Plon (p. 151-170).


VII


La feuillette tant attendue arriva, un soir. Jacques apprit cette nouvelle, le lendemain, par la tante Norine qui, d’un air contraint, presque sournois, l’avertit que l’oncle Antoine achevait de mettre le vin en bouteilles.

— Mâtin ! il n’a pas perdu de temps, s’écria Jacques.

— Quoi donc qu’il aurait fait, mon cher garçon, c’est-il donc pas pour que vous, qui n’avez point de litres, vous ayez plus tôt votre part : on la laissera dans le tonneau qu’Antoine apportera sans plus qu’il tarde.

Jacques et Louise voulurent goûter le vin. Ils se rendirent chez l’oncle qu’ils trouvèrent très affairé, bredouillant tout seul, vantant l’excellence de son cocheri, racontant que la pièce venait de Sens, affirmant que c’était du ben bon boire.

Devant ces sauts capricants de parole et la gêne des vieux, Jacques eut l’immédiate perception qu’on le filoutait.

— Voyons, fit-il, en tournant la cannelle, et lui et sa femme dégustèrent ce vin. C’était une zélée piquette qui s’empressait à rappeler tout d’abord le goût du raisin, puis qui vous laissait, quand on l’avait bue, un fumet de futaille rincée sous une pompe.

Il jeta un coup d’œil sur les litres déjà tirés pensant que ceux-là étaient moins additionnés d’eau.

— Voilà, cria la tante Norine, soixante-deux litres qui font la moitié que nous vous payons et vingt qu’on vous a prêtés en attendant que Bénoni amène sa feuillette. Ils sont là, que je compte. Quien, vois, c’est à vous qu’est le reste !

— C’est égal, c’est une vraie lavasse que ce vin-là, dit Louise, votre ami Bénoni est un voleur.

— Oh… oh… faut-il ! s’exclamèrent les deux vieux ; et ils s’efforcèrent de persuader leur nièce, que la légèreté de ce vin témoignait de l’honnêteté de Bénoni qui aurait pu, s’il était un malin, le sophistiquer pour le grossir.

— Allons, c’est bon, dit Jacques. Mais où va-t-on mettre la barrique ?

— Tu vas voir, mon homme, fit le vieux qui la plaça sur une brouette, la roula jusqu’au château et la déchargea sur l’une des marches de l’escalier, soutenant la partie qui dépassait par un amas de pierres posé sur les gradins du dessous.

— Mon opinion, la voici, ton oncle est une vieille ficelle, dit Jacques à sa femme lorsqu’ils furent seuls.

Et aussitôt elle s’exaspéra, reprochant à ses parents cette hospitalité qui consistait à prêter une chambre qui ne leur appartenait même pas et elle débita, pour la première fois, ses griefs, révélant que Norine offrait des pommes de terre et des prunes à cochons, mais jamais une pêche, parce que ce fruit-là se vendait à Provins, tous les samedis. Non, on n’invite pas les gens lorsqu’on veut les laisser se nourrir à leurs frais ; et ils sont riches, très riches, je le sais, conclut-elle, énumérant les terres qu’ils possédaient, à cinq lieues à la ronde.

Jacques demeura surpris par la soudaine âpreté de ces reproches.

— Ne nous emballons pas, fit-il, cela n’en vaut pas la peine ; une seule chose m’ennuie, c’est la maladresse de ces grigous ; s’ils avaient volé un certain nombre de litres, le malheur ne serait pas grand, mais ils ont gâté ceux qu’ils nous laissent avec de l’eau, pour cacher leurs fraudes !

— Norine ne l’emportera pas en paradis, conclut sa femme.

— Oui… mais… reprit Jacques, en hésitant, ils ont sans doute payé leur Bénoni. Pouvons-nous les rembourser tout de suite ?

— Maintenant non.

— Ah !

— Évidemment, puisque tu n’as pas d’argent !

— J’attends la lettre de Moran qui s’occupe de nos affaires.

— Oh ! Moran !

— Comment, voilà un ami, le seul qui nous soit resté fidèle dans la débâcle et tu as l’air d’en faire fi !

— Moi ! mais où as-tu vu que j’avais l’air d’en faire fi !

— Au ton méprisant de ta voix, parbleu !

Louise haussa les épaules.

— Tiens, je vais faire un tour.

Et, une fois dehors, il songea au changement qui s’opérait en sa femme, chercha à démêler ce qui se passait en elle.

Il y a trois phases, se dit-il, en réfléchissant. Après le mariage, bonne fille, aimante et dévouée, économe mais pas liardeuse — bien portante, il est vrai ; — puis, quand les douleurs nerveuses sont venues, imprévoyante, gaspilleuse et presque humble ; — maintenant, ici, intéressée et aigre. Il repensait à cette façon dont elle avait accueilli l’histoire de la Parisienne chassée de l’auberge et à cette rage qu’elle avait soudain montrée, alors qu’elle s’était aperçue des manigances de Norine et de l’oncle. Autrefois, elle aurait ri.

Il est vrai qu’aujourd’hui nous sommes pauvres et qu’elle a raison de défendre notre bien ; mais cette réflexion ne le convainquit point. Il sentait un je ne sais quoi de nouveau s’insinuer entre eux, un essai de défiance et de rancune ; mais elle est malade, se cria-t-il, et cette autre réflexion ne le rassura point. Non, il y avait quelque chose de particulier, une nouvelle période d’âme ; d’une part, une impatience qu’il ne lui connaissait pas et, de l’autre, une tentative de volonté, enveloppée dans de vagues reproches, une sorte de réaction contre son rôle jusqu’alors réduit dans le ménage, une réaction qui impliquait forcément du dédain pour l’homme et une certaine confiance vaniteuse en soi.

On n’est pas seulement lâché par les indifférents et les camarades quand on tombe dans la misère, se dit-il amèrement, l’on est même abandonné par ses plus proches ; puis il sourit, se rendant compte de la banalité de cette observation.

Que faire ? se dit-il, tergiverser avec ma femme et ménager les vieux, car autrement la vie ne serait pas tenable. Et il eut, en effet, besoin de poser des tampons pour amortir, de temps en temps, les chocs.

Un froid survint entre sa femme et Norine, entre l’oncle Antoine et lui ; et cette gêne, cette réserve, cette continuelle réticence, ce furent les vieux qui l’apportèrent et qui contraignirent Jacques à se rapprocher d’eux, pour ne pas rompre.

Ce fut, sans le vouloir, sans même s’en douter, que les paysans s’écartèrent de leur nièce. D’abord ils avaient des torts envers elle et demeuraient sur la défensive, comprenant bien que les Parisiens n’avaient pas été absolument dupés par le vol du vin ; puis une inquiétude, presque une répulsion, les éloignait de Louise depuis qu’ils l’avaient vue malade et frappant du pied. Ils n’étaient pas loin de la croire possédée ou folle, craignaient peut-être même que son mal ne fût contagieux et ne les surprît. Ils pensaient aussi que l’argent de la feuillette aurait dû leur être aussitôt versé et ils étaient, en somme, déçus des bombances et des largesses sur lesquels ils avaient compté, en les invitant ; enfin, l’époque de la moisson était venue et il n’y avait plus pour eux ni famille, ni amis, ni camarades, rien ; ils étaient exclusivement préoccupés par des questions pécuniaires, hantés par des inquiétudes d’atmosphère et de grange.

Ils ne prêtèrent même plus attention aux Parisiens qu’ils dédaignaient comme des propres à rien et ils ne vinrent plus leur rendre visite ; ces circonstances aidèrent à détourner la brouille. Las de vivre seuls, Jacques et Louise s’avancèrent vers Norine et l’oncle, les fréquentèrent, et le besoin que les vieux éprouvaient de se plaindre de leur sort, de vanter leurs travaux, décida de leur accueil dont la gracieuseté s’amplifia, car les saletés qu’on inflige aux gens déterminent d’abord, chez ceux qui les commettent, un petit recul, puis un mouvement en sens inverse, un désir de palliatif, un abandon de patte douce, sans doute destinés à cacher de futures trappes.

Jacques fut heureux que les choses n’eussent pas tourné plus mal, car sa période d’engourdissement, sa torpeur de grand air avaient pris fin, l’ennui l’accablait ; forcément, il songeait, en les regrettant, à ses travaux, à ses livres, à sa vie de Paris, à ces alentours apéritifs dont le charme s’exagérait depuis qu’il ne le subissait plus.

Puis la grande chaleur éclata ; le temps incertain depuis quelques jours s’affermit. Écalé de ses nuages, le ciel arda, nu, d’un bleu cru, féroce, inonda la campagne de flammes, désola la plaine. Le sol se dessécha, jaunit comme une terre à poêle, les buttes altérées se fendirent ; sous des trognons poussiéreux d’herbes, les routes rissolées pelèrent.

Ainsi que la plupart des gens nerveux, Jacques souffrait d’indicibles tortures par ces temps qui vous fondent la tête, vous trempent les mains, installent des bains de siège dans votre culotte. L’horreur des chemises remontant dans le dos, des cols mouillés, des flanelles moites, des pantalons collant aux genoux, des pieds gonflant dans la bottine, l’épuisement des sueurs coulant de la peau comme d’une gargoulette, perlant sous les cheveux, poissant les tempes, l’accablèrent.

Et tout aussitôt l’appétit cessa ; la pâture des interminables viandes mal masquées par d’insipides sauces, lui fit lever le cœur. Il fouilla le potager, chercha des épices. Il n’y en avait point, ni cerfeuil, ni thym, ni pimprenelle, ni laurier, pas même des gousses d’ail dont la crapuleuse odeur le dégoûtait pourtant ; rien, sinon quelques échalotes, mais leur goût brûlant et minéral, le rebuta. Il ne mangea plus et les défaillances d’estomac se montrèrent.

Il traîna par les chambres, cherchant un peu de fraîcheur, mais dans l’obscurité où il se calfeutra, sa tristesse devint insupportable. Il se promenait, allait dans les endroits les moins clos, mais alors la chaleur entrait, des bouches de calorifère lui soufflaient des trombes, des trombes empuanties par la moisissure des parquets, par le renfermé des pièces.

Il attendait que cet abominable soleil fût couché pour sortir, et l’atmosphère demeurait encore matelassée de vapeurs lourdes.

Quant à Louise, elle se confina dans sa chambre, somnolant, anonchalie sur une chaise, perdant son peu de force dans le milieu déprimant des canicules. Elle descendit à peine, le soir, malgré les supplications de Jacques qui l’entraînait, pour la faire marcher un peu et se distraire, jusque chez Norine.

La distraction était, il est vrai, médiocre. Elle et le père Antoine se plaignaient sans trêve des manœuvres qu’ils avaient loués, expliquant qu’ils avaient engagé pour la moisson les sapeurs belges qui parcourent le nord et l’est de la France, à cette époque, criant que c’était une ruine que ces gens qu’il fallait payer et nourrir.

— C’est du fléau, disait Norine, c’est des faignants, faudrait qu’on leur-y porte tout ! On est ben malheureux, tout de même ! Il y a que les gens qui ont pas de récolte qui savont pas !

— Mais, fit Jacques, vous ne pouvez donc pas couper vos blés vous-mêmes ?

— Oh là !… oh là !… mais, mon cher garçon, la moisson elle serait terminée tant qu’à vendange. Ça durerait prochainement trois mois.

Et le vieux finissait par avouer que les Belges, avec la petite faux de leur sape et leur crochet, allaient plus vite en besogne et travaillaient mieux que tous les hommes du pays réunis ensemble.

— Nous savons pas nous ; nous sommes des piqueurs. Nous travaillons avec la grande faux qu’est là dans le coin, mais ça fait de la lente ouvrage et pour le blé qu’a versé, on n’en sort pas et puis qu’on en perd !

Las de solitude, une après-midi, Jacques quitta le château et se promena sur les côtes de la Renardière, à la recherche du père Antoine.

Partout, en haut des collines, en bas du val, des gens fauchaient et, le son portant loin, il entendait distinctement le bruit de soie, suivi du tintement métallique de la sape coupant le blé. La vie du paysage changeait selon les côtes. Près de Tachy, la moisson était terminée, les moyettes posées en tas, pareilles à des ruches d’abeilles sur un sol pâle hérissé de courts chalumeaux par les pieds épargnés des tiges, des voitures circulaient qu’on chargeait de gerbes et des meules s’élevaient, semblables à d’énormes pâtés enveloppés de paille. Du côté de la Renardière, l’on commençait à faucher seulement et l’on apercevait des grands chapeaux, aucune tête, à peine un bout d’échine, et partout des bouquets de fesses remuant sur des jambes écartées par un va-et-vient balancé et lent.

Jacques reconnut enfin la tante Norine et l’oncle s’agitant auprès des sapeurs qu’ils avaient loués. Ils s’arrêtèrent, en le voyant. Jacques demeura ébloui par le soleil, suant des averses, ébahi de voir ces Belges parfaitement secs, coupant le blé, d’une main, le couchant, de l’autre, sur leurs crochets.

C’étaient de hauts gaillards, à barbes jaunes, à teint bis, à yeux cillés de blond, de faux albinos, couverts d’une patine par la flamme du temps. Ils portaient une grossière chemise à raies, aussi épaisse et rude qu’un cilice, et, attaché à la ceinture de cuir du pantalon et pendant sur le bas-ventre un cornet de fer-blanc plein d’eau et de paille pour mouiller et empêcher de ballotter la pierre à aiguiser la sape.

Ils ne soufflaient mot et comme ils fauchaient du blé couché par les pluies, ils peinaient, se crachaient dans les mains, et leurs sapes criaient sur le blé qui tombait avec un long déchirement d’étoffes.

— Eh là ! bonnes gens ! c’en est un ouvrage que le blé versé ! soupirait l’oncle Antoine, et il ajouta cette remarque qui ne plut guère à Jacques : Vrai, que tu sues, mon neveu, à ne rien faire !

Quelle fournaise ! pensa le jeune homme, qui s’assit en tailleur et se tassa, cherchant à s’abriter le corps dans le cercle d’ombre projeté par les ailes de son large chapeau de paille. Et quelle blague que l’or des blés ! se dit-il, regardant au loin ces bottes couleur d’orange sale, réunies en tas. Il avait beau s’éperonner, il ne pouvait parvenir à trouver que ce tableau de la moisson si constamment célébré par les peintres et par les poètes, fût vraiment grand. C’était, sous un ciel d’un inimitable bleu, des gens dépoitraillés et velus, puant le suint, et qui sciaient en mesure des taillis de rouille. Combien ce tableau semblait mesquin en face d’une scène d’usine ou d’un ventre de paquebot, éclairé par des feux de forges !

Qu’était, en somme, auprès de l’horrible magnificence des machines, cette seule beauté que le monde moderne ait pu créer, le travail anodin des champs ? Qu’était la récolte claire, la ponte facile d’un bienveillant sol, l’accouchement indolore d’une terre fécondée par la semence échappée des mains d’une brute, en comparaison de cet enfantement de la fonte copulée par l’homme, de ces embryons d’acier sortis de la matrice des fours, et se formant, et poussant, et grandissant, et pleurant en de rauques plaintes, et volant sur des rails, et soulevant des monts, et pilant des rocs !

Le pain nourricier des machines, la dure anthracite, la sombre houille, toute la noire moisson fauchée dans les entrailles même du sol en pleine nuit, était autrement douloureuse, autrement grande.

Et il renvoya un peu du mépris qu’ils lui portaient, à ces paysans pleurards dont la clémente vie eût été un incomparable Éden pour les mineurs, pour les mécaniciens, pour tous les ouvriers des villes ! sans compter que, l’hiver, les paysans baguenaudent et se chauffent, alors que les artisans des cités gèlent et triment. Oui, va, geins, se dit-il, s’adressant mentalement à l’oncle Antoine qui se lamentait, les deux mains sur le ventre, soupirant : — C’est-il donc point malheureux que du blé mou comme ça !

— Ah çà, quoi donc que t’as, toi, fit-il, après un silence, en regardant Jacques. Qu’est-ce qui te prend ?

— Je suis dévoré et partout à la fois, s’écria le jeune homme. C’était soudain une invasion de gale, une démangeaison atroce que les écorchures des ongles n’arrêtaient pas. Il se sentait le corps enveloppé d’une petite flamme et, peu à peu, à la passagère jouissance de la peau grattée jusqu’au sang, succédaient une brûlure plus aiguë, un énervement à crier, une douleur chatouillante à rendre fou !

— C’est les aoûtats, fit, en riant, la tante Norine, ils sont venus, tant qu’hier. Tiens, regarde et elle pencha la tête, écarta deux bourrelets fermés de son cou, entre lesquels Jacques aperçut, enfoncé sous la peau, un grain de millet rouge.

— Mais c’est rien, c’est comme qui dirait de la puce ! reprit l’oncle ; il y en aura prochainement jusqu’à la pluie.

Jacques envia le cuir grenu de ces gens qui ne souffraient guère, alors que lui commençait à grincer des dents, en se labourant les chairs.

Que le diable emporte la campagne ! se dit-il ; il quitta les moissonneurs. Il fallait qu’il se déshabillât, qu’il pût se lacérer à l’aise. Il se dirigea vers le château, mais il n’eut pas la force d’attendre, d’aller plus loin ; derrière un bouquet d’arbres, il se dévêtit, pleurant presque, tant il se faisait mal ; il s’arrachait des copeaux d’épiderme et ne pouvait se rassasier du douloureux plaisir de se pincer, de se racler, de se tenailler, de se raboter le corps et, à mesure qu’il se ravinait une place, d’intolérables cuissons renaissaient à une autre, flambant partout à la fois, l’interrompant, le forçant à se griffer de tous les côtés, avec ses deux mains, les ramenant aux cloques déjà mûres dont le sang partait.

Il se rajusta, tant bien que mal, monta, ainsi qu’un homme pris de démence, dans sa chambre, trouva Louise, presque nue, en larmes ; et chez elle, l’énervement s’était si rapidement accru que les doigts tremblaient, en même temps que les dents entre la haie desquelles sourdaient des hoquets et des râles.

Il songea tout à coup au remède des prurigos, au savon noir, descendit quatre à quatre, courut chez Norine, poussa la fenêtre mal jointe, entra, finit par découvrir du savon dans une terrine et, revenant, il en frotta, malgré ses cris, à tour de bras sa femme, puis s’enduisit furieusement de cet écrasis gras. Il eut la sensation qu’on lui enfonçait des milliers d’épingles par tout le corps, mais ces traits aigus, cette douleur franche, lui semblèrent délicieux, en comparaison de ces ardeurs équivoques, de ces lancinements nomades, de ces grouillis exaspérants de gale.

Et Louise se calmait aussi, mais le savon noir n’était pas assez véhément pour exterminer les aoûtats ; ils songèrent à les déloger avec des pointes d’aiguilles, à les extirper des galeries qu’ils creusent, mais il y en avait tant que cette chasse sous-cutanée devenait impossible. Il faudrait du soufre, de la pommade d’Emmerich, des bains de barège, se disait Jacques, désespéré.

Et la tante Norine et l’oncle les contemplèrent, le soir, retenant leurs rires, surpris que les Parisiens eussent la peau si tendre.

— Mais quoi que t’as, je te le demande, criait la vieille à sa nièce, l’aoûtat c’est comme la chauboulue, ça fait de petiotes échauffures !

— Puis que c’est bon pour le sang, que ça purge, reprenait l’oncle. Tiens, mon neveu, on les tue comme le ver, en buvant du rhum et il vidait le carafon, à leur santé.

La nuit fut terrible. Une fois couchés, les démangeaisons, un peu apaisées le soir, reprirent. Harassé, dans un état de surexcitation qui lui retournait les doigts, Jacques se leva, étouffant, tandis que Louise éraillait les draps et mordait les oreillers, pour ne pas crier.

Puis elle finit par s’abattre et par s’endormir. Et, à son tour, Jacques, loin de la chaleur du lit, s’apaisa. Assis, nu, devant sa table, il se remâcha ses tristesses et s’incita, dès qu’il aurait reçu quelques sous, à regagner Paris, au plus vite. Tout, excepté les acarus spéciaux à ce pays, se dit-il, j’en ai assez ! Et il compta les jours ; son ami avait enfin déniché une maison de banque qui consentait à escompter ses billets. Mais il y avait un tas de papiers à signer, une procuration à préparer, un engagement de laisser une petite somme, comme entrée en affaires, une masse de formalités qui n’en finissaient plus ; mettons une huitaine encore, et il m’arrivera ce qui voudra à Paris, mais ce que je vais filer !… Puis il est bien manifeste que la campagne ne profite pas à Louise. Elle est constamment enfermée et ne veut pas sortir ; enfin le côté sinistre de ce château agit évidemment sur elle…

Et lui-même, depuis que l’ennui de la campagne s’affirmait, se sentait repris par ce malaise vague, par cette confuse transe qui l’avaient si violemment ployé, dès son arrivée à Lourps.

Ce fait existait. Une fois reposé des fatigues du voyage et accoutumé à une nouvelle vie, l’instinctive répulsion qu’il avait éprouvée pour le château s’était tue. Les bruits nocturnes qui emplissaient cette ruine, ces batailles d’oiseaux qu’on entendait distinctement, aux étages supérieurs, dans la nuit des pièces, ces grondements du vent qui balayait les couloirs, jouait de l’harmonica par les fentes des carreaux et maniait le sifflet d’alarme sous les portes, il ne les percevait plus. Il dormait, réveillé seulement de temps à autre, prêtant l’oreille aux battues braconnières du bois, aux cris des hiboux qui hululaient en face.

Mais ce n’était qu’une sensation agacée, inquiète, sans crainte positive, sans terreur vraie ; il se rendormait indifférent, en somme, à ces périls dont la menace ne lui apparaissait plus.

Et un autre fait se produisait. L’assoupissement que lui versait le grand air avait engourdi cette vie de songes qui s’était, depuis son arrivée à Lourps, si singulièrement accrue. Il dormait maintenant sans aucun trouble ; par-ci, par-là, il se sentait errer encore sur la frontière du rêve, mais, de même qu’à Paris autrefois, il ne conservait, en se réveillant, aucun souvenir de ces vagabondages sur les territoires du délire, ou bien il ne se rappelait que des débris d’incursions, dénués de sens.

L’ennui commençait à rompre cette sérénité animale. La veille, déjà, il avait flotté pendant son sommeil, au milieu d’événements incohérents et vides. Il se souvenait seulement d’avoir rêvé, mais sans pouvoir rajuster les linéaments d’un songe dispersés dès l’aube ; et maintenant, cette nuit, irrité par le feu de sa peau, énervé par les souffrances, il était repris par la peur, une peur mystérieuse, impulsive, une sorte de rêve éveillé, dont les images se recouvraient les unes les autres, se brouillaient tant elles allaient vite, une peur dont la parenté avec les affres d’un songe semblait certaine. Ces bruits oubliés du château, il les entendait actuellement, avec une certitude absolue, intense.

Le terre-à-terre de l’âme, l’inertie de l’esprit qui sont les causes les plus décisives de la bravoure, car le courage de l’homme mis en face d’un péril tient presque toujours à une grossièreté de sa machine nerveuse dont le lourd mécanisme ne vibre point, avaient cessé pour lui. Graissé et remonté par l’ennui, l’outillage de son cerveau s’était remis en marche et la nourricière du cauchemar et de la peur, l’imagination, l’emportait aussitôt, suggérant des exagérations, multipliant des aspects de dangers, courant, en tous sens, par les voies nerveuses dont le délicat système oscillait à chaque secousse et déchargeait son énergie. Et il demeura, agité sur sa table par une tempête interne, dans laquelle surnageaient des commencements de pensées qui s’inachevaient, des décombres d’idées dont la structure démolie ressemblait à celle de certains rêves.

Comme réveillée par le mutisme de son mari, Louise, les yeux grands ouverts, se dressa sur son séant et fondit en larmes.

Il essaya de lui prendre les mains ramenées sur son visage, et, lorsqu’au travers des doigts qu’il écartait, il aperçut les yeux, il saisit une expression double, passant sous le voile des pleurs, une expression de détresse affreuse et de mépris.

Il laissa retomber les doigts qui recouvrirent la figure tels qu’une visière grillée de casque, et il s’assit au pied du lit.

Une lucidité parfaite l’éclairait soudain, balayait le vague de ses inquiétudes et de ses frayeurs, accaparait tout le domaine de son esprit par la force de l’idée nette. Il comprenait que, depuis trois ans qu’ils étaient mariés, aucun des deux ne se connaissait.

Lui, parce que, malgré ses recherches, il n’avait pas eu l’occasion de sonder sa femme dans un de ces moments où les tréfonds de l’âme surgissent ; elle, parce qu’elle n’avait jamais eu besoin, dans le placide milieu d’une ville, d’un défenseur.

Jacques voyait assez clair en eux, à cette heure, pour apercevoir la réciprocité de leurs mésestimes. Il découvrait chez Louise une âpreté héréditaire de paysanne, oubliée à Paris, développée par le retour dans l’atmosphère du pays d’origine, hâtée par les appréhensions d’une pauvreté soudaine. Elle, trouvait subitement chez son mari une défaillance nerveuse, une de ces faiblesses d’âme fine dont le mécanisme en émoi est odieux aux femmes.

Et loin de ses peurs puériles et de ses songes creux relégués d’un coup, Jacques pensa mélancoliquement à cette solitude qui, semblable à un iodure, faisait sortir les boutons de leur maladie spirituelle, secrète, et les rendait visibles, inoubliables à jamais, l’un pour l’autre.