Plon (p. 103-131).


VI


Quelques jours passèrent. Un matin, en remontant, après une promenade à travers champs dans sa chambre, Jacques trouva sa femme, livide, les bras tombés, anéantie sur une chaise.

— Non, je n’ai rien, mais je ne puis me peigner. Dès que je lève le bras, je me sens défaillir ; je ne souffre pas ; au contraire, cela me fait au dedans de moi, tout doux, tout doux ; tiens, j’ai comme le cœur gros, je suffoque.

Cela ne sera rien, reprit-elle, après un soupir ; et d’un effort de volonté, elle se mit debout et fit un pas ; c’est singulier, il me semble que le carreau de la chambre se déplace et que c’est lui qui marche.

Subitement, elle poussa un cri bref et jeta le pied droit en avant, avec le coup de détente sec du maître de savate.

Jacques la porta sur le lit où ces ruades en avant se continuèrent, se succédant, de minute en minute, précédées d’un cri ; des douleurs semblables à des commotions électriques filaient dans les jambes, s’évanouissaient ainsi qu’après la secousse crépitante de l’étincelle, revenaient, errant le long des cuisses, éclatant de nouveau en des décharges brusques.

Jacques s’assit, se sachant désarmé contre ce mal qui avait lassé toutes les suppositions, toutes les formules. Il se rappelait des consultations de médecins parlant d’affection incurable, de métrite, avouant sa marche continue derrière une adynamie aggravée par le repos et par les drogues, et toutes les cautérisations, toutes les saignées toutes les sondes, toutes les désolantes visites, toutes les abominables manœuvres que la malheureuse avait dû subir, étaient demeurées vaines.

Après être descendus dans les cryptes du corps où ils recherchaient les traces de cette sensation obtuse qui pesait habituellement sur la malade, les médecins, inquiets de ne rien trouver, changeaient de tactique, les uns après les autres, attribuaient au malaise de l’organisme entier cette maladie dont les racines s’étendaient partout et n’étaient nulle part. Ils prescrivaient les fortifiants et les toniques, essayaient du bromure à forte dose, recouraient, pour terrasser les douleurs, à la morphine, attendant qu’un symptôme leur permît de se diriger, de ne plus tâtonner ainsi, dans le brouillard de maux inconnus et vagues.

Les empiriques, auxquels toujours l’on s’adresse alors que l’on a constaté la décisive impuissance de la médecine, n’avaient pas vu plus clair ; tout au plus, l’un d’eux avait-il découvert un remède qui s’ajustait mais de quelle sorte ! En plaquant une pièce de métal sur le point précis de la souffrance, celle-ci se déplaçait et il fallait la suivre, lui livrer la chasse, la traquer, pour n’aboutir, en fin de compte, qu’à d’irréductibles acculs d’où elle bondissait à nouveau, comme lancée par un vibrant tremplin, dans le taillis des nerfs.

D’autre part, un magistère bolonais, inventé par un comte Matteï et connu, dans les schismes de l’homéopathie, sous le nom d’« Électricité Verte » enrayait parfois l’attaque, escamotait presque la douleur, matait à peu près le sursaut, mais ses effets étaient infidèles ; après avoir agi, pendant quelque temps, cette eau mystérieuse n’opérait plus.

Jacques regardait pensivement sa femme qui s’était enfouie la face dans l’oreiller et dont le corps ondulait, glacé, sous le drap ; et, remontées à la source de cette maladie, ses pensées descendaient maintenant le cours des crises, le rejoignaient à l’heure actuelle, le repéraient au château de Lourps, le devançaient même, en calculant son passage dans les régions ignorées de l’avenir.

Elle datait de quand et elle était issue de quels désastres, cette déconcertante folie des nerfs ? Nul ne le savait ; après le mariage sans doute, à la suite de désordres internes qu’une fausse honte avait dissimulés le plus longtemps possible, aux diagnostics incertains des docteurs et aux imprévoyantes approches du mari ; cela s’était traîné pendant des années, n’influant que sur la santé physique, puis peu à peu, s’infiltrant dans le moral, le sapant à sa base, finissant par ordonner, dans un lamentable équilibre, les pesanteurs de la métrite aux torpeurs de l’âme, les évanouissements d’un estomac ravagé aux langueurs d’une volonté déchue.

Et petit à petit, une fissure s’était produite dans la cale du ménage, une fissure par laquelle l’argent fuyait. Louise, si attentive dans sa vigie, dès le mariage, s’était endormie, laissant la bonne mener la barque. Une voie d’eau sale était aussitôt entrée. Le jour où la domestique fit le marché, ce fut autour de la bourse de Jacques un blocus de vieilles soudardes apportant des légumes charriés par les ruisseaux, des poires véreuses remplies, de même que des tabatières, de grains noirs, des pommes habitées aux chairs de coton mâché par des chats ; les poissons devinrent suspects et les viandes blanchirent, épuisées par l’audacieux soutirage d’un sang vendu à part.

La cuisine fut, tout à la fois, coûteuse et sordide ; comme secouée par une inépuisable chorée, l’anse du panier dansa et cette tarentule s’étendit aux fournisseurs ; le charbonnier adultéra ses poids et rétrécit ses sacs, le frotteur ne patina plus qu’indolemment sur les parquets privés de cire, la blanchisseuse usa des stratagèmes employés par ses pareilles, massacra le linge, l’échangea, oublia de l’apporter, le perdit, embrouilla les mouchoirs et les comptes, recourut à d’astucieux pliages pour cacher les plaies du chlore et les trous du fer.

Louise se sentait sans force pour réagir, arrivait au va-comme-je-te-pousse, épouvantée à l’idée de tenter un effort, de hasarder des observations, d’entamer une lutte ; et ce désarroi la rongeait pourtant tel qu’un remords, troublait ses nuits, aggravait par son aiguillante continuité la maladie des nerfs.

Elle s’épuisa dans cette lutte intime, se commanda sans pouvoir s’obéir, finit, découragée, par se cacher ainsi qu’un enfant la tête, voulant s’imaginer que les dols n’existaient plus depuis qu’elle se fermait les yeux pour ne pas les voir.

Jacques n’avait pas été sans se plaindre de cette débâcle, mais la figure navrée de sa femme, la supplication muette de son regard le désarmaient ; s’apercevant que, dès qu’il se renfrognait, l’état de Louise devenait pire, il consentit, lui aussi, à se croiser les bras, effrayé de cette défaillance d’énergie, de ce mutisme douloureux d’une femme qu’il avait connue ardente à la besogne et vive.

Il songeait mélancoliquement, à cette heure, à la désorganisation progressive de son intérieur ; ah ! c’était irrémédiable maintenant ! et de sourdes révoltes se levaient en lui. Après tout, il ne s’était pas marié pour renouveler le désordre de sa vie de garçon. Ce qu’il avait voulu, c’était l’éloignement des odieux détails, l’apaisement de l’office, le silence de la cuisine, l’atmosphère douillette, le milieu duveté, éteint, l’existence arrondie, sans angles pour accrocher l’attention sur des ennuis ; c’était, dans une bienheureuse rade, l’arche capitonnée, à l’abri des vents, et puis c’était aussi la société de la femme, la jupe émouchant les inquiétudes des tracas futiles, le préservant, ainsi qu’une moustiquaire, de la piqûre des petits riens, tenant la chambre dans une température ordonnée, égale ; c’était le tout sous la main, sans attentes et sans courses, amour et bouillon, linges et livres.

Solitaire comme il l’était, peu accessible aux physionomies nouvelles, peu liant, ayant le monde en horreur, étant enfin parvenu à réaliser les difficiles bienfaits de la réputation d’ours qu’il s’était acquise, car, las de ses refus, les gens lui évitaient, maintenant, la contrariété des excuses en ne l’invitant plus, il avait incarné son rêve de quiétude, en épousant une bonne fille sans le sou, orpheline de père et mère, sans famille à voir, silencieuse et dévouée, pratique et probe, qui le laissait fureter, tranquille, dans ses livres, tournant autour de ses manies, les sauvegardant sans les déranger.

Comme tout cela était loin ! Comme cet apaisement éprouvé dans le coude-à-coude d’une femme dont le verbiage était modéré, par conséquent tolérable, et dont les besoins de va-et-vient dans les soirées et les théâtres étaient nuls, avait été de durée courte !

Rapidement, dès les prodromes de l’inexplicable mal, l’atmosphère du chez soi avait changé. Ce matin un peu couvert qu’il aimait à sentir autour de lui, s’était mué en un crépuscule d’hiver, long et morne. Louise, taciturne, inerte, souriait pourtant, témoignant à Jacques que son affection demeurait intacte, mais implorait, en quelque sorte, d’un œil hésitant et câlin, pareil à celui d’une chatte couchée sur des habits, qu’on la laissât là, sans la chasser, sans la forcer à chercher une autre place.

Et il s’irritait devant la descente de ces souvenirs qui appuyaient, en passant, chacun, sur l’élancement de sa plaie. Était-ce sa faute s’il était organisé de telle façon qu’il ne pût supporter la dérive d’une vie, et si, avec ses curiosités et ses engouements, il lui fallait à tout prix le repos ? Il était l’homme qui lit dans un journal, dans un livre, une phrase bizarre, sur la religion, sur la science, sur l’histoire, sur l’art, sur n’importe quoi, qui s’emballe aussitôt et se précipite, tête en avant, dans l’étude, se ruant, un jour, dans l’antiquité, tendant d’y jeter la sonde, se reprenant au latin, piochant comme un enragé, puis laissant tout, dégoûté soudain, sans cause, de ses travaux et de ses recherches, se lançant, un matin, en pleine littérature contemporaine, s’ingérant la substance de copieux livres, ne pensant plus qu’à cet art, n’en dormant plus, jusqu’à ce qu’il le délaissât, un autre matin, d’une volte brusque et rêvât ennuyé, dans l’attente d’un sujet sur lequel il pourrait fondre. Le préhistorique, la théologie, la kabbale l’avaient tour à tour requis et tenu. Il avait fouillé des bibliothèques, épuisé des cartons, s’était congestionné l’intellect à écumer la surface de ces fatras, et tout cela par désœuvrement, par attirance momentanée, sans conclusion cherchée, sans but utile.

À ce jeu, il avait acquis une science énorme et chaotique, plus qu’un à peu près, moins qu’une certitude. Absence d’énergie, curiosité trop aiguë pour qu’elle ne s’écachât pas aussitôt ; manque de suite dans les idées, faiblesse du pal spirituel promptement tordu, ardeur excessive à courir par les voies bifurquées et à se lasser des chemins dès qu’on y entre, dyspepsie de cervelle exigeant des mets variés, se fatiguant vite des nourritures désirées, les digérant presque toutes mais mal, tel était son cas.

À se rouler ainsi dans la poussière des temps, il avait goûté de délicieuses heures, mais depuis que les prévoyances de Louise s’étaient dispersées, usées par la lime des nerfs, il était demeuré consterné, sans défense contre les soucis d’argent qui glaçaient ses emballages de cervelle et le rejetaient brutalement dans les inextricables réseaux de la vie réelle.

Et maintenant qu’il n’avait plus d’argent du tout, que serait-ce donc ? — Il hocha désespérément la tête ; c’est la déchéance morale et physique, la misère complète, se dit-il, et il se complut à s’exagérer l’horreur de l’avenir, allant du coup à la mendicité, au manque de pain, à l’hospice pour sa femme, à la gueuserie des bas-fonds pour lui.

Comme il arrive toujours aux gens malheureux et inquiets qui sautent d’un élan jusqu’aux extrêmes et éprouvent même une certaine consolation à constater qu’ils ne sauraient tomber plus loin, Jacques recula et s’apaisa, en s’affirmant à lui-même l’outrance de ses craintes. Tout s’arrange ; cet axiome cher aux pauvres diables qui finissent quand même par manger et par vivre, alors que, raisonnablement, ils ne peuvent plus rien attendre, il se le répéta, tablant sur l’inconnu, comptant sur l’avenir, se confiant à la providence ou au hasard.

Après tout, se dit-il, mes affaires peuvent se débrouiller, sans que j’aie recours à des chimères ! — En rentrant à Paris, je récupérerai peut-être quelques sommes et m’installerai dans un quartier tranquille.

Il se lança sur cette piste : — Je pourrai vendre la majeure partie de mon mobilier et de mes livres, — il les passa en revue, sacrifiant d’abord les objets auxquels il tenait le moins, puis hésitant, pendant quelques secondes, sur quelques-uns d’entre eux. — Baste ! conclut-il, il est indispensable de se désencombrer et de garder juste ce qu’il faut pour meubler deux chambres !

Et ce n’était pas sans une certaine joie qu’il se livrait à cette sélection de bibelots et de livres ; son affection éparse sur des bibliothèques entières et sur des pièces, se concentrait, en se reportant sur les rares objets qu’il s’apprêtait à conserver ; il les aimait davantage et cette recrudescence d’amitié pour certains volumes, pour certains meubles lui faisait presque désirer, à ce moment, de se débarrasser sans tarder des autres auxquels il ne tenait tout à coup plus.

Ce serait charmant, pensait-il, de meubler, avec le dessus du panier de mes bibelots, une petite cuisine et deux petites pièces, et il se les figura plus larges que longues, gaiement éclairées sur un fond de jardin, à l’abri de la trépidation des rues. Il accepterait la dépense d’un papier de tenture, sans ramages et sans fleurs, mat et foncé. Ici, son lit qu’il gardait et sa table de nuit en bois de violette et d’anis ; là, sa table de travail, deux fauteuils, trois chaises, une carpette et un devant de feu ; puis dans l’âtre, ses chenets en fer forgé, aux pieds en paraphes et aux têtes allongées en poires ; sur la cheminée enfin, le buste en bois peint et sculpté d’un pauvre homme de la fin du moyen âge, priant, les mains croisées sur un livre, levant vers le ciel des yeux suppliants et navrés ; de chaque côté de ce buste, ses deux flambeaux de cuivre rouge, à plates-formes, et ses deux pots de pharmacie, blasonnés aux armes d’un monastère, deux pots qui avaient sans doute contenu les électuaires, le diascordium et la thériaque d’un vieux couvent.

Dans l’autre pièce, il disposerait ses livres sur de simples rayons de bois peint en noir, organisant de la sorte une salle à manger-bibliothèque.

Il sourit, désireux, presque impatient de réaliser ce logis intime ; il lui sembla qu’il serait mieux calfeutré, plus chez soi, mieux à l’aise, dans ces chambres de banlieue, que dans son appartement de Paris, aux vastes pièces.

Eh non, cela n’était pas possible ! Il roula du haut en bas de son rêve. Je n’ai même pas cette ressource des gens déchus de me retirer dans un coin, de me confiner dans un trou, de vivre une existence ouvrière, car pour réaliser ce modique rêve, il faut une femme économe et robuste ! et Louise n’est, depuis sa maladie, bonne à rien. Que faire d’une femme impotente, assise dans un angle, et frappant le plancher du pied ? et puis… et puis… qui sait si sa santé ne s’aggravera point et si je ne deviendrai pas, sans argent pour la soigner, garde-malade ?

Ah ! s’il était seul, comme sa vie s’arrangerait mieux ! Si c’était à refaire, comme il ne se marierait plus ! — À supposer, en effet, que Louise mourût, une fois le chagrin tari, il pourrait attendre sans trop pâtir les événements à naître ; il pourrait vivoter jusqu’à ce qu’il eût trouvé une place ; il pourrait peut-être découvrir une femme, râblée, solide, experte à diriger un ménage, une femme qui fût une servante de curé et avec cela une maîtresse qui n’imposât pas à son amant de trop longs jeûnes ! eh oui ! il en souffrait à la fin des fins de cette abstinence de la chair que la maladie de sa femme lui faisait subir !

Il ne la détesterait pas un peu forte, pas trop rose de peau cependant, cette maîtresse, il la voudrait…

Ah çà, mais je deviens simplement ignoble ! se dit-il, comme réveillé tout à coup d’un songe, regardant Louise qui souffrait, en fermant les yeux. Il demeura ébahi de ce fulminate d’ordures qui éclatait soudain en lui, car il aimait sincèrement sa femme et il eût donné tout ce qu’il possédait pour la guérir.

À l’idée qu’il pouvait la perdre, des sanglots lui montèrent aux lèvres ; il se pencha vers elle et l’embrassa, comme pour la dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir à lui-même la bassesse de ses réflexions.

Elle lui sourit — et elle-même, à ce moment-là, retournait en arrière dans sa vie, pleurait sur la misère de son corps, sur son existence perdue, désorbitée par les approches de la misère.

Elle s’affirmait que son mari ne serait jamais apte à rien. Certes, elle ne pouvait se plaindre ; il était bon, affectueux, presque câlin, certains jours, bien que plongé dans ses livres et distrait d’ordinaire, d’attentions aimables par ses études ; mais aussi quelle insouciance de ses intérêts ! Maintes fois elle s’était inquiétée de ses placements d’argent, plus retorse, plus défiante que lui en ces matières. Il haussait les épaules. Ah ! l’imbécile qui s’était laissé gruger par un banquier qu’il estimait par le seul fait que ce tripoteur ne parlait jamais d’affaires et s’occupait d’art ! Combien de fois s’était-elle exaspérée contre son mari qui était peut-être un homme supérieur dans elle ne savait quoi, mais qui était à coup sûr un béjaune, dans la pratique !

Que faire ? Elle avait pendant des années essayé de sauver son ménage des périls et des embûches, mais elle s’était constamment butée, dès qu’il s’était agi d’argent, à un mari qui ne répondait pas, se plongeait le nez dans ses livres et, impatienté, grognait ; et elle avait dû s’abstenir désormais de reproches, se répétant qu’après tout cette petite fortune n’était pas la sienne, se sentant, pour ainsi dire, dans la situation fausse d’une personne qui participe à un bien-être qu’elle ne détient pas.

Aujourd’hui, la ruine était venue, une complète ruine, et elle éprouvait une fureur de ménagère contre le mari qui n’avait pas su garer la barque ; elle s’étonnait même d’avoir pu s’imaginer qu’elle n’avait pas le droit d’imposer ses volontés, de parler haut. En somme, cette fortune lui appartenait depuis le mariage. Si elle n’avait apporté à Jacques aucune dot, elle lui avait aliéné du moins les biens de son sexe et quelles largesses étaient de poids à les payer, ceux-là ! Quoiqu’elle ne fût ni éprise d’elle-même, ni assotie par l’orgueil, elle pensait forcément, ainsi que toutes les femmes, que la possession de son corps était un inestimable don ; comme toutes les femmes encore, épouses, filles ou maîtresses, elle pensait aussi que le mari, le père ou l’amant avait été mis sur la terre pour subvenir aux besoins de la femme, pour l’entretenir, pour être, en un mot, sa bête à pain.

Puis, n’était-elle pas enviable et jolie quand il l’avait épousée, n’avait-elle pas été la dispensatrice de nuits folles, et n’avait-elle pas été constamment aussi attentive aux souhaits de Jacques, vigilante et douce ? En fin de compte, elle avait fait, en se mariant, un marché de dupe, car il l’avait frustrée ; il lui avait volé par son insouciance sa vie heureuse et criminellement aggravé les transes de sa maladie par le menaçant aspect de la misère !

Ah ! si c’était à refaire, comme elle ne se marierait pas ! Puis une lueur de bon sens lui vint : que serait-elle donc devenue sans famille et sans dot ? Mais son sort était inespéré ; elle avait épousé un homme qui lui plaisait et qui, dans un siècle de lucre, la choisissait pauvre. Enfin, à part son désintéressement de la vie réelle, que pouvait-elle lui reprocher ? rien, pas même dans le carême charnel qu’il subissait, une brève frasque !

Elle eut regret de son injustice. Se soulevant un peu sur le lit, elle appela Jacques et l’embrassa, comme pour le dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir elle-même la bassesse de ses réflexions.

Et cependant, malgré cette crise d’intérêt personnel qui les avait tout à coup si brutalement secoués, Jacques et Louise étaient de bonnes gens, heureux de vivre ensemble, inaptes aux sournoiseries des beaux-semblants, incapables de se tromper, prêts à se sacrifier, sans scrupules, l’un pour l’autre.

Pris en traître, saisis à l’improviste par une force indépendante de leur volonté, ils incarnaient bien le lamentable exemple de l’inconsciente ignominie des âmes propres. Ils étaient, en somme, les victimes de ces terribles pensées qui se faufilent chez les meilleurs, qui font qu’un fils adorant ses parents n’aspire certes pas à être privé d’eux, mais songe, sans le vouloir, avec une certaine complaisance à l’instant de leur mort.

Sans nul doute, cette douloureuse pensée le navre ; il est remué jusqu’au fond du ventre par la soudaine vision de la mise en bière ; il se voit, pleurant à chaudes larmes, mais il sent aussi couler tout d’abord en lui une lente douceur, alors qu’il se représente, au cimetière, entouré de gens qui le regardent, qui stimulent, par leur présence, son envie d’être intéressant, sa satisfaction d’être plaint, qui contentent ainsi ce soupçon de besoin de parade que chacun recèle sans s’en douter.

Puis, fatalement, maintenant que l’affreux spectacle des funérailles a disparu, il se suit dans l’avenir, s’adjuge une avance d’hoirie sur la confortable existence qu’il pourra mener quand il sera son maître.

C’est encore ce même ferment d’idées interlopes qui fait qu’un homme demeuré veuf avec des enfants, ne peut s’empêcher de ruminer combien son sort serait différent, s’il était seul ; et il se lance dans des conjectures, rêve à l’avenir, échafaude une vie libre, s’éjouit à évoquer une nouvelle existence, ne va pas évidemment jusqu’à souhaiter que ses enfants disparaissent, mais cède à l’appel de cette idée qu’ils ne sont plus et s’y arrête.

Si ferme, si vaillant qu’il soit, nul n’échappe à ces mystérieuses velléités qui cernent de loin le désir, le couvent, l’élèvent, le cachent dans les latrines les plus dissimulées de l’âme.

Et ces impulsions irraisonnées, morbides, sourdes, ces simulacres de tentation, ces suggestions diaboliques, pour parler comme les croyants, naissent surtout chez les malheureux dont la vie est démâtée, car c’est le propre de l’angoisse que de s’acharner sur les âmes élevées qu’elle abat, en leur insinuant des germes de pensées infâmes.

Honteux et attendris, Louise et Jacques se regardaient sans parler.

— Mon pauvre ami, dit enfin Louise, tu dois avoir faim et je ne puis me lever et allumer le feu. Vois donc s’il ne reste pas de la viande d’hier ; la petite de Savin va venir, d’ailleurs. Ah ! si je pouvais bouger !

— Ne te fais pas de mauvais sang en t’occupant de moi ; tiens, voilà du veau, du pain et du vin, je n’ai pas besoin de plus.

Il approcha la table du lit et, sans grand appétit, s’escrima contre du veau fade et du pain dur.

Des pas montaient l’escalier. — C’est l’enfant, dit Louise qui se mit sur son séant ; donne-lui la liste des provisions à acheter, elle est là, dans le coin, sur la cheminée.

Une petite fille entra, une blondine au nez en croissant, picoté de son, aux yeux en boules blanches et bleues ; elle se tortilla les hanches, en reniflant et en grattant du bout de ses doigts son tablier.

— Tiens, mignonne, fit Louise, voici la liste pour ta maman ; tu nous rapporteras les achats dans l’après-midi.

L’enfant baissait la tête, sans bouger.

— Ton papa est épicier, n’est-ce pas, sais-tu s’il a du gruyère ?

Elle avança le globe de ses yeux qu’elle releva et ouvrit, comme une carpe, une bouche dont il ne sortit aucun son.

— Tu sais ce que c’est que du gruyère ?

— Elle blanchit, m’man, elle m’a dit de le dire à la dame, poussa tout à coup la petite.

— Eh bien ! reprit Louise que la question du linge intéressait justement depuis deux jours ; tu lui diras à ta maman qu’elle vienne, demain, me voir.

L’enfant remua la tête. Ça ? s’exclama-t-elle, soudain, en montrant une boîte à poudre de riz.

— Tiens, elle se décide à parler, s’écria Jacques. Il lui mit la boîte débouchée sous le nez, mais alors l’enfant recula, fit la grimace, lança des petits crachats autour de la boîte, ainsi que font les chats autour d’une assiettée de foie pas frais.

Et elle déclara que l’odeur de cette poudre lui tournait le cœur.

— Va prendre l’air, ça te remettra, et n’oublie pas nos emplettes. Bonsoir ; tiens, voilà le facteur. Est-ce que vous avez une lettre ?

— Je compte pas, j’ai un journal ; et l’homme s’assit, déposa son chapeau de paille par terre, planta sa canne droite entre ses jambes, se retira du dos une sacoche et tendit à Jacques un journal, tout en regardant avec attention le veau qui restait dans le plat.

Il paraissait encore plus ivre que de coutume.

Jacques lui offrit un verre de vin.

Il l’éleva pour souhaiter bonne santé à tous, et se le jeta d’un seul coup dans la gorge.

— C’est bon, mais ça creuse, dit-il, en regardant toujours fixement le plat.

Louise l’invita à se mettre à table ; alors il s’approcha, tira son couteau, trancha un bloc de pain, l’ouvrit, enfourna dans la mie un morceau de viande et avec un bruit de mastication affreux, engloutit et la miche et le veau.

Il suça la lame de son couteau, avant de le refermer, et, clignant son œil qui semblait le soupirail par lequel passaient les flammes couvant sous sa peau cuite :

— C’est-il donc que vous êtes malade, ma petite dame ? dit-il à Louise.

— Oui, elle souffre dans les jambes, répondit Jacques.

— Oh ! ne m’en parlez pas, il y a pas de plus mauvais mal. Je suis été, moi, des semaines sur le dos, sans bouger, mais là, ce qui s’appelle sans remuer un doigt, par rapport à une chute que j’ai faite — et j’ai pensé y crever — il y aura tantôt deux ans de cela, j’en boite toujours ; tenez, on m’a ramassé sur la route de Donnemarie, dans un fossé ; j’étais comme qui dirait mouru, plus un souffle, rien. Ils appelaient : père Mignot ! père Mignot ! je les entendais point ; le fils à Constant et le grand François peuvent vous le dire…

— Avez-vous été bien soigné au moins ? demanda Louise.

— Oui-da, c’était le temps qu’on vote ; M. Pathelin qu’était le rouge et M. Berthulot qu’est pour les rois, ils m’ont envoyé leur médecin jusqu’à deux fois par jour. Et c’était du bon bordeaux, du chenu qu’on m’apportait ; une fois les votes finis, aussi vrai que je vous le dis, j’ai jamais revu les médecins et le vin ; et qu’il a fallu que je me soigne à mes frais encore ! Mais, voyons, quelle heure qu’il est, sans vous commander ?

— Midi et demi.

Le facteur se leva et reprit son bâton. À l’avantage, dit-il, en saluant à derrière ouvert, et il descendit.

Louise était retombée, épuisée, sur sa couche. — Si je pouvais dormir, soupira-t-elle.

— Je vais te laisser, dit Jacques ; jusqu’à ce que la petite de Savin revienne, tu auras le temps de faire un somme.

Il s’apprêtait à sortir quand des pas précipités ébranlèrent l’escalier et le facteur reparut, nu-tête, tenant son chapeau, les deux ailes rejointes dans sa main, fermant comme d’un couvercle le panier de paille.

Il l’ouvrit par terre et quelque chose d’effaré sauta, une bête étrange, emmanchée de pattes énormes, grises et crochues, et surmontée sur un très petit corps roulé dans du duvet blanc, d’une tête grimaçante, affreuse, avec des yeux immobiles et ronds et un bec d’aigle qui renfrognait cette face épeurée de vieux singe.

— C’est un petit chat-huant qu’est dégringolé de son nid dans les orties, au pied de l’église.

Et le facteur le toucha du bout de sa botte. — La bête marcha péniblement, de côté, ainsi qu’un crabe, finit par gagner un coin de la chambre où elle s’arrêta, le nez collé contre le mur.

— Ah çà ! que voulez-vous que je fasse de cet animal ? demanda Jacques.

— Mais si vous n’en voulez point, je l’emporterai au curé de Chalmaison ; il m’en donnera bien une pièce de vingt sous. Il en a, il en a, cet homme, des papillons, des oiseaux, des taupes qu’il empaille ! il en a, que c’est rigolo, qui ont l’air de danser, et des grenouilles debout qui se battent !

— Je ne veux pas qu’on le tue, dit Louise, il faut le reporter au bas de l’église, sa mère viendra le prendre.

— Je compte pas ; les enfants le trouveront et ils le quilleront avec des pierres.

Et reprenant la bête immobile dans son coin, il l’apporta près du lit, grelottante de peur, les yeux déserts, aveuglés par le jour, les ailes encore enveloppées dans un cocon de peluche d’une finesse incroyable, d’une blancheur inouïe.

— Alors, il ne vous va point ? — Viens voir M. le Curé, Pierrot, fit-il, en l’enfermant de nouveau dans son chapeau de paille ; va falloir allonger le pas, car la trotte est longue. — Bien sûr que vous n’en voulez point ?

— Non, merci, dit Jacques.

— Tu aurais dû lui donner vingt sous pour qu’il remette ce chat-huant près de l’église, reprit Louise, quand le facteur fut descendu.

Jacques haussa les épaules et témoigna tout à coup d’un sens pratique : — Il aurait pris les vingt sous et serait quand même parti pour Chalmaison !

Afin de laisser sa femme se reposer, il sortit, se promena au hasard des allées, puis se rendit chez la tante Norine et trouva porte close. Le mari et la femme étaient aux champs.

— Ah ! il n’y a pas d’aide à attendre d’eux quand on est malade, pensa-t-il ; ils doivent être dans les vignes de la Graffignes, si j’allais les rejoindre.

Et il n’y alla point, car il se rappelait l’extraordinaire différence qui existait entre la tante Norine et l’oncle assis chez eux, et la tante Norine et l’oncle en train de travailler dans leurs terres ; au repos, ils étaient d’aimables gens, attentionnés pour leur nièce et serviables ; au labour, ils le prenaient de haut, répondaient négligemment, cachaient mal un entier dédain. Il semblait qu’ils remplissent un sacerdoce alors qu’ils trifouillaient dans le jus de fumier et qu’eux seuls, au monde, travaillassent ; puis ils gouaillaient et, d’ordinaire très humbles, coulaient des regards insolents sur le Parisien qui ne savait seulement pas comment « pousse le blé ».

— Ben, on n’apprend pas ça à Paris, que je pense, ricanait Norine, et l’oncle donnait d’un ton docte des explications qu’on ne lui demandait pas.

— Vois-tu, mon neveu, la terre c’est pas comme le pavé de vos villes, ça travaille, mais c’est aussi comme nous, faut que ça se repose ; quand, une année, elle a donné du blé, ben, l’année qui vient on y sème de l’avoine et, l’autre année qui suit encore, on y plante de la pomme de terre ou de la betterave, puis qu’on reprend le blé et quelquefois même il faut qu’elle dorme un an, après la moisson, sans qu’on y touche ; on aurait beau être un malin qui viendrait de Paris, c’est pas en un jour qu’on apprend la terre !

Puis, pensa Jacques, ils me doucheront encore avec l’antienne de leurs plaintes et je m’entendrai répéter qu’ils sont courbatus, que c’est bien dur de s’échiner à leur âge, tandis que moi je gagne de la monnaie tant que je veux, en ne faisant rien.

Ah ! oui, j’en gagne, se dit-il amèrement, c’est étonnant combien j’en gagne ! et combien je suis capable d’en gagner ! et il se demanda, de même que tous les jours, comment, une fois de retour à Paris, il allait vivre ; mais cette question demeurait sans réponse, car il s’avouait modestement n’être bon à rien. Et au château ? l’argent diminuait et la prochaine arrivée du vin commandé à Bray achèverait de draguer sa bourse. Tout bien considéré, il eût mieux valu ne pas se sauver à la campagne, tenir tête aux assaillants, se débattre à Paris, s’installer d’une façon autre, ne pas user inutilement son peu d’argent au château de Lourps. Mais il avait été si las, et Louise était si souffrante ! enfin, il avait compté toucher des créances aux Ormes.

Ah ! cet ami qu’il avait jadis obligé et qui se refusait maintenant à le rembourser, et il est riche, je le sais, se disait-il avec rage ; c’était pourtant, autrefois, un garçon généreux ! comme la province vous écale un homme !

Mon Dieu ! que je m’ennuie, soupira-t-il ; et de même que tous les gens excédés, il rêva de ne pas être où il était, souhaita de s’enfuir loin de Lourps, à l’étranger, n’importe où, de laisser en panne ses tracas et ses ennuis, d’oublier son existence, de faire âme nouvelle et peau neuve. Eh ! ce serait la même chose partout, se dit-il ; il faudrait être transporté dans une autre planète et encore, du moment qu’elle serait habitable, la misère y serait. Et il sourit, car cette idée d’une autre planète lui rappelait ses songes de la nuit dernière, son voyage en pleine Lune ; cette fois, se dit-il, la source de mon rêve est claire, la filiation plus facile à suivre que celle d’Esther, car la soirée qui précéda mon départ pour le vieil astre, j’ai regardé les étoiles et la Lune et je ne souviens qu’à ce moment je me rappelais nettement les détails des cartes sélénographiques que je possède.

Et, au travers de ces réflexions, à bâtons rompus, il se remémora tout à coup qu’il fallait, pour les besoins du ménage, tirer de l’eau.

Il s’achemina vers le puits et jugea que le treuil eût avantageusement figuré parmi les instruments de torture du moyen âge ; il fallait se pendre après lui, s’arc-bouter, en tournant la manivelle, pour empêcher la dégringolade effarée du seau dans l’abîme, de peur de détacher la corde retenue par un seul clou dans le tambour en bois du treuil ; puis il fallait tourner en sens inverse et remonter, la tête abasourdie par les cris de la poulie sèche, le seau qui pesait bien cent livres. Il tournait, tournait, éreinté, regardant la corde, espérant qu’elle remonterait enfin mouillée du trou, annonçant ainsi l’imminente arrivée du seau.

Cela n’en finissait pas. — C’est curieux, tout de même, se dit-il, le poids me semble plus léger que d’habitude ; — ah ! voici la corde, elle n’est pas trempée ! — Il atteignit le seau qui apparaissait au ras des margelles ; il était vide.

Cela me manquait, fit-il, le puits est probablement tari ; nous voilà propres !

Il s’assit, découragé. — Voyons, il est nécessaire que je prévienne l’oncle Antoine ; il connaît mieux que moi les coutumes du puits !

Mais ni le père Antoine, ni sa femme n’étaient revenus des champs.

Il ne les revit que le soir, alors qu’alléchés par l’idée de boire un petit verre, ils rendirent visite à leur nièce.

— Mais quoi donc que t’as ?

— Oh là ! oh là ! c’est-il Dieu possible ! s’exclamèrent-ils, alors qu’elle détendait brusquement la jambe.

— Ben, faut vraiment que ça te trouille, pour que tu remues comme ça ! — Et ils manifestèrent des craintes pour leur bois de lit ; puis, d’un air singulier, presque défiant, ils avalèrent un verre de cassis et partirent, disant que c’était tout de même ben drôle, ces maladies de Paris !

— Quoi qu’on a, je te demande, à avoir comme ça des sauts ? questionna Norine, une fois sortie.

— C’est les riches qu’ont ça ! — puis, là, tu sais, ce château, il porte pas bonheur quand on l’habite ; à preuve que le Marquis y est mort…

— Et que sa femme, lorsque la lune était forte, elle parlait… elle parlait… elle avait plus sa tête.

— Dis donc, reprit l’oncle, Jacques se plaint que la feuillette n’arrive pas. — En l’attendant, t’as bien coché sur le bois, près de la cheminée, les litres de vin qu’on leur prête ?

La vieille hocha la tête.

— Ah ben c’étant ! dit-elle — ça sera à leur prendre en plus de la moitié de la feuillette qu’ils nous cèdent. Puis, après un silence : Écoute donc, mon homme !

— Quoi donc que t’as ?

— T’as ben dit à Bénoni quand il arriverait de Bray qu’il apporte la feuillette pas au château mais ben chez nous ?

— Oui. — Et tous deux sourirent, songeant à une fructueuse combinaison qu’ils préparaient : retirer de la feuillette et serrer en cave autant de litres qu’ils pourraient, puis parfaire le compte des Parisiens, en allongeant, par de bonnes écuellées d’eau, la sauce.