Plon (p. 171-196).


IX


Au grand désespoir des paysans qui sacraient dès l’aube, le temps changea. Presque sans transition, le ciel chauffé à blanc se refroidit sous la cendre accumulée des nuages et, imperturbable et lente, la pluie tomba.

Cette pluie meurtrière des aoûtats qui disparurent et auxiliatrice des forces ébranlées par la canicule, parut délicieuse à Jacques, dont la cervelle se remit d’aplomb ; mais, après deux jours d’infatigables averses, des difficultés inattendues survinrent.

Un matin, une paysanne maigre et coxalgique poussant devant elle un somptueux ventre très peuple, entra, déclara qu’elle était la mère de l’enfant de Savin chargée des courses, s’étendit longuement sur la santé délicate de sa fille et finit par annoncer que si la dame ne lui donnait pas quarante sous par jour, elle n’enverrait plus l’enfant porter des provisions au château, par ces temps de pluie.

— Mais, fit observer Louise, vous nous faites payer les liqueurs, les confitures, le fromage, tout, deux fois plus cher qu’à Paris ; il me semble qu’avec ces bénéfices et les vingt sous attribués chaque matin, à votre fille, vous pouvez vous montrer satisfaite.

La femme s’exclama sur le prix des chaussures qu’usait l’enfant, tendit son ventre de femme grosse, accusa son mari d’être un ivrogne, geignit de telle sorte que les Parisiens, harassés, cédèrent.

Puis surgit la question du pain. Ainsi que Jacques l’avait prévu, l’eau transperça le panier dans lequel le boulanger des Ormes déposait la miche, au bout du parc, et il fallut mâcher de l’éponge trempée, mordre une pâte molle dans laquelle les couteaux se rouillaient, en perdant leur fil.

Le dégoût de cette bouillie mata Jacques qui s’astreignit à surveiller l’heure, à descendre dans la boue, sous les ondées, pour recevoir le pain des mains mêmes du boulanger et le rapporter sous son habit, à peu près sec.

Le puits s’en mêla également, l’eau s’avaria sous les averses, de bleue devint jaune, remonta bourbeuse, persillée de folioles et de têtards, et il fallut la filtrer dans des torchons afin de la rendre presque potable.

Enfin le château se révéla terrible. La pluie entra de toutes parts, les chambres suèrent ; la nourriture resserrée dans les placards moisit et une odeur de vase souffla dans l’escalier en larmes.

Constamment, Jacques et Louise sentirent se poser sur leur dos une chape humide et, le soir, ils pénétrèrent, en grelottant, dans un lit dont les draps paraissaient trempés.

Ils allumèrent des bourrées et des pommes de pins, mais la cheminée, sans doute décapitée, en haut du toit, ne tirait guère.

La vie fut insupportable dans cette glacière ; Louise, mal en train, se leva juste pour préparer le manger et se recoucha. Jacques erra, désorbité, par les pièces.

Il avait reçu quelques livres de son ami Moran, des livres préférés, odorants et aigus ; mais un singulier phénomène se produisit dès qu’il tenta de les relire ; ces phrases, qui le captivaient à Paris, se desserraient, s’effilochaient à la campagne ; enlevée de son milieu, la littérature capiteuse s’éventait ; la venaison se décolorait, perdait le violet et le vert de ses sucs ; les périodes sanglières s’apprivoisaient et puaient le saindoux ; les idées obtenues après de sévères tries, blessaient telles que des notes fausses. Positivement, l’atmosphère de Lourps changeait les points de vue, émoussait le morfil de l’esprit, rendait impossibles les sensations du raffinement. Il ne put relire Baudelaire et il dut se contenter de parcourir les journaux arriérés qu’il recevait ; et, bien qu’il n’y prît aucun intérêt, il les attendait avec impatience, espérant toujours, vers l’heure de midi, l’arrivée du facteur et des lettres.

Dans son désœuvrement, ce fabuleux pochard tint une place ; il le faisait parler, pendant qu’il récurait les plats et s’ingurgitait des lampées des vin ; mais la conversation de cet homme était des moins variées ; toujours, il se plaignait des longueurs de sa tournée et criait misère ; puis il débitait des cancans récoltés à Donnemarie ou à Savin, annonçant des mariages de gens que Jacques ne connaissait pas, avouant des panses pleines, surveillées par le curé, rattrapées à temps par le maire.

Jacques finissait par bâiller et le facteur, un peu plus saoul qu’en venant, partait sans trébucher, pataugeant dans les ornières et les flaques.

Jacques restait alors, pendant des heures entières, à regarder par la fenêtre tomber la pluie ; elle coulait sans discontinuer, rayant l’air de ses fils, dévidant son clair écheveau en diagonale, éclaboussant les perrons, claquant sur les vitres, crépitant sur le zinc des tuyaux, délayant plus loin la plaine, fondant les buttes, gâchant les routes.

La coque du château vide chantait sous les averses ; parfois même de longs glouglous s’entendaient dans l’escalier dont les marches formaient cascade ou bien un bruit de cavalerie en marche ébranlait les dalles des corridors sur lesquelles les gouttières effondrées versaient des paquets d’eau.

La campagne était sinistre ; sous un ciel gris, très bas, des nuages pareils à des fumées d’incendie fuyaient en hâte et s’écrêpaient sur des côtes lointaines dont les caillasses dégoulinaient dans des flots de boue. Parfois des rafales hurlaient qui secouaient le bois en face, entouraient le vacarme interne du château d’un bruit mugissant de vagues ; et les arbres pliés rebondissaient, criaient sous la chaîne des lierres, tendus comme des cordages, se déchevelaient, perdant leurs feuilles qui volaient, ainsi que des oiseaux, à tire-d’aile, au-dessus des cimes.

Il devenait de plus en plus impossible de mettre, sans s’enliser, les pieds dehors. Jacques s’abattit dans un affreux marasme, atteignit du coup la midi de son spleen. Dans ce complet désarroi, sa femme ne lui fut d’aucun secours ; elle le gêna même, car leurs relations étaient sans franchise maintenant, pleines de réticences ; puis le mutisme de Louise l’exaspéra ; cette façon, lorsqu’il recevait une lettre de Paris, de regarder le papier sans s’occuper des nouvelles qu’il apportait, le blessa ; il sentait, dans cette manière d’agir, un parfait dédain, pour sa maladresse d’homme pratique ; il lui semblait enfin que le changement moral qui s’était opéré en Louise se répercutait sur sa face. Il en arriva, sous la pression de cette idée, à s’adultérer la vue, à se convaincre que les traits de sa femme se paysannaient ; elle avait été jadis assez plaisante, avec ses yeux noirs, ses cheveux bruns, sa bouche un peu grande, sa figure en fer de serpe, un peu chiffonnée et fraîche. Maintenant, les lèvres lui parurent s’effiler, le nez se durcir, le teint se hâler, les yeux s’imprégner d’eau froide. À force de dévisager la tante Norine et sa femme, de chercher des similitudes de physionomies, des parités de mines, il se persuada qu’elles se ressembleraient un jour ; il vit en Norine sa femme vieille et il en eut horreur.

Habile à se tourmenter, il remonta dans ses souvenirs, se rappela la famille de Louise dont il avait entrevu le père, mort quelque temps après son mariage, un brave homme retraité dans les douanes, et qu’une de ses cousines également décédée lui avait fait connaître ; il restait, au fond de ce vieillard régulier et doucement têtu, des vestiges de sang paysan, un relent d’ancienne caque ! et mille petits détails lui revinrent tels que les reproches de sa femme alors qu’il rapportait, autrefois, un bibelot ou des livres payés cher.

Obsédé par cette idée fixe, il rapportait ce souci du ménage qu’il admirait autrefois à des instincts de cupidité maintenant mûre. À se raisonner ainsi, à se remâcher sans cesse les mêmes réflexions, dans la solitude, il finit par se fausser l’esprit et par attribuer à des faits sans importance une valeur énorme.

Moi-même je change, se dit-il, un matin, en se regardant dans une petite glace ; sa peau jaunissait, ses yeux se ridaient, des poils blancs salaient sa barbe ; sans être très grand, il avait toujours eu le corps un peu penché, voilà maintenant qu’il se voûtait.

Bien qu’il ne fût guère épris de sa personne, il s’attrista de se voir si vieux à trente ans. Il se sentit fini, lui et sa femme, vidés jusqu’aux moelles, inaptes à tout effort de volonté, incapables de tout ressort.

De son côté, Louise s’excédait, malade, faible, effarée par cette maladie sans remède qui la minait. Lasse d’abandon, elle ne pensait plus que pour s’irriter de ne voir arriver aucun argent. Elle ne comprenait pas la lente paperasserie des banques, ne se doutait pas de la difficulté des escomptes, attribuait à la mauvaise volonté de l’ami Moran cette situation désespérante qui l’accablait ; et elle n’ouvrait plus la bouche, ne voulant pas rendre le séjour de ce château odieux par des querelles.

Un animal vint heureusement se faufiler entre leurs deux existences et les rejoignit ; c’était le chat de la tante Norine, un grêle matou, mal nourri et laid, mais affectueux ; cette bête, d’abord sauvage, s’était rapidement apprivoisée ; l’arrivée de Parisiens avait été pour elle une aubaine ; elle mangeait les restes des viandes et des soupes, mais depuis quelque temps seulement, car la tante Norine gardait pour elle et dévorait les résidus que sa nièce lui remettait pour le chat.

S’étant aperçus de ce manège, les Parisiens distribuèrent alors, eux-mêmes, les rogatons à la bête qui les suivit et, lasse de famine et de coups, s’installa près d’eux dans le château.

Ce fut à qui la gâterait ; ce chat devint un sujet émollient de conversation, un trait d’union sans danger d’aigreurs, et il égaya par ses cavalcades la solitude glacée des pièces.

Il resta enfin couché avec Louise, lui prenant de temps en temps le cou entre ses deux pattes et lui donnant, par amitié, contre les joues, de grands coups de tête.

La pluie persista. Jacques se promena derechef au travers de la bâtisse. Il retourna dans la chambre à coucher de la marquise, essaya de s’évader de l’ennui présent, en se reculant d’un siècle, mais il suffit que ce désir lui vînt pour que l’impossibilité de le satisfaire se montrât ; d’ailleurs les sensations qu’il avait éprouvées la première fois qu’il pénétra dans cette pièce ne se renouvelèrent point. L’odeur d’éther qui l’avait si spécieusement enivré lorsqu’il ouvrit une porte, avait depuis longtemps disparu. Aucune idée galante ne pouvait plus s’insinuer de ce taudis dont la décomposition s’accélérait dans la hâtive pourriture d’une saison tournée. Il ferma la chambre, décidé à ne jamais plus la visiter et las des autres pièces, il se résolut à explorer les caves.

Il emprunta une lanterne à l’oncle Antoine qui poussa de hauts cris, déclarant que cela portait malheur d’entrer sous ce château. Énergiquement il refusa de suivre Jacques qui combattit seul, contre une porte dont la serrure griffait, à chaque secousse. Il finit par la démonter à coups d’épaules et à coups de pieds, se trouva en face d’un escalier qui n’en finissait plus, sous une voûte massive, tendue par des toiles d’araignées de voiles déchirés de mousseline sombre ; il descendit la spirale tiède et humide des marches et aboutit à une sorte de porche, taillé en ogive, soutenu par des colonnes dont les blocs d’un gris jaunâtre, piquetés de points noirs, étaient semblables à ces pierres, lissées par l’usure des temps, qui éclairent les masses austères des vieux portails. L’antiquité de ce château dont la fondation remontait à la période de l’art gothique, s’affirmait, dès l’entrée de cette cave.

Il ambula dans de longs cachots aux murs énormes et aux plafonds en arc, hérissés d’artichauts de fer et de crocs pareils à des fers de gaffe. Il se demandait quel avait été l’usage de ces instruments qui écharpaient l’air et regardait, étonné, la surprenante épaisseur de ces murs dans lesquels apparaissaient, de temps à autre, au bout d’un creux d’au moins deux mètres, des soupiraux, debout, en forme d’I.

Toutes ces caves étaient identiques, rejointes entre elles par des portes sans battants et vides. Mais, se dit-il, toutes ne sont point là ; et, en effet, étant donnée la superficie du château, cette rangée de pièces occupait à peine le dessous de l’une de ses ailes. D’autre part, le terrain frappé sonnait le creux ; tout était bouché. Il chercha la place des allées de communication ; mais les murailles étaient d’un deuil uniforme et le sol semblait en terre battue de suie ; d’ailleurs, la lanterne éclairait trop mal pour qu’il pût examiner attentivement la soudure des moellons et vérifier les patines des pierres.

Somme toute, il avait cru découvrir des corridors immenses, des souterrains à perte de vue ; tout était clos.

— Mais, sans doute, mon neveu, qu’il y a des souterrains et ils sont bien connus dans le pays. Je compte qu’ils vont tant qu’à Séveille, le village qu’est à une portée de fusil loin de Savin. On dit aussi qu’ils emmènent sous l’église ; oh ! c’est bouché depuis tant d’ans qu’on ne sait plus…

— Si nous les débouchions ? proposa Jacques.

— Hein ! quoi ? mais t’es donc fou, mon homme, pourquoi donc faire, que je te demande ?

— Vous trouveriez peut-être des trésors enfouis sous les dalles, reprit Jacques d’un ton sérieux.

— Eh là !… eh là !… et le père Antoine se gratta la tête ; ça se pourrait ben, tout de même. J’en ai eu quelquefois l’idée ; mais d’abord, le propriétaire, il voudrait pas ; et puis, que ni moi ni personne, dans le pays, nous serions assez simples pour y descendre. Non, il y a des airs coléreux là dedans qui suffoquent, reprit-il, après un silence, comme pour s’affermir dans son opinion.

Plusieurs fois, Jacques revint à la charge, espérant décider le vieux à pratiquer des brèches, car, à défaut des trésors auxquels il ne croyait guère, le jeune homme souhaitait de déterrer de curieux vestiges. Et puis ce serait une occupation, un intérêt, dans sa vie déserte. Mais bien que l’oncle fût alléché par la perspective d’un trésor, il ne céda pas. Sa cupidité fut vaincue par sa peur et il se borna à hocher la tête, répondant : Sans doute… sans doute… se refusant même à examiner l’entrée des caves…

D’ailleurs, il s’alita pendant quelques jours ; il se plaignait de tournoisons dans la cervelle. Sa nièce lui conseilla de voir un médecin, mais alors lui et Norine levèrent les bras au ciel : J’ai point d’argent à manger avec leurs drogues, moi ! cria-t-il ; et il se contenta de boire la panacée du pays, la tisane de menthe verte.

Cette maladie fut une véritable chance pour Jacques qui put passer la journée hors du château et rendre visite aux vieux. Pendant des heures, il fuma de placides cigarettes près de l’âtre.

Puis, le milieu de cette chaumine lui était moins hostile que celui du château. Il se sentait plus chez soi, plus au chaud, plus à l’abri, mieux habillé par ces murs qui le calfeutraient que dans cette grande chambre de Lourps dont les hautes murailles lui semblaient s’écarter pour le mieux glacer autour de lui.

L’unique pièce de cette hutte l’amusait, du reste, avec ses vieux chaudrons de cuivre, ses antiques landiers sur lesquels se tordaient les rouges serpents des bourrées sèches, ses deux alcôves garnies chacune d’une couchette, séparées par un gigantesque buffet de noyer ciré, son coucou à fleurs, ses assiettes barbouillées de rose et de vert, ses larges poêles de fonte noire, à queues munies d’une boucle, longues d’une aune.

Tous ces pauvres ustensiles s’étaient accordés avec le temps qui avait adouci la crudité des tons et marié le brun chaud du noyer plein, au noir velouté de suie des coquemars et au jaune froid et clair des bassines ; Jacques se complut à examiner ce mobilier, à scruter les surprenantes gravures accrochées au-dessus de la hotte de la cheminée, dans des baguettes plates, peintes en brique.

Deux surtout, une petite et une grande, le déridaient. La petite représentait un épisode de la « Prise des Tuileries, le 29 juillet 1830 » et elle contenait cette touchante histoire imprimée dans la marge, en bas :

Un élève de l’École polytechnique se présentait à l’officier qui défendait l’entrée des Tuileries et le sommait de lui livrer passage ; celui-ci ripostait par un coup de pistolet et manquait le polytechnicien qui, lui appuyant la pointe de son épée sur la poitrine, disait : « Votre vie est à moi, mais je ne veux pas verser votre sang, vous êtes libre. » Alors, transporté de reconnaissance, l’officier détachait sa croix et s’écriait, en la mettant sur l’estomac du héros : « Brave jeune homme, tu la mérites par ton courage et ta modération. » Et le brave jeune homme la refusait, parce qu’il ne s’en croyait pas encore digne.

Sur ce thème chevaleresque, l’artiste d’Épinal s’était ému. L’officier était immense, coiffé d’un schako en pot de chambre retourné d’enfant, vêtu d’un habit à queue de morue rouge et d’un pantalon blanc. Derrière lui, des soldats plus petits et costumés de même regardaient béants, de leurs yeux noyés de larmes, la belle conduite de ce polytechnicien, haut comme une botte, qui louchotait, l’air idiot, en face du grand officier de bois. Et derrière le héros, affublé d’un bicorne et habillé de bleu, la foule simulée par deux personnes, un bourgeois, coiffé d’un bolivar à poils, et un homme du peuple, surmonté d’une casquette en forme de tourte, s’entassait, brandissant un drapeau tricolore, au-dessus d’arbres peinturlurés à la purée de pois et collés sur un ciel d’un bleu gendarme, orné de nuages en vomis de vin.

L’autre gravure, également coloriée, était moins martiale mais plus utile. De fabrication récente, elle s’intitulait : « Le Médecin à la maison. » Cette estampe dont le cadre imprimé contenait des recettes de liniments et de tisanes, était divisée en une série de petites images relatant les accidents et les maux de personnes qui portaient des culottes à sous-pieds et à ponts, des habits bleu barbeau, des cravates à goitre, des favoris et des toupets du temps de Louis-Philippe. En une piteuse litanie, tous grimaçaient, les uns au-dessous des autres, présentant le douloureux spectacle de gens qui ont une arête dans le gosier, des échardes dans les mains, des pucerons dans les oreilles, des corps étrangers dans les yeux, des œils de perdrix dans les doigts de pieds.

— C’est une couple de peintures que le père à Parisot nous a données pour notre noce, dit le vieux à Jacques monté sur une chaise pour voir de plus près ces œuvres d’art.

Et les journées s’égouttaient à se chauffer les jambes, à bavarder avec l’oncle. Jacques l’interrogeait sur le château, mais le père Antoine s’embrouillait dans ses explications et d’ailleurs ne savait rien.

Le château avait autrefois appartenu à des nobles ; le pays se rappelait une famille de Saint-Phal qui possédait également un château dans le voisinage, à Saint-Loup ; elle était enterrée derrière l’église, mais les tombes étaient abandonnées et les descendants de cette lignée, en admettant qu’ils existassent, n’avaient jamais reparu dans le pays ; depuis quatre-vingts ans le château avait été dépecé de ses futaies et de ses terres achetées par les paysans, vendu tel quel à des gens de Paris qui ne s’étaient jamais décidés à le réparer et s’efforçaient constamment de le revendre. En raison de son délabrement et du manque d’eau, personne ne consentait plus maintenant à l’acquérir. La dernière mise à prix, à la chandelle, de vingt mille francs, n’avait pas même été couverte.

Ou bien le père Antoine parlait de la guerre de 1870, racontait les fraternelles relations des paysans et des Prussiens. — Oui-da, mon neveu, ils étaient ben gentils, ces gas-là que j’ai logés ; jamais un mot plus haut que l’autre et des hommes qu’avaient du sang ! Quand ils ont dû marcher vers Paris, ils pleuraient, disant : Papa Antoine, nous capout, capout ! — puis, qu’ils avaient pas leurs pareils pour soigner le bestial !

— Alors vous n’avez pas souffert de l’invasion ? demanda Jacques.

— Mais non… mais non… Les Prussiens ils payaient tant qu’ils prenaient ; à preuve que Parisot s’est fait du bien, dans ce temps. Il y avait, avec cela, un colonel qu’on aimait ben. Il réunissait, le matin, le régiment sur la route et il disait : Y a-t-il quelqu’un ici qui ait à se plaindre de mes soldats ? Et qu’on répondait : Je pense point, et qu’on criait de bon cœur : vive les Prussiens !

Jacques le laissait aller, l’écoutait, à certains jours, regardant, par d’autres, à la fenêtre, sous la pluie les ébats trempés des bêtes. Justement, l’oncle Antoine s’était procuré une troupe d’oies qui, constamment, d’un air solennel et idiot, parcouraient la cour. Elles s’arrêtaient, le jars en tête, devant la maison, gloussaient avec un petit rire imbécile et satisfait, buvaient dans une barrique enfoncée en terre, levaient la tête, toutes ensemble, comme si elles eussent voulu faire descendre l’eau, puis, subitement, sans cause, se dressaient sur leurs pattes, battaient de l’aile, s’élançaient droit sur l’étable, en poussant des cris affreux.

D’autres fois, la tante Norine revenait dans la journée, et quand sa nièce, qui lui en imposait un peu, n’était point là, elle entamait des conversations grivoises qui faisaient bouillir l’eau claire de ses yeux ; stupéfié, Jacques apprenait que l’oncle se conduisait en héros, paladinait tous les soirs, et il demeurait atterré, alors que la vieille disait, en prenant des mines évaporées et contrites : Puis que c’est ben bon, hein, mon homme ?

Jacques sentait les pâles instincts charnels qui se réveillaient de temps en temps en lui s’évanouir ; il s’éprenait même d’un immense dégoût pour ces ridicules secousses qu’il ne pouvait plus s’imaginer sans qu’aussitôt l’abominable image se levât de ces deux vieillards s’agitant sous leur bonnet de coton, et dormant à la fin, repus dans leurs ordures.

Il commençait d’ailleurs à se lasser de la chaumière, du vieux, de ses prouesses et de ses oies, quand l’oncle, remis sur pieds, retourna aux champs. Alors il recommença ses promenades dans le château, parvint à un tel degré d’hébétude que, pour s’occuper, il vérifia des trousseaux de clefs pendus dans un placard et les essaya dans toutes les serrures des armoires et des portes. Puis, quand l’intérêt de cette inutile tâche fut usé, il se rabattit sur le chat, jouant à cache-cache avec lui dans les couloirs, mais cette bête, qui s’était d’abord amusée à ces cavalcades et à ces guets, se lassa. D’ailleurs, elle semblait malade, couchait l’oreille à droite, penchée de travers de même qu’un bonnet de police, et implorait du regard, en poussant des cris. Elle finit par ne plus courir, par ne plus sauter ; mal d’aplomb sur ses pattes, elle paraissait atteinte de rhumatisme dans l’arrière-train.

Louise la prit avec elle, la frictionna, la couvrit de caresses, car elle s’était attachée à ce chat qui les suivait, elle et son mari, comme un petit chien.

Elle parla de l’emmener à Paris pour le soustraire à l’humidité de cette campagne, et, de bonne foi, elle s’indigna contre Jacques qui déplorait que cet animal fût si exorbitamment laid.

Le fait est que ce chat, maigre ainsi qu’un cent de clous, portait la tête allongée en forme de gueule de brochet et, pour comble de disgrâce, avait les lèvres noires ; il était de robe gris cendré, ondée de rouille, une robe canaille, aux poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à une ficelle munie au bout d’une petite houppe et la peau de son ventre, qui s’était sans doute décollée dans une chute, pendait telle qu’un fanon dont les poils terreux balayaient les routes.

N’étaient ses grands yeux câlins, dans l’eau verte desquels tournoyaient sans cesse des graviers d’or, il eût été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils de la race des gouttières, un chat inavouable.

C’est à crever ici, se dit Jacques, lorsque cette bête refusa de jouer. Et ce qu’on est mal ! pas même un fauteuil pour s’asseoir ! impossible, comme aux bains de mer, de fumer du tabac qui ne soit pas mouillé — et ne pas même avoir envie de lire !

Il avait beau se coucher à neuf heures, la soirée ne finissait plus. Il acheta des cartes à Jutigny, s’efforça de prendre intérêt au jeu de besigue, mais lui et sa femme se rebutèrent, après deux parties.

Un soir pourtant, il se sentit mieux disposé, plus à l’aise. Il ventait à soulever le château dont les corridors tonnaient ainsi que des bombardes et sifflaient par instants tels que des flûtes. Tout était noir ; Jacques bourra la cheminée de pommes de pins et de brindilles, et dans la gaieté des flammes qui s’épanouissaient en touffes de tulipes roses et bleues le long des fleurs de lis noires éparses sur la vieille plaque de fer, au fond de l’âtre, il but un verre de rhum et roula des cigarettes qu’il fit sécher.

Louise s’était couchée et caressait le chat étendu sur sa poitrine. Jacques, assis le coude appuyé sur la table, somnolait, l’œil perdu, la tête vague. Il se secoua, approcha les deux hautes bougies qui éclairaient avec le feu la pièce et il se prit à feuilleter quelques revues que son ami Moran lui avait envoyées de Paris, le matin même.

Un article l’intéressa et l’induisit à de longues rêveries. Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! Voilà que le professeur Selmi, de Bologne, découvre dans la putréfaction des cadavres un alcaloïde, la ptomaïne, qui se présente à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc, de seringa, de fleur d’oranger ou de rose.

Ce sont les seules senteurs qu’on ait pu trouver jusqu’ici dans ces jus d’une économie en pourriture, mais d’autres viendront sans doute ; en attendant, pour satisfaire aux postulations d’un siècle pratique qui enterre, à Ivry, les gens sans le sou à la machine et qui utilise tout, les eaux résiduaires, les fonds de tinettes, les boyaux des charognes et les vieux os, l’on pourrait convertir les cimetières en usines qui apprêteraient sur commande, pour les familles riches, des extraits concentrés d’aïeuls, des essences d’enfants, des bouquets de pères.

Ce serait ce qu’on appelle, dans le commerce, l’article fin ; mais pour les besoins des classes laborieuses qu’il ne saurait être question de négliger, l’on adjoindrait à ces officines de luxe, de puissants laboratoires dans lesquels on préparerait la fabrication des parfums en gros ; il serait, en effet, possible de les distiller avec les restes de la fosse commune que personne ne réclame ; ce serait l’art de la parfumerie établi sur de nouvelles bases, mis à la portée de tous, ce serait l’article camelote, la parfumerie pour bazar, laissée à très bon prix, puisque la matière première serait abondante et ne coûterait, pour ainsi dire, que les frais de main-d’œuvre des exhumateurs et des chimistes.

Ah ! je sais bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d’acheter pour quelques sous des tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l’essence de prolétaire !

Puis quel incessant entretien du souvenir, quelle éternelle fraîcheur de la mémoire n’obtiendrait-on pas avec ces émanations sublimées de morts ! — À l’heure actuelle, lorsque de deux êtres qui s’aimèrent, l’un vient à mourir, l’autre ne peut que conserver sa photographie et, les jours de Toussaint, visiter sa tombe. Grâce à l’invention des ptomaïnes, il sera désormais permis de garder la femme qu’on adora, chez soi, dans sa poche même, à l’état volatil et spirituel, de transmuer sa bien-aimée en un flacon de sel, de la condenser à l’état de suc, de l’insérer comme une poudre dans un sachet brodé d’une douloureuse épitaphe, de la respirer, les jours de détresse, de la humer, les jours de bonheur, sur un mouchoir.

Sans compter qu’au point de vue des facéties charnelles nous serions peut-être enfin dispensés d’entendre, le moment venu, l’inévitable « appel à la mère » puisque cette dame pourrait être là, et reposer déguisée en une mouche de taffetas ou mêlée à un fard blanc, sur le sein de sa fille, alors que celle-ci se pâme, en réclamant son aide parce qu’elle est bien sûre qu’elle ne peut venir.

Ensuite, le progrès aidant, les ptomaïnes qui sont encore de redoutables toxiques, seront sans doute dans l’avenir absorbées sans aucun péril ; alors, pourquoi ne parfumerait-on pas avec leurs essences certains mets ? Pourquoi n’emploierait-on pas cette huile odorante comme on se sert des essences de cannelle et d’amande, de vanille et de girofle, afin de rendre exquise la pâte de certains gâteaux ? de même que pour la parfumerie, une nouvelle voie tout à la fois économique et cordiale, s’ouvrirait pour l’art du pâtissier et du confiseur.

Enfin, ces liens augustes de la famille que ces misérables temps d’irrespect desserrent et relâchent, pourraient être certainement affermis et renoués par les ptomaïnes. Il y aurait, grâce à elles, comme un rapprochement frileux d’affection, comme un coude à coude de tendresse toujours vive. Sans cesse, elles susciteraient l’instant propice pour rappeler la vie des défunts et la citer en exemple à leurs enfants dont la gourmandise maintiendra la parfaite lucidité du souvenir.

Ainsi, le Jour des Morts, le soir, dans la petite salle à manger meublée d’un buffet en bois pâle plaqué de baguettes noires, sous la lueur de la lampe rabattue sur la table par un abat-jour, la famille est assise. La mère est une brave femme, le père caissier dans une maison de commerce ou dans une banque, l’enfant tout jeune encore, récemment libéré des coqueluches et des gourmes, maté par la menace d’être privé de dessert, le mioche a enfin consenti à ne pas tapoter sa soupe avec une cuiller, à manger sa viande avec un peu de pain.

Il regarde, immobile, ses parents recueillis et muets. La bonne entre, apporte une crème aux ptomaïnes. Le matin, la mère a respectueusement tiré du secrétaire Empire, en acajou, orné d’une serrure en trèfle, la fiole bouchée à l’émeri qui contient le précieux liquide extrait des viscères décomposés de l’aïeul. Avec un compte-gouttes, elle-même a instillé quelques larmes de ce parfum qui aromatise maintenant la crème.

Les yeux de l’enfant brillent ; mais il doit, en attendant qu’on le serve, écouter les éloges du vieillard qui lui a peut-être légué avec certains traits de physionomie, ce goût posthume de rose dont il va se repaître.

— Ah ! c’était un homme de sens rassis, un homme franc du collier et sage, que grand-papa Jules ! Il était venu en sabots à Paris et il avait toujours mis de côté, alors même qu’il ne gagnait que cent francs par mois. Ce n’est pas lui qui eût prêté de l’argent sans intérêts et sans caution ! pas si bête ; les affaires avant tout, donnant, donnant, et puis, quel respect il témoignait aux gens riches ! — Aussi, est-il mort révéré de ses enfants, auxquels il laisse des placements de père de famille, des valeurs sûres !

— Tu te le rappelles, grand-père, mon chéri ?

— Nan, nan, grand-père ! crie le gosse qui se barbouille de crème ancestrale les joues et le nez.

— Et ta grand’mère, tu te la rappelles aussi, mon mignon ?

L’enfant réfléchit. Le jour de l’anniversaire du décès de cette brave dame l’on prépare un gâteau de riz que l’on parfume avec l’essence corporelle de la défunte qui, par un singulier phénomène, sentait le tabac à priser lorsqu’elle vivait et qui embaume la fleur d’oranger, depuis sa mort.

— Nan, nan aussi, grand’mère ! s’écrie l’enfant.

— Et lequel tu aimais le mieux, dis, de ta grand’maman ou de ton grand-papa ?

Comme tous les mioches qui préfèrent ce qu’ils n’ont pas à ce qu’ils touchent, l’enfant songe au lointain gâteau et avoue qu’il aime mieux son aïeule ; il retend néanmoins son assiette vers le plat du grand-père.

De peur qu’il n’ait une indigestion d’amour filial, la prévoyante mère fait enlever la crème.

Quelle délicieuse et touchante scène de famille ! se dit Jacques, en se frottant les yeux. Et il se demanda, dans l’état de cervelle où il se trouvait, s’il n’avait pas rêvé, en somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte des ptomaïnes.