En prenant le thé/La tête et le cœur

Achille Faure (p. 183-198).



PROLOGUE.


LE CHŒUR.


Fatigué d’un ciel toujours bleu, l’homme, un beau jour, s’en plaignit à Dieu, qui exauca sa prière.

Salut, nuage aux teintes grises ! dit-il au Créateur, dans son cantique d’actions de grâces. Salut, nuées et pluies d’orage ; après vous, l’azur est plus limpide et le soleil darde de plus chauds rayons. Que vos luttes soient bénies, qui rompent l’uniformité et nous font aimer davantage la nature souriante du printemps !

Comme dans la nature il mit le ciel bleu et le nuage gris.

En amour, Dieu mit la tête et le cœur.


LA TÊTE ET LE CŒUR.


— Petit mari, me dit ce soir-là, ma femme, en me passant un quartier de poire, petit mari — quelle heure est-il ?

Nous finissions notre dîner : dans l’ombre, au coin de la chambre, l’enfant, assise au milieu de son ménage en bois blanc, présidait à la dînette de sa poupée et de temps en temps s’interrompait pour nous demander des vivres.

Il faisait froid au dehors ; la neige dans la rue assourdissait le pas des attardés, les grelots d’une voiture qui passait rompaient seuls par instant le silence : un feu gai brillait dans la cheminée, l’atmosphère était tiède et parfumée : on était heureux d’être chez soi.

J’avais rapporté un roman nouveau, et je guettais du coin de l’œil, au coin du foyer, le crapaud où je comptais passer ma soirée.

— Quelle heure est-il ? répéla-t-elle.

— Six heures et demie environ. Pourquoi ?

— Pour rien… pour savoir…

Et elle appela bébé pour lui donner un morceau de poire.

— Puisque poupée a été bien sage, donne-lui ceci, mignonne.

L’enfant repartit toute joyeuse — et comme le morceau était un peu grand pour la petite assiette de bois — elle y imprima ses dents blanches, en rasseyant la poupée sur ses genoux.

Je la regardais faire, la chère petite et je m’amusais de ses mille petites mines, de ses ruses sans cesse nouvelles, pour arriver à profiter elle-même des largesses faites à sa poupée…

— As-tu l’annonce des théâtres dans le journal ? reprit alors Louise, de son ton le plus indifférent. — Que joue t-on ce soir ?

Je lui lus quelques titres de pièces.

— Oh ! nous connaissons tout cela, excepté au Gymnase cependant. Est-ce une pièce nouvelle ?

— À peu près, chérie, c’est la troisième représentation.

— Dans tous les cas, il serait trop tard ?

Et comme je ne répondais pas.

— N’est-ce pas ? répéta-t-elle.

— Trop tard, non. Tu voudrais y aller ce soir ?

— Oh ! non, je n’y tiens pas beaucoup.

— Alors, demain ou après, veux-tu ? — Il fait si vilain temps, et puis, je déteste me mettre à la queue. — Demain — je ferai retenir des places.

— Si tu veux, mon ami. — Oui, certainement… Cependant, tu sais… demain, nous avons maman à dîner.

— Après-demain, alors.

— Je comptais aller voir Lucie, mais c’est égal, j’irai un autre jour ; je lui avais annoncé ma visite, mais je vais lui écrire, c’est l’affaire d’un instant, et Jean ira porter la lettre.

— Le mieux est d’aller ce soir. Nous avons une heure. Fais servir le café dans le fumoir, et pendant que je brûlerai un cigare, va mettre ton chapeau.

— Tu es bien gentil, petit homme, j’en avais tant envie.

— Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? Tu sais bien que je ne t’aurais pas refusé.

— Oh ! je sais bien, mais je suis plus contente ainsi. Ça ne t’ennuie pas trop, dis ?

— Tu plaisantes, chère amie.

— Tiens, je t’aime bien, me dit-elle en me prenant la tête à la renverse et m’embrassant pardessus le dossier du fauteuil. Je vois bien que cela t’ennuie, et que tu y vas pour me faire plaisir, mais tu t’amuseras bien, va, j’en suis sûre, et ce sera ta récompense,… et puis, je suis certaine de m’amuser comme une folle, moi.

Et toute sautillante, elle embrassa en passant son bébé et monta dans sa chambre.

J’étais, au fond, assez vexé de ma soirée perdue, et je me mis à couper les pages du livre nouveau.

Quand vint l’heure du départ, ma femme descendit toute joyeuse, et me prenant le bras :

— Ça ne t’ennuie pas, bien sûr, d’aller au théâtre avec ta femme comme un bon bourgeois ?

— Tu es folle, chère petite. Et la lorgnette ?

— La voici.

Nous montâmes en voiture.

Pendant tout le trajet, comme une enfant gâtée, elle babilla sans s’interrompre.

— Je suis toute joyeuse, me disait-elle, de t’emmener : nous allons prendre une baignoire, veux-tu, comme deux amoureux, et après, eh bien, nous irons souper. C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Si tu veux.

Tous ces enfantillages adorables, tous ces élans naïfs avaient en elle un charme si grand, et elle était si près de moi, que, l’attirant vers le fond de la voiture, je l’embrassai tout doucement ; on pouvait me voir à la clarté des étalages : c’était un peu du fruit défendu : j’étais heureux.

— Que je t’aime, me dit-elle… Mais nous y voilà.

Le premier acte touchait à sa fin lorsque la porte de la baignoire se referma sur nous.

L’actrice en scène, debout près du trou du souffleur, écoutait un jeune homme qui lui donnait la réplique : c’était une scène d’amour. Elle était là immobile, les yeux brillants, le sein animé, et jolie comme un démon.

— Quelle jolie femme ! m’écriai-je en m’asseyant et prenant la lorgnette pour la mettre au point.

— Oui, me répondit d’une voix assez sèche ma femme, en s’asseyant au devant de la loge,… oui…

Sa gaieté était partie, son visage redevint sérieux, et, l’acte fini, au lieu de continuer notre bonne et tendre causerie, elle se mit à déplier lentement le programme et à lire silencieusement toute l’affiche des théâtres du jour.

— Eh bien, chère petite, lui dis-je après un instant de silence, es-tu contente d’être venue ? t’amuses-tu ?…

— Oui.

— C’était un oui sec, nerveux, sifflant, il avait passé tout vibrant entre ses dents serrées, elle l’avait dit sans le penser.

— Comme tu dis cela ! lui répétai-je, c’est à croire que tu es fâchée d’être venue.

— Non… C’est en trois actes seulement cette pièce, n’est-ce pas ?

— Le programme le dit et je pense qu’il a raison.

— Tant mieux.

— La pièce t’ennuie déjà ?… mais nous avons manqué une partie du premier acte, et tu ne comprends peut-être pas ? Je vais te…

— Tu es donc déjà venu la voir ?

Elle me dit cela d’un air si singulier en tournant vers moi son petit visage pâle illuminé de deux yeux si grands ouverts, que je ne pus m’empêcher de lui prendre la main, et de lui dire :

— Mais non, chère enfant, tu sais bien que je ne vais jamais au théâtre sans toi, — tu le sais bien.

— Ah ! fit-elle.

Le rideau se leva de nouveau.

L’actrice que j’avais remarquée tout à l’heure était là encore ; toute vêtue de blanc, elle était plus jolie encore, et la tenant au bout de ma lorgnette je suivais ses moindres mouvements.

C’était une mignonne et frèle créature, aux yeux bleus profonds, à la voix métallique et vibrante. Ses cheveux blonds étaient bien plantés sur son front, ses épaules un peu rapprochées et bien tombantes

Un certain je ne sais quoi, qui tenait de la chatte ou du serpent, faisait que, sous sa robe blanche à plis tombants, son corps ondoyait et se laissait deviner. Elle était plutôt jolie que classiquement belle : elle était charmante.

Lorsqu’elle souriait, ses lèvres s’entr’ouvraient en laissant voir une rangée de dents blanches : son éclat de rire nerveux fascinait…

— …Veux-tu me prêter la lorgnette ? me demanda ma femme à ce moment-là.

Je tressaillis, — j’étais si loin déjà parti dans le pays des rêves et des souvenirs.

— Certainement, mignonne… Quelle ravissante créature, n’est-ce pas ? lui dis-je pendant qu’elle regardait.

— Comme ça, me répondit-elle.

— Oh ! regarde bien, j’ai rarement vu, pour ma part, une femme plus gracieuse et plus…

— Tu as raison, me dit-elle doucement en me rendant la lorgnette, dont je me remis à me servir.

Ma femme se rassit alors plus en arrière sur son fauteuil.

Je continuai, la lorgnette à la main, à suivre le cours de la comédie.

C’était une pièce toute de sentiment et d’amour ; dans cette atmosphère toute factice de paroles brûlantes et de demi-aveux, l’artiste se mouvait comme dans un rêve et je fus tout étonné de voir se baisser la toile qui me rappelait à la réalité.

Je me retournai alors, et jetant un regard sur ma femme :

— Cette pièce est charmante, lui dis-je tout en continuant d’applaudir.

Elle ne répondit pas. La tête baissée, elle cherchait à lire, dans la demi-obscurité de la loge, les noms des acteurs pour la pièce suivante.

Je me levai pour faire un tour dans le couloir.

Au moment où j’allais franchir le seuil, ma femme leva vers moi son regard suppliant.

— Tiens-tu à rester encore ? me demanda-t-elle.

— Mais…, fis-je assez surpris.

— Oui, ajouta-t-elle, je ne suis pas très-bien, je voudrais rentrer.

— Partons, chérie.

— Merci ! Et comme si je lui faisais un grand sacrifice, elle me prit la main : — Merci, répéta t-elle.

Lorsque nous fûmes dans la rue :

— Allons à pied, veux-tu, me dit-elle, l’air me remettra probablement.

Ce n’était plus ce petit timbre joyeux et frais de tantôt, le son de sa voix était voilé, sourd et comme attristé.

— Tu souffres, chérie ?

— Oui, un peu.

— Où cela ?

— Je ne sais.

Nous marchions lentement, longeant les boulevards tout blancs d’une neige fine qui tombait doucement ; pour la distraire un peu de son mal, je lui parlais un peu de tout, de la pièce nouvelle, du temps, et de la jolie actrice qui me trottait un peu dans la tête.

À tout ce que je lui disais, elle répondait par monosyllabes, ou bien un signe de tête lui suffisait.

Comme nous arrivions près de la porte :

— Je suis bien égoïste, n’est-ce pas, de t’avoir fait perdre ta soirée, car tu t’amusais…

— Oui ; la pièce était charmante ; mais nous avons le temps, elle restera longtemps sur l’affiche et nous l’irons revoir.

— Non, je t’en prie ! me cria-t-elle en s’appuyant sur mon bras, et en levant sur moi son beau regard, noyé de larmes.

Ce fut un éclair.

Elle reprit sa marche silencieuse — à mon bras, et nous arrivâmes, sans nous parler, jusqu’au boudoir.

Je pressentais, chez elle, un de ces écarts de jalousie instinctive, irraisonnée, qui font plus de mal que les aiguillons d’une jalousie légitime.

La table était servie pour le souper, et nos deux couverts, rapprochés, étaient mis à l’angle de la cheminée.

— Soupons-nous ? me demanda-t-elle en se débarrassant de son chapeau.

— Certainement.

Elle sourit légèrement, d’un sourire triste et douloureux que je ne lui connaissais pas, et passa dans la chambre à coucher.

Quand elle revint, je fus émerveillé de sa coquetterie.

Elle avait passé son peignoir blanc, à næuds mauve, le peignoir des longues soirées intimes ; ses cheveux, un peu relevés sur les tempes, étaient teintés d’un nuage de poudre blanche — son teint était un peu animé : son regard était vif et sa démarche alerte.

— Que tu es jolie, chérie ! lui dis-je en souriant et en l’attirant sur mes genoux.

— Aussi jolie… ?

Je lui pris à deux mains la tête et la regardant bien en face :

— Aussi jolie… que… quoi ?… lui demandai-je.

Elle devint un peu rouge, et cachant la tête dans mon cou.

— Qu’elle, tu sais, — l’actrice.

Elle dit ce mot si bas, que ce fut comme un souffle qui caressait mon oreille.

Je le devinai plutôt que je ne l’entendis.

— Oh ! chérie, m’écriai-je.

— Il ne faut pas m’en vouloir, interrompit-elle — c’est plus fort que moi — mais… je t’aime bien, sais-tu — et… un instant… j’ai eu peur… Tu m’aimes encore… n’est-ce pas ?…

Pauvre aimée !

Elle pleurait en disant cela, et de vraies larmes, chaudes et abondantes ; son petit corps mignon tressaillait tout entier et elle attendait ma réponse.

Pauvre aimée !

Quelles affreuses heures cette peur insensée d’abandon lui avait fait passer ! et quelle triste fin d’une soirée si joyeusement ébauchée !

Elle était si jolie, si câline dans sa douleur muette, penchée sur moi, que je retrouvai ces impressions toutes neuves des premiers jours, et l’embrassant de toutes mes forces :

— Pardon, chérie, lui dis-je, ne me fais pas un crime de quelques coups de lorgnette donnés sans intention aucune. Si tu savais quel bonheur c’est pour moi de te revoir ainsi, tout près de moi, de t’entendre me dire tout bas : Je t’aime, tu comprendrais que je ne les regrette pas trop, malgré ces grosses larmes qu’ils ont fait couler… Je t’aime, chérie, et plus encore…

— Bien vrai ?

— Et tu es mille fois plus jolie, mille fois plus séduisante,… parce que tu as les cheveux plus beaux, parce que tu as les lèvres plus fraîches, le sourire plus charmant, parce que je t’aime enfin… que veux-tu que je te dise de plus ?… parce que je t’aime… parce que tu es le cœur, et que… la lorgnette… c’était la tête.

— Ah ! merci…

— Petit mari, me dit après un instant ma petite femme, quelle heure est-il ?

— Minuit, chérie.

— Dis donc, je n’ai pas faim, moi, et toi ? Ne soupons pas, veux-tu ?

Et me prenant la main pour m’aider à me lever du fauteuil :

— Il y a déjà deux heures que la veilleuse brûle dans notre chambre, me dit-elle, et je tombe de sommeil ! Viens-tu ?