Plon (p. 212-232).


XI


Plusieurs nuits se succédèrent, des nuits où l’âme élargie de sa misérable geôle voleta dans les catacombes enfumées du rêve. Les cauchemars de Jacques étaient patibulaires et désolants, laissaient, dès le réveil, une funèbre impression qui stimulait la mélancolie des pensées déjà lasses de se ressasser, à l’état de veille, dans le milieu de ce château vide. Aucun souvenir précis de ces excursions dans les domaines de l’épouvante, mais un vague rappel d’événements douloureux traversés par d’alarmantes conjectures.

Jacques ressentait le matin une sorte de fièvre, un étourdissement d’homme ivre, trébuchant dans sa mémoire, un malaise général, une courbature par tout le corps. Une fois de plus, il s’inquiéta des causes qui dédoublaient ainsi sa vie et la rendaient tantôt incohérente et tantôt lucide. À bout d’arguments, il se demanda, songeant à une disgrâce momentanée de Louise, si l’extraordinaire sentence de Paracelse, « le sang régulier des femmes engendre des fantômes », n’était pas vraie ; puis il sourit et leva les épaules, s’abstint désormais de boire des liqueurs, attendit pour se coucher que la digestion fût faite, se couvrit plus légèrement dans le lit, et obtint, à défaut d’un sommeil dépeuplé, des visions plus confuses et plus douces.

Le temps étant revenu au beau, il se contraignit à marcher, visita les villages des alentours, s’en fut à Savin, vit un petit hameau composé de deux allées bordées par des cahutes ceintes de haies mortes. Il put constater que les promenades hors du château étaient sans intérêt. C’étaient partout de grandes routes poudreuses, plantées çà et là de bornes kilométriques et de noyers, rayées en l’air, souvent par le fil d’un télégraphe, bosselées, tous les cent pas, par des tas de caillasses, et toutes conduisaient, après des marches plus ou moins longues, à des bourgs semblables habités par des paysans pareils.

Il fallait s’éloigner de plusieurs lieues pour gagner les bois ; mieux valait encore errer dans le jardin de Lourps et dormasser à l’ombre de ses pins.

Puis il vécut des heures moins prévues et une journée plus neuve. Le curé venu, le dimanche, à Lourps, avait laissé la clef de l’église chez l’oncle Antoine, afin qu’il la pût remettre au serrurier, qui devait réparer des gonds. Jacques l’emprunta.

Cette clef n’enfonçait pas dans la grande porte de l’église qui s’ouvrait, près du château, sur le chemin. Il dut contourner le portail, pénétrer dans le cimetière, enclos de palis, plein d’herbes folles et de croix en bois noir et en fonte mangée de rouille. Il chercha les sépulcres de ces Marquis dont parlait le père Antoine, mais il ne parvint pas à les trouver ; de serpigineux ulcères de lichen et de mousse rongeaient les tombes dont les creuses inscriptions étaient depuis longtemps comblées ; peut-être était-ce sous l’une de ces pierres que gisaient les restes abandonnés des Saint-Phal ?

Ce cimetière était pimpant dans le coup de soleil qui le frappait. C’était une bagarre d’herbes, une cohue de branches au milieu desquelles s’épanouissaient sur des tiges onglées de griffes les boutons du rose indolent des églantiers. Dans ce terrain, abrité par l’église, l’air paraissait plus tiède ; des bourdons ronflaient, cassés en deux, sur des fleurs qui se balançaient en pliant sous leur poids ; des papillons volaient de travers comme grisés par le vent, quelques-uns des pigeons sauvages du château filaient à tire-d’aile avec un cri d’étoffe.

Jacques regretta de n’avoir pas connu plus tôt ce petit coin, si placide et si douillet ; il lui sembla que là seulement il pourrait pactiser avec ses transes et bercer l’insomnie de ses pensées tristes. On était si loin de tout, si caché, si seul ! Il suivit, dans les hautes herbes, un hésitant sentier qui menait à une porte creusée dans le flanc de l’église ; avec sa clef il l’ouvrit et déboucha dans une nef badigeonnée au lait de chaux.

Cette église était en longueur, sans transept simulant les bras d’une croix, formée simplement par quatre murs le long desquels de minces colonnes disposées en faisceaux s’élançaient jusqu’aux arceaux des voûtes. Elle était éclairée par des rangées de fenêtres se faisant face, des fenêtres en ogive à courtes lancettes, mais dans quel état ! les pointes des lancettes cassées, rafistolées avec des morceaux de ciment et des bouts de briques, les verrières remplacées par des vitres divisées en de faux losanges de papier de plomb ou laissées, telles quelles, vides, la voûte éraillée perdant les eschares de sa peau de plâtre, pliant, surmenée, sous la pesée du toit.

Il se trouvait dans une ancienne chapelle de style gothique démolie par le temps et mutilée par des maçons. Au-dessus du chœur, une poutre carrée traversant l’édifice, d’une croisée à l’autre, supportait un immense crucifix dont le bas était vissé dans la poutre par des écrous de fer. Le Christ barbarement taillé, enduit d’une couche de peinture rose, avait l’air d’un bandit barbouillé de sang pauvre ; mal attaché sur sa croix, il tanguait au moindre vent, en criant sur ses clous qui jouaient du crâne aux pieds, de longs filets de fiente le sillonnaient, s’accumulant près de la blessure de son flanc dont la couleur plus épaisse faisait rebord. Les chats-huants et les corbeaux entraient librement dans l’église par les trous des vitres, perchaient sur ce Christ et, battant de l’aile, le balançaient, en l’inondant de leurs jets digérés d’ammoniaque et de chaux ! Sur le pavé du sanctuaire, sur les stalles pourries de bois, sur les bancs de l’autel même, c’était un amas de blanches immondices, une vidange d’oiseaux carnivores, ignoble !

Jacques s’approcha de l’autel dont les planches à peine rabotées s’apercevaient sous les linges empesés par le guano et compissés par des éclats de pluie ; il était surmonté d’un tabernacle constellé de même qu’une enveloppe de biscuits d’hospice, d’étoiles en argent sur un fond bleu, de flambeaux munis de faux cierges en carton et de vases égueulés, privés de fleurs.

Un fumet de charogne encensait l’autel. Guidé par cette odeur, Jacques passa derrière le tabernacle et vit, par terre, des restes de mulots et de souris, des carcasses sans têtes, des bouts de queues, des bourres de poils, tout le garde-manger des chats-huants, resté là, près d’une armoire de sapin entr’ouverte dans laquelle pendaient des étoles et des aubes. Il eut la curiosité de visiter cette armoire et, au-dessous du portemanteau, il discerna, pêle-mêle, sur une planche, un cornet de pointes, le calice et le ciboire, et une boîte en fer-blanc, mal bouchée, gardant quelques hosties.

Alors il parcourut la nef et, au fond, près de la grande porte, il regarda sur les fonts baptismaux un fragment de journal qui renfermait du sel et une vieille bouteille d’eau de mélisse qui contenait des gouttes d’eau.

Ah ! tout de même, le prêtre qui laissait dans un tel état d’abandon l’église où il célébrait des offices était un bien singulier prêtre ! Il aurait pu du moins serrer ses pains azymes et ses vases, se disait Jacques. Il est vrai que Dieu résidait si peu dans cet endroit, car l’abbé gargotait les sacrements, bousculait sa messe, appelait son Seigneur en hâte et le congédiait, dès qu’il était venu, sans aucun retard. C’était un service tout à la fois télégraphique et divin, suffisant peut-être pour les trois ou quatre personnes arrivées de Longueville et qui n’osaient s’asseoir, tant les bancs étaient vermoulus et sales !

Jacques allait partir lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le pavé du chœur ; parmi des carreaux d’inégales grandeurs, il remarqua des dalles régulières qui ressemblaient à des tables couchées de tombes. Il s’agenouilla, les gratta, découvrit des inscriptions en caractères gothiques, les unes complètement usées, les autres visibles encore autour de vagues écussons et de figures étendues à plat, les pieds rapprochés et les mains jointes.

Il retourna au château, rapporta une écuelle d’eau et un torchon et, dans la boue qu’il frotta, les lettres remplies parurent.

Mots à mots, il déchiffra sur l’une de ces pierres :

« Cy gist Louys Le Gouz, escuyer, en son vivant Seigneur de Loups en Brye et de Chimez en Thouz. Le 21e jo de décembre mil cinq cent vingt-cinq. Pz Dieu pour lui. »

Sur une autre, il lut :

« Ci gist Charles de Champagne, chevalier, baron de Lours, quy décéda le 2 de febvrier mil six cent cinquante-cinq, quy était fils de Robert de Champagne, chevalier, Seigneur de Séveille et Saincte Colombe, etc. Requiescat in pace. »

Quant aux autres, plus anciennes sans doute, elles étaient tellement effacées qu’il ne put, malgré tous ses efforts, reformer les lettres.

Il demeura un peu surpris. Personne dans le pays ne connaissait ces tombes à peine foulées, le dimanche, par un négligent prêtre, et par d’indifférentes ouailles. Il marchait sur les anciens suzerains oubliés dans leur vieille chapelle du château de Lourps. Comme cela mettait loin ! le nom même avait varié. Loups et Lours avaient fini par se fondre et par s’écrire Lourps. Ah ! si l’oncle Antoine permettait de desceller les caves du château et de pénétrer par les souterrains dans la crypte de l’église, peut-être bien qu’on y découvrirait de curieux restes !

Il partit et, songeant à obtenir de la tante Norine qu’elle décidât son mari à laisser pratiquer des fouilles, il se dirigea vers sa chaumière.

Mais il dut remettre à plus tard l’ouverture de ses travaux d’approche, car la vieille grognait, exaspérée, le nez sur un calendrier, l’oreille aux guets, écoutant des mugissements de vache.

— L’oncle va bien ? fit Jacques.

— Oui-da. Il est là dans l’étable ; tiens, tends !

L’on entendait, en effet, une voix qui jurait et des claquements de fouet.

— Bon Dieu de bon Dieu ! mon garçon, dit Norine, v’là la Barrée qui n’est pas prise ! Il y a les trois semaines passées, je compte, et elle additionna, en suivant avec le bout de son doigt, les jours, sur l’almanach. Au reste il y a la Si Belle qui commence à y monter dessus et c’est le signe. Depuis tant qu’hier, elle gueule, qu’elle nous empêche tout dormage. Il n’y a pas ; va falloir qu’on la ramène au robin.

Et, répondant aux questions de Jacques, elle expliqua que la Barrée était une vache difficile à remplir. Presque toujours il fallait recourir au taureau et c’était ennuyeux car cela les faisait mal venir du berger qui n’aimait point qu’on lassât sa bête.

— Et puis que toi tu n’y mets pas ben la main sur le dos au moment que le robin la monte, si tant qu’avec son échine d’âne ça l’empêche de prendre, cria l’oncle Antoine qui apparut, furieux, tirant avec une corde sur la vache dont la tête beuglait en jetant, de tous les côtés, des coups de cornes.

— Ben vrai, que t’as une jolie dégaine à parler comme ça, mon homme ! puisque t’es si malin, vas-y donc, toi, chez François, t’y mettras la main sur le dos à ta vache, pour voir !

Le vieux haussa les épaules. — Sûr que j’y vas, dit-il. — Tiens, v’là pour toi, sale carne et il appliqua avec le manche de son fouet un solide horion sur le crâne de la bête qui s’ébroua.

Jacques l’accompagna ; ils descendirent lentement le chemin du Feu.

— Nous avons de l’avance, fit l’oncle ; le berger, à cette heure, doit garder les vaches dans le pré ; ça ne fait rien, du reste, nous laisserons la Barrée chez lui, en passant, et nous irons le prendre.

Ils traversèrent la grande route de Bray et rejoignirent par une ruelle le village de Jutigny ; c’étaient, dans chaque sente qu’ils franchissaient, des saluts et des bonjours de vieilles à marmottes, ravaudant dans le cadre d’une fenêtre qui les tranchait au buste. Sur le seuil des maisons les marmots sales comme des peignes, les cheveux dans les yeux, boudaient, en tenant dans leurs mains des tartines échancrées par des coups de bouches.

Ils s’arrêtèrent devant une chaumière neuve précédée d’une cour dans un coin de laquelle ondulaient des roses trémières d’un rouge sang, des roses en bâtons, ainsi que les appelait l’oncle.

Ils soulevèrent le loquet d’une porte à claire-voie, attachèrent la Barrée à un poteau planté dans la cour, puis refermant la porte ils s’engagèrent, au tournant de la rue, dans une allée longée d’ormes.

Ils aboutirent à une prairie immense. Jacques demeura surpris par l’étendue de ce paysage, couché à plat, sous un firmament dont la courbe semblait atteindre la terre à l’horizon, là-bas, dans un lointain bouqueté par des touffes d’arbres.

Au milieu de cette prairie courait un sentier bordé de saules, aux troncs bas, aux feuillages bleuâtres dégageant comme une fumée dès que le vent soufflait.

En avançant, il s’aperçut qu’entre cette haie serrée de saules coulait une minuscule rivière, la Voulzie, moirée de cercles de bistre par les sauts capricants des araignées d’eau. La rivière célébrée par Hégésippe Moreau serpentait en de silencieux et frais méandres, se lovait, à certaines places, en des boucles toutes bleues au fond desquelles frétillaient, en tournant sur eux-mêmes, les feuillages dédoublés des rives, puis elle se déroulait, s’allongeait en ligne droite, emmenant avec elle tout un courant de ciel, entre ses deux bords.

Un rayon de soleil dora le pelage du pré ; le vent accéléra la course des nuages qui se grumelaient comme un lait caillé, au loin, et il les poussa au-dessus de la Voulzie dont l’azur se pommela de taches blanches. Une odeur frigide d’herbes, une senteur fade, légèrement salée d’ocre, monta de ce sol vert estampé de marques brunes par les sabots du bétail.

Ils passèrent la Voulzie sur un pont de planches et alors, derrière le rideau franchi des saules, une autre partie du pré s’étala, piétinée de toutes parts par un troupeau de vaches. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les nuances, des isabelle et des bai, des blanches et des rousses, des noires dont les irrégulières macules ressemblaient aux coulures d’un encrier versé. Les unes, vues de face, bavaient, en beuglant, les cornes en bras de fourche, le fanon haut, regardant de leurs yeux en lumière l’espace qui trépidait dans la poudre bleutée du jour ; d’autres, vues de derrière, montraient seulement au-dessous des deux salières de la croupe, une queue qui oscillait telle qu’un balancier, devant les turgides amas de leurs mamelles roses.

Éparpillées dans la plaine, elles formaient une sorte de circonférence autour de laquelle erraient deux chiens-loups qui tiraient la langue.

— V’là Papillon et Ramoneau, fit le père Antoine, désignant les deux chiens ; le berger est là ; et, en effet, ils l’aperçurent qui tapait, les yeux baissés, avec son bâton, sur des mottes écrasées de terre.

— Eh ben, François, ça ira-t-il ?

Il releva sa face glabre et dure, se passa la main sur son bec d’aigle et d’une voix tout à la fois traînante et goguenarde :

— Mais oui…, mais oui… et quoique ça, père Antoine, j’ai idée, à vous voir, que vous venez au moins vers moi pour la Barrée.

L’oncle se mit à rire.

— Là, t’entends tout, toi ; oh ! t’es pas simple, mon homme, tu vois aussitôt de quoi qu’il en retourne.

Le berger haussa les épaules.

— Ah ben c’étant ! c’est égal, je serais point outré si elle crevait ta sacrée robinière, dit-il. Il se leva, regarda le soleil, et saisissant la corne de fer-blanc qu’il portait en bandoulière, il en tira, par trois fois, des sons prolongés et rauques.

Aussitôt les chiens rabattirent les vaches en un seul tas qui fluctua ; puis, divisées en deux colonnes, elles s’éloignèrent, à la queue-leu-leu, par de différentes routes.

— Il prévient avec sa corne le village du retour du bestial, fit l’oncle ; et il ajouta, voyant Jacques étonné par l’indifférence de François qui ne s’occupait plus des bêtes : Oh ! elles connaissent le chemin de leur étable, il n’y a pas besoin qu’on les mène !

— Ici ! cria le berger, en s’adressant aux chiens qui grondaient, hérissés et les dents découvertes, dès qu’ils s’approchaient de Jacques.

Et ils partirent. Aussitôt arrivé à la maison, François s’approcha de la Barrée qui meuglait, la détacha et à coups de souliers et à coups de poings, il lui enfila la tête dans une espèce de guillotine en bois, installée près de l’étable.

La vache, ahurie, ne remuait plus ; soudain la porte de l’étable s’ouvrit et une masse fauve, au mufle ramassé, au col court, à la tête énorme, aux cornes brèves, sortit lentement, retenue par un câble qui se déroulait autour d’un treuil.

Un frisson silla le poil de la vache dont les yeux s’exorbitèrent. Le taureau s’approcha d’elle, la flaira, et d’un air détaché, regarda le ciel.

— Allons, clama François qui sortit de l’étable, muni d’un fouet.

— Allons, sus, sus, sus, cadet !

Le taureau demeura calme.

— Voyons, c’est-il pour aujourd’hui ?

Le taureau reniflait ferme sur ses pattes, laissant pendre sous sa croupe deux longues bourses qui semblait rattachées au ventre par une grosse veine terminée en un bouquet de poils.

— Allons, dessus ! hurla l’oncle Antoine.

De nouveau, de sa voix monotone, François siffla : Sus, sus, sus, cadet !

Et la bête continua de ne pas bouger.

— Allons, feignant, propre à rien ! — Et le berger l’enveloppa d’un grand coup de fouet.

Le taureau baissa la tête, leva les uns après les autres, ses quatre pieds, et sonda, d’un œil indifférent, la cour.

L’oncle s’approcha de la Barrée et lui releva la queue. Sans se presser, le taureau fit un pas, sentit le derrière de la vache, donna rapidement un coup de langue et ne remua plus.

Alors François s’élança avec son manche de fouet.

— Salaud, carcan, t’es donc bon à faire un pot-au-feu ! gueulait de son côté l’oncle Antoine, en cognant à tour de bras sur la bête avec sa canne.

Et, soudain le taureau s’enleva lourdement et enjamba maladroitement la vache. L’oncle lâcha sa canne, se précipita sur la Barrée dont il aplatit le dos avec ses mains tandis que du bouquet de poils jaillissait sous le taureau quelque chose de rouge et de biscornu, de mince et de long qui frappait la vache. Et ce fut tout ; sans un halètement, sans un cri, sans un spasme, le taureau retomba sur ses pattes et, tiré par son câble, rentra dans l’étable, pendant que la Barrée qui n’avait éprouvé aucune secousse, qui n’avait pas même exhalé un souffle, s’allégeait de peur, regardant, effarée, comme avec des yeux bouillis, autour d’elle.

— C’est tout cela ! ne put s’empêcher de s’exclamer Jacques. La scène n’avait pas duré cinq minutes.

L’oncle et le berger éclatèrent de rire.

— Ah çà ! mais, son taureau est impuissant ! dit Jacques alors qu’il revint avec l’oncle.

— Non, c’est un bon robin ; François lui donne trop de fourrage et pas assez d’avène, mais que c’est tout de même un cadet qui flambe !

— Et c’est ainsi, chaque fois qu’on mène une vache au taureau ? c’est aussi peu désordonné et aussi court ?

— Certainement, mon homme ; le robin, il veut plus ou moins vite, mais ça ne tarde pas plus que t’as vu, une fois que ça se fait.

Jacques commençait à croire qu’il en était de la grandeur épique du taureau comme de l’or des blés, un vieux lieu commun, une vieille panne romantique rapetassés par les rimailleurs et les romanciers de l’heure actuelle ! Non, là, vraiment, il n’y avait pas de quoi s’emballer et chausser des bottes molles et sonner du cor ! ce n’était ni imposant, ni altier. En fait de lyrisme, la saillie se composait d’un amas de deux sortes de viandes qu’on battait, qu’on empilait l’une sur l’autre, puis qu’on emportait, aussitôt qu’elles étaient touchées, en retapant dessus !

Sans dire mot, ils arpentaient maintenant la grande route de Longueville, suivis par la vache que l’oncle tirait après lui au bout d’une corde.

Tout à coup, le vieux toussa, puis se plaignit de la difficulté qu’il éprouvait à gagner de l’argent ; après ses lamentations coutumières, il toussa encore et ajouta : Si seulement ceux qui vous doivent, ils tardaient pas à vous rendre, on aurait tout de même belle d’être heureux !

Jacques ne répondant pas, il appuya : J’aurais tant seulement trente francs qui me reviennent que ça me ferait ben plaisir !

— Vous les aurez demain, mon oncle, fit Jacques ; votre moitié de feuillette vous sera payée, soyez-en sûr.

— Sans doute… sans doute… mais avec les intérêts qu’on m’aurait donnés à Provins si je leur y avais porté la somme ?

— Avec les intérêts.

— Ben, ben, ben, t’es un vrai homme !

Jacques ruminait tout seul. — L’argent arrivera demain sans faute ; Moran a touché les sommes qui me sont dues avant-hier. En payant, ainsi qu’il a été convenu, les termes arriérés et en désintéressant les plus opiniâtres des créanciers, il a pu arrêter la saisie qui me menaçait. C’est une halte. Il doit me revenir à peu près trois cents francs ; j’ai assez, conclut-il, pour me liquider ici et pour, dans trois ou quatre jours, prendre avec Louise l’express de Belfort.

Cette idée qu’il allait enfin quitter Lourps, rentrer à Paris, retrouver son intérieur, son cabinet de toilette, ses bibelots, ses livres, le transporta ; mais quoi ? ce départ ferait-il taire la psalmodie de ses pensées tristes et décanterait-il cette détresse d’âme dont il accusait la défection de sa femme d’être la cause ? Il sentait bien qu’il ne pardonnerait pas aisément à Louise de s’être éloignée de lui au moment où il aurait voulu se serrer contre elle. Puis la terrible question de la vie en commun était là. Jusqu’alors, ils avaient vécu librement, dans des chambres séparées, au large ; ils s’étaient évité l’embarras des détails ridicules, la honte des soins cachés. Au château il avait bien fallu demeurer ensemble, se coucher et se lever dans la même pièce et, si bête que cela fût, il jugeait maintenant sa femme diminuée, éprouvait une gêne, presque une aversion pour le contact de son corps, à certains jours.

Dès le retour à Paris, il allait chercher un pauvre logement et il ne pouvait raisonnablement espérer qu’il aurait, comme par le passé, sa chambre ; cette perspective de ne plus respirer seul, au moment du repos, l’atterra. Puis il savait bien que si l’homme abdique pour les tribulations intimes de la femme toute répugnance, c’est parce que, semblable à un milieu réfringent qui déforme la réalité des choses, la passion charnelle illusionne et fait du corps de la femme l’instrument de si redondantes joies que la misère de ses rebuts s’efface.

Avec Louise, malade et lasse, inquiète et froide, aucun désir n’était plus possible ; la tare originelle de la femme restait seule, sans compensation d’aucune sorte.

— Ce séjour à Lourps aura vraiment eu de bien heureuses conséquences ; il nous aura mutuellement initiés à l’abomination de nos âmes et de nos corps ! se dit-il amèrement. Ah ! Louise me décourage !

— Eh ben, tu ne parles plus, mon neveu ? fit l’oncle.

Jacques regarda ; il avait, sans y prendre garde, atteint la porte du château.

— Bonsoir, l’oncle, — je vous verrai demain ; — il monta l’escalier et rejoignit sa femme en larmes.

— Voyons, qu’y a-t-il ? — Et il apprit que la tante Norine avait perdu toute retenue, alors que sa nièce l’avait priée de lui prêter des draps. Elle s’y était refusée, disant qu’elle, elle ne changeait pas de draps, que d’ailleurs les siens étaient neufs, et qu’il pouvait y avoir chez des Parisiens des causes qui empoisonnaient le linge. Puis elle avait en même temps réclamé l’argent de la feuillette et parlé des gens qui, lorsqu’ils ne sont pas riches, gaspillent la nourriture en la donnant au chat.

Et elle avait voulu reprendre la bête.

— Il est bon à neyer dans une mare ! criait-elle et il avait fallu que Louise s’interposât entre elle et le chat dont la patte soudain élargie manœuvrait tout un jeu de griffes. Bref, elle était devenue insolente et féroce, et cela, en présence de la femme enceinte de Savin, qui, venue avec sa fille pour apporter les provisions, avait d’abord adjuré Louise d’être la marraine de l’enfant à naître, puis s’était réunie à la tante Norine pour l’insulter, aussitôt qu’elle avait appris que la dame à carotter n’était pas riche.

— Non, je ne supporterai pas d’être ainsi humiliée par des paysans, dit Louise. Je veux partir.

Jacques dut la raisonner ; elle finit par se calmer, mais déclara, d’un ton ferme, qu’aussitôt l’argent arrivé, elle prendrait le train.

— Soit, dit Jacques, j’en ai assez, moi aussi, de l’hospitalité du château de Lourps, et puis, partir un jour plus tôt, un jour plus tard, ça m’est égal.

— C’est ce pauvre minet qui m’inquiète, reprit Louise, en caressant le chat qui la regardait, d’un air suppliant, en tendant ses pauvres pattes. J’ai peur qu’ils ne l’assomment, dès que nous aurons le dos tourné. Laisse-moi l’emmener, dis ?

— Je ne demande pas mieux, mais comment faire ? S’il était seulement valide ?

Et Jacques s’approcha de la bête qui se souleva péniblement et pleura dès qu’il la toucha du bout des doigts.

— Au fait, dit-il, c’est tout de même le seul être vraiment affectueux que nous ayons rencontré ici ; et encore, grâce à Norine qui a pendant si longtemps frustré cet animal des rogatons qu’on gardait pour lui ; c’est à peine si nous avons eu le temps de nous l’attacher.