un de considérable auprès du calife, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bonne mine.

Quand on est chez les maures, on va où veulent les maures. Ce sont des chiens et des infidèles. Pécopin alla à Bagdad. Là il eut une aventure. Un jour qu’il passait sous les murs du sérail, la sultane favorite le vit, et, comme il était beau, triste et fier, elle se prit d’amour pour lui. Elle lui envoya une esclave noire qui parla au chevalier dans le jardin de la ville à côté du grand tilleul microphylla qu’on y voit encore, et qui lui remit un talisman en lui disant : — Ceci vient d’une princesse qui vous aime et que vous ne verrez jamais. Gardez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, touchez-le, et il vous sauvera.

Pécopin, à tout hasard, accepta le talisman, qui était une fort belle turquoise incrustée de caractères inconnus. Il l’attacha à sa chaîne de cou.

— Maintenant, monseigneur, ajouta l’esclave en le quittant, prenez garde à ceci : tant que vous aurez cette turquoise à votre cou, vous ne vieillirez pas d’un jour ; si vous la perdez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous. Adieu, beau giaour.

Cela dit, la négresse s’en alla. Cependant le calife avait vu l’esclave de la sultane accoster le chevalier chrétien. Ce calife était fort jaloux et un peu magicien. Il convia Pécopin à une fête, et, la nuit venue, il conduisit le chevalier sur une haute tour. Pécopin, sans y prendre garde, s’était avancé fort près du parapet, qui était très bas, et le calife lui parla ainsi :

— Chevalier, le comte palatin t’a envoyé au duc de Bourgogne à cause de ta noble renommée, le duc de Bourgogne t’a envoyé au roi de France à cause de ta grande race, le roi de France t’a envoyé au miramolin de Grenade à cause de ton bel esprit, le miramolin de Grenade t’a envoyé au calife de Bagdad à cause de ta bonne mine ; moi, à cause de ta bonne renommée, de ta grande race, de ton bel esprit et de ta bonne mine, je t’envoie au diable.

En prononçant ce dernier mot, le calife poussa violemment Pécopin, qui perdit l’équilibre et tomba du haut de la tour.


V

bon effet d’une bonne pensée.

Quand un homme tombe dans un gouffre, c’est un terrible éclair que celui qui frappe sa paupière en ce moment-là, et qui lui montre à la fois la vie dont il va sortir et la mort où il va entrer. Dans cette minute suprême, Pécopin, éperdu, envoya sa dernière pensée à Bauldour et mit la main à son cœur ; ce qui fit que, sans y songer, il toucha le talisman. À peine eut-il effleuré du doigt la turquoise magique qu’il se sentit emporté comme par des ailes. Il ne tombait plus, il planait. Il vola ainsi toute la nuit. Au moment où le jour paraissait, la main invisible qui le soutenait le déposa sur une grève solitaire, au bord de la mer.


VI

où l’on voit que le diable lui-même
a tort d’être gourmand.

Or, en ce temps-là même, il était arrivé au diable une aventure désagréable et singulière. Le diable a coutume d’emporter les âmes qui sont à lui dans une hotte, ainsi que cela peut se voir sur le portail de la cathédrale de Fribourg en Suisse, où il est figuré avec une tête de porc sur les épaules, un croc à la main et une hotte de chiffonnier sur le dos ; car le démon trouve et ramasse les âmes des méchants dans les tas d’ordures que le genre humain dépose au coin de toutes les grandes vérités terrestres ou divines. Le diable n’avait pas l’habitude de fermer sa hotte, ce qui fait que beaucoup d’âmes s’échappaient, grâce à la céleste malice des anges. Le diable s’en aperçut et mit à sa hotte un bon couvercle orné d’un bon cadenas. Mais les âmes, qui sont fort subtiles, furent peu gênées du couvercle, et, aidées par les petits doigts roses des chérubins, trouvèrent encore moyen de s’enfuir par les claires-voies de la hotte. Ce que voyant, le diable, fort dépité, tua un dromadaire, et de la peau de la bosse se fit une outre qu’il sut clore merveilleusement avec l’assistance du démon Hermès, et de laquelle il se sentait plus joyeux quand elle était remplie d’âmes qu’un écolier d’une bourse remplie de sequins d’or. C’est ordinairement dans la haute Égypte, sur les bords de la mer Rouge, que le diable, après avoir fait sa tournée dans le pays des païens et des mécréants, remplit cette outre. Le lieu est fort désert ; c’est une grève de sable près d’un petit bois de palmiers qui est situé entre Coma, où est né saint Antoine, et Clisma, où est mort saint Sisoës.

Un jour donc que le diable avait fait encore meilleure chasse qu’à l’ordinaire, il remplissait gaîment son outre, lorsque, se retournant par hasard, il vit à quelques pas de lui un ange qui le regardait en souriant. Le diable haussa les épaules et continua d’empiler dans ce sac les âmes qu’il avait, les épluchant fort peu, je vous jure ; car tout est assez bon pour cette chaudière-là. Quand il eut fini, il empoigna l’outre d’une main pour la charger sur ses épaules ; mais il lui fut impossible de la lever du sol, tant il y avait mis d’âmes et tant les iniquités dont elles étaient chargées les rendaient lourdes et pesantes. Il saisit alors cette besace d’enfer à deux bras ; mais le second effort fut aussi inutile que le premier ; l’outre ne bougea pas plus que si elle eut été la tête d’un rocher sortant de terre.

— Oh ! âmes de plomb ! dit le diable.

Et il se prit à jurer. En se retournant, il vit le bel ange qui le regardait en riant.

— Que fais-tu là ? cria le démon.

— Tu le vois, dit l’ange, je souriais tout à l’heure, et à présent je ris.

— Oh ! céleste volaille ! grand innocent, va ! répliqua Asmodée.

Mais l’ange devint sévère, et lui parla ainsi :

— Dragon, voici les paroles que je te dis de la part de celui qui est le Seigneur : tu ne pourras emporter cette charge d’âmes dans la géhenne tant qu’un saint du paradis ou un chrétien tombé du ciel ne t’aura pas aidé à la soulever de terre et à la poser sur tes épaules.

Cela dit, l’ange ouvrit ses ailes d’aigle et s’envola.

Le diable était fort empêché.

— Que veut dire cet imbécile ? grommelait-il entre ses dents. Un saint du paradis ? ou un chrétien tombé du ciel ? J’attendrai longtemps si je dois rester là jusqu’à ce qu’une pareille assistance m’arrive ! Pourquoi diantre aussi ai-je si outrageusement bourré cette sacoche ? Et ce niais, qui n’est ni homme ni oiseau, se burlait de moi ! Allons ! il faut maintenant que j’attende le saint qui viendra du paradis ou le chrétien qui tombera du ciel. Voilà une stupide histoire, et il faut convenir qu’on s’amuse de peu de chose là-haut !

Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, les habitants de Coma et de Clisma croyaient entendre le tonnerre gronder sourdement à l’horizon. C’était le diable qui bougonnait.

Pour un charretier embourbé, jurer est quelque chose ; mais sortir de l’ornière, c’est encore mieux. Le pauvre diable se creusait la tête et rêvait. C’est un drôle fort adroit que celui qui a perdu Ève. Il entre partout. Quand il veut, de même qu’il se glisse dans l’amour, il se glisse dans le paradis. Il a conservé des relations avec saint Cyprien le magicien, et il sait dans l’occasion se faire bien venir des autres saints, tantôt en leur rendant de petits services mystérieux, tantôt en leur disant des paroles agréables. Il sait, ce grand savant, la conversation qui plaît à chacun. Il les prend tous par leur faible. Il apporte à saint Robert d’York des petits pains d’avoine au beurre. Il cause orfèvrerie avec saint Éloi et cuisine avec saint Théodore. Il parle au saint évêque Germain du roi Childebert, au saint abbé Wandrille du roi Dagobert, et au saint eunuque Usthazade du roi Sapor. Il parle à saint Paul le Simple de saint Antoine, et il parle à saint Antoine de son cochon. Il parle à saint Loup de sa femme Piméniole, et il ne parle pas à saint Gomer de sa femme Gwinmarie. Car le diable est le grand flatteur. Cœur de fiel, bouche de miel.

Cependant quatre saints, qui sont connus pour leur étroite amitié, saint Nil le Solitaire, saint Autremoine, saint Jean le Nain et saint Médard, étaient précisément allés ce jour-là se promener sur les bords de la mer Rouge. Comme ils arrivaient, tout en conversant, près du bois de palmiers, le diable les vit venir vers lui avant d’être aperçu par eux. Il prit incontinent la forme d’un vieillard très pauvre et très cassé et se mit à pousser des cris lamentables. Les saints s’approchèrent.

— Qu’est-ce ? dit saint Nil.

— Hélas ! hélas ! mes bons seigneurs, s’écria le diable, venez à mon aide, je vous en supplie ! J’ai un très méchant maître, je suis un pauvre esclave, j’ai un très méchant maître qui est un marchand du pays de Fez. Or vous savez que tous ceux de Fez, les maures, numides, garamantes, et tous les habitants de la Barbarie, de la Nubie et de l’Égypte, sont mauvais, pervers sujets aux femmes et aux copulations illicites, téméraires, ravisseurs, hasardeux et impitoyables à cause de la planète Mars. De plus, mon maître est un homme que tourmentent la bile noire, la bile jaune et la pituite à Cicéron ; de là une mélancolie froide et sèche qui le rend timide, de peu de courage, avec beaucoup d’inventions néanmoins pour le mal. Ce qui retombe sur nous, pauvres esclaves, sur moi, pauvre vieux.

— Où voulez-vous en venir, mon ami ? dit saint Autremoine avec intérêt.

— Voilà, mon bon seigneur, répondit le démon. Mon maître est un grand voyageur. Il a des manies. Dans tous les pays où il va, il a le goût de bâtir dans son jardin une montagne du sable qu’on ramasse au bord des mers près desquelles ce méchant homme s’établit. Dans la Zélande il a édifié un tas de sable fangeux et noir ; dans la Frise un tas de gros sable mêlé de ces coquilles rouges, parmi lesquelles on trouve le cône tigré ; et dans la Chersonèse cimbrique, qu’on nomme aujourd’hui Jutland, un tas de sable fin mêlé de ces coquilles blanches parmi lesquelles il n’est pas rare de rencontrer la telline-soleil-levant…

— Que le diable t’emporte ! interrompit saint Nil, qui est d’un naturel impatient. Viens au fait. Voilà un quart d’heure que tu nous fais perdre à écouter des sornettes. Je compte les minutes.

Le diable s’inclina humblement.

— Vous comptez les minutes, monseigneur ? c’est un noble goût. Vous devez être du midi ; car ceux du midi sont ingénieux et adonnés aux mathématiques, parce qu’ils sont plus voisins que les autres hommes du cercle des étoiles errantes.

Puis, tout à coup, éclatant en sanglots et se meurtrissant la poitrine du poing : — Hélas ! hélas ! mes bons princes, j’ai un bien cruel maître. Pour bâtir sa montagne il m’oblige à venir tous les jours, moi vieillard, remplir cette outre de sable au bord de la mer. Il faut que je la porte sur mes épaules. Quand j’ai fait un voyage, je recommence ; et cela dure depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil. Si je veux me reposer, si je veux dormir, si je succombe à la fatigue, si l’outre n’est pas bien pleine, il me fait fouetter. Hélas ! je suis bien misérable et bien battu et bien accablé d’infirmités. Hier, j’avais fait six voyages dans la journée ; le soir venu, j’étais si las, que je n’ai pu hausser jusqu’à mon dos cette outre que je venais d’emplir ; et j’ai passé ici toute la nuit, pleurant à côté de ma charge et épouvanté de la colère de mon maître. Mes seigneurs, mes bons seigneurs, par grâce et par pitié, aidez-moi à mettre ce fardeau sur mes épaules, afin que je puisse m’en retourner auprès de mon maître, car, si je tarde, il me tuera. Ahi ! ahi !

En écoutant cette pathétique harangue, saint Nil, saint Autremoine et saint Jean le Nain se sentirent émus, et saint Médard se mit à pleurer, ce qui causa sur la terre une pluie de quarante jours.

Mais saint Nil dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais il faudrait mettre la main à cette outre, qui est une chose morte, et un verset de la très sainte écriture défend de toucher aux choses mortes sous peine de rester impur.

Saint Autremoine dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais je considère que ce serait une bonne action, et les bonnes actions ayant l’inconvénient de pousser à la vanité celui qui les fait, je m’abstiens d’en faire pour conserver l’humilité.

Saint Jean le Nain dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais, comme tu vois, je suis si petit, que je ne pourrais atteindre à ta ceinture. Comment ferais-je pour te mettre cette charge sur les épaules ?

Saint Médard, tout en larmes, dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais je suis si ému vraiment, que j’ai les bras cassés.

Et ils continuèrent leur chemin.

Le diable enrageait. — Voilà des animaux ! s’écria-t-il en regardant les saints s’éloigner. Quels vieux pédants ! Sont-ils absurdes avec leurs grandes barbes ! Ma parole d’honneur, ils sont encore plus bêtes que l’ange !

Lorsqu’un de nous enrage, il a du moins la ressource d’envoyer au diable celui qui l’irrite. Le diable n’a pas cette douceur. Aussi y a-t-il dans toutes ses colères une pointe qui rentre en lui-même et qui l’exaspère.

Comme il maugréait en fixant son œil plein de flamme et de fureur sur le ciel, son ennemi, voilà qu’il aperçoit dans les nuées un point noir. Ce point grossit, ce point approche ; le diable regarde ; c’était un homme, — c’était un chevalier armé et casqué — c’était un chrétien ayant la croix rouge sur la poitrine, — qui tombait des nues.

— Que n’importe qui soit loué ! cria le démon en sautant de joie. Je suis sauvé. Voilà mon chrétien qui m’arrive ! Je n’ai pas pu venir à bout de quatre saints, mais ce serait bien le diable si je ne venais pas à bout d’un homme.

En ce moment-là Pécopin, doucement déposé sur le rivage, mettait pied à terre.

Apercevant ce vieillard, lequel était là comme un esclave qui se repose à côté de son fardeau, il marcha vers lui et lui dit :

— Qui êtes-vous, l’ami, et où suis-je ?

Le diable se prit à geindre piteusement.

— Vous êtes au bord de la mer Rouge, monseigneur, et moi je suis le plus malheureux des misérables.

Sur ce, il chanta au chevalier la même antienne qu’aux saints, le suppliant pour conclusion de l’aider à charger cette outre sur son dos.

Pécopin hocha la tête : — Bonhomme, voilà une histoire peu vraisemblable.

— Mon beau seigneur qui tombez du ciel, répondit le diable, la vôtre l’est encore moins, et pourtant elle est vraie.

— C’est juste, dit Pécopin.

— Et puis, reprit le démon, que voulez-vous que j’y fasse ? si mes malheurs n’ont pas bonne apparence, est-ce ma faute ? Je ne suis qu’un pauvre de besace et d’esprit ; je ne sais pas inventer ; il faut bien que je compose mes gémissements avec mes aventures et je ne puis mettre dans mon histoire que la vérité. Telle viande, telle soupe.

— J’en conviens, dit Pécopin.

— Et puis enfin, poursuivit le diable, quel mal cela peut-il vous faire, à vous, mon jeune vaillant, d’aider un pauvre vieillard infirme à attacher cette outre sur ses épaules ?

Ceci parut concluant à Pécopin. Il se baissa, souleva de terre l’outre, qui se laissa faire sans difficulté, et, la soutenant entre ses bras, il s’apprêta à la poser sur le dos du vieillard, qui se tenait courbé devant lui.

Un moment de plus, et c’était fait.

Le diable a des vices ; c’est là ce qui le perd. Il est gourmand. Il eut dans cette minute-là l’idée de joindre l’âme de Pécopin aux autres âmes qu’il allait emporter ; mais pour cela il fallait d’abord tuer Pécopin.

Il se mit donc à voix basse à appeler un esprit invisible auquel il commanda quelque chose en paroles obscures.

Tout le monde sait que lorsque le diable dialogue et converse avec d’autres démons, il parle un jargon moitié italien, moitié espagnol. Il dit aussi çà et là quelques mots latins.

Ceci a été prouvé et clairement établi dans plusieurs rencontres, et en particulier dans le procès du docteur Eugenio Torralva, lequel fut commencé à Valladolid le 10 janvier 1528, et convenablement terminé le 6 mai 1531 par l’autodafé dudit docteur.

Pécopin savait beaucoup de choses. C’était, je vous l’ai dit, un cavalier d’esprit qui était homme à soutenir bravement une vespérie. Il avait des lettres. Il connaissait la langue du diable.

Or, à l’instant où il lui attachait l’outre sur l’épaule, il entendit le petit vieillard courbé dire tout bas : Bamos, non sierra occhi, verbera, frappa, y echa la piedra. Ceci fut pour Pécopin comme un éclair.

Un soupçon lui vint. Il leva les yeux, et vit à une grande hauteur au-dessus de lui une pierre énorme que quelque géant invisible tenait suspendue sur sa tête.

Se rejeter en arrière, toucher de sa main gauche le talisman, saisir de la droite son poignard et en percer l’outre avec une violence et une rapidité formidables, c’est ce que fit Pécopin, comme s’il eût été le tourbillon qui, dans la même seconde, passe, vole, tourne, brille, tonne et foudroie.

Le diable poussa un grand cri. Les âmes délivrées s’enfuirent par l’issue que le poignard de Pécopin venait de leur ouvrir, laissant dans l’outre leurs noirceurs, leurs crimes et leurs méchancetés, monceau hideux, verrue abominable qui, par l’attraction propre au démon, s’incrusta en lui, et, recouverte par la peau velue de l’outre, resta à jamais fixée entre ses deux épaules. C’est depuis ce jour-là qu’Asmodée est bossu.

Cependant, au moment où Pécopin se rejetait en arrière, le géant invisible avait laissé choir sa pierre, qui tomba sur le pied du diable et le lui écrasa. C’est depuis ce jour-là qu’Asmodée est boiteux.

Le diable, comme Dieu, a le tonnerre à ses ordres ; mais c’est un affreux tonnerre inférieur qui sort de terre et déracine les arbres. Pécopin sentit le rivage de la mer trembler sous lui et que quelque chose de terrible l’enveloppait ; une fumée noire l’aveugla, un bruit effroyable l’assourdit ; il lui sembla qu’il était tombé et qu’il roulait rapidement en rasant le sol, comme s’il était une feuille morte chassée par le vent. Il s’évanouit.


VII

propositions aimables d’un vieux savant
retiré dans une cabane de feuillage.

Quand il revint à lui, il entendit une voix douce qui disait : Phi smâ, ce qui, en langue arabe, signifie : Il est dans le ciel. Il sentit qu’une main était posée sur sa poitrine, et il entendit une autre voix grave et lente qui répondait : Lô, lô, machi mouth, ce qui veut dire : Non, non, il n’est pas mort. Il ouvrit les yeux, et vit un vieillard et une jeune fille agenouillés près de lui. Le vieillard était noir comme la nuit, il avait une longue barbe blanche tressée en petites nattes, à la mode des anciens mages, et il était vêtu d’un grand suaire de soie verte sans plis. La jeune fille était couleur de cuivre rouge, avec de grands yeux de porcelaine et des lèvres de corail. Elle avait des anneaux d’or au nez et aux oreilles. Elle était charmante.

Pécopin n’était plus au bord de la mer. Le souffle de l’enfer, le poussant au hasard, l’avait jeté dans une vallée remplie de rochers et d’arbres d’une forme étrange. Il se leva. Le vieillard et la jeune fille le regardaient avec douceur. Il s’approcha d’un de ces arbres ; les feuilles se contractèrent ; les branches se retirèrent ; les fleurs, qui étaient d’un blanc pâle, devinrent rouges ; et tout l’arbre parut en quelque sorte reculer devant lui. Pécopin reconnut l’arbre de la honte et en conclut qu’il avait quitté l’Inde et qu’il était dans le fameux pays de Pudiferan.

Cependant le vieillard lui fit un signe. Pécopin le suivit ; et, quelques instants après, le vieillard, la jeune fille et Pécopin étaient tous trois assis sur une natte dans une cabane faite en feuilles de palmier, dont l’intérieur, plein de pierres précieuses de toutes sortes, étincelait comme un brasier ardent.

Le vieillard se tourna vers Pécopin et lui dit en allemand :

— Mon fils, je suis l’homme qui sait tout, le grand lapidaire éthiopien, le taleb des arabes. Je m’appelle Zin Eddin pour les hommes et Évilmerodach pour les génies. Je suis le premier homme qui ait pénétré dans cette vallée, tu es le deuxième. J’ai passé ma vie à dérober à la nature la science des choses, et à verser aux choses la science de l’âme. Grâce à moi, grâce à mes leçons, grâce aux rayons qui sont tombés depuis cent ans de mes prunelles, dans cette vallée les pierres vivent, les plantes pensent et les animaux savent. C’est moi qui ai enseigné aux bêtes la médecine vraie, qui manque à l’homme. J’ai appris au pélican à se saigner lui-même pour guérir ses petits blessés des vipères, au serpent aveugle à manger du fenouil pour recouvrer la vue, à l’ours attaqué de la cataracte à irriter les abeilles pour se faire piquer les yeux. J’ai apporté aux aigles, lesquelles sont étroites, la pierre œtites qui les fait pondre aisément. Si le geai se purge avec la feuille du laurier, la tortue avec la ciguë, le cerf avec le dictame, le loup avec la mandragore, le sanglier avec le lierre, la tourterelle avec l’herbe helxine ; si les chevaux gênés par le sang s’ouvrent eux-mêmes une veine de la cuisse de derrière ; si le stellion à l’époque de la mue dévore sa peau pour se guérir du mal caduc ; si l’hirondelle guérit les ophthalmies de ses petits avec la pierre calidoine qu’elle va chercher au delà des mers ; si la belette se munit de la ruë quand elle veut combattre la couleuvre, — c’est moi, mon fils, qui le leur ai enseigné. Jusqu’ici je n’ai eu que des animaux pour disciples. J’attendais un homme. Tu es venu. Sois mon fils. Je suis vieux. Je te laisserai ma cabane, mes pierreries, ma vallée et ma science. Tu épouseras ma fille, qui s’appelle Aïssab, et qui est belle. Je t’apprendrai à distinguer le rubis sandastre du chrysolampis, à mettre la mère perle dans un pot de sel et à rallumer le feu des rubis trop mornes en les trempant dans le vinaigre. Chaque jour de vinaigre leur donne un an de beauté. Nous passerons notre vie doucement à ramasser des diamants et à manger des racines. Sois mon fils.

— Merci, vénérable seigneur, dit Pécopin. J’accepte avec joie.

La nuit venue, il s’enfuit.


VIII

le chrétien errant.

Il erra longtemps dans les pays. Dire tous les voyages qu’il fit, ce serait raconter le monde. Il marcha pieds nus et en sandales ; il monta toutes les montures, l’âne, le cheval, le mulet, le chameau, le zèbre, l’onagre et l’éléphant. Il subit toutes les navigations et tous les navires, les vaisseaux ronds de l’Océan et les vaisseaux longs de la Méditerranée, oneraria et remigia, galère et galion, frégate et frégaton, felouque, polaque et tartane, barque, barquette et barqueroute. Il se risqua sur les caracores de bois des indiens de Bantan et sur les chaloupes de cuir de l’Euphrate dont a parlé Hérodote. Il fut battu de tous les vents, du levante-siroco et du siroco-mezzogiorno, de la tramontane et de la galerne. Il traversa la Perse, le Pégu, Bramaz, Tagatai, Transiane, Sagistan, l’Hasubi. Il vit le Monomotapa comme Vincent le Blanc, Sofala comme Pedro Ordoñez, Ormus comme le sieur de Fines, les sauvages comme Acosta, et les géants comme Malherbe de Vitré. Il perdit dans le désert quatre doigts du pied, comme Jérôme Costilla. Il se vit dix-sept fois vendu, comme Mendez-Pinto, fut forçat, comme Texeus, et faillit être eunuque, comme Parisol. Il eut le mal des pians, dont périssent les nègres, le scorbut, qui épouvantait Avicenne, et le mal de mer, auquel Cicéron préféra la mort. Il gravit des montagnes si hautes, qu’arrivé au sommet il vomissait le sang, les flegmes et la colère. Il aborda l’île qu’on rencontre parfois ne la cherchant point et qu’on ne peut jamais trouver la cherchant, et il vérifia que les habitants de cette île sont bons chrétiens. En Midelpalie, qui est au nord, il remarqua un château dans un lieu où il n’y en a pas ; mais les prestiges du septentrion sont si grands, qu’il ne faut pas s’étonner de cela. Il demeura plusieurs mois chez le roi de Mogor Ekebas, bien vu et caressé de ce prince, de la cour duquel il racontait plus tard tout ce qu’ont depuis couché par écrit les anglais, les hollandais et même les pères jésuites. Il devint docte, car il avait les deux maîtres de toute doctrine, voyage et malheur. Il étudia les faunes et les flores de tous les climats. Il observa les vents par les migrations des oiseaux et les courants par les migrations des céphalopodes. Il vit passer, dans les régions sous-marines, l’ommastrephes sagittatus allant au pôle nord, et l’ommastrephes giganteus allant au pôle sud. Il vit les hommes et les monstres ainsi que l’ancien grec Ulysse. Il connut toutes les bêtes merveilleuses, le rosmar, le râle-noir, le solendguse, les garagians semblables à des aigles de mer, les queues-de-jonc de l’île de Comore, les caper-calzes d’Écosse, les antenales qui vont par troupes, les alcatrazes grands comme des oies, les moraxos, plus grands que les tiburons, les peymones des îles Maldives qui mangent des hommes, le poisson manare qui a une tête de bœuf, l’oiseau claki qui naît de certains bois pourris, le petit saru qui chante mieux que le perroquet, et enfin le boranet, l’animal-plante des pays tartares, qui a une racine en terre et qui broute l’herbe autour de lui. Il tua à la chasse un triton de mer de l’espèce yapiaria, et il inspira de l’amour à un triton de rivière de l’espèce baëpapina. Un jour, étant en l’île de Manar, qui est à deux cents lieues de Goa, il fut appelé par des pêcheurs, lesquels lui montrèrent sept hommes-évêques et neuf sirènes qu’ils avaient pris dans leurs filets. Il entendit le bruit nocturne du forgeron marin, et il mangea des cent cinquante-trois sortes de poissons qu’il y a dans la mer, et qui se trouvèrent tous dans le filet des apôtres quand ils pêchèrent par ordre du Seigneur. En Scythie, il perça à coups de flèches un griffon auquel les peuples arimaspes faisaient la guerre pour avoir l’or que cette bête gardait. Ces peuples voulurent le faire roi, mais il se sauva. Enfin il manqua naufrager en mainte rencontre, et notamment près du cap Guardafui, que les anciens appelaient Promontorium aromatorum ; et, à travers tant d’aventures, tant d’erreurs, de fatigues, de prouesses, de travaux et de misères, le brave et fidèle chevalier Pécopin n’avait qu’un but, retrouver l’Allemagne ; qu’une espérance, rentrer au Falkenburg ; qu’une pensée, revoir Bauldour.

Grâce au talisman de la sultane, qu’il portait toujours sur lui, il ne pouvait, on s’en souvient, ni vieillir, ni mourir.

Il comptait pourtant tristement les années. À l’époque où il parvint enfin à atteindre le nord du pays de France, cinq ans s’étaient écoulés depuis qu’il n’avait vu Bauldour. Quelquefois il songeait à cela le soir, après avoir cheminé depuis l’aube ; il s’asseyait sur une pierre au bord de la route, et il pleurait.

Puis il se ranimait et reprenait courage. — Cinq ans, pensait-il, oui, mais je vais la revoir enfin. Elle avait quinze ans, eh bien, elle en aura vingt ! — Ses vêtements étaient en lambeaux, sa chaussure était déchirée, ses pieds étaient en sang, mais la force et la joie lui étaient revenues, et il se remettait en marche.

C’est ainsi qu’il parvint jusqu’aux montagnes des Vosges.


IX

où l’on voit à quoi peut s’amuser un nain
dans une forêt.

Un soir, après avoir fait route toute la journée dans les rochers, cherchant un passage pour descendre vers le Rhin, il arriva à l’entrée d’un bois de sapins, de frênes et d’érables. Il n’hésita pas à y pénétrer. Il y marchait depuis plus d’une heure quand tout à coup le sentier qu’il suivait se perdit dans une clairière semée de houx, de genévriers et de framboisiers sauvages. À côté de la clairière il y avait un marais. Épuisé de lassitude, mourant de faim et de soif, exténué, il regardait de côté et d’autre, cherchant une chaumière, une charbonnerie ou un feu de pâtre, quand tout à coup une troupe de tadornes passa près de lui en agitant ses ailes et en criant. Pécopin tressaillit en reconnaissant ces étranges oiseaux, qui font leurs nids sous terre et que les paysans des Vosges appellent canards-lapins. Il écarta les touffes de houx et vit fleurir et verdoyer de toutes parts dans l’herbe le perce-pierre, l’angélique, l’ellébore et la grande gentiane. Comme il se baissait pour s’en assurer, une coquille de moule tombée sur le gazon frappa son regard. Il la ramassa. C’était une de ces moules de la Vologne qui contiennent des perles grosses comme des pois. Il leva les yeux ; un grand-duc planait au-dessus de sa tête.

Pécopin commençait à s’inquiéter. On conviendra qu’il y avait de quoi. Ces houx et ces framboisiers, ces tadornes, ces herbes magiques, cette moule, ce grand-duc, tout cela était peu rassurant. Il était donc fort alarmé, et se demandait avec angoisse où il était, lorsqu’un chant éloigné parvint jusqu’à lui. Il prêta l’oreille. C’était une voix enrouée, cassée, chagrine, fâcheuse, sourde et criarde à la fois, et voici ce qu’elle chantait :


Mon petit lac engendre, en l’ombre qui l’abrite,
La riante Amphitrite et le noir Neptunus ;
Mon humble étang nourrit, sur des monts inconnus,
L’empereur Neptunus et la reine Amphitrite.

        Je suis le nain, grand-père des géants.
        Ma goutte d’eau produit deux océans.

Je verse de mes rocs, que n’effleure aucune aile,
Un fleuve bleu pour elle, un fleuve vert pour lui.
J’épanche de ma grotte, où jamais feu n’a lui,
Le fleuve vert pour lui, le fleuve bleu pour elle.

        Je suis le nain, grand-père des géants.
        Ma goutte d’eau produit deux océans.

Une fine émeraude est dans mon sable jaune ;
Un pur saphir se cache en mon humide écrin.
Mon émeraude fond et devient le beau Rhin ;
Mon saphir se dissout, ruisselle et fait le Rhône.

        Je suis le nain, grand-père des géants.
        Ma goutte d’eau produit deux océans.


Pécopin n’en pouvait plus douter. Pauvre voyageur fatigué, il était dans le fatal bois des pas perdus. Ce bois est une grande forêt pleine de labyrinthes, d’énigmes et de dédales, où se promène le nain Roulon. Le nain Roulon habite un lac dans les Vosges, au sommet d’une montagne ; et parce que de ce lac il envoie un ruisseau au Rhône et un autre ruisseau au Rhin, ce nain fanfaron se dit le père de la Méditerranée et de l’Océan. Son plaisir est d’errer dans la forêt et d’y égarer les passants. Le voyageur qui est entré dans le bois des pas perdus n’en sort jamais.

Cette voix, cette chanson, c’étaient la chanson et la voix du méchant nain Roulon.

Pécopin éperdu se jeta la face contre terre.

— Hélas ! s’écria-t-il, c’est fini, je ne reverrai jamais Bauldour !

— Si fait, dit quelqu’un près de lui.


X

equis canibusque.

Il se redressa ; un vieux seigneur, vêtu d’un habit de chasse magnifique, était debout devant lui à quelques pas. Ce gentilhomme était complètement équipé. Un coutelas à poignée d’or ciselée lui battait la hanche, et à sa ceinture pendait un cor incrusté d’étain et fait de la corne d’un buffle. Il y avait je ne sais quoi d’étrange, de vague et de lumineux dans ce visage pâle qui souriait, éclairé de la dernière lueur du crépuscule. Ce vieux chasseur ainsi apparu brusquement dans un pareil lieu, à une pareille heure, vous eût certainement semblé singulier ainsi qu’à moi ; mais dans le bois des pas perdus on ne songe qu’à Roulon ; ce vieillard n’était pas un nain, et cela suffit à Pécopin.

Ce bonhomme, d’ailleurs, avait la mine gracieuse, accorte et avenante. Et puis, bien qu’accoutré en déterminé chasseur, il était si vieux, si usé, si courbé, si cassé, avait les mains si ridées et si débiles, les sourcils si blancs et les jambes si amaigries, que c’eût été pitié d’en avoir peur. Son sourire, mieux examiné, était le sourire banal et sans profondeur d’un roi imbécile.

— Que me voulez-vous ? demanda Pécopin.

— Te rendre à Bauldour, dit le vieux chasseur toujours souriant.

— Quand ?

— Passe seulement une nuit en chasse avec moi.

— Quelle nuit ?

— Celle qui commence.

— Et je reverrai Bauldour ?

— Quand notre nuit de chasse sera finie, au soleil levant, je te déposerai à la porte du Falkenburg.

— Chasser la nuit ?

— Pourquoi pas ?

— Mais c’est fort étrange.

— Bah !

— Mais c’est très fatigant.

— Non.

— Mais vous êtes bien vieux.

— Ne t’inquiète pas de moi.

— Mais je suis las, mais j’ai marché tout le jour, mais je suis mort de faim et de soif, dit Pécopin. Je ne pourrai seulement monter à cheval.

Le vieux seigneur détacha de sa ceinture une gourde damasquinée d’argent qu’il lui présenta.

— Bois ceci.

Pécopin porta avidement la gourde à ses lèvres. À peine avait-il avalé quelques gorgées qu’il se sentit ranimé. Il était jeune, fort, alerte, puissant, il avait dormi, il avait mangé, il avait bu. — Il lui semblait même par instants qu’il avait trop bu.

— Allons, dit-il, marchons, courons, chassons toute la nuit, je le veux bien ; mais je reverrai Bauldour ?

— Après cette nuit passée, au soleil levant.

— Et quel garant de votre promesse me donnez-vous ?

— Ma présence même. Le secours que je t’apporte. J’aurais pu te laisser mourir ici de faim, de lassitude et de misère, t’abandonner au nain promeneur du lac Roulon ; mais j’ai eu pitié de toi.

— Je vous suis, dit Pécopin. C’est dit, au soleil levant, à Falkenburg.

— Holà, vous autres ! arrivez ! en chasse ! cria le vieux seigneur, faisant effort avec sa voix décrépite.

En jetant ce cri vers le taillis, il se retourna, et Pécopin vit qu’il était bossu. Puis il fit quelques pas, et Pécopin vit qu’il était boiteux.

À l’appel du vieux seigneur, une troupe de cavaliers, vêtus comme des princes et montés comme des rois, sortit de l’épaisseur du bois.

Ils vinrent se ranger dans un profond silence autour du vieux, qui paraissait leur maître. Tous étaient armés de couteaux ou d’épieux ; lui seul avait un cor. La nuit était tombée ; mais autour des gentilshommes se tenaient debout deux cents valets portant deux cents torches.

Ebbene, dit le maître, ubi sunt los perros ?

Ce mélange d’italien, de latin et d’espagnol fut désagréable à Pécopin.

Mais le vieux reprit avec impatience : — Les chiens ! les chiens !

Il achevait à peine que d’effroyables aboiements remplissaient la clairière ; une meute venait d’y apparaître.

Une meute admirable, une vraie meute d’empereur. Des valets en jaquettes jaunes et en bas rouges, des estafiers de chenil au visage féroce et des nègres tout nus la tenaient robustement en laisse.

Jamais concile de chiens ne fut plus complet. Il y avait là tous les chiens possibles, accouplés et divisés par grappes et par raquettes, selon les races et les instincts. Le premier groupe se composait de cent dogues d’Angleterre et de cent lévriers d’attache, avec douze paires de chiens-tigres et douze paires de chiens-bauds. Le deuxième groupe était entièrement formé de greffiers de Barbarie blancs et marquetés de rouge, braves chiens qui ne s’étonnent pas du bruit, demeurent trois ans dans leur bonté, sont sujets à courir au bétail et servent pour la grande chasse. Le troisième groupe était une légion de chiens de Norvège : chiens fauves, au poil vif tirant sur le roux, avec une tache blanche au front ou au cou, qui sont de bon nez et de grand cœur et se plaisent au cerf surtout ; chiens gris, léopardés sur l’échine, qui ont les jambes de même poil que les pattes d’un lièvre ou cannelées de rouge et de noir. Le choix en était excellent. Il n’y avait pas un bâtard parmi ces chiens. Pécopin, qui s’y connaissait, n’en vit pas parmi les fauves un seul qui fût jaune ou marqué de gris, ni parmi les gris un seul qui fût argenté ou qui eût les pattes fauves. Tous étaient authentiques et bons. Le quatrième groupe était formidable ; c’était une cohue épaisse, serrée et profonde, de ces puissants dogues noirs de l’abbaye de Saint-Aubert-en-Ardennes, qui ont les jambes courtes et qui ne vont pas vite, mais qui engendrent de si redoutables limiers et qui chassent si furieusement les sangliers, les renards et les bêtes puantes. Comme ceux de Norvège, tous étaient de bonne race et vrais chiens gentilshommes, et avaient évidemment tété près du cœur. Ils avaient la tête moyenne, plutôt longue qu’écrasée, la gueule noire et non rouge, les oreilles vastes, les reins courbés, le râble musculeux, les jambes larges, la cuisse troussée, le jarret droit bien herpé, la queue grosse près des reins et le reste grêle, le poil de dessous le ventre rude, les ongles forts, le pied sec, en forme de pied de renard. Le cinquième groupe était oriental. Il avait dû coûter des sommes immenses ; car on n’y avait mis que des chiens de Palimbotra, qui mordent les taureaux, des chiens de Cintiqui, qui attaquent les lions, et des chiens du Monomotapa, qui font partie de la garde de l’empereur des Indes. Du reste, tous, anglais, barbaresques, norvégiens, ardennais et hindous, hurlaient abominablement. Un parlement d’hommes n’eût pas fait mieux.

Pécopin était ébloui de cette meute. Tous ses appétits de chasseur se réveillaient.

Cependant elle était un peu venue on ne sait d’où, et il ne pouvait s’empêcher de se dire à lui-même qu’il était singulier qu’aboyant de la sorte, on ne l’eût pas entendue avant de la voir.

Le maître valet qui menait toute cette vénerie était à quelques pas de Pécopin, lui tournant le dos. Pécopin alla à lui pour le questionner, et lui mit la main sur l’épaule ; le valet se retourna. Il était masqué.

Cela rendit Pécopin muet. — Il commençait même à se demander fort sérieusement s’il suivrait en effet cette chasse, quand le vieillard l’aborda.

— Eh bien, chevalier, que dis-tu de nos chiens ?

— Je dis, mon beau sire, que, pour suivre de si terribles chiens, il faudrait de terribles chevaux.

Le vieux, sans répondre, porta à sa bouche un sifflet d’argent qui était fixé au petit doigt de sa main gauche, précaution d’homme de goût qui est exposé à voir des tragédies, et il siffla.

Au coup de sifflet, un bruit se fit dans les arbres, les assistants se rangèrent, et quatre palefreniers en livrée écarlate surgirent, menant deux chevaux magnifiques. L’un était un beau genêt d’Espagne, à l’allure magistrale, à la corne lisse, noirâtre, haute, arrondie, bien creusée, aux paturons courts, entredroits et lunés, aux bras secs et nerveux, aux genoux décharnés et bien emboîtés. Il avait la jambe d’un beau cerf, la poitrine large et bien ouverte, l’échine grasse, double et tremblante. L’autre était un coureur tartare à la croupe énorme, au corsage long, aux flancs bien unis, au manteau bayardant. Son cou, d’une moyenne arcade, mais pas trop voûté, était revêtu d’une vaste perruque flottante et crépelue ; sa queue bien épaisse pendait jusqu’à terre. Il avait la peau du front cousue sur ses yeux gros et étincelants, la bouche grande, les oreilles inquiètes, les naseaux ouverts, l’étoile au front, deux balzans aux jambes, son courage en fleur et l’âge de sept ans. Le premier avait la tête coiffée d’un chanfrein, le poitrail d’armes et la selle de guerre. Le second était moins fièrement, mais plus splendidement harnaché ; il portait le mors d’argent, les roses dorées, la bride brodée d’or, la selle royale, la housse de brocart, les houppes pendantes et le panache branlant. L’un trépignait, bavait, ronflait, rongeait son frein, brisait les cailloux et demandait la guerre. L’autre regardait çà et là, cherchait les applaudissements, hennissait gaîment, ne touchait la terre que du bout de l’ongle, faisait le roi et piaffait à merveille. Tous deux étaient noirs comme l’ébène. — Pécopin, les yeux presque effarés d’admiration, contemplait ces deux merveilleuses bêtes.

— Eh bien, dit le seigneur clopinant et toussant, et souriant toujours, lequel prends-tu ?

Pécopin n’hésita plus, et sauta sur le genêt.

— Es-tu bien en selle ? lui cria le vieillard.

— Oui, dit Pécopin.

Alors le vieux éclata de rire, arracha d’une main le harnois, le panache, la selle et le caparaçon du cheval tartare, le saisit de l’autre à la crinière, bondit comme un tigre, et enfourcha à cru la superbe bête, qui tremblait de tous ses membres ; puis saisissant sa trompe à sa ceinture, il se mit à sonner une fanfare tellement formidable, que Pécopin assourdi crut que cet effrayant vieillard avait le tonnerre dans la poitrine.


XI

à quoi l’on s’expose en montant un cheval
qu’on ne connaît pas.

Au bruit de ce cor, la forêt s’éclaira dans ses profondeurs de mille lueurs extraordinaires, des ombres passèrent dans les futaies, des voix lointaines crièrent : En chasse ! La meute aboya, les chevaux reniflèrent, et les arbres frissonnèrent comme par un grand vent.

En ce moment-là, une cloche fêlée, qui semblait bêler dans les ténèbres, sonna minuit.

Au douzième coup, le vieux seigneur emboucha son cor d’ivoire une seconde fois, les valets délièrent la meute, les chiens lâchés partirent comme la poignée de pierre que lance la baliste, les cris et les hurlements redoublèrent, et tous les chasseurs, et tous les piqueurs, et tous les veneurs, et le vieillard, et Pécopin, s’élancèrent au galop.

Galop rude, violent, rapide, étincelant, vertigineux, surnaturel, qui saisit Pécopin, qui l’entraîna, qui l’emporta, qui faisait résonner dans son cerveau tous les pas du cheval comme si son crâne eût été le pavé du chemin, qui l’éblouissait comme un éclair, qui l’enivrait comme une orgie, qui l’exaspérait comme une bataille ; galop qui, par moments, devenait tourbillon, tourbillon qui parfois devenait ouragan.

La forêt était immense, les chasseurs étaient innombrables, les clairières succédaient aux clairières, le vent se lamentait, les broussailles sifflaient, les chiens aboyaient, la colossale silhouette noire d’un énorme cerf à seize andouillers apparaissait par instants à travers les branchages et fuyait dans les pénombres et dans les clartés, le cheval de Pécopin soufflait d’une façon terrible, les arbres se penchaient pour voir passer cette chasse et se renversaient en arrière après l’avoir vue, des fanfares épouvantables éclataient par intervalles, puis elles se taisaient tout à coup, et l’on entendait au loin le cor du vieux chasseur.

Pécopin ne savait où il était. En galopant près d’une ruine ombragée de sapins, parmi lesquels une cascade se précipitait du haut d’un grand mur de porphyre, il crut retrouver le château de Nideck. Puis il vit courir rapidement à sa gauche des montagnes qui lui parurent être les basses Vosges ; il reconnut successivement à la forme de leurs quatre sommets le Ban-de-la-Roche, le Champ-du-Feu, le Climont et l’Ungersberg. Un moment après il était dans les hautes Vosges. En moins d’un quart d’heure son cheval eut traversé le Giromagny, le Rotabac, le Sultz, le Barenkopf, le Graisson, le Bressoir, le Haut-de-Honce, le mont de Lure, la Tête-de-l’Ours, le grand Donon et le grand Ventron. Ces vastes cimes lui apparaissaient pêle-mêle dans les ténèbres, sans ordre et sans lien ; on eût dit qu’un géant avait bouleversé la grande chaîne d’Alsace. Il lui semblait par moments distinguer au-dessous de lui les lacs que les Vosges portent sur leurs sommets, comme si ces montagnes eussent passé sous le ventre de son cheval. C’est ainsi qu’il vit son ombre se réfléchir dans le Bain-des-Païens et dans le Saut-des-Cuves, dans le lac Blanc et dans le lac Noir. Mais il la vit comme les hirondelles voient la leur en rasant le miroir des étangs, aussitôt disparue qu’apparue. Cependant, si étrange et si effrénée que fût cette course, il se rassurait en portant la main à son talisman et en songeant qu’après tout il ne s’éloignait pas du Rhin.

Tout à coup une brume épaisse l’enveloppa, les arbres s’y effacèrent, puis s’y perdirent, le bruit de la chasse redoubla dans cette ombre, et son genêt d’Espagne se mit à galoper avec une nouvelle furie. Le brouillard était si épais que Pécopin y distinguait à peine les oreilles de son cheval dressées devant lui. Dans des moments si terribles, ce doit être un grand effort et c’est, à coup sûr, un grand mérite que de jeter son âme jusqu’à Dieu et son cœur jusqu’à sa maîtresse. C’est ce que faisait dévotement le brave chevalier. Il songeait donc au bon Dieu et à Bauldour, plus encore peut-être à Bauldour qu’au bon Dieu, quand il lui sembla que la lamentation du vent devenait comme une voix et prononçait distinctement ce mot : Heimburg ; en ce moment une grosse torche portée par quelque piqueur traversa le brouillard, et, à la clarté de cette torche, Pécopin vit passer au-dessus de sa tête un milan qui était percé d’une flèche et qui volait pourtant. Il voulut regarder cet oiseau, mais son cheval fit un bond, le milan donna un coup d’aile, la torche s’enfonça dans le bois et Pécopin retomba dans la nuit. Quelques instants après, le vent parla encore et dit : Vaugtsberg ; une nouvelle lueur illumina le brouillard, et Pécopin aperçut dans l’ombre un vautour dont l’aile était traversée par un javelot et qui volait pourtant. Il ouvrit les yeux pour voir, il ouvrit la bouche pour crier ; mais, avant qu’il eût lancé son regard, avant qu’il eût jeté son cri, la lueur, le vautour et le javelot avaient disparu. Son cheval ne s’était pas ralenti une minute et donnait tête baissée dans tous ces fantômes, comme s’il eût été le cheval aveugle du démon Paphos ou le cheval sourd du roi Sisymordachus. Le vent cria une troisième fois, et Pécopin entendit cette voix lugubre de l’air qui disait : Rheinstein ; un troisième éclair empourpra les arbres dans la brume, et un troisième oiseau passa. C’était un aigle qui avait une sagette dans le ventre et qui volait pourtant. Alors Pécopin se souvint de la chasse du pfalzgraf, où il s’était laissé entraîner, et il frissonna. Mais le galop du genêt était si éperdu, les arbres et les objets vagues du paysage nocturne fuyaient si promptement, la vitesse de tout était si prodigieuse autour de Pécopin, que, même en lui, rien ne pouvait s’arrêter. Les apparences et les visions se succédaient si confusément, qu’il ne pouvait même fixer sa pensée à ces tristes souvenirs. Les idées passaient dans sa tête comme le vent. On entendait toujours au loin le bruit de la chasse, et par instants le monstrueux cerf de la nuit bramait dans les halliers.

Peu à peu le brouillard s’était levé. Soudain l’air devint tiède, les arbres changèrent de forme ; des chênes-lièges, des pistachiers et des pins d’Alep apparurent dans les rochers ; une large lune blanche entourée d’un immense halo éclairait lugubrement les bruyères. Pourtant ce n’était pas jour de lune.

En courant au fond d’un chemin creux, Pécopin se pencha et arracha de la berge une poignée d’herbes. À la lueur de la lune il examina ces plantes et reconnut avec angoisse l’anthylle vulnéraire des Cévennes, la véronique filiforme et la férule commune dont les feuilles hideuses se terminent par des griffes. Une demi-heure après, le vent était encore plus chaud, je ne sais quels mirages de la mer remplissaient à de certains moments les intervalles des futaies ; il se courba encore une fois sur la berge du chemin et arracha de nouveau les premières plantes que sa main rencontra. Cette fois, c’étaient le cytise argenté de Cette, l’anémone étoilée de Nice, la lavatère maritime de Toulon, le geranium sanguineum des basses Pyrénées, si reconnaissable à sa feuille cinq fois palmée, et l’astrantia major, dont la fleur est un soleil qui rayonne à travers un anneau, comme la planète Saturne. Pécopin vit qu’il s’éloignait du Rhin avec une effroyable rapidité ; il avait fait plus de cent lieues entre les deux poignées d’herbes. Il avait traversé les Vosges, il avait traversé les Cévennes, il traversait en ce moment les Pyrénées. — Plutôt la mort ! pensa-t-il. Et il voulut se jeter en bas de son cheval. Au mouvement qu’il fit pour se désarçonner, il se sentit étreindre les pieds comme par deux mains de fer. Il regarda. Ses étriers l’avaient saisi et le tenaient. C’étaient des étriers vivants.

Les cris lointains, les hennissements et les aboiements faisaient rage ; le cor du vieux chasseur, précédant la chasse à une distance effrayante, sonnait des mélodies sinistres, et, à travers de grands branchages bleuâtres que le vent secouait, Pécopin voyait les chiens traverser à la nage des étangs pleins de reflets magiques.

Le pauvre chevalier se résigna, ferma les yeux et se laissa emporter.

Une fois il les rouvrit ; la chaleur de fournaise d’une nuit tropicale lui frappait le visage ; de vagues rugissements de tigres et de chacals arrivaient jusqu’à lui ; il entrevit des ruines de pagodes sur le faîte desquelles se tenaient gravement debout, rangés par longues files, des vautours, des philosophes et des cigognes ; des arbres d’une forme bizarre prenaient dans les vallées mille attitudes étranges ; il reconnut le banian et le baobab ; l’oüé-nonbouyh sifflait, l’oyra rameum fredonnait, le petit gonambuch chantait. Pécopin était dans une forêt de l’Inde.

Il ferma les yeux.

Puis il les rouvrit encore. En un quart d’heure aux souffles de l’équateur avait succédé un vent de glace. Le froid était terrible. Le sabot du cheval faisait crier le givre. Les rangifères, les aises et les satyres couraient comme des ombres à travers la brume. L’âpreté des bois et des montagnes était affreuse. Il n’y avait à l’horizon que deux ou trois rochers d’une hauteur immense autour desquels volaient les mouettes et les stercoraires, et à travers d’horribles verdures noires on entrevoyait de longues vagues blanches auxquelles le ciel jetait des flocons de neige et qui jetaient au ciel des flocons d’écume. Pécopin traversait les mélèzes de la Biarmie, qui sont au cap Nord.

Un moment après la nuit s’épaissit, Pécopin ne vit plus rien, mais il entendit un bruit épouvantable, et il reconnut qu’il passait près du gouffre Maelstrom, qui est le Tartare des anciens et le nombril de la mer.

Qu’était-ce donc que cette effroyable forêt qui faisait le tour de la terre ?

Le cerf à seize andouillers reparaissait par intervalles, toujours fuyant et toujours poursuivi. Les ombres et les rumeurs se précipitaient pêle-mêle sur sa trace, et le cor du vieux chasseur dominait tout, même le bruit du gouffre Maelstrom.

Tout à coup le genêt s’arrêta court. Les aboiements cessèrent, tout se tut autour de Pécopin. Le pauvre chevalier, qui depuis plus d’une heure avait refermé les yeux, les rouvrit. Il était devant la façade d’un sombre et colossal édifice, dont les fenêtres éclairées semblaient jeter des regards. Cette façade était noire comme un masque et vivante comme un visage.


XII

description d’un mauvais gîte.

Ce qu’était cet édifice, il serait malaisé de le dire. C’était une maison forte comme une citadelle, une citadelle magnifique comme un palais, un palais menaçant comme une caverne, une caverne muette comme un tombeau.

On n’y entendait aucune voix, on n’y voyait aucune ombre.

Autour de ce château, dont l’immensité avait je ne sais quoi de surnaturel, la forêt s’étendait à perte de vue. Il n’y avait plus de lune sur l’horizon. On n’apercevait au ciel que quelques étoiles qui étaient rouges comme du sang.

Le cheval s’était arrêté au pied d’un perron qui aboutissait à une grande porte fermée. Pécopin regarda à droite et à gauche, il lui sembla distinguer tout le long de la façade d’autres perrons au bas desquels se tenaient immobiles d’autres cavaliers arrêtés comme lui et qui semblaient attendre en silence.

Pécopin tira son poignard ; et il allait heurter du pommeau la balustrade de marbre du perron, quand le cor du vieux chasseur éclata subitement près du château, probablement derrière la façade, puissant, énorme, sonore, assourdissant comme le clairon plein d’orage où souffle le mauvais ange. Ce cor, dont le bruit courbait visiblement les arbres, chantait dans les ténèbres un effroyable hallali.

Le cor se tut. À peine eut-il fini que les portes du château s’ouvrirent en dehors à deux battants, comme si un vent intérieur les eût violemment poussées toutes à la fois. Un flot de lumière en sortit.

Le genêt monta les degrés du perron, et Pécopin entra dans une vaste salle splendidement illuminée.

Les murailles de cette salle étaient couvertes de tapisseries figurant des sujets tirés de l’histoire romaine. Les entre-deux des lambris étaient revêtus de cyprès et d’ivoire. En haut régnait une galerie pleine de fleurs et d’arbres, et dans un angle, sous une rotonde, on voyait un lieu pour les femmes pavé d’agate. Le reste du pavé était une mosaïque représentant la guerre de Troie.

Du reste, personne ; la salle était déserte. Rien de plus sinistre que cette grande clarté dans cette grande solitude.

Le cheval, qui allait de lui-même et dont le pas sonnait gravement sur le pavé, traversa lentement cette première salle et entra dans une seconde chambre qui était de même illuminée, immense et déserte.

De larges panneaux de cèdre sculpté se développaient autour de cette chambre, et dans ces panneaux un mystérieux artiste avait encadré des tableaux merveilleux incrustés de nacre et d’or. C’étaient des batailles, des chasses, des fêtes représentant des châteaux pleins d’artifices à feu assiégés et pris par des faunes et des sauvages, des joutes et des guerres navales avec toutes sortes de vaisseaux courant sur un océan de turquoises, d’émeraudes et de saphirs, qui imitait admirablement la rondeur de l’eau salée et la tumeur de la mer.

Au-dessous de ces tableaux une frise fouillée du ciseau le plus fin et le plus magistral figurait, dans les innombrables rapports qu’elles ont entre elles, les trois espèces de créatures terrestres qui contiennent des esprits, les géants, les hommes et les nains ; et partout dans cette œuvre les géants et les nains humiliaient l’homme, plus petit que les géants et plus bête que les nains.

Le plafond pourtant semblait rendre je ne sais quel malicieux hommage au génie humain. Il était entièrement composé de médaillons accostés dans lesquels brillaient, éclairés d’un feu sombre et coiffés de couronnes de Pluton, les portraits de tous les hommes à qui la terre doit des découvertes réputées utiles, et qui, pour ce motif, sont appelés les bienfaiteurs de l’humanité. Chacun était là pour l’invention qu’il a faite. Arabus y était pour la médecine, Dedalus pour les labyrinthes, Pisistrate pour les livres, Aristote pour les bibliothèques, Tubalcaïn pour les enclumes, Architas pour les machines de guerre, Noé pour la navigation, Abraham pour la géométrie, Moïse pour la trompette, Amphictyon pour la divination des songes, Frédéric Barberousse pour la chasse au faucon, et le sieur Bachou, lyonnais, pour la quadrature du cercle. Dans les angles de la voûte et dans les pendentifs se groupaient, comme les maîtresses constellations de ce ciel d’étoiles humaines, force visages illustres : Flavius, qui a trouvé la boussole ; Christophe Colomb, qui a découvert l’Amérique ; Botargus, qui a imaginé les sauces de cuisine ; Mars, qui a inventé la guerre ; Faustus, qui a inventé l’imprimerie ; le moine Schwartz, qui a inventé la poudre ; et le pape Pontian, qui a inventé les cardinaux.

Plusieurs de ces fameux personnages étaient inconnus à Pécopin, par la grande raison qu’ils n’étaient pas encore nés à l’époque où se passe cette histoire.

Le chevalier pénétra ainsi, marchant où le menait le pas de son cheval, dans une longue enfilade de salles magnifiques. En l’une d’elles il remarqua sur le mur oriental cette inscription en lettres d’or : « Le caoué des arabes, autrement dit cavé, est une herbe qui croit en abondance dans l’empire du turc, et qu’on appelle dans l’Inde l’herbe miraculeuse, étant préparée comme il s’ensuit : prenez demi-once de cette herbe, que vous mettrez en poudre et ferez infuser dans une pinte d’eau commune trois ou quatre heures ; puis vous la faites bouillir de sorte qu’il y ait un tiers de consommé. Buvez-la peu à peu, quasi comme en humant. Les personnes de condition l’adoucissent avec le sucre et l’aromatisent avec l’ambre gris. »

En face, sur le mur occidental, brillait cette autre légende : « Le feu grégeois se fait et excite dans l’eau avec du charbon de saule, du sel, de l’eau-de-vie, du soufre, de la poix, de l’encens et du camphre, lequel même brûle seul dans l’eau sans autre mixtion et consume toute matière. »

Dans une autre salle il n’y avait pour tout ornement que le portrait fort ressemblant de ce laquais qui, au festin de Trimalcion, faisait le tour de la table en chantant d’une voix délicate les sauces où il entre du benjoin.

Partout des torchères, des lustres, des chandelles et des girandoles, reflétés par d’immenses miroirs de cuivre et d’acier, étincelaient dans ces chambres démesurées et opulentes où Pécopin ne rencontra pas un être vivant, et à travers lesquelles il s’avançait l’œil hagard et l’esprit trouble, seul, inquiet, effaré, plein de ces idées inexprimables et confuses qui viennent aux rêveurs dans le sombre des bois.

Enfin il arriva devant une porte de métail rougeâtre au-dessus de laquelle s’arrondissait, dans un feuillage de pierreries, une grosse pomme d’or, et sur cette pomme il lut ces deux lignes :

Adam a inventé le repas,
Ève a inventé le dessert.


XIII

telle auberge, telle table d’hôte.

Comme il cherchait à approfondir le sens lugubrement ironique de cette inscription, la porte s’ouvrit lentement, le cheval entra, et Pécopin fut comme un homme qui passe brusquement du plein soleil de midi dans une cave. La porte s’était refermée derrière lui, et le lieu dans lequel il venait d’entrer était si ténébreux, qu’au premier moment il se crut aveuglé. Il apercevait seulement à quelque distance une large lueur blême. Peu à peu ses yeux, éblouis par la lumière surnaturelle des antichambres qu’il venait de traverser, s’accoutumèrent à l’obscurité, et il commença à distinguer comme dans une vapeur les mille piliers monstrueux d’une prodigieuse salle babylonienne. La lueur qui était au milieu de cette salle prit des contours, des formes s’y dessinèrent, et, au bout de quelques instants, le chevalier vit se développer dans l’ombre, au centre d’une forêt de colonnes torses, une grande table lividement éclairée par un chandelier à sept branches, à la pointe desquelles tremblaient et vacillaient sept flammes bleues.

Au haut bout de cette table, sur un trône d’or vert, était assis un géant d’airain qui était vivant. Ce géant était Nemrod. À sa droite et à sa gauche siégeaient, sur des fauteuils de fer, une foule de convives pâles et silencieux, les uns coiffés du bonnet à la moresque, les autres plus couverts de perles que le roi de Bisnagar.

Pécopin reconnut là tous les fameux chasseurs qui ont laissé trace dans les histoires : le roi Mithrobuzane, le tyran Machanidas, le consul romain Æmilius Barbula II ; Rollo, roi de la mer ; Zuentibold, l’indigne fils du grand Arnolphe, roi de Lorraine ; Haganon, favori de Charles de France ; Herbert, comte de Vermandois ; Guillaume-Tête-d’Étoupe, comte de Poitiers, auteur de l’illustre maison de Rechignevoisin ; le pape Vitalianus ; Fardulfus, abbé de Saint-Denis ; Athelstan, roi d’Angleterre, et Aigrold, roi de Danemark. À côté de Nemrod se tenait accoudé le grand Cyrus, qui fonda l’empire persan deux mille ans avant Jésus-Christ, et qui portait sur sa poitrine ses armoiries, lesquelles sont, comme on sait, de sinople à un lion d’argent sans vilenie, couronné de laurier d’or à une bordure crénelée d’or et de gueules chargée de huit tierces feuilles à queue d’argent.

Cette table était servie selon l’étiquette impériale, et aux quatre angles il y avait quatre chasseresses distinguées et illustres : la reine Emma, la reine Ogive, mère de Louis d’Outre-Mer, la reine Gerberge, et Diane, laquelle, en sa qualité de déesse, avait un dais et un cadenas comme les trois reines.

Aucun de ces convives ne mangeait, aucun ne parlait, aucun ne regardait. Une large place vide au milieu de la nappe semblait attendre qu’on servît le repas, et il n’y avait sur la table que des flacons où étincelaient mille boissons des pays les plus variés, le vin de palme de l’Inde, le vin de riz de Bengala, l’eau distillée de Sumatra, l’arack du Japon, le pamplis des chinois et le pechmez des turcs. Çà et là, dans de vastes cruches de terre richement émaillée, écumait ce breuvage que les norvégiens appellent wel, les goths buska, les carinthiens vo, les sclavons oll, les dalmates bieu, les hongrois ser, les bohèmes piva, les polonais pwo, et que nous nommons bière.

Des nègres qui ressemblaient à des démons ou des démons qui ressemblaient à des nègres entouraient la table, debout, muets, la serviette au bras et l’aiguière à la main. Chaque convive avait, comme il convient, son nain à côté de lui. Madame Diane avait son lévrier.

En regardant attentivement dans les profondeurs les plus brumeuses de ce lieu extraordinaire, Pécopin vit que dans l’immensité peut-être sans fond de la salle, sous la forêt de colonnes, il y avait une multitude de spectateurs, tous à cheval comme lui, tous en habit de chasse ; ombres par l’obscurité, statues par l’immobilité, spectres par le silence. Parmi les plus rapprochés, il crut reconnaître les cavaliers qui accompagnaient le vieux chasseur dans le bois des pas perdus. Comme je viens de le dire, convives, valets, assistants, gardaient un silence effrayant, et, plutôt que d’entendre un souffle sortir de cette foule, on eût entendu chuchoter les pierres d’un tombeau.

Il faisait très froid dans ces ténèbres. Pécopin était glacé jusque dans les os ; cependant il sentait la sueur ruisseler de tous ses membres.

Tout à coup des jappements retentirent, d’abord lointains, bientôt violents, joyeux et sauvages ; puis le cor du vieux chasseur s’y mêla brusquement et se mit à exécuter, avec une splendeur triomphale, un admirable hallali, parfaitement étrange et nouveau, qui, retrouvé plusieurs siècles plus tard par Roland de Lattre dans une inspiration nocturne, valut à ce grand musicien, le 6 avril 1574, l’honneur d’être créé, par le pape Grégoire XIII, chevalier de Saint-Pierre à l’éperon d’or de numero participantium.

À ce bruit Nemrod leva la tête, l’abbé Fardulfus se détourna à demi, et Cyrus, qui s’appuyait sur le coude droit, s’appuya sur le coude gauche.


XIV

nouvelle manière de tomber de cheval.

Les aboiements et le cor se rapprochèrent ; une grande porte, faisant face à celle par où Pécopin était entré, s’ouvrit à deux battants, et le chevalier vit venir dans une longue galerie obscure les deux cents valets porte-flambeaux soutenant sur leurs épaules un immense plat d’or vert dans lequel gisait, au milieu d’une vaste sauce, le cerf aux seize andouillers, rôti, noirâtre et fumant.

En avant des valets, dont les deux cents torches étaient rouges comme braise, marchait le vieux chasseur, son cor de buffle à la main, à cheval sur le coureur tartare inondé d’écume. Il ne soufflait plus dans sa trompe ; mais il souriait courtoisement au milieu des hurlements inouïs de la meute qui escortait le cerf, toujours conduite par le piqueur masqué.

Au moment où ce cortège déboucha de la galerie et entra dans la salle, les torches des valets devinrent bleues, et les chiens se turent subitement. Ces effroyables dogues, aux gueules de lions et aux rugissements de tigres, s’avancèrent à la suite de leur maître, à pas lents, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, les reins frissonnants d’une profonde terreur, les yeux suppliants, vers la table où siégeaient les mystérieux convives, toujours blêmes, impassibles et mornes comme des faces de marbre.

Arrivé près de la table, le vieux regarda en face les lugubres soupeurs et éclata de rire. — Hombres y mugeres, or çà, vosotros belle signore, domini et dominæ, amigos mios, comment va la besogne ?

— Tu viens bien tard, dit l’homme d’airain.

— C’est que j’avais un ami à qui je voulais faire voir la chasse, répondit le vieillard.

— Oui, répliqua Nemrod, mais regarde.

En même temps, étendant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule de bronze, il désignait derrière lui le fond de la salle. L’œil de Pécopin suivit machinalement l’indication du géant, et il vit au loin se dessiner sur les murailles noires des ogives blanchâtres, comme s’il y eût eu là des fenêtres vaguement frappées par les premières lueurs de l’aube.

— Eh bien, reprit le chasseur, il faut dépêcher.

Et, sur un signe qu’il leur fit, les deux cents porte-flambeaux, aidés par les nègres, se disposèrent à placer le cerf rôti sur la table, au pied du chandelier à sept branches.

Alors Pécopin enfonça les éperons dans les flancs du genêt, qui lui obéit, chose étrange ! peut-être à cause de l’approche du jour, qui affaiblit les sortilèges ; il poussa son cheval entre les valets et la table, se dressa debout sur les étriers, mit l’épée à la main, regarda fixement tour à tour les sinistres visages de la grande table et le vieux chasseur, et s’écria d’une voix tonnante :

— Pardieu ! qui que vous soyez, spectres, larves, apparences et visions, empereurs ou démons, je vous défends de faire un pas ; ou, par la mort et que Dieu m’aide ! je vous apprendrai à tous, même à toi, l’homme de bronze, ce que pèse sur la tête d’un fantôme le soulier de fer d’un chevalier vivant ! Je suis dans la caverne des ombres, mais je prétends y faire à ma fantaisie et à ma guise des choses réelles et terribles ! ne vous en mêlez pas, mes maîtres ! Et toi qui m’as menti, vieux misérable, tu peux bien dégainer en jeune homme, puisque tu souffles dans ta trompe avec plus de rage qu’un taureau. Mets-toi donc en garde, ou, par la messe ! je te coupe les reins à travers le ventre, fusses-tu le roi Pluto en personne !

— Ah ! vous voilà, mon cher ! dit le vieux. Eh bien, vous allez souper avec nous.

Le sourire qui accompagnait cette gracieuse invitation exaspéra Pécopin. — En garde, vieux drôle ! Ah ! tu m’avais fait une promesse, et tu m’as trompé !

Hijo ! attends la fin ! qu’en sais-tu ?

— En garde, te dis-je !

— Ouais ! mon bon ami, vous prenez mal les choses.

— Rends-moi Bauldour, tu me l’as promis !

— Qui vous dit que je ne vous la rendrai pas ? Mais qu’en ferez-vous quand vous la reverrez ?

— Elle est ma fiancée, tu le sais bien, misérable ! et je l’épouserai, dit Pécopin.

— Et ce sera probablement avant peu un triste et malheureux couple de plus, répondit le vieux chasseur en hochant la tête. Après tout, bah ! qu’est-ce que cela me fait ? Il faut que les choses soient ainsi. Le mauvais exemple est donné aux mâles et aux femelles d’ici-bas par le mâle et la femelle de là-haut, le soleil et la lune, qui font un détestable ménage et ne sont jamais ensemble.

— Holà ! trêve à la raillerie, cria le chevalier, ou je t’extermine, et j’extermine ces démons et leurs déesses, et j’en purge cette caverne !

Le vieux répondit avec un rire de bateleur : — Purge, mon ami ! voici la formule : séné, rhubarbe, sel d’Epsom. Le séné balaie l’estomac, la rhubarbe nettoie le duodénum, le sel d’Epsom ramone les intestins.

Pécopin furieux s’élança sur lui, l’épée haute ; mais à peine son cheval avait-il fait un pas qu’il le sentit trembler et s’affaisser. Il regarda. Un froid et blanc rayon de jour pénétrait dans l’antre et glissait sur les dalles bleuies. Excepté le vieux chasseur, toujours souriant et immobile, tous les assistants commençaient à s’effacer. Le chandelier et les torches se mouraient ; la prunelle des spectres, que la brusque incartade de Pécopin avait un moment ranimée, n’avait plus de regard ; et, à travers l’énorme torse d’airain du géant Nemrod, comme à travers une jarre de verre, Pécopin distinguait nettement les piliers du fond de la salle.

Son cheval devenait impalpable et fondait lentement sous lui. Les pieds de Pécopin étaient près de toucher la terre.

Tout à coup un coq chanta. Il y avait je ne sais quoi de terrible dans ce chant clair, métallique et vibrant, qui traversa l’oreille de Pécopin comme une lame d’acier. Au même instant un vent frais passa, son cheval s’évanouit sous lui, il chancela et faillit tomber. Quand il se redressa, tout avait disparu.

Il se trouvait seul, debout sur le sol, l’épée à la main, dans un ravin obstrué de bruyères, à quelques pas d’une eau qui écumait dans les rochers, à la porte d’un vieux château. Le jour naissait. Il leva les yeux et poussa un cri de joie. Ce château, c’était le Falkenburg.


XV

où l’on voit quelle est la figure de rhétorique
dont le bon dieu use le plus volontiers.

Le coq chanta une seconde fois. Son chant partait de la basse-cour du château. Ce coq, dont la voix venait de faire écrouler autour de Pécopin le palais plein de vertiges des chasseurs nocturnes, avait peut-être cette nuit même becqueté les miettes qui tombaient chaque soir des mains bénies de Bauldour.

Ô puissance de l’amour ! force généreuse du cœur ! chaud rayonnement des belles passions et des belles années ! À peine Pécopin eut-il revu ces tours bien-aimées, que la fraîche et éblouissante image de sa fiancée lui apparut et le remplit de lumière, et qu’il sentit se dissoudre en lui comme une fumée toutes les misères du passé, et les ambassades, et les rois, et les voyages, et les spectres, et l’effrayant gouffre de visions dont il sortait.

Certes, ce n’est pas ainsi, avec la tête haute et le regard enflammé, que le prêtre couronné dont parle le Speculum historiale émergea du milieu des fantômes après qu’il eut visité le sombre et splendide intérieur du dragon d’airain. Et, puisque cette figure redoutable vient d’apparaître à celui qui raconte ces histoires, il convient de lui jeter une malédiction, et d’imposer ici un stigmate à ce faux sage qui avait deux faces, tournées l’une vers la clarté, l’autre vers l’ombre, et qui était à la fois pour Dieu le pape Sylvestre II et pour le diable le magicien Gerbert.

Vis-à-vis les traîtres et les personnages doubles, la haine est devoir. Tout parisien doit, en passant, une pierre à Périnet Leclerc, tout espagnol au comte Julien, tout chrétien à Judas, et tout homme à Satan.

Du reste, ne l’oublions pas, Dieu met invariablement le jour à côté de la nuit, le bien auprès du mal, l’ange en face du démon. L’enseignement austère de la providence résulte de cette éternelle et sublime antithèse. Il semble que Dieu dise sans cesse : Choisissez. Au onzième siècle, en regard du prêtre cabaliste Gerbert il plaça le chaste et savant Emuldus. Le magicien fut pape, le saint docteur fut médecin. En sorte que les hommes purent voir sous le même ciel, parmi les mêmes événements et à la même époque, la science blanche dans la robe noire et la science noire dans la robe blanche.

Pécopin avait remis son épée au fourreau et marchait à grands pas vers le manoir, dont les fenêtres, déjà égayées d’un rayon de soleil, semblaient rendre à l’aube son sourire. Comme il approchait du pont, duquel il ne reste qu’une arche aujourd’hui, il entendit derrière lui une voix qui disait : — Eh bien, chevalier de Sonneck, ai-je tenu ma promesse ?


XVI

où est traitée la question de savoir si l’on peut
reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît pas.

Il se retourna. Deux hommes étaient debout dans la bruyère. L’un était le piqueur masqué, et Pécopin frissonna en l’apercevant. Il portait sous son bras un grand portefeuille rouge. L’autre était un vieux petit homme bossu, boiteux et fort laid. C’était lui qui avait parlé à Pécopin, et Pécopin cherchait à se rappeler où il avait vu ce visage.

— Mon gentilhomme, reprit le bossu, tu ne me reconnais donc pas ?

— Si fait, dit Pécopin.

— À la bonne heure !

— Vous êtes l’esclave des bords de la mer Rouge.

— Je suis le chasseur du bois des pas perdus, répondit le petit homme.

C’était le diable.

— Sur ma foi, repartit Pécopin, soyez ce qu’il vous plaît d’être ; mais, puisque en somme vous m’avez tenu parole, puisque me voilà à Falkenburg, puisque je vais revoir Bauldour, je suis vôtre, messire, et en toute loyauté je vous remercie.

— Cette nuit tu m’accusais. Que t’ai-je dit ?

— Vous m’avez dit : Attends la fin.

— Eh bien, maintenant tu me remercies ; et je te dis encore : Attends la fin ! Tu te pressais peut-être trop de m’accuser, tu te hâtes peut-être trop de me remercier.

En parlant ainsi, le petit bossu avait un air inexprimable. L’ironie, c’est le visage même du diable. Pécopin tressaillit.

— Que voulez-vous dire ?

Le diable lui montra le piqueur masqué.

— Reconnais-tu cet homme ?

— Oui.

— Le connais-tu ?

— Non.

Le piqueur se démasqua ; c’était Érilangus. Pécopin se sentit trembler. Le diable continua :

— Pécopin, tu étais mon créancier. Je te devais deux choses, cette bosse et ce pied bot. Or je suis bon débiteur. Je suis allé trouver ton ancien valet Érilangus, pour m’informer de tes goûts. Il m’a conté que tu aimais la chasse. Alors j’ai dit : Ce serait dommage de ne pas faire chasser la chasse noire à ce beau chasseur. Comme le soleil baissait, je t’ai rencontré dans une clairière. Tu étais dans le bois des pas perdus. J’arrivais à temps ; le nain Roulon t’allait prendre pour lui, je t’ai pris pour moi. Voilà.

Pécopin frémissait involontairement. Le diable ajouta :

— Si tu n’avais eu ton talisman, je t’aurais gardé. Mais j’aime autant que les choses soient comme elles sont. La vengeance se doit assaisonner à diverses sauces.

— Mais enfin que veux-tu dire, démon ? reprit Pécopin avec effort.

Le diable poursuivit :

— Pour récompenser Érilangus de ses renseignements, je l’ai fait mon portefeuille. Il a de bons bénéfices.

— Mauvais drôle, me diras-tu enfin ce que cela signifie ? répéta Pécopin.

— Que t’avais-je promis ?

— Qu’après cette nuit passée en chasse avec toi, au soleil levant, tu me ramènerais au Falkenburg.

— T’y voici.

— Dis-moi, démon, est-ce que Bauldour est morte ?

— Non.

— Est-ce qu’elle est mariée ?

— Non.

— Est-ce qu’elle a pris le voile ?

— Non.

— Est-ce qu’elle n’est plus au Falkenburg ?

— Si.

— Est-ce qu’elle ne m’aime plus ?

— Toujours.

— En ce cas, si tu dis vrai, s’écria Pécopin, respirant comme s’il eût été délivré du poids d’une montagne, qui que tu sois et quoi qu’il arrive, je te remercie.

— Va donc ! dit le diable, tu es content, et moi aussi.

Cela dit, il saisit Érilangus dans ses bras, quoiqu’il fût petit et qu’Érilangus fût grand ; puis, tordant sa jambe difforme autour de l’autre et se dressant sur la pointe du pied, il fit une pirouette, et Pécopin le vit s’enfoncer en terre comme une vrille. Une seconde après il avait disparu.

La terre en se refermant sur le diable laissa échapper une jolie petite lueur violette semée d’étincelles vertes, qui s’en alla gaîment, avec force gambades et cabrioles, jusqu’à la forêt, où elle resta quelque temps arrêtée et comme accrochée dans les arbres, les colorant de mille nuances lumineuses, ainsi que fait l’arc-en-ciel lorsqu’il se mêle à des feuillages.


XVII

les bagatelles de la porte.

Pécopin haussa les épaules. — Bauldour est vivante. Bauldour est libre, pensa-t-il, et Bauldour m’aime ! Que puis-je craindre ? Il y avait hier au soir, avant que je rencontrasse ce démon, cinq ans précisément que je l’avais quittée. Eh bien, il y aura cinq ans et un jour ! je vais la revoir plus belle que jamais. La femme, c’est le beau sexe ; et vingt ans, c’est le bel âge.

Dans ces temps de fidélités robustes, on ne s’étonnait pas de cinq ans.

Tout en monologuant de la sorte, il approchait du château et il reconnaissait avec joie chaque bossage du portail, chaque dent de la herse et chaque clou du pont-levis. Il se sentait heureux et bienvenu. Le seuil de la maison qui nous a vus enfants sourit en nous revoyant hommes comme le visage satisfait d’une mère.

Comme il traversait le pont, il remarqua près de la troisième arche un fort beau chêne dont la tête dépassait de très haut le parapet. — C’est singulier, se dit-il, il n’y avait point d’arbre là. Puis il se souvint que, deux ou trois semaines avant le jour où il avait rencontré la chasse du palatin, il avait joué avec Bauldour au jeu des glands et des osselets, en s’accoudant au parapet du pont, et que, précisément à cet endroit, il avait laissé tomber un gland dans le fossé. — Diable ! pensa-t-il, le gland s’est fut chêne en cinq ans. Voilà un bon terrain.

Quatre oiseaux perchés dans ce chêne y jasaient à qui mieux mieux ; c’étaient un geai, un merle, une pie et un corbeau. Pécopin y fit à peine attention, non plus qu’à un pigeon qui roucoulait dans un colombier, et à une poule qui gloussait dans la basse-cour. Il ne songeait qu’à Bauldour, et il se hâtait.

Le soleil étant sur l’horizon, les valets de conciergerie venaient de baisser le pont-levis. Au moment où Pécopin entra sous la porte, il entendit derrière lui un éclat de rire qui semblait venir de très loin, quoique parfaitement distinct et fort prolongé. Il regarda partout au dehors et ne vit personne. C’était le diable qui riait dans sa caverne.

Il y avait sous la voûte un réservoir d’eau que l’ombre et la réverbération changeaient en miroir. Le chevalier s’y pencha. Après les fatigues de ce long voyage, qui lui avait à peine laissé sur le corps quelques haillons, surtout après les secousses de cette nuit de chasse surnaturelle, il s’attendait à avoir effroi de lui-même. Pas du tout. Était-ce vertu du talisman que lui avait donné la sultane, était-ce l’effet de l’élixir que le diable lui avait fait boire, il était plus charmant, plus frais, plus jeune et plus reposé que jamais. Ce qui l’étonna surtout, ce fut de se voir couvert de vêtements tout neufs et très magnifiques. Les idées étaient tellement brouillées dans son cerveau qu’il ne put se rappeler à quel instant de la nuit on l’avait équipé de la sorte. Il était fort beau ainsi. Il avait l’habit d’un prince et l’air d’un génie.

Tandis qu’il se mirait, un peu surpris, mais fort satisfait et se trouvant à son goût, il entendit un second éclat de rire plus joyeux encore que le premier. Il se retourna et ne vit personne. C’était le diable qui riait dans sa caverne.

Il traversa la cour d’honneur. Les hommes d’armes se penchèrent aux créneaux des murailles ; aucun ne le reconnut, et il n’en reconnut aucun. Les servantes à jupons courts qui battaient le linge au bord des lavoirs se retournèrent ; aucune ne le reconnut, et il n’en reconnut aucune. Mais il avait si bonne figure, qu’on le laissa passer. Grande mine suppose grand nom.

Il savait son chemin et se dirigea vers la petite tourelle-escalier qui conduisait à la chambre de Bauldour. Tout en franchissant la cour, il lui sembla que les façades du château étaient un peu bien assombries et ridées, et que les lierres qui étaient aux murailles du nord s’étaient démesurément épaissis, et que les vignes qui étaient aux murailles du midi avaient singulièrement grossi. Mais un cœur amoureux s’émerveille-t-il pour quelques pierres noires et quelques feuilles de plus ou de moins ?

Quand il arriva à la tourelle, il eut quelque peine à en reconnaître la porte. La voûte de cet escalier était une voûte quartier-de-vis suspendue en tour ronde, et, au moment où Pécopin était parti du pays, le père de Bauldour venait d’en faire reconstruire l’entrée à neuf avec du beau grès blanc de Heidelberg. Or cette entrée, qui, selon le calcul de Pécopin, était bâtie depuis cinq ans à peine, était maintenant fort brunie et toute refendue et rongée par les herbes, et elle abritait sous sa voussure trois ou quatre nids d’hirondelles. Mais un cœur amoureux s’étonne-t-il pour quelques nids d’hirondelles ?

Si les éclairs avaient coutume de monter les escaliers, je leur comparerais Pécopin. En un clin d’œil il fut au cinquième étage, devant la porte du retrait de Bauldour. Cette porte-là, du moins, n’était ni noircie ni changée ; elle était toujours propre, gaie, nette et sans tache, avec ses ferrures luisantes comme l’argent, avec les nœuds de son bois clairs comme la prunelle d’une belle fille, et l’on voyait que c’était bien cette même porte virginale que la jeune châtelaine n’avait jamais manqué de faire laver par ses femmes chaque matin. La clef était à la serrure, comme si Bauldour eût attendu Pécopin.

Il n’avait qu’à poser la main sur cette clef et à entrer. Il s’arrêta. Il était haletant de joie, de tendresse et de bonheur, et un peu aussi d’avoir monté cinq étages. De grandes flammes roses passaient devant ses yeux, et il lui semblait qu’elles rafraîchissaient son front. Un bourdonnement lui remplissait la tête ; son cœur battait dans ses tempes.

Quand ce premier moment fut calmé, quand le silence commença à se faire en lui, il écouta. Comment dire ce qui s’émut dans cette pauvre âme ivre d’amour ? Il entendit à travers la porte le bruit d’un rouet dans la chambre.


XVIII

où les esprits graves apprendront
quelle est la plus impertinente des métaphores.

À la rigueur, ce pouvait bien ne pas être le rouet de Bauldour, ce n’était peut-être que le rouet d’une de ses femmes ; car auprès de sa chambre Bauldour avait son oratoire, où souvent elle passait ses journées. Si elle filait beaucoup, elle priait plus encore. Pécopin se dit bien un peu tout cela ; mais il n’en écouta pas moins le rouet avec ravissement. Ce sont là de ces bêtises d’homme qui aime, qu’on fait surtout quand on a un grand esprit et un grand cœur.

Les moments comme celui où se trouvait Pécopin se composent d’extase qui veut attendre et d’impatience qui veut entrer ; l’équilibre dure quelques minutes, puis il vient un instant où l’impatience l’emporte. Pécopin tremblant posa enfin la main sur la clef, elle tourna dans la serrure, le pêne céda, la porte s’ouvrit ; il entra.

— Ah ! pensa-t-il, je me suis trompé, ce n’était pas le rouet de Bauldour.

En effet, il y avait bien dans la chambre quelqu’un qui filait, mais c’était une vieille femme. Une vieille femme, c’est trop peu dire ; c’était une vieille fée, car les fées seules atteignent à ces âges fabuleux et à ces décrépitudes séculaires. Or cette duègne paraissait avoir et avait nécessairement plus de cent ans. Figurez-vous, si vous pouvez, une pauvre petite créature humaine ou surhumaine courbée, pliée, cassée, tannée, rouillée, éraillée, écaillée, renfrognée, ratatinée et rechignée ; blanche de sourcils et de cheveux, noire de dents et de lèvres, jaune du reste ; maigre, chauve, glabre, terreuse, branlante et hideuse. Et, si vous voulez avoir quelque idée de ce visage, où mille rides venaient aboutir à la bouche comme les raies d’une roue au moyeu, imaginez que vous voyez vivre l’insolente métaphore des latins, anus. Cet être vénérable et horrible était assis ou accroupi près de la fenêtre, les yeux baissés sur son rouet et le fuseau à la main comme une parque.

La bonne dame était probablement fort sourde ; car, au bruit que firent la porte en s’ouvrant et Pécopin en entrant, elle ne bougea pas.

Cependant le chevalier ôta son infule et son bicoquet, comme il sied devant des personnes d’un si grand âge, et dit en faisant un pas : — Madame la duègne, où est Bauldour ?

La dame centenaire leva les yeux, laissa tomber son fil, trembla de tous ses petits membres, poussa un petit cri, se souleva à demi sur la chaise, étendit vers Pécopin ses longues mains de squelette, fixa sur lui son œil de larve, et dit avec une voix faible et osseuse qui semblait sortir d’un sépulcre : — Ô ciel ! chevalier Pécopin ! que voulez-vous ? vous faut-il des messes ? Ô mon Dieu Seigneur ! Chevalier Pécopin, vous êtes donc mort, que voilà votre ombre qui revient ?

— Pardieu, ma bonne dame, — répondit Pécopin, éclatant de rire et parlant très haut pour que Bauldour l’entendît si elle était dans son oratoire, un peu surpris pourtant que cette duègne sût son nom, — je ne suis pas mort. Ce n’est pas mon ombre qui apparaît ; c’est moi qui reviens, s’il vous plaît, moi, Pécopin, un bon revenant de chair et d’os. Et je ne veux pas de messes, je veux un baiser de ma fiancée, de Bauldour, que j’aime plus que jamais. Entendez-vous, ma bonne dame ?

Comme il achevait ces mots, la vieille se jeta à son cou.

C’était Bauldour.

Hélas ! la nuit de chasse du diable avait duré cent ans.

Bauldour n’était pas morte, grâce à Dieu ou au démon ; mais, au moment où Pécopin, aussi jeune et plus beau peut-être qu’autrefois, la retrouvait et la revoyait, la pauvre fille avait cent vingt ans et un jour.


XIX

belles et sages paroles de quatre philosophes
à deux pieds ornés de plumes.

Pécopin éperdu s’enfuit. Il se précipita au bas de l’escalier, traversa la cour, poussa la porte, passa le pont, gravit l’escarpement, franchit le ravin, sauta le torrent, troua la broussaille, escalada la montagne, et se réfugia dans la forêt de Sonneck. Il courut tout le jour, effaré, épouvanté, désespéré, fou. Il aimait toujours Bauldour, mais il avait horreur de ce spectre. Il ne savait plus où en était son esprit, où en était sa mémoire, où en était son cœur. Le soir venu, voyant qu’il approchait des tours de son château natal, il déchira ses riches vêtements ironiques qui lui venaient du diable, et les jeta dans le profond torrent de Sonneck. Puis il s’arracha les cheveux, et tout à coup il s’aperçut qu’il tenait à la main une poignée de cheveux blancs. Puis voilà que subitement ses genoux tremblèrent, ses reins fléchirent, il fut obligé de s’appuyer à un arbre, ses mains étaient affreusement ridées. Dans l’égarement de sa douleur, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait, il avait saisi le talisman suspendu à son cou, en avait brisé la chaîne et l’avait jeté au torrent avec ses habits.

Et les paroles de l’esclave de la sultane s’étaient sur-le-champ accomplies. Il venait de vieillir de cent ans en une minute. Le matin il avait perdu ses amours, le soir il perdait sa jeunesse. En ce moment-là, pour la troisième fois dans cette fatale journée, quelqu’un éclata de rire quelque part derrière lui. Il se retourna et ne vit personne. Le diable riait dans sa caverne.

Que faire après ce dernier accablement ? Il ramassa à terre un cotret oublié par quelque fagotier ; et, appuyé sur ce bâton, il marcha péniblement vers son château, qui par bonheur était fort proche. Comme il y arrivait, il vit aux derniers rayons du crépuscule un geai, une pie, un merle et un corbeau qui étaient perchés sur le toit de la porte entre les girouettes et qui semblaient l’attendre. Il entendit une poule qu’il ne voyait pas et qui disait : Pécopin ! Pécopin ! Et il entendit un pigeon qu’il ne voyait pas et qui disait : Bauldour ! Bauldour ! Bauldour ! Alors il se souvint de son rêve de Bacharach et des paroles que lui avait adressées jadis — hélas ! il y avait cent cinq ans de cela ! — le vieillard qui rangeait des souches le long d’un mur : Sire, pour le jeune homme, le merle siffle, le geai garrule, la pie glapit, le corbeau croaße, le pigeon roucoule, la poule glouße ; pour le vieillard, les oiseaux parlent. Il prêta donc l’oreille, et voici le dialogue qu’il entendit :


le merle.

Enfin, mon beau chasseur, te voilà de retour.
 

le geai.

Tel qui part pour un an croit partir pour un jour.

le corbeau.

Tu fis la chasse à l’aigle, au milan, au vautour.

la pie.

Mieux eût valu la faire au doux oiseau d’amour !

la poule.

Pécopin ! Pécopin !

le pigeon.

Pécopin ! Pécopin ! Bauldour ! Bauldour ! Bauldour !