En prenant le thé/Petite sœur

Achille Faure (p. 149-160).

PETITE SŒUR.



— Viens çà ! me cria l’autre jour, du plus loin qu’il m’aperçut, mon cousin Léon, — viens çà poète, artiste, — Jeanne te réclame et tu tombes ici comme marée en carême.

Et avant que j’eusse eu le temps de me reconnaître, me voilà entraîné vers une table, où la petite menotte blanche de ma cousine me tendait un crayon tout taillé.

— Qu’y a-t-il ? lui demandai-je après lui avoir serré la main.

Ma cousine Jeanne a tout juste dix-sept ans sonnés ; elle est blonde, — élancée, — un peu pâle : ses yeux sont bleus et légèrement bridés — des yeux riants. Elle a une voix fraiche, métallique, un peu moqueuse, mais avec moi elle en tempère les accents.

Élevés ensemble et choyés d’un même amour dans le giron de bonne maman, nous avions pris l’habitude de vivre dans une douce familiarité. Elle m’appelait petit frère et je la nommais petite sœur.

Depuis quelque temps cependant, je remarquais dans sa mignonne personne un changement dont je ne me rendais pas bien compte : elle était vis-à-vis de moi plus réservée, elle rougissait à mon approche, et souvent lorsque je levais brusquement les yeux, je trouvais son regard fixé sur moi, — son regard si caressant, — qu’elle détournait presque aussitôt.

Elle était, ce jour-là, vêtue tout de blanc. À travers le nuage de mousseline, je pouvais voir son bras un peu rouge, et ses épaules, et sa gorge naissante.

Elle était plus charmante encore qu’à l’ordinaire.

— Qu’y a-t-il, petite sœur ? répétai-je en m’asseyant en face d’elle.

— Il s’agit de toilette de bal, me répondit Léon pendant que je regardais sa sœur.

C’est samedi le premier bal de l’enfant gâtée et sa toilette l’embarrasse fort. Elle a compté sur toi.

— C’est hasardeux, repris-je, et je suis bien novice.

— Je voulais aller en blanc — reprit-elle en regardant son frère, — mais le tyran ne veut pas, et…

— En blanc ! vois-tu ça, comme une communiante ! Pourquoi pas avec un cierge ?

— Et c’est à moi que, sérieusement, vous venez demander conseil ?

— Très sérieusement.

— Et si je me récuse.

— Tu ne ferais pas cela.

— Je vous en prie, — un petit effort, je vous en serai si reconnaissante.

— Mais… je n’y connais absolument rien…

— Bah !… vous avez vu des bals, je suppose, et la mémoire peut parfois suppléer à l’imagination.

— C’est bien sur elle seule que je compte.

— Puisque tu es décidé à être complaisant, reprit à cet instant mon petit cousin, — je vous laisse ensemble, j’ai là une lettre pressée à mettre à la poste ; — causez chiffons, c’est un salutaire exercice pour l’esprit et le cœur, c’est comme cela qu’on se forme.

Et tout en riant il prit son chapeau et sortit.

Ce n’était pas la première fois assurément que je me trouvais seul avec ma cousine ; aussi je ne sais à quoi attribuer l’impression singulière que me causa tout d’abord ce tête-à-tête improvisé.

Je restais là, la main sur le papier, les yeux fixés sur le crayon, n’osant les lever ni parler.

— Allons, reprit-elle au bout d’un instant, travaillez, c’est pour moi, — je ne serai pas ingrate.

— Mais…

— Si vous m’aimez seulement un peu…, ajouta-t-elle en insistant.

En deux coups de crayon, ma mémoire aidant, je lui dessinai une guirlande de robe assez originale et qui devait produire un effet gracieux.

— Voyez, lui dis-je, ici… quelques bluets, — là… quelques fleurs des champs…

— C’est charmant, interrompit-elle, — merci.

Et elle me tendit à travers la table sa petite main toute potelée.

Il se fit un silence.

— C’est mon premier bal, vous savez ? me dit-elle enfin à demi-voix.

— Je le sais.

— J’ai si peur de ne pas danser ! Et sans attendre ma réponse :

— Allez-vous souvent dans le monde ? me demanda-t-elle.

— Oui. Pourquoi ?

— Oh ! c’était pour savoir… C’est bien amusant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— De quel ton vous dites cela ! c’est à faire croire que vous détestez le monde.

— C’est, en effet, une méchante chose que le monde.

— Oh ! moi qui m’y promettais tant de plaisir.

— C’est une méchante chose ! — je ne m’en dédis pas ; — l’on s’en va là chercher une vie factice, une vie artificielle, une mort… Pendant toute une partie de sa vie, une jeune fille est restée calme, naïve, aimante ; les joies paisibles du foyer ont fait son seul bonheur ; son cœur n’a battu qu’à l’unisson des cœurs de ceux qui l’aimaient saintement ; elle n’a pressé que des mains amies, toutes prêtes à lui prêter appui ; puis un jour, — et parce que c’est la mode, — les salons lui ouvrent leurs portes à deux battants. Elle y entre en reine, car elle est jolie ; elle se prend d’amour pour cette atmosphère lourde et tuante, elle entend là le faux langage des affections fausses, elle s’enivre de louanges fades et mensongères, et s’habitue si bien à tout ce clinquant-là, que, lorsqu’elle rentre au logis, sa sainte et coquette chambre de jeune fille lui paraît glaciale, les conversations véritablement aimantes lui paraissent trop simples, et les cœurs qu’elle aimait auparavant, lui paraissent battre trop lentement. Elle ne voit plus auprès d’elle, lui tendant la main… Mais qu’est-ce que je dis, moi ? Je t’ai fait de la peine, petite sœur, pardonne-moi.

— Tu vois le mal plus grand qu’il n’est, je crois, et…

— Non, Jeanne, mais j’aurais tant voulu te voir rester telle que je t’ai toujours connue — bien naïve, bien enfant, bien câline, la même que… Tiens, tout à l’heure déjà, lorsque je suis entré, je suis sûr que si je t’avais donné au front un simple baiser, — comme à l’ordinaire, — tu te serais récriée.

— Je ne suis plus une petite fille et tu n’es plus un petit garçon, reprit-elle, et…

— Tu vois bien, et c’est déjà l’effet de ces maudites réunions mondaines.

— Mais — je t’assure —… tu vois bien que je ne suis pas encore tout à fait gâtée, puisque j’ai déjà repris la mauvaise habitude de te tutoyer.

— Ma bonne petite sœur, tu ne dois pas m’en vouloir de ce que je te dis là — mais…

— Mais.

— Mais —… D’abord promets-moi de ne pas rire de moi.

— Je te le promets.

— Bien sûr ?

— Bien sûr.

— … Lorsque je suis entré tout à l’heure, que Léon, — en véritable espiègle, — m’a entraîné près de cette table, lorsqu’on m’a annoncé ton premier bal, tu ne saurais croire quelle triste impression cela m’a faite ! — Jusque maintenant, je vivais si heureux ; passant souvent mes soirées au milieu de vous, j’étais si sûr de ce bonheur-là que je trouvais chaque fois que je le cherchais, que j’ai un peu perdu la tête quand je me suis aperçu qu’il allait finir… Tu vas aller dans le monde, Jeanne, et j’ai peur que tu ne sois perdue pour moi… Je t’aime autant que Léon, — plus, peut-être… — plus, assurément, puisque lui est heureux de cette perspective de plaisir pour toi, tandis que moi j’en suis malheureux.

— Malheureux !…

— Malheureux, oui, petite sœur, et il me fallait la crainte égoïste de te voir t’éloigner de moi, pour m’éclairer un peu et… Dis-moi, si par hasard… je t’aimais… plus qu’une sœur… si je te demandais de m’aimer un peu… si je te priais de me laisser t’aimer beaucoup… te fâcherais-tu ?

La chère enfant, toute rouge et les yeux baissés, me tendit la main — et sans qu’elle me dît une parole, je compris si bien sa réponse que je couvris sa main blanche d’ardents baisers.

— Tu sais… lorsque nous étions enfants, quand tu courais dans le jardin en robe courte, quand nous jouions ensemble, il y avait entre nous deux un vague projet d’avenir. Tu te souviens, quand, assis en face l’un de l’autre sur les genoux de grand’maman, nous écoutions ses bonnes histoires, — tu te souviens des beaux projets qu’elle formait sur nous deux. Elle sera si heureuse… C’était son vou le plus cher…

Elle s’était levée pendant que je parlais, et tous deux, nous tenant les mains, nous avancions vers la fenêtre.

— Il y a si longtemps que je t’aime, petite sœur, — et c’est si bon de te le dire enfin. Quel bonheur de t’avoir toujours près de moi, de t’aimer, de te gâter ! Nous serons si heureux nous deux… Je t’aime tant… Tu veux bien, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas pourquoi mes lèvres diraient non, quand tout en moi dit oui — et cependant je sais bien que je ne devrais pas te le dire… Mais si c’est mal, — tu me gronderas quand je serai ta femme…, ajouta-t-elle avec un charmant sourire.

— Cher ange !

— Tu m’aimais depuis longtemps, dis ?

— Oh oui !

— Depuis quand ?

— Que sais-je ? depuis toujours, depuis que je te sais si jolie, si charmante, si gracieuse, et surtout depuis que la crainte de te perdre m’a causé de si vives douleurs ! Je t’aimais bien — mais je t’aime bien davantage maintenant ! Et toi ?

— Moi — je t’aime… et c’est tout.

— Que nous allons être heureux ! Nous ne recevrons pas, veux-tu ? nous n’irons nulle part, nous resterons tout seuls, à nous deux, dans notre petit nid, et nous nous aimerons bien.

—… Mais,… grand’mère — interrompit-elle tout à coup en s’éloignant de moi.

— Grandmère consent, j’en suis sûr : elle nous y forcerait même, si nous ne voulions pas… nous lui obéirons. Tu veux bien ?… Entre nous, — ajoutai-je en la regardant un peu en dessous, — dis-moi, si cette obéissance te coûtera beaucoup ?

— Mais non, mon désespoir ne sera pas épouvantable !… Allons — monsieur mon fiancé, embrassons-nous, et recausons chiffons.

Je lui mis sur le front un long baiser, qu’elle me rendit en me serrant la main, puis :

— Je suis si heureuse, je vais dans ma chambre, me dit-elle à demi-voix et la voix toute tremblante de larmes, — je suis si heureuse ! — j’ai envie de pleurer. — Comme c’est bête, hein ?

Au moment où elle allait passer le seuil :

— Eh bien, vous vous boudez ! Et cette toilette ?… cria Léon entrant tout guilleret dans la chambre. Je suis persuadé qu’il n’a rien trouvé et que vous avez perdu votre temps.

— Non pas.

Ce bon Léon, tombant ainsi tout à coup avec son bon rire et son sans-façon au milieu de notre bonheur, — nous causa pendant un instant une émotion assez vive ; — mais il est si bon et nous l’aimons tant tous les deux, qu’à force de réticences, nous le mîmes vite au courant de la grande nouvelle.

— Et c’est ainsi que vous causez chiffons ? ajouta-t-il.

— Nous avons causé chiffons, repris-je.

— Pas bien longtemps. Après tout, — chiffons, — amour, — il faut toujours bien que l’un des deux ouvre la porte à l’autre. — Tu aimes donc ce grand vilain bonhomme-là, petite sœur ? dit-il en appliquant deux gros baisers sur les joues de Jeanne.

Vous serez heureuse, madame, je vous le promets… Maintenant, allons prévenir grand’maman…

Un peu braque, ce bon Léon, mais quel cœur !

Il est le parrain de mon bébé qui dort là.