En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/B/12

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 259-261).
chalon-sur-saône.


Chalon-sur-Saône, 18 octobre.

J’arrive, j’ai tes lettres. Merci, mon Adèle, merci pour celle que tu m’as écrite directement ici. Si tu avais pu me voir au moment où je la lisais, tu aurais eu le cœur bien tranquille et bien content.

D’après ce que tu m’écris de tous tes arrangements (j’approuve tout ce que tu as fait), je supporte avec moins d’impatience le retard qu’apporte à mon retour la plénitude des diligences. Je suis encore cloué ici pour un jour. Je n’ai pu avoir de place que dans une voiture qui part demain matin, et pour Dijon seulement. Écris-moi maintenant à Fontainebleau, poste restante. Je pense que je pourrai être à Paris du 23 au 25.

Nous avons pourtant remonté le Rhône plus vite que le capitaine du bateau ne l’espérait d’abord. En somme, nous avons mis quatre jours pleins pour aller d’Avignon à Lyon. Un autre bateau à vapeur, l’Hirondelle, m’a mené en un jour de Lyon à Chalon. Je vais profiter de mon séjour forcé ici pour prendre un bain dont j’ai grand besoin et pour visiter la ville, bien entendu.

J’ai vu avec joie que vous vous étiez bien amusés en vacances. Remercie pour moi Vacquerie et son excellente famille. Je pense que tu lui as fait tenir ma lettre. — Ne t’occupe ni de l’académie ni du théâtre. Je verrai moi-même ce qu’il y aura à faire quand je serai à Paris. — Je pense que mes bons petits garçons se sont remis courageusement au travail et te donnent déjà toute satisfaction. Embrasse-les bien pour moi ainsi que ton bon père, puisqu’il est de retour.

J’ai fait route sur le bateau du Rhône avec un bon et spirituel vieillard qui lui ressemble. C’est M. Boury, ancien pasteur protestant. Il était déjà venu nous voir à Paris avec une lettre de Lamartine. Je l’avais oublié, il m’a reconnu. C’est un homme doux et charmant et que j’ai été heureux de trouver. Il m’a aussi bien parlé de toi.

Adieu, mon Adèle, à bientôt. Écris-moi encore une bonne lettre. J’ai soif de vous revoir et de vous embrasser tous.

À toi toujours.

V.
Fais-moi réserver avec soin les lettres et les journaux.
— albums. —
18 octobre.

Chalon-sur-Saône. — Peu de chose d’abord. Cherchez pourtant. Grand’rue. — Maison dite du Jeu de paume. Du quatorzième siècle. Belle façade.

Des ogives sont gracieusement inscrites dans les quadrilatères supérieurs des croisées. Aujourd’hui masure habitée par

des tanneurs. Des cuirs de bœuf pendent aux poutres sous la grande porte.

Cathédrale. — On lui bâtit deux clochers faux-gothique ornés en guise de lucarnes de croix de templiers de Tivoli d’hiver, rue Grenelle-St-Honoré. Bel intérieur des treizième et quatorzième siècles, hideusement badigeonné ici en jaune, là en blanc, là en rose, etc. — Admirable tapisserie du seizième siècle employée à masquer les travaux. Quatre panneaux sur fond bleu fleurdelysé, avec les armes de France au chef. Don royal évident, 1er panneau : Melchissédech, cette mystérieuse figure que la bible ne laisse qu’entrevoir, prêtre et roi, coiffure faite d’un turban, d’une couronne et d’une mitre. Donnant le vin et le pain à Abraham. 2ème panneau : Moïse et la manne pleuvant sur les hébreux. 3ème panneau : l’agneau pascal partagé à tous. 4ème panneau : Jésus donnant la communion aux apôtres tous à genoux autour de la table, excepté Judas qui s’en va sa bourse à la main.

Seule légende répétée partout : Spes mea deus.


Vilain pont Louis XV hérissé d’obélisques. — Au delà un noble pignon du quatorzième siècle. C’est l’Hôpital militaire, hôpital désirable pour les poëtes. Intérieur admirable. La plus belle salle d’hôpital que j’aie vue. — Deux rangées de lits enfermés dans une belle boiserie Louis XIV, luisante comme du bronze et exhaussée sur une marche de bois qui porte pour chaque lit un escabeau frotté et brillant. Grands rideaux blancs de neige. Près de chaque lit une porte qui fait de chaque alcôve une chambrette. Au fond de la nef, la chapelle séparée de la salle par un grand rideau rouge. Entre les deux rangées de lits une rangée de choses meublantes belles et sévères, une grande fontaine-lavoir avec vasque de pierre, un vaste poêle en cuivre, un immense crucifix les deux bras étendus sur les deux rangées de malades. Une ligne de lampes espacées traverse la salle dans le même sens et lie tous ces objets au plafond à poutres saillantes. À la rangée de droite s’adosse une belle chaire Louis XIV digne presque de Verbruggen, portée par une figure d’homme fièrement taillée à plein dans le chêne. Un double rang de fenêtres ogives éclaire la salle d’en haut au-dessus des lits. Deux ou trois belles verrières sont conservées. Au fond on aperçoit les trois admirables verrières de la chapelle : Jésus enfant, Jésus crucifié, Jésus juge (au milieu). La chapelle éblouissante de propreté pavée de belles tombes dont une en cuivre reluit comme de l’or. C’est de l’or en effet qu’elle contient, les restes des deux bienfaiteurs de l’hôpital, un gentilhomme de Chalon et sa femme, Abigaël Mathieu. Plaques de cuivre sur les murs. — Buste de Pie VII.