En prenant le thé/Violettes de Parme

Achille Faure (p. 169-182).

VIOLETTES DE PARME.



J’ai sur mon bureau, dans un coin, — à côté d’une statuette de Barbedienne, un petit cornet de cristal monté en chêne, où se trouve un bouquet de violettes de Parme.

C’est un bouquet fané.

Les fleurs en sont presque blanches, les feuilles pendent toutes séchées : il est mort.

L’eau qui baignait les tiges a laissé, en s’évaporant, des lignes verdâtres et sales sur le cristal ; il est triste à voir et tout couvert de poussière. Il y a déjà huit jours qu’il est ainsi, et je ne puis m’en séparer…

L’autre soir, sur une invitation, je me rendis au bal d’enfants que donnait la comtesse de D ***.

C’était vers trois heures : il faisait jour encore, mais on avait fait la nuit, — nuit artificielle, rougeâtre et lourde ; — chaque fois que s’entr’ouvrait la porte, la pâle lueur du dehors, tranquille et reposante, venait lutter avec cette lumière factice des bougies : c’était vilain et désagréable.

Mais l’illusion était complète pour tout ce petit monde : c’était un vrai bal, — un bal aux bougies.

Dans l’espace laissé libre par les mamans, les enfants, dans leurs costumes bariolés, dansaient et sautaient.

Quelques petites filles sans cavaliers, quelques bambins timides passaient, — un doigt dans la bouche, et regardant de côté, le long des banquettes, et dans les coins, quelques groupes curieux, fermant la retraite à un enfant, émoustillaient son esprit précoce.

À deux pas de moi, dans l’embrasure d’une fenêtre, une bouquetière Louis XV, en talons rouges et en paniers, — un Watteau de huit ans, — regardait tristement, dans la petite corbeille suspendue à son bras, quelques bouquets de violettes de Parme.

La poudre faisait un singulier effet sur ce jeune et frais visage, et la mouche, au coin de l’œil, se perdait en vains efforts pour rendre hardi ce pauvre regard timide.

De temps en temps, elle relevait la tête pour regarder les danseurs ; et il y avait tant d’envie de plaisir, tant d’anxiété dans ce regard-là, que je fus quasi heureux de voir s’avancer vers elle un Crispin de douze ans, qui l’invita à danser.

Ils se parlèrent un instant ; elle cherchait des yeux, tout autour d’elle, une place où mettre sa corbeille qui paraissait assez l’embarrasser.

— Voulez-vous me la confier, mademoiselle ? lui dis-je en avançant la main.

Elle releva vers moi sa petite tête joyeuse et me la posant sur les bras :

— Oui — merci bien.

Puis elle s’élança dans le tourbillon.

Lorsque la musique cessa, le petit groupe revint à moi, et la gentille enfant prenant dans sa corbeille un petit bouquet :

— C’est pour toi tout seul, — dit-elle en le donnant à son danseur, — et je te remercie.

Il prit le bouquet de ses mains, le passa dans son ceinturon de cuir jaune et lui disant : — À tout à l’heure ! il s’éloigna.

— Merci bien, monsieur, reprit alors, en se tournant vers moi, la petite fille, voulez-vous me rendre ma corbeille ?

— Est-ce que je ne puis pas prendre un bouquet, moi aussi ?

— Oh ! si, — baissez-vous, je vais vous le mettre.

Je m’assis sur une banquette.

— Vous ne dansez pas ? me demanda ma petite bouquetière, tout en essayant de passer les fleurs à ma boutonnière. — Vous avez tort, c’est si amusant ; moi, je voudrais danser toujours… Vous avez bien vu ce petit garçon, qui vient de me faire danser, eh bien, c’est Edmond, mon cousin ; je l’aime bien, c’est mon petit mari ; — seulement — il ne danse pas très en mesure.

— Tandis que vous…

— Oh ! moi, j’ai trois ans de leçons !

— Vous aimez beaucoup le bal ?

— Oh ! oui, c’est si amusant ! — Puis s’interrompant tout à coup. Si je ne danse pas la polka, voulez-vous danser avec moi, tout à l’heure ?…

— Je ne danse pas très-bien.

— Tant pis — après tout, ces demoiselles auraient été si jalouses !… reprit-elle en montrant des yeux les petites filles qui causaient entre elles en mangeant des bonbons.

— Est-ce que vous habitez Paris ?

— Oui.

— Où ça ? Je ne vous ai jamais vu chez maman. Vous ne la connaissez pas ?

— Je ne crois pas.

— Est-ce que… ?

Mais les interrogations ne finissaient pas, et la jolie bouquetière me questionnait encore, lorsque le petit cousin vint la reprendre pour danser. Ils s’éloignèrent, et ayant changé de place je ne les revis plus de la soirée.

Vers le soir, en me déshabillant, je trouvai à ma boutonnière les violettes de la fillette et je les mis dans l’eau.

Tout en faisant cela, je m’étais assis, et les yeux fixés sur les fleurs pâles, je revoyais passer dans ma mémoire toute ma vie d’enfant.

Que de choses je revis dans cette heure-là ! Et qu’il suffit de peu pour remplir toute une soirée de rêves agréables et de souvenirs charmants !

Petite femme ! Petit mari !

Qui n’a pas eu, perdu dans les brouillards de l’enfance, sa petite femme ou son petit mari !

Quel naïf, chaste et pur amour ! qu’il est adorable ce premier sourire, ce premier réveil de l’âme et n’est-il pas vrai qu’il est des moments où l’on est heureux de retrouver dans ses souvenirs de ces heures d’amour maladroit et enfantin, de ces instants de passion naïve ?

La première fois, j’avais dix ans peut-être : c’était le soir : assis au coin de la fenêtre je regardais tomber la neige dans la rue.

Auprès de la cheminée, le visage éclairé des reflets des tisons, elle regardait pétiller la flamme. Nous attendions ma mère pour le dîner.

À un craquement qui se fit dans la chambre, je me retournai, et, voyant le salon tout obscur, je vins m’accouder à son fauteuil.

— Vous dînez avec nous ? lui demandai-je.

Elle avait dix-huit ans, elle était jolie, bonne et affectueuse ; ma mère l’aimait bien.

Chaque fois qu’elle venait à la maison, j’allais à sa rencontre et l’aidais à se débarrasser de son chapeau ; j’avais pour elle une adoration véritable. Quand elle manquait sa visite hebdomadaire, j’étais tout triste, et la nuit je rêvais d’elle.

— Oui, fit-elle, répondant à ma question. Tu veux bien ?

— Oh ! oui.

— Viens me raconter ce que tu as fait aujourd’hui, ajouta-t-elle en m’attirant sur ses genoux, — sais-tu que tu es un grand garçon, presque un homme, maintenant ?…

Je ne répondais rien, j’étais assis immobile auprès d’elle, et je regardais le feu.

— Eh bien, tu ne dis rien ?

— … Vous m’avez fait de la peine, hier, murmurai-je à demi-voix, vous avez oublié d’emporter ce que je vous ai donné.

— Tiens !… c’est vrai !

— Vous ne m’aimez donc pas, que vous ne tenez pas à ce que je vous donne ? Moi, quand vous me donnez quelque chose, je l’aime bien et je le garde en souvenir.

— Mais si… je t’aime bien !

Et elle me prit la tête pour m’embrasser.

— Si vous m’aimez vraiment, dites, — voulez-vous être ma petite femme ?

— C’est cela, me répondit-elle en souriant.

— Vous m’attendrez ? — bien sûr ? — interrogeai-je avec le plus grand sérieux.

— Oh ; oui ! mais il faut bien travailler et me promettre d’être toujours sage.

— Je vous le promets. — Alors je serai votre petit mari.

— En attendant d’être le grand.

— Vous êtes bien gentille !

— Mais… on tutoie sa femme, monsieur, et…

— C’est bien vrai, n’est-ce pas ? que vous le voulez, et je peux vous embrasser.

— Mais… certainement.

Je passai mes bras à son cou, et je l’embrassai sur la bouche, puis me relevant d’un brusque mouvement.

— Vous m’attendrez ? — bien sûr ? — lui demandai-je de nouveau.

— Certainement.

Je crois bien que ma mère tarda encore un peu à rentrer, mais le temps me parut fort court ; j’avais la tête cachée sur son épaule, et comme je l’embrassais avec trop d’enthousiasme :

— Allons, me dit-elle, ne m’embrasse pas tant, — tu vas te faire mal — et puis ce n’est pas bien ; ajouta-t-elle en souriant, nous ne sommes pas encore mariés, et le bon Dieu…

— Bah ! repris-je, le bon Dieu !… il fait si noir qu’il ne peut pas nous voir.

Ma mère, cependant, rentra et le domestique apporta la lumière ; les joues me cuisaient, et ma petite amie était très rouge.

— Je crois qu’Henry a un peu de fièvre, Louise, — dit-elle à ma mère, — il faut y faire attention.

Et elle ajouta quelques mots à voix basse.

Après quelques journées de soins, ma mère me mit au collége.

L’autre était une enfant ; nous avions mêmes goûts, même âge et même taille.

Nous avions joué ensemble à tous ces bons jeux bruyants et gais de l’enfance, nous avions grandi côte à côte, et elle disait si bien : « Mon petit mari, » que je l’embrassais chaque fois.

Lorsque je sortis du collège, je la retrouvai dans le monde : elle avait quitté ses jupes courtes.

C’était une charmante fille, élégante, distinguée et très spirituelle.

Mais comme il arrive toujours à cet âge-là, j’étais un petit garcon encore, qu’elle était déjà une jeune fille.

Elle vint à moi, gracieuse et souriante, et me ten dant la main à l’anglaise :

— Vous allez bien ? me demanda-t-elle, comme si nous nous étions quittés la veille. — C’est votre premier bal ?

— Et comme j’étais assez embarrassé et tout ébloui de sa beauté rayonnante : — Voulez-vous me donner votre bras ? — nous allons causer un peu.

Dans cette science de la vie et du monde, la femme devance tellement l’homme qu’elle avait l’air de me protéger.

Cependant je fus vite à l’aise avec elle, et je retrouvai tous mes souvenirs d’autrefois, tous ces charmants instants qu’elle se plaisait à rappeler aussi.

— Vous souvenez-vous de ceci — de cela — de cette autre chose ? Et la conversation ne tarissait pas.

Que de fois, en effet, n’avions-nous pas, ensemble, passé des journées entières, à rire, à bavarder, à jouer !

Il était loin déjà le temps où, — trottinant tous deux devant nos mères et nous tenant par la main, comme mari et femme, ainsi que nous disions, — nous allions nous promener aux Tuileries.

Et les larmes que nous avions versées, quand les exigences d’une éducation plus sérieuse nous séparèrent ! pauvres larmes d’enfant, si grosses et si amères, mais si vite essuyées !

Elle me parla de tout cela, du passé, auquel j’avais foi encore, et de l’avenir, dont j’avais un peu peur !

Puis à la fin en s’éloignant de moi, repassant d’un seul mot tout notre passé à nous deux : — Au revoir, petit mari, me dit-elle.

Bonne et douce conversation, toute pleine des souvenirs, des joies d’autrefois, chère vie d’enfant, je vous revis avec plaisir en contemplant mon petit bouquet de violettes de Parme ?

Qu’elles sont charmantes, ces premières inclinations de l’enfance, et quelle ineffaçable empreinte ne laissent-elles pas !

Et toutes ces figures, fraîches, souriantes, aux joues roses, aux cheveux flottants, qui passent comme des ombres gracieuses dans la mémoire de l’homme, — sans laisser un remords — de quelles forces nouvelles ne remplissent-elles pas le cœur !

Ce sont des amours qui ne comptent pas, dira t-on.

Elles comptent, au contraire, et plus que les autres, et il s’en retrouve toujours quelque chose.

Voyez ! — quand l’âge est venu, — quand la vie lui devient sérieuse, s’il n’est pas bon pour l’homme d’invoquer dans son passé le souvenir d’une de ces fées bienfaisantes, qu’on bénit toujours, qu’on aime et qu’on respecte comme une image sanctifiée de l’amour.

On les retrouve à chaque tournant de la vie, vous tendant la main et vous redonnant courage.

Dans les heures de désespoir, alors que tout vous abandonne, on va rechercher bien loin, caché dans un coffret, le petit bouquet de violettes de l’enfance, — la gerbe des bons souvenirs, — et l’on y revoit l’insouciance, la gaieté, l’illusion, l’espérance, la vie pure enfin et le bonheur, et l’on se dit en y déposant un baiser :

— Malheureux l’homme qui n’a pas son bouquet de souvenirs d’enfance pour se consoler de l’âge mûr !

L’on souffle alors — soigneusement, la poussière qui le couvre, et l’on revoit ses couleurs éteintes ; — un reste de parfum se dégage, et le cœur vous bat, n’est-il pas vrai ? aux souvenirs de ces bonheurs si purs, qui ont passé si vite.

Puis, l’on bénit, comme moi, la petite bouquetière, qui, de sa gentille menotte, vous a offert son petit bouquet de violettes de Parme.