Stock (p. 309-337).


IV



Il se répétait, quand il descendit de sa cellule : c’est ce matin que je communie et ce mot, qui eût dû le percuter et le faire vibrer, n’éveillait en lui aucun zèle. Il restait assoupi, n’ayant de goût à rien, las de tout, se sentant froid dans le fond de l’être.

Une crainte le dégourdit pourtant, lorsqu’il fut dehors. J’ignore, se dit-il, le moment où il faudra quitter mon banc et aller m’agenouiller devant le prêtre ; je sais que la communion des fidèles a lieu après celle de l’officiant ; oui, mais à quel instant au juste dois-je bouger ? C’est vraiment une déveine de plus que d’être obligé de se diriger, seul, vers l’inquiétante Table ; autrement, je n’aurais qu’à suivre les autres et je ne risquerais pas au moins d’être inconvenant.

Il scruta, en y pénétrant, la chapelle ; il cherchait M. Bruno qui eût peut-être pu, en se plaçant à son côté, lui éviter ces soucis, mais l’oblat ne s’y trouvait point.

Durtal s’assit, désemparé, songeant à ce signe qu’il avait imploré la veille, s’efforçant de rejeter ce souvenir, y pensant quand même.

Il voulut se compulser et se réunir et il priait le Ciel de lui pardonner ces allées et venues d’esprit, quand M. Bruno entra, et s’en fut s’agenouiller devant la statue de la Vierge.

Presque à la même minute, un frère, qui avait une barbe en varech plantée au bas d’une figure en poire, apporta près de l’autel de saint Joseph une petite table de jardin, sur laquelle il posa un bassin, un manuterge, deux burettes et une serviette.

Devant ces préparatifs qui lui rappelaient l’imminence du sacrifice, Durtal se roidit et parvint, d’un effort, à renverser ses anxiétés, à culbuter ses troubles et, s’échappant de lui-même, il supplia ardemment Notre-Dame d’intervenir pour qu’il pût, pendant cette heure au moins, sans s’extravaguer, prier en paix.

Et quand il eut terminé son oraison, il leva les yeux, eut un sursaut, examina, béant, le prêtre qui s’avançait, précédé du convers, pour célébrer la messe.

Ce n’était plus le vicaire qu’il connaissait, mais un autre, plus jeune, d’allure majestueuse, très grand, les joues pâles et rasées, la tête chauve.

Durtal le considérait, marchant, solennel et les yeux baissés, vers l’autel et il vit, tout à coup, une flamme violette brûler ses doigts.

Il a l’anneau épiscopal, c’est un évêque, se dit Durtal qui se pencha pour discerner, sous la chasuble et sous l’aube, la couleur de la robe. Elle était blanche.

Alors, c’est un moine, reprit-il, ahuri ; — et, machinalement, il se tourna vers la statue de la Vierge, appela d’un regard précipité l’oblat qui vint s’asseoir auprès de lui.

— Qui est-ce ?

— C’est Dom Anselme, l’abbé du monastère.

— Celui qui était malade ?

— Oui, c’est lui qui va nous communier.

Durtal tomba à genoux, suffoqué, presque tremblant : il ne rêvait pas ! le Ciel lui répondait par le signe qu’il avait fixé !

Il eût dû s’abîmer devant Dieu, s’écraser à ses pieds, s’épandre en une fougue de gratitude ; il le savait et il le voulait ; et, sans qu’il sût comment, il s’ingéniait à chercher des causes naturelles qui pussent justifier cette substitution d’un moine au prêtre.

C’est, sans doute, très simple ; car enfin, avant d’admettre une sorte de miracle… au reste, j’en aurai le cœur net, car je veux, après la cérémonie, tirer cette aventure au clair.

Et il se révolta contre les insinuations qui se glissaient en lui. Eh ! quel intérêt pouvait présenter le motif de ce changement ; il en fallait évidemment un ; mais celui-là n’était qu’une conséquence, qu’un accessoire ; l’important c’était la volonté surnaturelle qui l’avait fait naître. Dans tous les cas, tu as obtenu plus que tu n’avais demandé ; tu as même mieux que le simple moine que tu désirais, tu as l’abbé même de la Trappe ! Et il se cria : O croire, croire comme ces pauvres convers, ne pas être nanti d’une âme qui vole ainsi à tous les vents ; avoir la Foi enfantine, la Foi immobile, l’indéracinable Foi ! ah ! Père, Père, enfoncez-la, rivez-la en moi ! Et il eut un tel élan qu’il se projeta ; tout disparut autour de lui et il dit, en balbutiant, au Christ : « Seigneur, ne vous éloignez point. Que votre miséricorde réfrène votre équité ; soyez injuste, pardonnez-moi ; accueillez le mendiant de communion, le pauvre d’âme ! »

M. Bruno lui toucha le bras et l’invita, d’un coup d’œil, à l’accompagner. Ils marchèrent jusqu’à l’autel et s’agenouillèrent sur les dalles, puis quand le prêtre les eut bénis, ils s’agenouillèrent plus près, sur la seule marche, et le convers leur tendit une serviette, car il n’y avait ni barre, ni nappe.

Et l’abbé de la Trappe les communia.

Ils rejoignirent leur place. Durtal était dans un état de torpeur absolue ; le Sacrement lui avait, en quelque sorte, anesthésié l’esprit ; il gisait, à genoux, sur son banc, incapable même de démêler ce qui pouvait se mouvoir au fond de lui, inapte à se rallier et à se ressaisir.

Et il eut, tout à coup, l’impression qu’il étouffait, qu’il manquait d’air ; la messe était finie ; il s’élança dehors, courut à son allée ; là, il voulut s’expertiser et il trouva le vide.

Et devant l’étang en croix dans l’eau duquel se noyait le Christ, il éprouva une mélancolie infinie, une tristesse immense.

Ce fut une véritable syncope d’âme ; elle perdit connaissance ; et quand elle revint à elle, il s’étonna de n’avoir pas ressenti un transport inconnu de joie ; puis il s’attarda sur un souvenir gênant, sur tout le côté trop humain de la déglutition d’un Dieu ; il avait eu l’hostie, collée au palais, et il avait dû la chercher et la rouler, ainsi qu’une crêpe, avec la langue, pour l’avaler. Ah ! c’était encore trop matériel ! Il n’eût fallu qu’un fluide, qu’un feu, qu’un parfum, qu’un souffle !

Et il chercha à s’expliquer le traitement que le Sauveur lui faisait suivre.

Toutes ses prévisions étaient retournées ; c’était l’absolution et non la communion qui avaient agi. Près du confesseur, il avait très nettement perçu la présence du Rédempteur ; tout son être avait été, en quelque sorte, injecté d’effluves divins et l’Eucharistie lui avait seulement apporté un tribut d’étouffement et de peine.

Il semblait que les deux Sacrements eussent substitué leurs effets, l’un à l’autre ; ils avaient manœuvré à rebours sur lui ; le Christ s’était rendu sensible à l’âme, avant et non après.

Mais c’est assez compréhensible, se dit-il, la grande question pour moi, c’était d’avoir la certitude absolue du pardon ; par une faveur spéciale, Jésus m’a ratifié ma foi dans le dictame de Pénitence. Pourquoi eût-il fait davantage ?

Et puis, quelles seraient alors les largesses qu’il réserverait à ses Saints ? non mais, je suis, tout de même, étonnant. Je voudrais être traité comme il traite certainement le frère Anaclet et le frère Siméon, c’est un comble !

J’ai obtenu plus que je ne méritais. Et cette réponse que j’eus, ce matin même ? bien oui, mais pourquoi tant d’avances pour aboutir subitement à ce recul ?

Et, en s’acheminant vers l’abbaye pour y manger son fromage et son pain, il se dit : mon tort envers Dieu, c’est de toujours raisonner, alors que je devrais tout bêtement l’adorer ainsi que le font, ici, les moines. Ah ! pouvoir se taire, se taire à soi-même, en voilà une grâce !

Il arriva au réfectoire ; il y était, d’habitude, seul, M. Bruno n’assistant jamais, le matin, au repas de sept heures. Il commençait à se tailler une miche, quand le P. hôtelier parut.

Il tenait un pavé de grès et des couteaux. Il sourit à Durtal et lui dit : je vais faire reluire les lames du monastère, car elles en ont vraiment besoin ; — et il les déposa sur une table, dans une petite pièce qui attenait au réfectoire.

— Eh bien ! êtes-vous content ? fit-il, en revenant.

— Certainement — mais, que s’est-il passé, ce matin, comment ai-je été communié par l’abbé de la Trappe, alors que je devais l’être par ce vicaire qui dîne avec moi ?

— Ah ! s’écria le moine, j’ai été aussi surpris que vous. Le père abbé a subitement, en se réveillant, déclaré qu’il lui fallait, ce matin, célébrer sa messe. Il s’est levé, malgré les observations du prieur qui, en tant que médecin, lui défendait de quitter son lit. Je ne sais pas et personne ne sait ce qui l’a pris. Toujours est-il qu’on lui a alors annoncé qu’il y aurait un retraitant à communier et il a répondu : parfaitement, c’est moi qui le communierai. M. Bruno en a, du reste, profité pour s’approcher, lui aussi, du Sacrement, car il aime à recevoir Notre-Seigneur des mains de Dom Anselme.

Et cette combinaison a aussi satisfait le vicaire, poursuivit, en souriant, le moine ; car il est parti de la Trappe de meilleure heure, ce matin, et il a pu dire sa messe dans une commune où il était attendu… À propos, il m’a chargé de l’excuser auprès de vous de n’avoir pu vous présenter ses adieux.

Durtal s’inclina. — Il n’y a plus à douter, pensait-il, Dieu a voulu me répondre d’une façon nette.

— Et votre estomac ?

— Mais il va bien, mon père ; je suis stupéfié ; je n’ai jamais si bien digéré qu’ici ; sans compter que les névralgies, que je craignais tant, m’ épargnent.

— Cela prouve que, Là-Haut, on vous protège.

— Oui, certes, je vous assure. Tiens, pendant que j’y pense, il y a longtemps, du reste, que je voulais vous demander cela — comment sont donc organisés vos offices ? ils ne s’adaptent pas avec ceux que détaille mon eucologe.

— Mais, en effet, ils diffèrent des vôtres qui appartiennent au rituel romain. Les Vêpres sont pourtant presque semblables, sauf parfois les capitules et puis ce qui vous déroute peut-être, c’est que les nôtres sont très souvent précédées des Vêpres de la Sainte Vierge. En règle générale, nous avons un psaume de moins, par office, et presque partout des leçons brèves.

Excepté, reprit en souriant le P. Etienne, dans les Complies, là où justement vous en récitez. Ainsi, vous avez pu le remarquer, nous ignorons l’« In manus tuas Domine », qui est une des rares leçons brèves que les paroisses chantent.

Maintenant, nous possédons aussi un Propre des Saints spécial ; nous célébrons la commémoration de Bienheureux de notre ordre qui ne figurent pas dans vos livres. En somme, nous suivons à la lettre le bréviaire monastique de saint Benoît. Durtal avait terminé son déjeuner. Il se leva, craignant d’importuner le père par ses questions.

Un mot du moine lui trottait quand même dans la cervelle, ce mot que le prieur tenait l’emploi de médecin ; et, avant de sortir, il interrogea encore le P. Etienne.

— Non — le R. P. Maximin n’est pas médecin, mais il connaît très bien les simples et il a une petite pharmacie qui suffit, en somme, tant qu’on ne tombe pas gravement malade.

— Et dans ce cas-là ?

— Dans ce cas-là, on peut appeler le praticien d’une des villes les plus proches, mais on n’est jamais malade à ce point ici ; ou alors on approche de sa fin et la visite d’un docteur serait inutile…

— En somme le prieur soigne l’âme et le corps, à la Trappe.

Le moine approuva d’un signe de tête.

Durtal s’en fut se promener. Il espéra dissiper son étouffement par une longue marche.

Il s’engagea dans un chemin qu’il n’avait pas encore parcouru et il déboucha dans une clairière où se dressaient les ruines de l’ancien couvent, quelques pans de murs, des colonnes tronquées, des chapiteaux de style roman ; malheureusement, ces débris étaient dans un déplorable état, couverts de mousse, granités, rêches et troués, pareils à des pierres ponces.

Il continua sa route, aboutit à une longue allée, au-dessous de laquelle s’étendait un étang ; celui-là était cinq ou six fois grand comme le petit étang en forme de croix qu’il fréquentait.

Cette allée qui le surmontait était bordée de vieux chênes et, au milieu, s’érigeait, près d’un banc de bois, une statue de la Vierge, en fonte.

Il gémit, en la regardant. Le crime de l’Eglise le poursuivait, une fois de plus ; là, et même dans cette petite chapelle si pleine d’un relent divin, toutes les statues provenaient des bazars religieux de Paris ou de Lyon !

Il s’installa, en bas, près de l’étang dont les bords étaient ceinturés par des roseaux qu’entouraient des touffes d’osiers ; et il s’amusait à contempler les couleurs de ces arbustes, leurs feuilles d’un vert lisse, leurs tiges d’un jaune citron ou d’un rouge sang, à observer l’eau qui frisait, qui se mettait à bouillir sous un coup de vent. Et des martinets la rasaient, l’effleuraient du bout de leur aile, en détachaient des gouttes qui sautaient ainsi que des perles de vif argent. Et ces oiseaux remontaient, tournoyaient au-dessus, poussant les huit, huit, huit, de leurs cris, tandis que des libellules s’allumaient dans l’air qu’elles sabraient de flammes bleues.

Le pacifiant refuge ! pensait Durtal ; j’aurais dû m’y reposer plus tôt ; il s’assit sur un lit de mousse, et il s’intéressa à la vie sourde et active des eaux. C’était, par instants, le clapotis et l’éclair d’une carpe qui se retournait, en bondissant ; par d’autres, c’étaient de grands faucheux qui patinaient, à la surface, traçant de petits cercles, se cognant les uns sur les autres, s’arrêtant, puis refilant, en dessinant de nouveaux ronds ; et, par terre, alors, auprès de lui, Durtal voyait jaillir les sauterelles vertes au ventre vermillon, ou, grimpant à l’assaut des chênes, des colonies de ces bizarres insectes qui ont sur le dos une tête de diable peinte au minium sur un fond noir.

Et, au-dessus de tout cela, s’il levait les yeux, c’était la mer silencieuse et renversée du ciel, une mer bleue, crêtée de nuages blancs qui s’escaladaient comme des vagues ; et ce firmament courait en même temps dans l’eau où il moutonnait sous une vitre glauque.

Durtal se dilatait, en fumant des cigarettes ; la mélancolie qui le comprimait depuis l’aube commençait à se fondre et la joie s’insinuait en lui de se sentir une âme lavée dans la piscine des Sacrements et essorée dans l’aire d’un cloître. Et il était, à la fois, heureux et inquiet ; heureux car l’entretien qu’il venait d’avoir avec le père hôtelier lui ôtait les doutes qu’il pouvait conserver sur le côté surnaturel que présentait le soudain échange d’un prêtre et d’un moine, pour le communier ; heureux aussi de savoir que, non seulement, malgré les désordres de sa vie, le Christ ne l’avait pas repoussé, mais encore qu’il lui accordait des encouragements et lui donnait des gages, qu’il entérinait par des actes sensibles l’annonce de ses grâces. Et il était néanmoins inquiet, car il se jugeait encore aride et il se disait qu’il allait falloir reconnaître ces bontés par une lutte contre soi-même, par une nouvelle existence complètement différente de celle qu’il avait jusqu’ici menée.

Enfin, nous verrons ! et il s’en fut, presque rasséréné, à l’office de Sexte et de là au dîner où il retrouva M. Bruno.

— Nous irons nous promener aujourd’hui, fit l’oblat, en se frottant les mains.

Et Durtal le considérant, étonné.

— Mais oui, j’ai pensé qu’après une communion un peu d’air hors les murs vous ferait du bien et j’ai proposé au R. P. abbé de vous libérer aujourd’hui de la règle, au cas où cette offre ne vous déplairait pas.

— J’accepte volontiers et je vous remercie, et vraiment, de votre charitable attention, s’écria Durtal.

Ils dînèrent d’un potage à l’huile dans lequel nageaient une côte de choux et des pois ; ce n’était pas mauvais, mais le pain fabriqué à la Trappe rappelait, lorsqu’il était rassis, le pain du siège de Paris et faisait tourner les soupes.

Puis ils goûtèrent d’un œuf à l’oseille et d’un riz salé au lait.

Nous rendrons d’abord, si vous le voulez bien, dit l’oblat, une visite à Dom Anselme qui m’a exprimé le désir de vous connaître.

Et à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, M. Bruno conduisit Durtal dans une petite cellule où se tenait l’abbé. Il était vêtu de même que tous les pères de la robe blanche et du scapulaire noir ; seulement, il portait, pendue au bout d’un cordon violet, sur la poitrine, une croix abbatiale d’ivoire, au centre de laquelle des reliques étaient insérées, sous un rond de verre.

Il tendit la main à Durtal et le pria de s’asseoir.

Puis, il lui demanda si la nourriture lui paraissait suffisante. Et, sur la réponse affirmative de Durtal, il s’enquit de savoir si le silence prolongé ne lui pesait pas trop.

— Mais du tout, cette solitude me convient parfaitement.

— Eh bien, fit l’abbé, en riant, vous êtes un des seuls laïques qui supportiez aussi facilement notre régime. Généralement, tous ceux qui ont tenté de faire une retraite parmi nous étaient rongés par la nostalgie et par le spleen et ils n’avaient plus qu’un désir, prendre la fuite.

Voyons, reprit-il, après une pause ; il n’est tout de même pas possible qu’un changement si brusque d’habitudes n’amène point des privations pénibles ; il en est une, au moins, que vous devez ressentir plus vivement que les autres ?

— C’est vrai, la cigarette, allumée à volonté, me manque.

— Mais, fit l’abbé qui sourit, je présume que vous n’êtes pas resté sans fumer, depuis que vous êtes ici ?

— Je mentirais si je vous racontais que je n’ai pas fumé en cachette.

— Mon Dieu, le tabac n’avait pas été prévu par saint Benoît ; sa règle n’en fait donc pas mention et je suis dès lors libre d’en permettre l’usage ; fumez donc, monsieur, autant de cigarettes qu’il vous plaira et sans vous gêner.

Et Dom Anselme ajouta :

— J’espère avoir un peu plus de temps à moi, prochainement, — si toutefois je ne suis pas encore obligé de garder la chambre, — auquel cas je serais heureux de causer longuement avec vous.

Et le moine, qui paraissait exténué, leur serra la main. En redescendant avec l’oblat dans la cour, Durtal s’écria :

— Il est charmant le père abbé, et il est tout jeune.

— Il a quarante ans à peine.

— Il a l’air vraiment souffrant.

— Oui, il ne va pas et il lui a fallu, ce matin, une énergie peu commune pour dire sa messe ; mais voyons, nous allons tout d’abord visiter le domaine même de la Trappe que vous ne devez pas avoir exploré en son entier, puis nous sortirons de la clôture et nous pousserons jusqu’à la ferme.

Ils partirent, côtoyèrent les restes de l’ancienne abbaye et, chemin faisant, en contournant la pièce d’eau près de laquelle Durtal s’était, le matin, assis, M. Bruno entra dans des explications, à propos des ruines.

— Ce monastère avait été fondé en 1127 par saint Bernard qui y avait installé, comme abbé, le Bienheureux Humbert, un Cistercien épileptique qu’il avait, par miracle, guéri. Il y eut à cette époque des apparitions dans le couvent ; une légende raconte que deux anges venaient couper un des lis plantés dans le cimetière et l’emportaient au ciel, chaque fois qu’un des moines mourait.

Le second abbé fut le Bienheureux Guerric qui se rendit fameux par sa science, son humilité et sa patience à endurer les maux. Nous possédons ses reliques ; ce sont elles qui sont enfermées dans la châsse placée sous le maître-autel.

Mais le plus curieux des supérieurs qui se succédèrent ici, au Moyen Age, fut Pierre Monoculus dont l’histoire a été écrite par son ami, le synodite Thomas de Reuil.

Pierre dit Monoculus ou le borgne fut un saint affamé d’austérités et de souffrances. Il était assailli par d’horribles tentations dont il se riait. Exaspéré, le Diable s’attaqua au corps et lui brisa, à coups de névralgies, le crâne, mais le ciel lui vint en aide et le guérit. A force de verser des larmes, par esprit de pénitence, Pierre s’éteignit un œil et il remercia Notre-Seigneur de ce bienfait. « J’avais, disait-il, deux ennemis ; j’ai échappé au premier, mais celui que je garde m’inquiète plus que celui que j’ai perdu. »

Il a opéré des guérisons miraculeuses ; le roi de France Louis VII le vénérait à un tel point qu’il voulait baiser, lorsqu’il le voyait, sa paupière vide. Monoculus mourut en 1186 ; l’on trempa des linges dans son sang, on lava ses entrailles dans du vin qui fut distribué, car cette mixture constituait un puissant remède.

Cet ascétère était alors immense ; il comprenait tout le pays qui nous entoure, entretenait plusieurs léproseries dans ses environs et il était habité par plus de trois cents moines ; malheureusement, il en fut de l’abbaye de Notre-Dame de l’Atre, ainsi que de toutes les autres. Sous le régime des abbés commendataires, elle déclina ; elle se mourait, n’ayant plus que six religieux pour la soigner, lorsque la Révolution la supprima. L’église fut alors rasée et remplacée, depuis, par la chapelle en rotonde.

Ce n’est qu’en 1875 que la maison actuelle, qui date de 1833, je crois, fut réconciliée et redevint un 1 cloître. On y appela des Trappistes de Sainte-Marie de la Mer, au diocèse de Toulouse, et cette petite colonie a fait de Notre-Dame de l’Atre la pépinière Cistercienne que vous voyez.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de ce couvent, dit l’oblat. Quant aux ruines, elles sont enfouies sous terre et l’on découvrirait, sans doute, de précieux fragments, si, faute d’argent et de bras, l’on ne devait renoncer à exécuter des fouilles.

Il survit de l’ancienne église pourtant, en sus de ces colonnes brisées et de ces chapiteaux que nous avons longés, une grande statue de Vierge qui a été dressée dans l’un des corridors de l’abbaye ; puis, il subsiste encore deux anges assez bien conservés et qui sont, tenez, là-bas, au bout de la clôture, dans une petite chapelle cachée derrière un rideau d’arbres.

— On aurait bien dû mettre la Vierge devant laquelle s’est peut-être agenouillé saint Bernard, dans l’église, sur l’autel même voué à Marie, car la statue coloriée qui le surmonte est d’une laideur importune, — ainsi que celle-là, d’ailleurs, dit Durtal, en désignant, au loin, la Madone de fonte qui s’élevait devant l’étang.

L’oblat baissa la tête et ne répondit pas.

— Savez-vous, s’écria Durtal qui, devant ce silence, n’insista pas et changea de conversation, savez-vous que je vous envie de vivre ici !

— Il est certain que je ne méritais nullement cette faveur, car, en somme, le cloître est bien moins une expiation qu’une récompense ; c’est le seul endroit où l’on soit, loin de la terre et près du ciel, le seul où l’on puisse s’adonner à cette vie mystique qui ne se développe que dans la solitude et le silence.

— Oui, et s’il est possible, je vous envie plus encore d’avoir eu ce courage de vous aventurer dans des régions qui, je vous l’avouerai, m’effraient. Je sens si bien, du reste, que, malgré le tremplin des prières et des jeûnes, malgré la température même de la serre claustrale où l’orchidée du Mysticisme pousse, je me dessécherais, dans ces parages, sans jamais m’ épanouir.

L’oblat sourit. — Qu’en savez-vous ? reprit-il ; cela ne se fait pas en une heure ; l’orchidée dont vous parlez ne fleurit pas en un jour ; l’on avance si lentement, que les mortifications s’espacent, que les fatigues se répartissent sur les années et qu’on les tolère aisément, en somme.

En règle générale, il faut, pour franchir la distance qui nous sépare du Créateur, passer par les trois degrés de cette science de la Perfection chrétienne qu’est la Mystique ; il faut successivement vivre la vie Purgative, la vie Illuminative, la vie Unitive, pour joindre le Bien incréé et se verser en lui.

Que ces trois grandes phases de l’existence ascétique se subdivisent, elles-mêmes, en une infinité d’étapes, que ces étapes soient des degrés pour saint Bonaventure, des demeures pour sainte Térèse, des pas pour sainte Angèle, peu importe ; ils peuvent varier de longueur et de nombre, suivant la volonté du seigneur et le tempérament de ceux qui les parcourent. Il n’en reste pas moins acquis que l’itinéraire de l’âme vers Dieu comprend, d’abord, des chemins à pic et des casse-cou — ce sont les chemins de la vie purgative — puis, des sentiers encore étroits, mais déjà taillés en lacets et accessibles — ce sont les sentiers de la vie illuminative — enfin, une route large, presque plane, la route de la vie unitive, au bout de laquelle l’âme se jette dans la fournaise de l’Amour, tombe dans l’abîme de la suradorable infinité !

En somme, ces trois voies sont successivement réservées à ceux qui débutent dans l’ascèse chrétienne, à ceux qui la pratiquent, à ceux enfin qui touchent le but suprême, la mort de leur Moi et la vie en Dieu.

Il y a longtemps déjà, poursuivit l’oblat, que j’ai placé mes désirs au delà de l’horizon, et pourtant je ne progresse guère ; je suis à peine dégagé de la vie purgative, à peine…

— Et vous n’appréhendez pas, comment dirai-je, des infirmités matérielles, car enfin si vous parvenez à franchir les limites de la contemplation, vous risquez de vous ruiner à jamais le corps. L’expérience paraît démontrer, en effet, que l’âme divinisée agit sur le physique et y détermine d’incurables troubles.

L’oblat sourit. D’abord je n’atteindrai sans doute pas au dernier degré de l’initiation, au point extrême de la Mystique ; puis, en supposant que je les atteigne, que seraient des accidents corporels en face des résultats acquis ?

Permettez-moi aussi de vous affirmer que ces accidents ne sont, ni aussi fréquents, ni aussi certains que vous semblez le croire.

On peut être un grand mystique, un admirable saint et ne pas être le sujet de phénomènes visibles pour ceux qui vous entourent. Pensez-vous donc, par exemple, que la lévitation, que l’envolée dans les airs du corps, qui paraît constituer la période excessive du ravissement, ne soit pas des plus rares.

Vous me citerez qui ? sainte Térèse, sainte Christine l’Admirable, saint Pierre d’Alcantara, Dominique de Marie Jésus, Agnès de Bohême, Marguerite du Saint-Sacrement, la Bienheureuse Gorardesca de Pise et surtout saint Joseph de Cupertino qui s’enlevait, lorsqu’il le voulait, du sol. Mais ils sont dix, vingt, sur des milliers d’élus !

Et remarquez bien que ces dons ne prouvent pas leur supériorité sur les autres Saints. Sainte Térèse le déclare expressément : il ne faut pas s’imaginer qu’une personne, par cela même qu’elle est favorisée de grâces, soit meilleure que celles qui n’en ont point, car Notre Seigneur dirige chacun suivant son besoin particulier.

Et c’est bien là la doctrine de l’Eglise dont l’infatigable prudence s’affirme lorsqu’il s’agit de canoniser les morts. Ce sont les qualités et non les actes extraordinaires qui la déterminent ; les miracles mêmes ne sont pour elle que des preuves secondaires, car elle sait que l’Esprit du Mal les imite.

Aussi trouverez-vous dans les vies des Bienheureux des faits plus rares, des phénomènes plus confondants encore que dans les biographies des Saints. Ces phénomènes les ont plutôt desservis qu’ils ne les ont aidés. Après les avoir béatifiés, pour leurs vertus, l’Eglise a sursis — et pour longtemps sans doute — à les promouvoir à la souveraine dignité de Saints.

Il est, en somme, difficile de formuler une théorie précise à ce sujet, car si la cause, si l’action intérieure est la même pour tous les contemplatifs, elle n’en diffère pas moins, je le répète, suivant les desseins du Seigneur et la complexion de ceux qui les subissent ; la différence des sexes change souvent la forme de l’influx mystique, mais elle n’en modifie nullement l’essence ; l’irruption de l’Esprit d’en Haut peut produire des effets divers, mais elle n’en reste pas moins identique.

La seule observation que l’on puisse oser, en ces matières, c’est que la femme se montre, d’habitude, plus passive, moins réservée, tandis que l’homme réagit plus violemment contre les volontés du Ciel.

— Cela me fait songer, dit Durtal, que, même en religion, il existe des âmes qui semblent s’être trompées de sexe. Saint François d’Assise, qui était tout amour, avait plutôt l’âme féminine d’une moniale et sainte Térèse, qui fut la plus attentive des psychologues, avait l’âme virile d’un moine. Il serait plus exact de les appeler sainte François et saint Térèse.

L’oblat sourit. — Pour en revenir à votre question, reprit-il, je ne crois pas du tout que la maladie soit la conséquence forcée des phénomènes que peut susciter le rapt impétueux de la Mystique.

— Voyez cependant sainte Colette, Lidwine, sainte Aldegonde, Jeanne-Marie de la croix, la sœur Emmerich, combien d’autres qui passèrent leur existence, à moitié paralysées, sur un lit !

— Elles sont une minorité infime. D’ailleurs les Saintes ou les Bienheureuses dont vous me citez les noms étaient des victimes de la substitution, des expiatrices des péchés d’autrui, Dieu leur avait réservé ce rôle : il n’est pas étonnant dès lors qu’elles soient demeurées alitées et percluses, qu’elles aient été constamment à peu près mortes.

Non, la vérité est que la Mystique peut modifier les besoins du corps, sans, pour cela, par trop altérer la santé ou la détruire. Je sais bien, vous me répondrez par le mot effrayant de sainte Hildegarde, par ce mot tout à la fois équitable et sinistre : « le Seigneur n’habite pas dans les corps sains et vigoureux » et vous ajouterez, avec sainte Térèse, que les maux sont fréquents dans le dernier des châteaux de l’âme. Oui, mais ces Saintes se hissèrent sur les cimes de la vie et retinrent d’une façon permanente, dans leur coque charnelle, un Dieu. Parvenue à ce point culminant, la nature, trop faible pour supporter l’état parfait, se brise, mais, je l’affirme encore, ces cas sont une exception et non une règle. Ce sont du reste des maladies qui ne sont point contagieuses, hélas !

Je n’ignore pas, reprit l’oblat, après une pause, que des gens nient résolument l’existence même de la Mystique et par conséquent n’admettent point qu’elle puisse influer sur les conditions de l’organisme, mais l’expérience de cette réalité surnaturelle est séculaire et les preuves abondent.

Prenons, par exemple, l’estomac ; eh bien, sous l’épreinte céleste, il se transforme, supprime toute nourriture terrestre, consomme seulement les Espèces Saintes.

Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno ont exclusivement vécu, pendant des années, du sacrement : et ce don fut également dévolu à sainte Colette, à sainte Lidwine, à Dominique de Paradis, à sainte Colombe de Riéti, à Marie Bagnesi, à Rose de Lima, à saint Pierre d’Alcantara, à la mère Agnès de Langeac, à beaucoup d’autres.

Sous l’emprise divine, l’odorat, le goût ne présentent pas des métamorphoses moins étranges. Saint Philippe de Néri, sainte Angèle, sainte Marguerite de Cortone, reconnaissaient un goût spécial au pain azyme, alors qu’après la consécration, il n’était plus du froment, mais la chair même du Christ. Saint Pacôme distinguait les hérétiques à leur puanteur ; sainte Catherine de Sienne, saint Joseph de Cupertino, la mère Agnès de Jésus, découvraient les péchés, à leurs mauvaises odeurs ; saint Hilarion, sainte Lutgarde, Gentille de Ravenne, pouvaient dire à ceux qu’ils rencontraient, rien qu’en les flairant, les fautes qu’ils avaient commises.

Et les Saints épandent, eux-mêmes, de leur vivant et après leur mort, de puissants parfums.

Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent le sacrifice, ils embaument. — Saint Joseph de Cupertino secrète de telles fragrances qu’on peut le suivre à la piste ; et, quelquefois, c’est, pendant la maladie, que ces aromes se dégagent.

Le pus de saint Jean de la Croix et du Bienheureux Didée fleurait les essences candides et décidées des lis ; Barthole, le tertiaire, rongé jusqu’aux os par la lèpre, exhalait de naïves émanations et il en était de même de Lidwine, d’Ida de Louvain, de sainte Colette, de sainte Humiliane, de Marie-Victoire de Gênes, de Dominique de Paradis, dont les plaies étaient des cassolettes d’où s’échappaient de fraîches senteurs.

Et nous pourrions ainsi énumérer les organes, les sens, les uns après les autres, nous y constaterions d’exorbitants effets. Sans parler de ces fidèles stigmates qui s’ouvrent ou se ferment suivant le Propre de l’année liturgique, quoi de plus stupéfiant que le don de bilocation, le pouvoir de se dédoubler, d’être en même temps, au même moment, dans deux endroits ? Et pourtant de nombreux exemples de ce fait incroyable s’imposent ; plusieurs même sont célèbres, entre autres ceux de saint Antoine de Padoue, de saint François Xavier, de Marie d’Agreda qui était à la fois dans son monastère en Espagne et au Mexique où elle prêchait les mécréants, de la mère Agnès de Jésus, qui, sans sortir de son couvent de Langeac, venait visiter à Paris M. Olier. — Et l’action d’en Haut semble singulièrement énergique aussi, lorsqu’elle s’empare de l’organe central de la circulation, du moteur qui refoule le sang dans toutes les parties du corps.

Nombre d’élus avaient le cœur si brûlant que les linges roussissaient sur eux ; le feu qui consumait Ursule Benincasa, la fondatrice des Théatines, était si vif, que cette sainte soufflait des colonnes de fumée dès qu’elle ouvrait la bouche ; sainte Catherine de Gênes trempait ses pieds ou ses mains dans de l’eau glacée et l’eau bouillait ; la neige fondait autour de saint Pierre d’Alcantara et, un jour que le Bienheureux Gerlach traversait une forêt, en plein hiver, il conseilla au compagnon qui marchait derrière lui et qui ne pouvait plus avancer, car ses jambes se gelaient, de mettre ses pieds sur la marque de ses pas et celui-ci ne sentit plus aussitôt le froid.

J’ajouterais que certains de ces phénomènes, qui font sourire les libres-penseurs, se sont renouvelés et ont été vérifiés tout récemment.

Les linges roussis par les feux du cœur ont été observés par le Dr  Imbert Gourbeyre sur la stigmatisée Palma d’Oria et des phénomènes de haute Mystique, qu’aucune science ne peut expliquer, ont été épiés, minutes par minutes, notés, contrôlés, sur Louise Lateau, par le professeur Rohling, par le Dr  Lefebvre, par le Dr  Imbert-Gourbeyre, par le Dr  de Noüe, par des déléguées médicales issues de tous les pays…

Mais, nous voici arrivés, reprit l’oblat ; pardon, je passe devant vous pour vous guider.

Ils avaient quitté, tout en causant, la clôture et, coupant à travers champs, ils atteignaient une immense ferme ; des trappistes les saluèrent respectueusement quand ils entrèrent dans la cour. M. Bruno, s’adressant à l’un d’eux, le pria de vouloir bien leur faire visiter le domaine.

Le convers les conduisit dans des étables, puis dans des écuries, puis dans des poulaillers ; Durtal, que ce spectacle n’intéressait pas, se bornait à admirer la bonne grâce de ces braves gens. Aucun ne parlait, mais ils répondaient aux questions par des mimiques et des clins d’yeux.

— Mais comment font-ils pour communiquer entre eux, demanda Durtal, lorsqu’il fut hors de la ferme ?

— Vous venez de le voir ; ils correspondent avec des signes ; ils emploient un alphabet plus simple que celui des sourds-muets, car chacune des idées qu’ils peuvent avoir besoin d’exprimer pour leurs travaux en commun est prévue.

Ainsi, le mot « lessive » est traduit par une main qui en tape une autre ; le mot « légume » par l’index gauche qu’on ratisse ; le sommeil est simulé par la tête penchée sur le poing ; la boisson par une main close portée aux lèvres. — Et pour les termes dont le sens est plus spirituel, ils usent d’un moyen analogue. La confession se rend par un doigt que l’on pose, après l’avoir baisé, sur le cœur ; l’eau bénite est signifiée par les cinq doigts serrés de la main gauche, sur lesquels on trace une croix avec le pouce de la droite ; le jeûne par les doigts qui étreignent la bouche ; le mot « hier » par le bras retourné vers l’épaule ; la honte par les yeux couverts avec la main. — Bien, mais supposons qu’ils aient envie de me désigner, moi qui ne suis pas un des leurs, comment s’y prendraient-ils ?

— Ils se serviraient du signe « hôte » qu’ils figurent en éloignant le poing et en le rapprochant du corps.

— Ce qui veut dire que je viens de loin chez eux ; le fait est que c’est ingénu et même transparent, si l’on veut.

Ils marchèrent, silencieusement, le long d’une allée qui dévalait dans des champs de labour.

— Je n’ai pas aperçu, parmi ces moines, le frère Anaclet et le vieux Siméon, s’écria tout à coup Durtal.

— Ils ne sont pas occupés à la ferme ; le frère Anaclet est employé à la chocolaterie et le frère Siméon garde les porcs ; tous les deux travaillent dans l’enceinte même du monastère. Si vous le voulez, nous irons souhaiter le bonjour à Siméon.

Et l’oblat ajouta : — Vous pourrez attester, en rentrant à Paris, que vous avez vu un véritable saint, tel qu’il en exista au XIe siècle ; celui-là nous reporte au temps de saint François d’Assise ; il est en quelque sorte, la réincarnation de cet étonnant Junipère dont les Fioretti nous célèbrent les innocents exploits. Vous connaissez cet ouvrage ?

— Oui, il est, après la Légende dorée, le livre où s’est le plus candidement empreinte l’âme du Moyen Age.

— Eh bien, pour en revenir à Siméon, ce vieillard est un saint d’une simplicité peu commune. — En voici une preuve entre mille. Il y a de cela quelques mois, j’étais dans la cellule du prieur, quand le frère Siméon se présente. Il dit au père la formule usitée pour demander la parole : « Benedicite » ; — le P. Maximin lui répond « Dominus » et sur ce mot, qui l’autorise à converser, le frère montre ses lunettes et raconte qu’il ne voit plus clair.

Ce n’est pas bien surprenant, dit le prieur, voilà bientôt dix ans que vous portez les mêmes lunettes ; vos yeux ont pu s’affaiblir depuis ce temps ; ne vous inquiétez pas, nous trouverons le numéro qui convient maintenant à votre vue.

Tout en discourant, le P. Maximin remuait le verre des lunettes, machinalement, entre ses mains et soudain il rit, en me montrant ses doigts qui étaient devenus noirs. Il se détourne, prend un linge, achève de nettoyer les lunettes, et, les replaçant sur le nez du frère, il lui dit : voyez-vous, frère Siméon ?

Et le vieux, stupéfait, s’écrie : oui… j’y vois !

Mais ceci n’est qu’une des faces de ce brave homme. Une autre c’est l’amour de ses bêtes. Quand une truie va mettre bas, il sollicite la permission de passer la nuit auprès d’elle, il l’accouche, la soigne comme son enfant, pleure lorsqu’on vend les gorets ou qu’on expédie ses cochons à l’abattoir. Aussi ce que tous ces animaux l’adorent !

Vraiment, reprit l’oblat, après un silence, Dieu aime par-dessus tout les âmes simples, car il comble le frère Siméon de grâces. Seul, ici, il possède le don de commandement sur les Esprits et peut résorber et même prévenir les accidents démoniaques qui surgissent dans les cloîtres. — L’on assiste alors à des actes étranges : un beau matin, tous les porcs tombent sur le flanc ; ils sont malades et sur le point de crever.

Siméon, qui connaît l’origine de ces maux, crie au Diable : attends, attends un peu, toi, et tu vas voir ! Il court chercher de l’eau bénite, en asperge, en priant, son troupeau et toutes les bêtes qui agonisaient se relèvent et gambadent, en remuant la queue.

Quant aux incursions diaboliques dans le couvent même, elles ne sont que trop réelles et, parfois, on ne les refoule qu’après de persistantes obsécrations et d’énergiques jeûnes : à certains moments, dans la plupart des abbayes, le Démon répand des semis de larves dont on ne sait comment se défaire. Ici, le père abbé, le prieur, tous ceux qui sont prêtres, ont échoué ; il a fallu, pour que les exorcismes fussent efficaces, que l’humble convers intervint ; aussi, en prévision de nouvelles attaques, a-t-il obtenu le droit de laver quand bon lui semble, avec de l’eau bénite et des oraisons, le monastère.

Il a le pouvoir de sentir le Malin là où il se cache et il le poursuit, le traque, finit par le jeter dehors.

Voici la porcherie, continua M. Bruno, en désignant en face de l’aile gauche du cloître une masure entourée de palissades et il ajouta :

— Je vous préviens, le vieux grunnit tel qu’un pourceau, mais il ne répondra, lui aussi, que par des signes à nos questions.

— Mais il peut parler à ses animaux.

— Oui, à eux seuls.

L’oblat poussa une petite porte et le convers, tout courbé, leva péniblement la tête.

— Bonjour, mon frère, dit M. Bruno, voici monsieur qui voudrait visiter vos élèves.

Il y eut un grognement de joie sur les lèvres du vieillard. Il sourit et les invita d’un signe à le suivre.

Il les introduisit dans une étable et Durtal recula, assourdi par des cris affreux, suffoqué par l’ardeur pestilentielle des purins. Tous les porcs se dressaient debout, derrière leur barrière, hurlaient d’allégresse, à la vue du frère.

— Paix, paix, fit le vieillard, d’une voix douce, et, haussant le bras au-dessus des palis, il cajola les groins qui s’étouffaient à grogner, en le flairant.

Il tira Durtal par la manche, et le faisant pencher au-dessus du treillage, il lui montra une énorme truie au nez retroussé, de race anglaise, un animal monstrueux, entouré d’une bande de gorets qui se ruaient, ainsi que des enragés, sur des tétines.

— Oui, ma belle, va, ma belle, murmura le vieux, en lui lissant les soies avec la main.

Et la truie le regardait avec des petits yeux languissants et lui léchait les doigts ; elle finit par pousser des clameurs abominables lorsqu’il partit.

Et le frère Siméon exhiba d’autres élèves, des cochons avec des oreilles en pavillon de trompe et des queues en tire-bouchons, des truies dont les ventres traînaient et dont les pattes semblaient à peine sorties du corps, des nouveau-nés qui pillaient goulûment la calebasse des pis, et d’autres plus grands qui jouaient à se poursuivre et se roulaient dans la boue, en reniflant.

Durtal lui fit compliment de ses bêtes et le vieillard jubila, s’essuya, avec sa grosse main, le front ; puis, sur une question de l’oblat s’informant de la portée de telle truie, il têtait ses doigts à la file ; répondait à cette réflexion que ces animaux étaient vraiment voraces, en tendant les bras au ciel, en indiquant les baquets vides, en enlevant des bouts de bois, en arrachant des touffes d’herbes qu’il portait à ses lèvres, en grouinant comme s’il avait le museau plein.

Puis il les conduisit dans la cour, les rangea contre le mur, ouvrit, plus loin, une porte et s’effaça.

Un formidable verrat passa tel une trombe, culbuta une brouette, fit jaillir tout autour de lui, ainsi qu’un obus, des éclats de terre ; puis il courut au galop, en rond, tout autour de la cour et finit par aller piquer une tête dans une mare de purin. Il s’y ventrouilla, s’y retourna, gigota, les quatre pattes en l’air, s’échappa de là, noir, sale de même qu’un fond de cheminée, ignoble.

Après quoi, il se mit en arrêt, sonna joyeusement du groin et voulut aller caresser le moine qui le contint, d’un geste.

— Il est magnifique votre verrat ! dit Durtal.

Et le convers regarda Durtal avec des yeux humides ; et il se frotta le cou avec la main, en soupirant.

— Cela signifie qu’on le tuera prochainement, dit l’oblat.

Et le vieux acquiesça d’un hochement douloureux de tête.

Ils le quittèrent, en le remerciant de sa complaisance.

— Quand je songe à la façon dont cet être, qui s’est voué aux plus basses besognes, prie dans l’église, ça me donne envie de me mettre à genoux et de faire, ainsi que ses pourceaux, de lui baiser les mains ! s’écria Durtal après un silence.

— Le frère Siméon est un être angélique, répliqua l’oblat. Il vit de la vie Unitive, l’âme ensevelie, noyée dans l’océan de la divine Essence. Sous cette grossière enveloppe, dans ce pauvre corps, réside une âme sans péchés ; aussi, est-il bien juste que Dieu le gâte ! Il lui a, ainsi que je vous l’ai dit, délégué tout pouvoir sur le Démon ; et, dans certains cas, il lui concède également la puissance de guérir, par l’imposition des mains, les maladies, il a renouvelé ici les guérisons miraculeuses des anciens Saints.

Ils se turent, puis prévenus par les cloches qui sonnaient les Vêpres, ils se dirigèrent vers l’église.

Et, revenant alors sur lui-même, tentant de se récupérer, Durtal demeura stupéfait. La vie monastique reculait le temps. Il était à la Trappe depuis combien de semaines et il y avait déjà combien de jours qu’il s’était approché des Sacrements ? cela se perdait dans le lointain : ah ! l’on vivait double, dans les cloîtres ! — Et, pourtant, il ne s’y ennuyait pas ; il s’était aisément plié au dur régime et, malgré la concision des repas, il n’avait aucune migraine, aucune défaillance ; il ne s’était même jamais si bien porté ! — mais ce qui persistait, c’était cette sensation d’étouffement, de soupirs contenus, cette ardente mélancolie des heures et, plus que tout, cette vague inquiétude d’entendre enfin en soi, d’y écouter les voix de cette Trinité, Dieu, le Démon et l’homme, réunie en sa propre personne.

Ce n’est pas la paix rêvée de l’âme — et c’est même pis qu’à Paris, se disait-il, en se rappelant l’épreuve démentielle du chapelet — et, cependant — expliquez cela, l’on est, quand même, heureux ici !