Stock (p. 276-308).


III



Il se réveilla en sursaut à onze heures, avec cette impression de quelqu’un qui se sent regardé pendant qu’il dort. Il fit craquer une allumette, ne vit personne, vérifia l’heure et, retombant sur sa couche, dormit d’un trait jusqu’à près de quatre heures. Il s’habilla en hâte et courut à l’église.

Le vestibule, obscur la veille, était éclairé, ce matin-là, car un vieux moine célébrait une messe à l’autel de saint Joseph, un moine chauve et cassé, avec une barbe blanche fuyant de toutes parts, en coup de vent, volant en de très longs fils.

Un convers l’assistait, un petit homme au poil noir et au crâne rasé, pareil à une boule peinte en bleu ; il ressemblait à un bandit, avec sa barbe en désordre et son sac usé de bure.

Et ce bandit avait l’œil doux et étonné des gosses. Il servait le prêtre avec un respect presque craintif, avec une joie contenue vraiment touchante.

Les autres, à genoux sur les dalles, priaient, concentrés, ou lisaient leur messe. Durtal distingua le très vieux de quatre-vingt ans, immobile, la face tendue en avant et les yeux clos ; et le jeune, celui dont le regard miséricordieux l’avait secouru près de l’étang, méditait attentivement sur son paroissien l’office. Il devait être âgé de vingt ans, était grand et robuste ; la figure un peu fatiguée était tout à la fois mâle et tendre, avec ses traits émaciés et sa barbe blonde qui rebroussait sur la robe, en pointe.

Durtal s’abandonna dans cette chapelle où chacun mettait un peu du sien pour l’adjuver et, songeant à la confession qu’il allait faire, il supplia le Seigneur de le soutenir, il l’implora pour que le moine voulût bien le déplier.

Et il se sentit moins apeuré, plus maître de soi, plus ferme. Il se collationnait et se groupait, éprouvait une douloureuse confusion, mais il n’avait plus ce découragement qui l’avait abattu, la veille. Il se remontait avec cette idée qu’il ne se délaissait pas, qu’il s’aidait de toutes ses forces, qu’il ne pouvait, dans tous les cas, se rassembler mieux.

Il fut distrait de ces réflexions par le départ du vieux trappiste qui avait fini d’offrir le sacrifice, et par l’entrée du prieur qui monta entre deux pères blancs dans la rotonde, au maître-autel, pour dire la messe.

Durtal s’absorba dans son eucologe, mais après que le prêtre eut consommé les Espèces, il cessa de lire, car tous se levaient et il béa, confondu, devant un spectacle dont il ne se doutait même pas, une communion de moines.

Ils s’avançaient, un à un, muets et les yeux bas, puis arrivé devant l’autel, celui qui marchait le premier se retournait et embrassait le camarade qui venait après lui ; celui-ci, à son tour, serrait dans ses bras le religieux qui le suivait et il en était ainsi jusqu’au dernier. Tous, avant que d’aller recevoir l’Eucharistie, échangeaient le baiser de paix, puis ils s’agenouillaient, communiaient et ils revenaient encore, un à un, en tournant dans la rotonde derrière l’autel.

Et le retour de ces gens était inouï ; les pères blancs en tête, ils s’acheminaient très lentement, les yeux fermés et les mains jointes. Les figures avaient quelque chose de modifié ; elles étaient éclairées autrement, en dedans ; il semblait que, refoulée par la puissance du sacrement contre les parois du corps, l’âme filtrât, au travers des pores, éclairât l’épiderme de cette lumière spéciale de la joie, de cette sorte de clarté qui s’épand des âmes blanches, file ainsi qu’une fumée presque rose le long des joues et rayonne, en se concentrant, au front.

À considérer l’allure mécanique et hésitante de ces moines, l’on devinait que les corps n’étaient plus que des automates, exécutant par habitude leur mouvement de marche, que les âmes ne se souciaient plus d’eux, étaient ailleurs.

Durtal reconnaissait le vieux convers maintenant si courbé que son visage disparaissait dans sa barbe relevée par la poitrine et ses deux grosses mains noueuses tremblaient, en s’étreignant ; il apercevait aussi le jeune et grand frère, les traits tirés dans une face dissoute, glissant à petits pas, sans yeux.

Fatalement, il délibéra sur lui-même. Il était le seul qui ne communiait pas, car il voyait, sortant le dernier derrière l’autel, M. Bruno qui rejoignait, les bras croisés, sa place.

Cette exclusion lui faisait si clairement comprendre combien il était différent, combien il était éloigné de ce monde-là ! Tous étaient admis et, lui seul, restait. Son indignité s’attestait davantage et il s’attristait d’être mis à l’écart, traité, ainsi qu’il le méritait, en étranger, séparé de même que le bouc des Ecritures, parqué, loin des brebis, à la gauche du Christ.

Ces remarques lui furent saines, car elles dissipèrent la terreur de la confession qui s’affirmait encore. Cet acte lui parut si naturel, si juste, dans sa nécessaire humiliation, dans son indispensable souffrance, qu’il eût voulu l’accomplir tout de suite et pouvoir se représenter dans cette chapelle, émondé, lavé, devenu au moins un peu plus semblable aux autres.

Quand la messe prit fin, il se dirigea vers sa cellule pour y chercher une tablette de chocolat.

En haut de l’escalier, M. Bruno, enveloppé d’un grand tablier, s’apprêtait à nettoyer les marches.

Durtal l’examinait, surpris. L’oblat sourit et lui serra la main.

— C’est une excellente besogne pour l’âme, fit-il, en montrant son balai ; cela vous rappelle aux sentiments de modestie que l’on est trop enclin à oublier, lorsqu’on a vécu dans le monde.

Et il se mit à frotter vigoureusement et à recueillir sur une pelle la poussière qui remplissait, comme une poudre de poivre, les salières creusées dans les carreaux du sol. Durtal emporta sa tablette dans le jardin. Réfléchissons, se dit-il, en la grignotant ; si je longeais une autre route, si j’allais me promener dans la partie du bois que j’ignore. Et il n’en eut aucun désir. — Non, dans l’état où je suis, j’aime mieux hanter le même endroit, ne point quitter les lieux où j’ai fixé mes habitudes ; je suis déjà si peu coordonné, si facilement épars, que je ne veux pas risquer de me désunir dans la curiosité de nouveaux sites. Et il s’en fut près de l’étang en croix.

Il remonta le long de ses rives et quand il eut atteint le sommet, il s’étonna de rencontrer, à quelques minutes de là, un ruisseau moucheté de pellicules vertes, creusé entre deux haies qui servaient de clôture au monastère. Plus loin, s’étendaient des champs, une vaste ferme dont on entrevoyait les toits dans des arbres, et, partout, à l’horizon, sur des collines, des forêts qui semblaient arrêter la marche en avant du ciel.

— Je me figurais ce territoire plus grand, se dit-il, en revenant sur ses pas et lorsqu’il eut regagné le haut de l’étang en croix, il contempla l’immense crucifix de bois, dressé en l’air et qui se réverbérait dans cette glace noire. Il s’y enfonçait, vu de dos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent, paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d’encre. Et l’on n’apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était caché par son bois, que les deux bras blancs qui dépassaient l’instrument de supplice et se tordaient dans la suie des eaux.

Assis sur l’herbe, Durtal regardait l’obscur miroir de cette croix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cet étang, tannée, salie, par un lit de feuilles mortes, par un fumier de fautes, il plaignait le sauveur qu’il allait convier à s’y baigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha, consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air, au moins ! Mais ce serait par un surcroît d’outrages, l’abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit, dans un fond de boue !

— Ah ! il serait temps de l’épargner, en me filtrant, en me clarifiant, se cria-t-il. — Et le cygne, demeuré jusqu’alors immobile dans un bras de l’étang, balaya, en s’avançant, la lamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remué des eaux.

Et Durtal songea à l’absolution qu’il obtiendrait peut-être et il rouvrit son eucologe et dénombra ses fautes ; et lentement, ainsi que la veille, il se tarauda, parvint, en se sondant, à faire sortir du sol de son être un jet de larmes.

Il s’agit de se contenir, se dit-il, tremblant à l’idée qu’il suffoquerait encore, qu’il ne pourrait parler ; et il résolut de commencer à rebours sa confession, d’énumérer d’abord les petits péchés, de garder les gros pour la fin, de terminer par l’aveu des méfaits charnels ; si alors je succombe, j’arriverai quand même à m’expliquer en deux mots. — Mon Dieu ! pourvu néanmoins que le prieur ne se taise pas comme hier, pourvu qu’il me délie !

Il secoua sa tristesse, quitta l’étang, rejoignit son allée de tilleuls et il se plut à inspecter de près ces arbres. Ils érigeaient des troncs énormes, frottés d’orpin roux, gouachés d’argent gris par des mousses ; et plusieurs, ce matin-là, étaient enveloppés ainsi que d’une mantille couturée de perles, par des fils de la Vierge que la rosée attachait avec les nœuds clairs de ses gouttes.

Il s’assit sur un banc, puis craignant une ondée, car le temps tournait à la pluie, il se retira dans sa cellule.

Il ne se sentait aucune envie de lire ; il n’avait plus qu’une hâte, atteindre, tout en la redoutant, la neuvième heure, en finir avec le lest de son âme et s’en décharger, et il priait mécaniquement, sans savoir ce qu’il marmottait, pensant toujours à cette confession, repris d’alarmes, retraversé de transes.

Il descendit un peu avant l’heure — et le cœur lui manqua, lorsqu’il pénétra dans l’auditoire.

Malgré lui, ses yeux se braquaient sur ce prie-Dieu où il avait si cruellement souffert.

Dire qu’il allait falloir se remettre sur cette claie, s’étendre encore sur ce chevalet de torture ! Il essaya de se colliger, de se résumer — et il se cabra brusquement ; il entendait les pas du moine.

La porte s’ouvrit et, pour la première fois, Durtal osa dévisager le prieur ; ce n’était plus du tout le même homme, plus du tout la figure qu’il discernait de loin ; autant le profil était hautain, autant la face était douce ; et c’était l’œil qui émoussait l’altière énergie des traits, un œil familier et profond où il y avait, à la fois, de la joie placide et de la pitié triste.

— Allons, dit-il, ne vous troublez pas, car c’est à Notre Seigneur seul qui connaît vos fautes que vous allez parler.

Et il s’agenouilla, pria longuement et vint, ainsi que la veille, s’asseoir près du prie-Dieu ; il se pencha sur Durtal et tendit l’oreille.

Un peu rassuré, le pénitent commença sans trop d’angoisses. Il s’accusait de toutes les fautes communes aux hommes, manque de charité envers le prochain, médisance, haine, jugements téméraires, injures, mensonges, vanité, colère, etc.

Le moine l’interrompit, un moment.

— Vous avez déclaré, je crois, tout à l’heure, que, dans votre jeunesse vous aviez contracté des dettes ; les avez-vous payées ?

Et sur un signe affirmatif de Durtal, il fit : Bien — et poursuivit :

— Avez-vous fait partie d’une société secrète ? vous êtes-vous battu en duel ? — je suis obligé de poser ces questions, car ce sont des péchés réservés.

Non ? — Bien — et il se tut.

— Envers Dieu, je m’accuse de tout, reprit Durtal ; comme je vous l’ai avoué, hier, depuis ma première communion, j’ai tout quitté, prières, messe, enfin tout ; j’ai nié Dieu, je l’ai blasphémé, j’avais entièrement perdu la Foi.

Et Durtal s’arrêta.

Il arrivait aux forfaits des chairs. Sa voix faiblit.

— Ici, je ne sais plus comment m’expliquer, fit-il, en refoulant ses larmes.

— Voyons, dit doucement le moine, vous m’avez affirmé, hier, que vous aviez commis tous les actes que comporte la malice spéciale de la Luxure.

— Oui, mon père. — Et, tremblant, il ajouta : — Dois-je entrer dans des détails ?

— Non, c’est inutile. Je me bornerai à vous demander, parce que cela change la nature du péché, s’il y a eu, dans votre cas, des fautes personnelles et des fautes commises entre personnes du même sexe ?

— Depuis le collège, non.

— S’il y a eu adultère ?

— Oui.

— Dois-je comprendre, que dans vos relations avec les femmes, aucun des excès possibles ne fut omis ?

Durtal eut un signe affirmatif.

— Bien, cela suffit.

Et le moine se tut.

Durtal étouffait de dégoût ; l’aveu de ces turpitudes lui coûtait affreusement ; et cependant, bien qu’il fût encore accablé de honte, il commençait déjà à respirer quand, tout à coup, il se replongea la tête dans ses mains.

Le souvenir du sacrilège, auquel Mme  Chantelouve l’avait fait participer, lui revenait.

Il raconta, en balbutiant, qu’il avait assisté, par curiosité, à une messe noire et qu’après, sans le vouloir, il avait souillé une hostie que cette femme, saturée de Satanisme, cachait en elle.

Le prieur écoutait sans broncher.

— Avez-vous continué à fréquenter cette femme après ?

— Non, cela m’avait fait horreur.

Le trappiste réfléchit et :

— C’est tout ?

— Je crois avoir tout avoué, répondit Durtal.

Le confesseur garda le silence pendant quelques minutes, puis d’une voix pensive, il murmura :

— Je suis plus qu’hier encore frappé par l’étonnant miracle que le ciel a opéré en vous. Vous étiez malade, si malade que vraiment l’on pouvait dire de votre âme ce que Marthe disait du corps de Lazare : « Jam fœtet ! » — Et le Christ vous a, en quelque sorte, ressuscité. Seulement, ne vous y trompez pas, la conversion du pécheur n’est pas sa guérison, mais seulement sa convalescence ; et cette convalescence dure quelquefois plusieurs années, est souvent longue.

Il convient donc que vous vous déterminiez, dès à présent, à vous prémunir contre les rechutes, à tenter ce qui dépendra de vous pour vous rétablir. Ce traitement préventif se compose de la prière, du Sacrement de Pénitence, de la sainte communion.

La prière ? — vous la connaissez, car, après une vie agitée telle que fut la vôtre, vous n’avez pu vous décider à émigrer ici, sans avoir auparavant beaucoup prié.

— Ah ! si mal !

— Peu importe, puisque votre désir était de prier bien ! — La confession ? — Elle vous fut pénible ; elle le sera moins maintenant que vous n’aurez plus à avouer des années accumulées de fautes. La communion m’ inquiète davantage ; l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où vous triompheriez de la chair, le Démon ne vous attendît là et qu’il ne s’efforçât de vous en éloigner, car il sait fort bien que, sans ce divin Magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc à porter sur ce point toute votre attention.

Le moine réfléchit une minute, puis il reprit :

— La sainte Eucharistie… vous en aurez plus qu’un autre besoin, car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, que les êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Elle vous a fait beaucoup beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous fera beaucoup souffrir ; elle sera la porte mal fermée de votre personne et c’est par là que le Démon s’introduira et s’épandra en vous. — Veillez donc de ce côté et priez ardemment pour que le Seigneur vous vienne en aide. Dites-moi, avez-vous un chapelet ?

— Non, mon père.

— Je sens, reprit le moine, dans le ton dont vous avez prononcé ce nom, percer une certaine hostilité contre le chapelet.

— Je vous avouerai que ce moyen mécanique pour réciter des oraisons me gêne un peu ; je ne sais pas, mais il me semble qu’au bout de quelques secondes, je ne pourrais plus penser à ce que je répète ; je bafouillerais, je finirais certainement par balbutier des bêtises…

— Vous avez connu, fit tranquillement le prieur, des pères de famille. Leurs enfants leur bredouillaient des caresses, leur racontaient n’importe quoi et ils étaient cependant ravis de les entendre ! Pourquoi voulez-vous que Notre Seigneur, qui est un bon père, n’aime pas à écouter ses enfants même lorsqu’ils ânonnent, même lorsqu’ils débitent des bêtises ?

Et, après une pause, il poursuivit :

— Je flaire un peu de ruse diabolique dans votre avis, car de grandes grâces sont attachées à cette couronne d’oraisons. La Très Sainte Vierge a elle-même révélé ce moyen de prier aux Saints ; Elle a déclaré s’y complaire ; cela doit suffire pour nous le faire aimer.

Faites-le donc pour Elle qui a puissamment aidé à votre conversion, qui a intercédé auprès de son Fils pour vous sauver. Rappelez-vous aussi que Dieu a voulu que toutes les grâces nous vinssent par Elle. Saint Bernard le déclare expressément : « Totum nos habere voluit per Mariam. »

Le moine fit une nouvelle pause et il ajouta :

— Le chapelet met, du reste, les sots en fureur et c’est là un signe sûr. Vous voudrez bien, comme pénitence, réciter une dizaine, pendant un mois, chaque jour.

Il se tut, puis lentement, il reprit :

— Nous gardons tous, hélas ! cette cicatrice du péché originel qu’est le penchant au mal ; chacun la ménage plus ou moins ; vous, depuis l’âge de discrétion, vous l’avez constamment ouverte, mais il suffit que vous exécriez votre plaie pour que Dieu la ferme. Je ne vous parlerai donc pas de votre passé, puisque votre repentir et votre ferme propos de ne plus pécher l’effacent. Demain, vous recevrez le gage de la réconciliation, vous communierez ; après tant d’années, le Seigneur s’engagera dans la route de votre âme et s’y arrêtera ; abordez-le avec grande humilité et préparez-vous d’ici-là, par la prière, à ce mystérieux cœur à cœur que sa bonté désire. Dites maintenant votre acte de contrition, je vais vous donner la sainte absolution.

Le moine leva les bras et les manches de sa coule blanche volèrent ainsi que deux ailes au-dessus de lui. Il proférait, les yeux au ciel, l’impérieuse formule qui rompt les liens ; et trois mots prononcés, d’une voix plus haute et plus lente : « Ego te absolvo » tombèrent sur Durtal qui frémit de la tête aux pieds. Il s’affaissa presque sur le sol, incapable de se réunir, de se comprendre, sentant seulement et cela d’une façon très nette, — que le Christ était en personne présent, était là, près de lui dans cette pièce, — et, ne trouvant aucune parole pour le remercier, il pleura, ravi, courbé sous le grand signe de croix dont le couvrait le moine.

Il lui sembla sortir d’un rêve, alors que le prieur lui dit : « Réjouissez-vous, votre vie est morte ; elle est enterrée dans un cloître et c’est aussi dans un cloître qu’elle va renaître ; c’est un bon présage ; ayez confiance en Notre Seigneur et allez en paix.

Et le père ajouta, en lui serrant la main : n’ayez aucune crainte de me déranger, je suis à votre entière disposition ; non seulement pour la confession, mais encore pour tous les entretiens, pour tous les conseils qui pourraient vous être utiles ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Ils quittèrent ensemble l’auditoire ; le moine le salua dans le corridor et disparut. Durtal hésitait entre aller méditer dans sa cellule ou dans l’église, quand M. Bruno survint.

Il s’approcha de Durtal et lui dit :

— Hein ? c’est un fameux poids de moins sur l’estomac !

Et Durtal le regardant, étonné, il rit.

— Pensez-vous donc qu’un vieux pécheur tel que moi n’ait pas découvert à mille riens, ne fût-ce qu’à vos pauvres yeux qui maintenant s’éclairent, que vous n’étiez pas encore réconcilié lorsque vous êtes débarqué ici. Or, je viens de surprendre le révérend père qui retourne dans le cloître et, vous, je vous rencontre sortant de l’auditoire ; il n’est pas dès lors nécessaire d’être bien malin pour deviner que le grand lavage vient d’avoir lieu !

— Mais, fit Durtal, le prieur que vous n’avez pu voir avec moi, puisqu’il était parti quand vous êtes entré, aurait pu accomplir une autre tâche.

— Non, car il n’était pas en scapulaire ; il avait la coule. Et comme il n’endosse cette robe que pour se rendre à l’église ou à confesse, j’étais bien certain, étant donnée cette heure-ci qui ne comporte aucun office, qu’il venait de l’auditoire. J’avançai encore que les trappistes n’étant pas confessés dans cette pièce, deux personnes seulement pouvaient s’y entretenir avec lui, vous ou moi.

— Vous m’en direz tant, répliqua Durtal, en riant.

Le Père Etienne les accosta sur ces entrefaites et Durtal lui réclama un chapelet.

— Mais je n’en ai pas, s’écria le moine.

— J’en possède plusieurs, fit M. Bruno, et je serai très heureux de vous en offrir un. Vous permettez, mon père…

Le moine acquiesça d’un signe.

— Alors si vous voulez bien m’accompagner, reprit l’oblat, en s’adressant à Durtal, je vous le remettrai, sans plus tarder.

Ils montèrent ensemble l’escalier et Durtal connut alors que M. Bruno demeurait dans une pièce située au fond d’un petit corridor, pas bien loin de la sienne.

Cette cellule était très simplement meublée d’un ancien mobilier bourgeois, d’un lit, d’un bureau d’acajou, d’une large bibliothèque pleine de livres ascétiques, d’un poêle de faïence et de fauteuils.

Ces meubles appartenaient évidemment à l’oblat, car ils ne ressemblaient en rien au mobilier des Trappes.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit M. Bruno, en montrant un fauteuil, et ils causèrent.

Après s’être d’abord engagée sur le Sacrement de Pénitence, la conversation se fixa sur le P. Maximin et Durtal avoua que la haute mine du prieur l’avait terrifié tout d’abord.

M. Bruno se mit à rire. — Oui, fit-il, il produit cet effet sur ceux qui ne l’approchent point, mais quand on le fréquente, on discerne qu’il n’est rigide que pour lui-même, car nul n’est, pour les autres, plus indulgent ; c’est un vrai et un saint moine, dans toute l’acception du terme ; aussi a-t-il de grandes lumières…

Et comme Durtal lui parlait des autres cénobites et s’étonnait qu’il y eut, parmi eux, de très jeunes gens, M. Bruno répondit :

— S’imaginer que la plupart des trappistes ont vécu dans le monde est une erreur. Cette idée, si répandue, que les gens se réfugient dans les Trappes après de longs chagrins, après des existences désordonnées, est absolument fausse ; d’ailleurs, pour pouvoir endurer le régime débilitant du cloître, il faut commencer jeune et surtout ne pas apporter un corps usé par des abus de toute sorte.

Il convient aussi de ne pas confondre la misanthropie et la vocation monastique ; — ce n’est pas l’hypocondrie, mais l’appel divin, qui conduit dans les Trappes. Il y a là une grâce spéciale qui fait que de tout jeunes gens, qui n’ont jamais vécu, aspirent à pouvoir s’interner dans le silence et à y souffrir les privations les plus dures ; et ils sont heureux ainsi que je vous souhaiterais de l’être ; et cependant leur existence est encore plus rigoureuse que vous ne la supposez ; prenons les convers, par exemple.

Songez qu’ils se livrent aux labeurs les plus pénibles et qu’ils n’ont même pas comme les pères la consolation d’assister à tous les offices et de les chanter ; songez que leur récompense qui est la communion ne leur est même pas très souvent concédée.

Représentez-vous maintenant l’hiver ici. Le froid y est terrible ; dans ces bâtiments délabrés, rien ne ferme et le vent balaie la maison du haut en bas ; ils y gèlent sans feu, couchent sur des grabats ; et ils ne peuvent se soutenir, s’encourager entre eux, car ils se connaissent à peine, puisque toute conversation est interdite.

Pensez aussi que ces pauvres gens n’ont jamais un mot aimable, un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent de l’aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle, jamais il ne dit au bon ouvrier qu’il est content.

Considérez encore que, l’été, lorsque pour faucher la moisson, l’on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là se reposent quand le soleil torréfie les champs ; ils s’assoient à l’ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s’ils ont soif et ils mangent ; et le convers les regarde dans ses lourds vêtements ; et il continue sa besogne et il ne mange pas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempées pour résister à une vie pareille !

— Mais enfin, dit Durtal, il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle se relâche.

— Jamais ; il n’y a même pas, ainsi que dans des ordres bien austères pourtant — chez les Carmélites, pour en citer un, -une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici, le silence est éternel.

— Même lorsqu’ils sont ensemble au réfectoire ?

— On lit alors les conférences de Cassien, l’Échelle sainte de Climaque, les vies des Pères du Désert, ou quelque autre volume pieux.

— Et le dimanche ?

— Le dimanche, on se lève une heure plus tôt ; mais c’est en effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices, passer tout leur temps dans l’église !

— L’humilité, l’abnégation, exacerbées jusqu’à ce point, sont surhumaines ! s’écria Durtal. — Mais, pour qu’ils puissent se livrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encore faut-il qu’on leur accorde, en quantité suffisante, une nourriture assez forte.

M. Bruno sourit.

— Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent même pas ceux qu’on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrent avec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de lie par verre. Ils en ont la valeur d’une hémine ou d’une pinte, mais ils peuvent l’allonger avec de l’eau, s’ils ont soif.

— Et ils font combien de repas ?

— Cela dépend. — Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu’une fois par jour, à 2 heures 1/2 — et, durant le Carême, ce repas est reculé jusqu’à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûne Cistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 et l’on peut y ajouter le mixte, c’est-à-dire une légère collation le soir.

— C’est effrayant ! travailler et, pendant des mois, ne s’alimenter qu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’on est debout depuis deux heures du matin et que l’on n’a pas dîné la veille !

— Aussi est-on, parfois, obligé d’élargir un peu la règle et lorsqu’un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceau de pain.

Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d’un ton pensif, que l’on desserre davantage encore l’étreinte de ces observances, car cette question de la table devient une véritable pierre d’achoppement pour le recrutement des Trappes ; des âmes qui se plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce que le corps qu’elles traînent après elles ne peut s’accoutumer à ce régime[1].

— Et les Pères mènent la même existence que les convers ? — Absolument, ils donnent l’exemple ; tous avalent la même pitance et couchent dans le même dortoir, sur des lits pareils ; c’est l’égalité absolue. Seulement, les pères ont l’avantage de chanter l’office et d’obtenir des communions plus fréquentes.

— Parmi les convers, il en estdeux qui m’ ont particulièrement intéressé, l’un, tout jeune, un grand blond qui a une barbe allongée en pointe, l’autre un très vieux, tout courbé.

— Le jeune est le frère Anaclet ; c’est une véritable colonne de prières que ce jeune homme et l’une des plus précieuses recrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon, il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinat de l’ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritable saint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons plus longuement, un autre jour, car il est temps que nous descendions ; l’heure de Sexte est proche.

Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir. Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. — Et il remit à Durtal un petit chapelet de bois et l’étrange rondelle, gravée de lettres cabalistiques, qu’est l’amulette de saint Benoît.

— Vous connaissez le sens de ces signes ?

— Oui, je l’ai lu autrefois dans une brochure de Dom Guéranger.

— Bon. — Et, à propos, quand communiez-vous ?

— Demain.

— Demain, c’est impossible !

— Pourquoi est-ce impossible ?

— Mais parce que, demain, l’on ne célébrera qu’une seule messe, celle de cinq heures et que la règle empêche d’y communier isolément. Le P. Benoît, qui en dit d’habitude une autre avant, est parti, ce matin, et il ne reviendra que dans deux jours. Il y a donc erreur.

— Enfin le prieur m’a positivement déclaré que je communierais demain ! s’écria Durtal. — Tous les pères ne sont donc pas prêtres, ici ?

— Non, en fait de prêtres, il y a l’abbé qui est malade, le prieur qui offrira, demain, le sacrifice à cinq heures, le P. Benoît dont je vous ai parlé, un autre que vous n’avez pas vu et qui voyage. Au reste, si cela avait été possible, je me serais approché, moi aussi, de la Sainte Table.

— Alors, s’ils ne sont pas tous consacrés, quelle différence existe-t-il entre les pères qui n’ont pas obtenu le sacerdoce et les simples convers ?

— L’éducation. — Pour être père, il faut avoir fait ses études, savoir le latin, n’être pas, en un mot, ce que sont les frères lais, des paysans ou des ouvriers. — Dans tous les cas, je verrai le prieur et je vous rendrai, pour la communion de demain, réponse après l’office. Mais c’est ennuyeux ; il aurait fallu que vous pussiez vous mêler ce matin à nous !

Durtal eut un geste de regret. Il s’en fut à la chapelle, ruminant sur ce contre-temps, priant Dieu de ne pas retarder plus longtemps sa rentrée en grâce.

Après Sexte, l’oblat vint le rejoindre. — C’est bien comme je pensais, fit-il, mais vous serez néanmoins admis à la consomption du sacrement — Le père prieur s’est entendu avec le vicaire qui dîne auprès de nous. Il dira, demain matin, avant son départ une messe et vous y communierez.

— Oh ! gémit Durtal.

Cette nouvelle lui crevait le cœur. Etre venu à la Trappe pour recevoir l’Eucharistie des mains d’un prêtre de passage, d’un prêtre jovial tel qu’était celui-là ! — Ah non, j’ai été confessé par un moine et je voudrais être communié par un moine ! se cria-t-il. — Il vaudrait mieux attendre que le P. Benoît fût rentré — mais comment faire ? Je ne puis cependant exposer au prieur que ce soutanier inconnu me déplaît et qu’il me serait vraiment pénible, après avoir tant fait, de finir par être réconcilié, dans un cloître, ainsi !

Et il se plaignit à Dieu, lui dit que tout le bonheur qu’il pouvait avoir, d’être décanté, d’être enfin clair, était maintenant gâté par ce mécompte.

Il arriva au réfectoire, la tête basse.

Le vicaire était déjà là. Voyant la mine contrite de Durtal, il tenta charitablement de l’égayer, mais les plaisanteries qu’il essaya produisirent l’effet contraire. Pour être poli, Durtal souriait, mais d’un air si gêné, que M. Bruno, qui l’observait, détourna la conversation et accapara le prêtre.

Durtal avait hâte que le dîner prît fin. Il avait mangé son œuf et il absorbait péniblement une purée de pommes de terre à l’huile chaude qui ressemblait à s’y méprendre, comme aspect, à de la vaseline ; mais la nourriture, il s’en souciait peu maintenant !

Il se disait : c’est terrible d’emporter d’une première communion un souvenir irritant, une impression pénible — et je me connais, ce sera pour moi une hantise. Parbleu, je sais bien qu’au point de vue théologique, il importe peu que j’aie affaire à un prêtre ou à un trappiste ; l’un et l’autre ne sont que des truchements entre Dieu et moi, mais enfin, je sens très bien aussi que ce n’est pas du tout la même chose. Pour une fois au moins, j’ai besoin d’une garantie, d’une certitude de sainteté et comment l’avoir avec un ecclésiastique qui colporte les plaisanteries d’un placier en vins ? — Il s’arrêta, songeant que l’abbé Gévresin l’avait précisément, par crainte de ces méfiances, envoyé dans une Trappe. — Quelle déveine ! se dit-il.

Il n’écoutait même point l’entretien qui se traînait, à côté de lui, entre le vicaire et l’oblat.

Il se battait, tout seul, en mâchant, le nez dans son assiette.

— Je n’ai pas envie de communier demain, reprit-il ; et il se révolta. Il était lâche et il devenait imbécile à la fin. Est-ce que le Sauveur ne se donnerait pas à lui, quand même ?

Il sortit de table, agité par une angoisse sourde et il erra dans le parc et dévala au hasard des allées.

Une autre idée s’implantait maintenant, l’idée d’une épreuve que lui infligeait le Ciel. Je manque d’humilité, se répétait-il ; eh bien, c’est pour me punir que la joie d’être sanctifié par un moine m’est refusée. — Le Christ m’a pardonné, c’est déjà beaucoup. — Pourquoi m’accorderait-il davantage, en tenant compte de mes préférences, en exauçant mes vœux ?

Cette pensée l’apaisa pendant quelques minutes ; et il se reprocha ses révoltes, s’accusa d’être injuste envers un prêtre qui pouvait être, après tout, un saint.

Ah ! Laissons cela, se dit-il ; acceptons le fait accompli, tâchons pour une fois d’être un peu humble ; en attendant j’ai mon chapelet à réciter ; il s’assit sur l’herbe et commença.

Il n’en était pas au deuxième grain, qu’il était à nouveau poursuivi par son mécompte. Il recommença son Pater et son Ave, continua, ne songeant même plus au sens de ses prières, ruminant : — Quelle malchance, il faut que justement un moine, qui célèbre la messe tous les jours, s’absente pour que, demain, je subisse une déception pareille !

Il se tut, eut une minute d’accalmie et soudain un nouvel élément de trouble fondit sur lui.

Il regardait son chapelet dont il avait égrené dix grains.

Mais, voyons, le prieur m’a commandé d’en débiter une dizaine, tous les jours, une dizaine de grains ou une dizaine de chapelets ?

De grains, se répondit-il — et presque aussitôt il se répliqua : de chapelets.

Il demeura perplexe.

— Mais c’est idiot, il n’a pu m’ordonner de défiler dix chapelets par jour ; cela ferait quelque chose comme cinq cents oraisons, à la suite ; personne ne pourrait, sans dérailler, parfaire une semblable tâche ; il n’y a donc pas à hésiter, il s’agit de dix grains, c’est clair !

— Eh non ! car enfin si le confesseur vous impose une pénitence, on doit admettre qu’il la proportionne à la grandeur des fautes qu’elle répare. Puis, j’avais une répugnance pour ces gouttes de dévotion mises en globules, il est donc naturel qu’il m’ingurgite le rosaire, à haute dose !

Pourtant… pourtant… cela ne se peut ! je n’aurais même pas à Paris le temps matériel de l’ânonner ; c’est absurde !

Et l’idée qu’il se trompait revint, lancinante, à la charge.

Il n’y a pas à barguigner, cependant ; dans le langage ecclésiastique, une dizaine désigne dix grains ; sans doute… mais je me rappelle fort bien qu’après avoir prononcé le mot chapelet, le père s’est exprimé ainsi : vous direz une dizaine, ce qui signifie une dizaine de chapelets, car autrement il eût spécifié une dizaine… d’un chapelet.

Et il se riposta aussitôt : — le père n’avait pas à mettre les points sur les i, puisqu’il employait un terme convenu, connu de tous. Cet ergotage sur la valeur d’un mot est ridicule !

Il essaya de chasser cette tourmente en faisant vainement appel à sa raison ; et subitement, il se sortit un argument qui acheva de le détraquer.

Il s’inventa que c’était par lâcheté, par paresse, par désir de contradiction, par besoin de révolte, qu’il ne voulait pas dévider ses dix bobines. Entre les deux interprétations, j’ai choisi celle qui me dispensait de tout effort, de toute peine, c’est vraiment trop facile ! — Cela seul prouve que je me leurre lorsque j’essaie de me persuader que le prieur ne m’a pas prescrit d’égrapper plus de dix grains !

Puis un Pater, dix Ave et un Gloria, mais alors ce n’est rien ; ce n’est pas sérieux comme pénitence !

Et il dut se répondre : c’est pourtant beaucoup pour toi, puisque tu ne peux parvenir à les proférer, sans t’évaguer !

Il pivotait sur lui-même, sans avancer d’un pas.

— Je n’ai jamais éprouvé une pareille hésitation, se dit-il, en tâchant de se reprendre ; je ne suis pas fou et pourtant je me bats contre mon bon sens, car il n’y a pas à en douter, je le sais, je dois égoutter une dizaine d’Ave et pas un de plus !

Il demeura interloqué, presque effrayé de cet état qui était nouveau pour lui.

Et, pour se débarrasser, pour se faire taire, il s’imagina une nouvelle réflexion qui conciliait vaguement les deux parties, qui parait au plus pressé, qui présentait au moins une solution provisoire.

Dans tous les cas, reprit-il je ne puis communier demain si je n’ai pas accompli aujourd’hui ma pénitence ; dans le doute, le plus sage est de s’atteler aux dix chapelets ; plus tard nous verrons ; je pourrais, au besoin, consulter le prieur. Il est vrai qu’il va me croire imbécile, si je lui parle de ces chapelets ! je ne puis cependant lui demander cela !

— Mais alors, tu vois bien, tu l’avoues toi-même, il ne saurait être question que de dix grains !

Il s’exaspéra, se rua, pour obtenir son propre silence, sur le rosaire.

Il avait beau fermer les yeux, tenter de se ramasser, de se grouper, il lui fut impossible, au bout de deux dizaines, de suivre ses oraisons ; il bafouillait, oubliait les bols du Pater, s’égarait dans les granules des Ave, piétinait sur place.

Il s’avisa, pour se réprimer, de se transporter en imagination, à chaque dose, dans une des chapelles de la vierge qu’il aimait à fréquenter à Paris, à Notre Dame des Victoires, à Saint-Sulpice, à Saint-Séverin ; mais ces vierges n’étant pas assez nombreuses pour qu’il pût leur dédier chaque dizain, il évoqua les Madones des tableaux des Primitifs et, recueilli devant leur image, il tourna le treuil de ses exorations, ne comprenant pas ce qu’il marmottait, mais priant la Mère du Sauveur d’accepter ses patenôtres, comme elle recevrait la fumée perdue d’un encensoir, oublié devant l’autel.

Je ne puis me forcer davantage, se dit-il ; il sortit de ce labeur, harassé, moulu, voulut souffler ; il lui restait encore trois chapelets à épuiser.

Et aussitôt qu’il se fut arrêté, la question de l’Eucharistie, qui s’était tue, reprit :

— Mieux valait ne pas communier que de communier mal ; et il était impossible qu’après de tels débats, qu’avec de pareilles préventions, il pût aborder proprement la Sainte Table.

Oui, mais alors comment faire ? — au fond, n’était-ce pas déjà monstrueux que de discuter les ordres du moine, que de vouloir opérer à sa guise, que de réclamer ses aises ! — Je vais, si cela continue, si bien pécher aujourd’hui que je serai obligé de me reconfesser, se dit-il.

Pour rompre cette obsession, il s’élança encore sur son rouet, mais alors, il s’assotit complètement ; l’artifice dont il s’était servi pour se tenir au moins devant la Vierge était usé. Quand il voulut s’abstraire, puis se susciter un souvenir de Memling, il ne put y parvenir et ses oraisons purement labiales, en l’excédant, le désolèrent. J’ai l’âme exténuée, pensa-t-il, j’agirai sagement en la laissant reposer, en demeurant tranquille.

Il erra autour de l’étang, ne sachant plus que devenir. Si j’allais dans ma cellule ? — Il s’y rendit, essaya de s’absorber dans le Petit Office de la Vierge et il ne saisit pas un seul mot des phrases qu’il lisait. Il redescendit et recommença à rôder dans le parc.

— Il y a de quoi devenir fou ! se cria-t-il — et, mélancoliquement, il se répéta : je devrais être heureux, prier en paix, me préparer à l’acte de demain et jamais je n’ai été si inquiet, si bouleversé, si loin de Dieu !

— Il faut pourtant que j’achève cette pénitence ! Le désespoir l’abattit, il fut sur le point de tout lâcher ; il se mata encore, s’astreignit à épeler ses grains.

Il finit par les expédier ; il était à bout de forces.

Et aussitôt il trouva un nouveau moyen de se torturer.

Il se reprocha d’avoir geint ces prières, négligemment, sans même avoir sérieusement, tenté d’agréger ses sens.

Et il fut sur le point de recommencer tout le chapelet ; mais devant l’évidente folie de cette suggestion, il se cabra, se refusa de s’écouter, puis il se harcela encore.

— Il n’en est pas moins vrai que tu n’as pas exactement rempli la tâche assignée par le confesseur, puisque ta conscience te reproche ton manque de recueillement, tes diversions.

Mais je suis crevé ! se cria-t-il, je ne puis, dans cet état, réitérer ces exercices ! — et, cette fois encore, il aboutit, pour se départager, à s’inventer un nouveau joint.

Il pourrait compenser par une dizaine, réfléchie, prononcée avec soin, toutes les boules du rosaire qu’il avait marmonnées, sans les comprendre.

Et il essaya de remettre la manivelle en marche, mais dès qu’il eut extrait le Pater, il divagua ; il s’entêta quand même à vouloir moudre les Ave, mais alors son esprit se dispersa, s’enfuit de toutes parts.

Il s’arrêta, songeant : à quoi bon ? du reste, une dizaine, même bien dite, équivaudrait-elle à cinq cents oraisons ratées ? et puis, pourquoi une dizaine et pas deux, pas trois ; c’est absurde !

La colère le gagnait ; à la fin du compte, conclut-il, ces récidives sont ineptes ; le Christ a positivement déclaré qu’il ne fallait pas user de vaines redites dans les prières. Alors quel est le but de ce moulinet d’Ave ?

— Si je m’appesantis sur cet ordre d’idées, si j’ergote sur les injonctions du moine, je suis perdu, se dit-il, tout à coup ; et d’un effort de volonté il étouffa les révoltes qui grondaient en lui.

Il se réfugia dans sa cellule ; les heures s’allongeaient interminables ; il les tuait à se ressasser toujours les mêmes objections, toujours les mêmes réponses. Cela devenait un rabâchage dont il avait, lui-même, honte.

Ce qui est certain, c’est que je suis victime d’une aberration, reprit-il ; je ne parle pas de l’Eucharistie ; là, mes pensées peuvent n’être point justes, mais elles ne sont pas démentielles au moins, tandis que pour cette question des patenôtres !

Il s’ahurit si bien, à se sentir martelé tel qu’une enclume, entre ces deux hantises, qu’il finit par s’assoupir sur une chaise. Il atteignit ainsi l’heure des Vêpres et le souper. Après ce repas, il retourna dans le parc.

Et alors les litiges en léthargie se ranimèrent et tout revint. Ce fut une mêlée furieuse dans tout son être. Il restait là, immobile, s’écoutait, atterré, quand un pas rapide s’approcha et M. Bruno lui dit :

— Prenez garde, vous êtes sous le coup d’une attaque démoniaque !

Et comme Durtal, stupéfait, ne répondait pas.

— Oui, fit-il ; le bon Dieu m’accorde parfois des intuitions, et je suis certain, à l’heure qu’il est, que le diable vous travaille les côtes. Voyons, qu’avez-vous ?

— J’ai… que je n’y comprends rien moi-même ; et Durtal narra l’étonnante bataille qu’il se livrait depuis le matin, à propos du chapelet.

— Mais c’est fou, s’écria l’oblat ; c’est dix grains que le prieur vous a commandé de dire : dix chapelets sont impossibles à réciter !

— Je le sais… et cependant je doute encore.

— C’est toujours la même tactique, fit M. Bruno ; arriver à vous dégoûter de la chose qu’on doit pratiquer ; oui, le diable a voulu vous rendre le chapelet odieux, 8 en vous accablant. Puis qu’y a-t-il encore ? vous n’avez pas envie de communier demain ?

— C’est vrai, répondit Durtal.

— Je m’en doutais, lorsque je vous observai pendant le repas. Ah ! dame, après les conversions, le Malin s’agite ; et ce n’est rien, il m’en a fait voir à moi de plus dures que cela, je vous prie de le croire. Il glissa son bras sous celui de Durtal, le ramena à l’auditoire, le pria d’attendre et disparut.

Quelques minutes après, le prieur entrait.

— Eh bien ! dit-il, M. Bruno me raconte que vous souffrez. Qu’ y a-t-il, au juste ?

— C’est si bête que j’ai honte de m’expliquer.

— Vous n’étonnerez jamais un moine, fit le prieur, en souriant.

— Eh bien, je sais pertinemment, je suis sûr que vous m’avez donné dix grains de chapelet à débiter, pendant un mois, chaque jour, et, depuis ce matin, je me dispute, contre toute évidence, contre tout bon sens pour me convaincre que c’est de dix chapelets quotidiens que se compose ma pénitence.

— Prêtez-moi votre chapelet, dit le moine, et regardez ces dix grains ; eh bien ! c’est tout ce que je vous avais prescrit et c’est tout ce que vous aurez à réciter. Alors, vous avez égrené dix chapelets entiers, aujourd’hui ?

Durtal fit signe que oui.

— Et, naturellement, vous vous êtes embrouillé, vous vous êtes impatienté et vous avez fini par battre la campagne.

Et voyant que Durtal souriait piteusement.

— Eh bien ! entendez-moi, déclara le père, d’un ton énergique, je vous défends absolument, à l’avenir, de jamais recommencer une prière ; elle est mal dite, tant pis, passez, ne la répétez pas.

Je ne vous demande même point si l’idée de repousser la communion vous est venue, car cela va de soi ; c’est là où l’ennemi porte tous ses efforts. N’écoutez donc pas la voix diabolique qui vous la déconseille ; vous communierez demain, quoi qu’il arrive. Vous ne devez avoir aucun scrupule, car c’est moi qui vous enjoins de recevoir le Sacrement ; d’ailleurs je prends tout sur moi.

Autre question maintenant, comment sont les nuits ?

Durtal lui relata l’abominable nuit de son arrivée à la Trappe et cette sensation d’être épié qui l’avait réveillé, la veille.

— Ce sont des manifestations que nous connaissons de longue date, elles sont sans danger imminent ; ne vous en inquiétez donc point. Toutefois, si elles persistaient, vous voudriez bien m’en aviser, car nous ne négligerions pas alors d’y mettre ordre.

Et le trappiste sortit tranquillement, tandis que Durtal restait songeur.

Que les phénomènes du Succubat soient sataniques, je n’en ai jamais douté, pensa-t-il, mais ce que j’ignorais, ce sont ces attaques de l’âme, cette charge à fond de train contre la raison qui demeure intacte et qui est vaincue néanmoins ; ça c’est fort ; il sied seulement que cette leçon me serve et que je ne sois plus ainsi désarçonné à la première alerte !

Il remonta dans sa cellule ; une grande paix était descendue en lui. A la voix du moine tout s’était tu ; il n’éprouvait plus que la surprise d’avoir déraillé pendant des heures ; il comprenait maintenant qu’il avait été assailli à l’improviste et que ce n’était pas avec lui-même qu’il avait lutté.

Il pria, se coucha. Et, soudain, par une nouvelle tactique qu’il ne devina point, l’assaut reprit.

Sans doute, se dit-il, je communierai, demain, mais… mais… suis-je bien préparé à un pareil acte ? j’aurais dû me recueillir, dans la journée, j’aurais dû remercier le Seigneur de m’avoir absous, et j’ai perdu mon temps à des sottises !

Pourquoi n’ai-je pas avoué cela tout à l’heure au P. Maximin ? comment n’y ai-je pas songé ? — Puis j’aurais dû me reconfesser. — Et ce prêtre qui doit me communier, ce prêtre !

L’horreur qu’il ressentit pour cet homme s’accrut subitement, devint si véhémente qu’il finit par s’étonner. Ah ça mais, voilà que je suis encore roulé par l’ennemi, se dit-il et il s’affirma :

— Tout cela ne m’empêchera pas de consommer, demain, les célestes Apparences, car j’y suis bien décidé ; seulement, n’est-ce pas affreux de se laisser ainsi épreindre et harceler sans répit par l’Esprit de Malice, de n’avoir aucun indice du ciel qui n’intervient pas, de ne rien savoir ?

Ah ! Seigneur, si j’étais seulement certain que cette communion vous plaise ! — donnez-moi un signe, montrez-moi que je puis sans remords m’allier à Vous ; faites que, par impossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien un moine…

Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandant comment il osait solliciter, en le précisant, un signe.

C’est imbécile ! se cria-t-il ; d’abord, on n’a pas le droit de réclamer de Dieu de semblables faveurs ; puis comme il n’exaucera pas ce vœu, j’y aurai gagné quoi ? d’aggraver encore mes angoisses, car j’augurerai quand même de ce refus que ma communion ne vaut rien !

Et il supplia le Seigneur d’oublier son souhait, s’excusa de l’avoir formulé, voulut se convaincre lui-même qu’il devait n’en tenir aucun compte, et, abêti par les transes de cette journée, il finit, en priant, par s’endormir.

  1. L'opinion de M. Bruno a été récemment adoptée par tous les abbés de l'ordre. Dans un chapitre général des Trappes tenu, du 12 au 18 septembre 1894, en Hollande, à Tilburg, il a été décidé qu'en dehors des temps de jeûne, les moines goûteraient le matin, dîneraient à onze heures et souperaient le soir.
    L'article CXVI des nouvelles constitutions, votées par cette assemblée capitulaire et approuvées par le Saint Siège, est, en effet, ainsi conçu :
    « Diebus quibus non jejunatur a Sancto Pascha usque ad Idus Septembris, Dominicis per totum annum et omnibus festis Sermonis aut feriatis extra Quadragesimam, omnes monachi mane accipiant mixtum, hora undecima prandeant et ad seram cœnent. »