En prenant le thé/Un mauvais livre

Achille Faure (p. 137-147).

UN MAUVAIS LIVRE.



L’automne était venu : les arbres, sous ma fenêtre, perdaient leur feuillage jaunissant ; une brume bleuâtre noyait tout le parc et la prairie s’émaillait de perce-neige.

Un feu léger brillait dans l’âtre, et entouré de mes livres aimés, je récapitulais mon passé.

Le soleil couchant éclairait de reflets rougeâtres mon bureau — et l’angélus tintait à l’église du village…

Une petite toux sèche qui retentit près de la porte d’entrée me fit lever la tête :

— Entrez ! — criai-je.

La porte s’entr’ouvrit doucement, et un petit visage riant encadré de cheveux blonds se montra dans l’entre-bâillement.

— On peut entrer ?

— Oui, chérie.

— Tu n’es pas occupé ?

— Non, entre.

En un bond elle fut près de moi, et se mettant derrière mon fauteuil, un bras passé autour de mon cou, elle touchait de l’autre main aux papiers épars sur le pupitre.

— Je ne te dérange pas, bien vrai, dis ?

— Non, non.

Et je reculais mon fauteuil pour faire à ma mignonne une place sur mes genoux.

— Sais-tu bien, me dit-elle au bout d’un instant, sais-tu bien qu’il y a déjà six mois que nous sommes mariés ?

— Six mois, ah !

— Oui, six mois, tiens compte, c’est bien facile : deux mois en Suisse, un mois en Italie, trois mois ici.

— Tu as trouvé le temps bien long, chérie ?

— Méchant va ! me répondit-elle dans un baiser.

Elle parcourait des yeux, depuis un instant et tout en causant, les rayons supérieurs de ma bibliothèque, et de là, ramenant son regard sur moi en mordillant sa lèvre, semblait n’oser me faire une question qui l’intéressait fort.

Enfin, me regardant bien en face :

— Tu connais tous ces livres-là, dis ?

— Oui, — je les ai lus, — au fur et à mesure qu’ils paraissaient.

— Y a-t-il de mauvais livres dans tout cela ?

— De mauvais livres. — Qu’entends-tu par là ?

— Mais, je ne sais, — les livres que maman lisait et qu’elle ne voulait pas me prêter. — Par exemple ?

— Par exemple : Madame Bovary, Fanny, Paul de Kock… J’ai bien le droit de les lire, maintenant, je pense.

— Assurément, tu en as le droit, mais est-ce bien urgent ?

— Je ne dis pas que ce soit urgent, urgent… mais quel mal peuvent-ils me faire maintenant ? — Que veux-tu donc qu’ils m’apprennent, ces livres ?

— Tu es une adorable madame, petite naïve… lui dis-je en riant et en l’embrassant.

— Mais… enfin !… pourquoi te moques-tu de moi ? — est-ce que ?… Voyons ! pas de sottises… ou je m’en vais.

Et comme je souriais toujours, la pauvre enfant, toute rouge, se leva, et, s’avançant vers la bibliotheque :

— Tu seras bien content, me dit-elle avec ironie et d’un petit air choqué, quand on se sera aperçu partout que je suis une petite niaise qui ne sait rien, n’est-ce pas ?

— Tu en sais assez, va, petite femme.

— Non, voyons, ne sois pas un tyran, j’ai si envie de lire un de ces livres. — Et se rapprochant de moi en câlinant : — Tu veux bien, dis ?

Comme je ne disais rien, elle retourna aux rayons, et posant la main sur un livre, elle le sortit un peu de sa ligne et lisant le titre en tournant la tête de mon côté :

Mademoiselle de Maupin, me demanda-t-elle, — est-ce un mauvais livre ?

— Aïe ! — fis-je à demi-voix, et plus haut : Non, chérie, c’est un roman d’économie sociale et qui ne t’intéressera pas du tout.

— Voyons, dit-elle.

Tout en lisant, elle relevait de temps en temps les yeux sur moi, et après quelques secondes de lecture :

— Je peux bien lire un livre d’économie sociale, — je lirai celui-là.

Et elle le mit en réserve sur une chaise.

Puis, furetant dans les rayons, lisant à demi-voix les titres des livres, elle les mettait en pile.

Madame Bov… bien. — Manon Lescaut — ah ! — ah ! — La Chevalière d’Éon, — mémoires secrets. — Qu’est-ce que c’est que ça ! — de l’économie sociale, hein ? — Je prends. — Les Confessions de Jean-Jacques R…… Tiens, — tiens — tiens. — Confisqué, tout cela…

Elle avait formé déjà un monceau de réserve.

— Mais — chère curieuse, lui objectai-je, laisse-les là — tu les retrouveras quand tu en auras envie.

— Non pas — je vais les porter dans ma chambre…

Tout en l’écoutant, je reprenais quelques ouvrages que je réintégrais à leurs places.

— Je t’en prie, me dit-elle lentement en m’arrêtant la main, ne me contrarie pas. — Qu’est-ce que cela te fait ?

— Tu agis comme une enfant, ma petite femme. — Laisse tous ces livres, il sera assez temps pour toi de les lire plus tard. — Et je tenais toujours le livre.

— Donne-moi celui-ci, veux-tu ? me demanda t-elle.

— Tu le reprendras quand tu voudras — tu déranges toute ma bibliothèque.

— Donnez-le-moi — je vous en prie, — me dit-elle d’un air sérieux.

Mais en voyant que je souriais en l’entendant cesser de me tutoyer, elle se mit à rire aussi.

— Comme tu es taquin, Henri ! — Tiens, si tu veux, il fait presque nuit, je vais faire apporter la lampe ici et tu liras avec moi — tu m’expliqueras.

— C’est cela — je t’expliquerai.

— Ne ris pas — c’est très-sérieux — j’ai déjà eu honte de mon ignorance en littérature. — Ainsi, l’autre jour par exemple, quand Marie est venue, elle m’a parlé de plusieurs ouvrages, en me demandant mon avis. — Si tu savais comme j’ai été embarrassée !

— Tant mieux, chérie.

— Comment ! tant mieux.. — Allons, je vais faire apporter la lampe. — Et elle s’approcha de la sonnette.

— Jeanne, dit-elle quand la femme de chambre parut — montez la lampe ici.

— Faut-il raviver le feu, madame ? Il est presque. éteint…

Et pendant que Lucie me regardait pour savoir mon avis : — Il y a bon feu et la lampe dans le boudoir de madame…

— Allons dans ton boudoir — alors. — Allons.

Son livre toujours dans la main, elle se cramponna à mon bras, et se penchant vers moi :

— Il y a joliment longtemps que j’ai envie de lire un de ces livres-là !

En entrant dans la chambre — où il faisait bon, où tout était rose sous la lampe :

— Tu ne m’en veux pas — n’est-ce pas ?

— Non, mignonne.

— Viens ici près de moi — sur la causeuse. — Veux-tu que je lise tout haut ? — Oh ! tu sais, — pour aujourd’hui, je te permets de fumer. — Et posant son livre ouvert le dos en l’air sur ses genoux : — Je vais t’allumer ton cigare. — Voilà.

— Ne lis pas tout haut — viens ici près de moi et je lirai par-dessus ton épaule — quand tu seras embarrassée, tu me montreras du doigt le passage, et…

— Tu crois que je serai embarrassée ?

— J’y compte, chérie.

— Tu vois bien que j’ai raison de vouloir lire cela. — Allons, — lisons Mademoiselle de Maupin.

Je commençai à lire, suivant, le menton sur son épaule, les pages qu’elle tournait très-vite.

Elle parcourait plutôt qu’elle ne lisait et tournait les feuillets coup sur coup.

— Comme tu vas vite ! lui dis-je après un certain temps, tu n’y dois rien comprendre, et c’est dommage, ce livre est un chef-d’œuvre.

Elle avait le livre sur ses genoux, un peu de mon côté ; son menton de temps en temps, lorsqu’elle arrivait vers la fin du verso, effleurait ma joue et je sentais sa respiration un peu pressée qui passait dans ma chevelure.

Comme elle avait beaucoup sauté, elle fut vite vers le milieu du livre.

J’avais la tête posée sur son épaule, et, depuis un instant déjà, j’avais cessé de suivre sa lecture.

Elle me repoussa doucement, et, retournant le livre sur ses genoux, me prit la tête à deux mains et m’embrassant :

— Va, je t’aime bien, me dit-elle, et elle se remit à lire en se rapprochant de moi ; — nos deux tètes étaient l’une près de l’autre, ma lèvre sur sa joue et je la tourmentais.

— Allons, laisse-moi lire, c’est amusant, l’économie sociale.

— Oui, mais il ne faut pas en trop lire.

Cependant, tout en continuant, elle redevenait plus sérieuse, sa respiration devenait un peu pressée ; je la voyais porter quelquefois sa main devant ses yeux et s’arrêter sans lire pendant des minutes entières.

— Crois-moi, mon enfant, ne va pas jusqu’au bout…

— Tu me diras le reste.

— Oui, oui.

— Laisse-moi encore lire un chapitre.

Quand elle s’interrompit de nouveau :

— Eh bien ? lui dis-je.

— Eh bien, fit-elle aussi en posant sa tête sur mon épaule, tu n’aurais pas dû me laisser lire cela — ou plutôt, si, tu as bien fait.

Et revenant à ce qu’elle avait lu :

— C’est égal, reprit-elle, je suis contente de l’avoir lu. — Et maintenant une place sur vos genoux, monsieur, j’ai plusieurs choses à vous demander. — Dis donc, ce n’était pas tout à fait une jeune fille comme il faut que Mlle Madeleine ?

— Non, chérie, mais elle était si jolie !

— Oh ! voilà une excuse ! alors je suis donc laide, moi, à qui tu ne permettais pas une semblable curiosité.

— Mais….

— Allons — dis-moi tout de suite que je suis vilaine… Cependant…

— Il me semble qu’il y a un courant d’air dans cette chambre, vois donc, chérie, si la porte est bien fermée.

Quand après s’être levée elle revint près de moi, la lumière du foyer projetait sur la muraille les grandes masses noires de nos deux ombres.

— Pourquoi appelle-t-on Mademoiselle de Maupin un mauvais livre ? me demanda-t-elle en s’installant sur mes genoux.

— Parce que, après l’avoir lu, les jeunes femmes sans expérience…

— Oui, je comprends — mais où est le mal ? — Tiens je vais dire des bêtises…, ajouta-t-elle, et tu serais capable de me laisser faire, vilain tyran… Ne trouves-tu pas que ça donne sommeil de lire vite et beaucoup ? — Je puis dormir un instant là sur ton épaule ?

— Oui — oui, chérie.

— Tu me laisseras dormir ?

— Oui — oui — bien vrai.

— … Je savais bien que je ne pourrais pas dormir, reprit-elle après un instant, en relevant sur son front quelques mèches dérangées, — j’en étais si certaine.

Puis së dressant sur son séant :

— Remonte un peu la lampe, me dit-elle, je vais sonner pour un en-cas. — C’est étonnant comme ça creuse l’estomac de lire un mauvais livre.