En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/13

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 262-265).
dijon


— notes. —


19 octobre.

Tout le Chalonnais, le Beaunois, le Dijonnais, architecture romane. Souvent, dans un petit village, une belle tour byzantine, digne d’une métropole. Après Chagny, au bord de la route, un portail roman avec cette inscription : Bon vin, bon logis. Hélas ! cette même maison donnait jadis l’hospitalité aux âmes ! À Chagny, remarquable clocher roman, tour carrée, large, basse, trapue et superbe.

Beaune, charmant tas de maisons gothiques en pierre dans les arbres. Beffroi de ville du quinzième siècle, belle nef du quatorzième, à porche revêtu d’ardoises, qui sert de remise à des diligences. Église à tour romane, coiffée d’un ridicule toit-casquette.

Grande cheminée flambante. Vieux vigneron qui m’explique la vendange. Vieillard du Galèse. — Le cep jeune donne beaucoup de fruits, mais médiocres ; plus tard, moins, mais meilleurs ; vieux, une grappe ou deux, mais excellentes. On l’arrache alors, le vigneron n’y trouvant pas de profit. Donc le cep mûrit comme la grappe. Ne pas cueillir le raisin pendant la pluie, ni sous la rosée, il pourrit. Ôter les grains verts qui font aigrir le vin promptement, les grains pourris qui lui donnent mauvais goût, les grains secs qui le boivent. Ainsi, dans une seule grappe, trois mauvais éléments, dont l’un attaque le vin dans la durée, l’autre dans la qualité, le troisième dans la quantité.

Après Nuits, à gauche de la route, longue rangée de collines basses et nues à leur sommet, surmontées de grands plateaux et coupées par des ravins étroits, verts et profonds. Au débouché de chaque ravin, un hameau. Vignes partout.

Pour qui arrive de Chalon, la situation de Dijon rappelle un peu celle de Paris pour qui arrive par la barrière du Maine. Grande plaine entourée de collines, route bordée d’ormes ; à gauche, à l’horizon, deux collines imitant en petit, l’une le mont Valérien, l’autre la butte Montmartre.


20 octobre.

Délicieuse ville d’ailleurs, mélancolique et douce. Promenade sur les vieux remparts. L’automne leur va bien. Saison charmante. Les arbres y sont beaux ; on voit le feuillage comme en été et le branchage comme en hiver.

Saint-Bénigne, cathédrale du troisième ordre. Belle masse pourtant. Treize et quatorzième siècles. Deux tours pour façades. Une aiguille (ardoises) sur la croisée. Fenestrage qui entoure la baie, retouché dans un pauvre goût. Sous le portail l’ogive de M. Soufflot. C’était un portail roman. Indignement défiguré.

Intérieur : à droite et à gauche du portail principal, deux nobles tombeaux Louis XIII. Legoux, seigneur de la Bercherie. L’homme et la femme, chacun taillé en marbre, à genoux sur sa tombe. Belles statues pleines de rêverie. 1631. Quos idem quondam thalamus, idem quoque tumulus excepit.

L’intérieur de l’église est insignifiant aujourd’hui. Pas un tableau de valeur, pas un vitrail, pas une chapelle conservée.

Vers 1820, l’évêque d’alors, M. de Boisville, a refusé les tombeaux des deux ducs de Bourgogne qui sont au musée, ne leur trouvant pas de place dans son église. Pauvre bonhomme qui expulsait de sa cathédrale, non seulement Philippe le Hardi et Jean sans Peur, deux grands princes qui sont morts, mais encore Jean de la fiuerta et Claus Sluter, deux grands artistes qui vivent toujours.

À côté de Saint-Bénigne, Saint-Philibert, belle flèche de pierre du treizième siècle, magasin de fourrages ; j’ai regardé par le trou de la serrure, tas de foin dans le chœur.

Saint-Jean, autre magasin de fourrages.

Tour du douzième siècle, au Vieux-Palais, mont-de-piété ; au rez-de-chaussée, Robin, menuisier.

Porte-forteresse, caserne de gendarmerie.

Tour d’enceinte, salle des pansements publics.

Saint-Étienne, patron de la Bourgogne, ancienne cathédrale, nef : halle au blé. Abside, magasin de décors du théâtre. Les vitraux pendent défoncés.

Notre-Dame, treizième et quatorzième siècles. — Façade remarquable, haute muraille faisant porche, portant à l’un de ses angles une horloge avec jacquemart : un paysan, une paysanne avec leur enfant, en bois peint dans une cage de fer. Le père avec un gros marteau sonne les heures, la femme les demi-heures, l’enfant les quarts. Sur cette muraille, deux galeries-ogives à colonnettes superposées. Dans la croisée à droite, j’ai vu la Vierge noire qui reçut toutes les balles des suisses dans son tablier, lors du siège de la ville. Elle était vêtue d’une robe de satin vert, avec une grosse chaîne d’or au cou, qu’on vient de lui donner pour un miracle qu’elle a fait le mois dernier. Sous le porche, vestiges d’un magnifique portail roman complètement arraché. — Le clocher principal est sur la croisée, les deux extrémités du transept surmontées de tourelles romanes. Vue par l’abside, l’église est d’un bel aspect. Intérieur fort dévasté, beaux vitraux du chœur ; admirables verrières du douzième siècle au bras gauche de la croisée. Prêtre prêchant un sermon appris par cœur ; se reprenant, recommençant ses phrases, etc.

Saint-Michel. — Porche-Renaissance François Ier. Charmant et ravagé. Façade Henri III, joUe et amusante. Portails latéraux gothique-fleuri. Fort beaux. — Intérieur défiguré. Plus de vitraux.

Palais des ducs travesti en hôtel de ville, admirables restes. Vu par derrière, offre quatre architectures, comme la cour du château de Blois, mais moins remarquables pourtant : une tour flanquée de tourelles du douzième siècle ; la grande tour du quinzième, avec le corps de logis à croisées et à couronnement gothique fleuri qui s’y rattache ; un corps de logis Henri IV, avec une jolie porte ; un autre Louis XIV, avec des trophées sur l’entablement, comme les Invalides. — Intérieur : une jolie cour, avec escalier de la Renaissance dévasté. On y lit : École des Beaux-Arts.

Musée. Cheminée 1504, après l’incendie de 1502, « par Jean Dangers, maçon, moyennant 120 francs, pierres fournies ». Sur les 120 francs, deux sols par jour aux ouvriers. Dossier de Jean sans Peur, incrusté dans la cheminée. Encorbellement de pierre, porte le hérisson Louis XII et les croissants Henri II, soutenant les poutres.

Tombeau de Philippe le Hardi, fin du quatorzième siècle. Peint et doré, couché sur son tombeau, deux anges à la tête, un lion aux pieds. Nez busqué. Tombeau de marbre noir, figurines d’albâtre. Quarante statuettes circulent autour du tombeau sous une charmante galerie ; naïves : moine qui se nettoie l’oreille avec l’ongle ; moine qui se mouche avec ses doigts. — Fi donc ! semble dire une religieuse à côté de lui. Ouvrage de Claus Sluter de Hollande.

Tombeau de Jean sans Peur et de sa femme Marguerite de Bavière. Peint et doré. Ressemble au premier, plus fleuri, plus orné, plus quinzième siècle. Quarante figurines, quatre anges, ailes déployées, les deux grandes statues, deux lions, vingt-huit angelets, la galerie qui est de l’orfèvrerie d’albâtre. — A été payé quatre mille livres, c’est-à-dire 28 500 francs environ à Jean de la Huerta, dit d’Aroca, du pays d’Aragon, tailleur d’imaiges.

François Ier se fit ouvrir ce tombeau, y trouva Jean sans Peur, le crâne largement entaillé par le coup de hache de Tanneguy-Duchâtel sur le pont de Montereau. S’étonna de la grandeur du trou : « Sire, lui dit le prieur des Chartreux qui l’accompagnait, c’est par ce trou que les anglais sont entrés en France. »

Sur la robe du duc, le rabot qu’il avait pris pour emblème, le duc d’Orléans ayant pris un bâton noueux.

Il n’y a que trente-neuf figurines ; la quarantième est remplacée par un monsieur en redingote le plus plaisant du monde. Qui est ce monsieur ? — À la Révolution, le peuple exigea la destruction des tombeaux. On les cassa soigneusement en quatre blocs qu’on enfouit. Il a été facile de les restaurer depuis. On peut suivre sur le marbre noir la trace de la voie de fait révolutionnaire.

Quatre ducs de Bourgogne. — Le premier est Philippe le Hardi, le dernier est Charles le Téméraire. — En effet, les hardis fondent les dynasties, les téméraires les précipitent.

Charles X est un autre Charles le Téméraire.

Débris romains et romans sous l’escalier du musée. Dans l’escalier, admirable tombeau du quatorzième siècle provenant d’une église démolie. — Belle tapisserie du seizième siècle représentant le siège de Dijon par les suisses en 1513.


21 octobre.

Il y a un mois, le 21 septembre, j’étais à Lausanne. Il était cinq heures après midi. — Je montais lentement vers la cathédrale par les rues étroites de la ville. L’heure du dîner approchait pour les bourgeois qui se hâtaient de rentrer chez eux. Je voyais par les lucarnes des rez-de-chaussée flamber les âtres des cuisines, et les ménagères et les servantes s’empresser autour des chaudières et des tourne-broches. La fumée débordait par plus d’une fenêtre, et l’odeur des lèchefrites remplissait les rues. J’entendais à toutes les portes les éclats de rire bienveillants et grossiers de l’appétit.

Un quart d’heure après, j’avais atteint la haute esplanade qui entoure l’église. Toute la ville était sous mes pieds. Les fumées se jouaient sur les toits, un rayon du soleil couchant les pénétrait, et elles faisaient un admirable nuage d’or qui se déchirait aux cheminées et aux pignons comme à des îles. C’était un noble et ravissant spectacle.

Mêlez une idée grande, lumineuse et sainte aux choses vulgaires de la vie, comme le soleil aux fumées de vos marmites, et ces choses vulgaires deviendront des choses sublimes.