Les Éditions Paysana Ltée (p. 149-159).

LES DEMOISELLES MONDOR


Déi Mondor se mourait.

À bout de souffle, il fit signe qu’il voulait parler. Aussitôt ses deux filles se précipitèrent auprès du lit. À l’aide d’une plume qui trempait dans un bol d’eau l’aînée humecta les lèvres du malade.

Comme un mauvais vent les mots sifflèrent entre les dents du mourant :

— Soyez pas inquiètes, les petites filles : je vous laisse en moyens. Gardez Pansu le Survenant avec vous deux au moins jusqu’après les récoltes ; il est de service et il connaît toutes nos pratiques.

— Parlez pas tant, père Mondor, vous êtes navré, lui conseilla la Belle-Emma qui allait aux malades dans toutes les familles à l’aise de la paroisse et dont le nom était le reliquat d’une jeunesse aventureuse.

À partir de ce moment, le vieux entra en agonie. Transfiguré, les traits rapetissés et la vue rivée à un angle du plafond, il semblait, déjà rendu dans les régions de l’Infini, contempler quelque terre prodigieusement féconde.

Les planches du parquet craquèrent quand la Belle-Emma se déplaça pour dire à sa voisine :

— Il vaudrait mieux éloigner les Demoiselles : le bâille de la mort s’en vient.

***

Sèches et ossues, jaunes de teint, Ombéline et Énervale, les filles à Déi Mondor avaient passé fleur depuis longtemps : elles approchaient de la soixante. À cause de la dignité de leur maintien et d’une réserve exagérée dans leurs relations avec le voisinage, on ne les nommait pas autrement que : les Demoiselles. Depuis qu’elles avaient l’âge de connaissance, une disparité de caractères — Ombéline était violente à l’excès contrairement à Énervale, douce de son naturel — les faisait se détester à la petite haine, grugeuse et quotidienne.

L’installation de Pansu dans la maison des Mondor avait été un événement. D’accord pour une fois les sœurs s’objectaient à la présence de l’étranger gros, gras, encore jeunet et sans doute plein de mauvais plans. Moitié parce qu’il était têtu, moitié parce qu’il lui répugnait d’évincer un survenant aussi serviable, Déi persista dans son idée. Les Demoiselles boudèrent mais Pansu avait une si belle façon, il montrait une telle habileté à réparer tout ce qui s’en allait en démence sur la ferme qu’il désarma leur méfiance au bout de peu de temps.

Ce fut donc sans répugnance qu’elles suivirent le conseil de leur père.

Deux, trois mois passèrent. À l’assurance de son pas, à une certaine manière qu’il avait de se carrer dans la meilleure chaise ou d’élever la voix, il était évident que Pansu assumait de jour en jour la place du maître. Une des vieilles filles était-elle d’humeur morose ? Vite il l’engageait à sourire. Beau parleur, par son verbe charmeur il endormait le mal ou bien il portait à rire en invertissant les mots. D’un grand sérieux, il demandait :

— Si c’est pas trop de sucre, voulez-vous me passer le trouble ?

— Il fait chaud dans le poêle, vous avez une maison qui tire ben.

C’était pour elles d’un effet hilarant.

Pas un secret de la terre qu’il ne connût. Il savait tout : les vertus de l’huile de patte de bœuf, l’art de disposer le gros sel au pied des asperges après le coucher du soleil, et ceci, et cela. Et tout. À leur insu les Demoiselles se prenaient d’amour pour lui. À peine avait-il vanté la saveur des herbes salées qu’Énervale suggérait timidement à sa sœur d’en mettre une pincée dans la marmite, sous prétexte de bonifier la soupe. Ombéline fronçait les sourcils et protestait de son mieux, mais affectant d’être distraite, elle en jetait deux pleines cuillerées dans la soupière.

Les Demoiselles, jadis austères et économes, s’adonnaient aux frivolités et aux risettes à tous et à chacun. Ombéline faillit se trouver mal quand elle découvrit Énervale en train de chauffer le tisonnier à même la braise pour onduler sa chevelure. Ce ne fut rien au prix de l’étonnement de la cadette quand elle vit l’aînée revenir du village, vêtue de neuf et parfumée.

— Demandez-moi qui c’est qui pue l’odeur de même ? questionna-t-elle à la ronde.

Dès le lendemain Ombéline prit sa revanche en apercevant sa sœur, la figure blanchie comme à la chaux :

— Ma pauvre enfant, dit-elle d’un air innocent, serais-tu par accident tombée dans le quart à fleur ?

Plus haineuses que jamais, elles se transpercèrent du regard.

***

Une semaine entière ne se passait pas sans que les Demoiselles qu’on avait toujours connues sédentaires allassent au village, à tour de rôle. Tantôt l’une prétextait un entretien particulier avec son confesseur ; ou bien l’autre prétendait qu’au milieu de la nuit elle avait senti une douleur étrange au côté gauche et qu’il lui fallait consulter le docteur.

— T’étais moins plaignarde auparavant, remarquait amèrement la gardienne, tandis que Pansu et la voyageuse s’apprêtaient au départ.

Sur leur passage, les anciens, étonnés d’un pareil dévergondage, se criaient d’un champ à l’autre :

— S’il faut que les Demoiselles se mettent à galoper et à porter des falbalas, la fin du monde est proche.

***

Par un midi de juillet, Pansu se jeta dans le petit bas-côté. L’été atteignait à son mieux. L’air était embrasé ; pas un souffle n’agitait le feuillage et le vent ne promettait pas encore de s’anordir. L’engagé en quête d’un peu de fraîcheur arracha les boutons de sa chemise et dit :

— Démon ! Y veulent ben nous faire rôtir tout vivant !

Les filles n’en firent pas de cas, occupées qu’elles étaient à dresser le manger. Mais quand elles eurent trempé la soupe aux pois et qu’elles furent en face de ce poitrail gras, devant cette chair saine où perlaient des gouttelettes de sueur, la plus jeune devint rouge comme une porte d’enfer. L’aînée bougonna :

— Couvrez-vous ! couvrez-vous ! des plans pour attraper quelque fluxion de poitrine. Si c’est raisonnable de s’exposer de même !

L’obèse se mit à rire de sa bouche charnue où la soupe avait dessiné une moustache d’or. Il riait de ses larges épaules, de son poitrail gras et de tout son corps épais. La table de bois franc en était encore secouée quand, selon sa coutume, il alla s’allonger au ras des aulnages, après le repas.

***

L’on croyait la fête de l’été encore loin d’achever lorsque l’automne arriva en survenant. Cependant aux grandes bourrasques de pluie succéda un temps clair et assez doux.

Les Demoiselles étaient constamment dans les rêves. L’amour, en premier dérouté dans les vieux pays de ces cœurs déserts, avait fait du chemin et s’attardait à plaisir dans la demeure tiède.

Mais Pansu n’était plus le même. Devenu regardant, il n’avait pas avalé la dernière bouchée qu’il se sauvait au-dehors.

Une rafale d’inquiétude finit par s’abattre sur la maison, un jour que les sœurs suivaient des yeux Pansu, dans sa marche vers l’étable.

— Veux-tu me dire ce que t’as à tant frétiller sur ta chaise ?

— Et toi, tu t’étires pas le cou, non ? Si le vent revirait de bord, tu serais belle à voir !

— Faut ben que tu te sois jamais aperçue dans un miroir pour parler de même.

— Commence donc par regarder tes vieilles mains toutes plissottées, tes mains de vieille. Les as-tu vues, comme il faut, à la grande clarté ?

— L’effrontée ! Penses-tu qu’un homme peut aimer une créature qui a, à la place du cou, deux nerfs secs comme des cordes de violon ?

Soudain les deux voix se turent, cassées net : la fille à la Belle-Emma, une roussette à la démarche onduleuse, se glissait en chatte le long des bâtiments jusqu’à la tasserie attenante à l’étable.

Après un grand moment de silence, Ombéline se ramassa comme une bête prête à bondir :

— L’homme infâme ! Il aime mieux une bonne-à-rienne qu’une fille respectable. C’est pour dire qu’il y a pas un torchon qui rencontre pas sa guenille !

Outrée, ne trouvant pas d’invectives assez fortes pour marquer l’engagé, d’une voix aigre elle en inventa de poissardes, de basses. Par deux fois elle dut ravaler sa salive.

Toute recroquevillée, la fragile Énervale ne faisait que pleurer et ses larmes tombaient par larges gouttes, douces et molles, dans les rigolets de ses vieilles mains.

Ombéline s’émut à la vue de cette peine toute nue et sans défense, pareille à un enfant naissant.

— Pleure pas, Énervale, reprit-elle sans colère. Tu vas me dire la vérité.

Et évitant de prononcer le nom de l’infidèle, elle questionna :

— Je suppose que le beau verbeux t’a conté des merveilles.

— Oui, soupira Énervale, des merveilles.

— Il t’a conté la fois qu’il avait vu un signe de mort : la grosse arête noire d’un poisson dans le ciel ?

— Il m’a conté qu’il était « pilot » à bord d’une goélette qui a chaviré. Sans un gros steamboat qui a recueilli l’équipage, aujourd’hui le Pansu ferait pas grand’poussière.

— Et l’autre fois qu’il était à l’affût en plein lac, dans un petit bac, t’a-t-il dit qu’une trombe d’eau a passé à cinquante pieds devant lui ?

— J’ai eu connaissance qu’il m’a parlé d’une fois que le lac était blanc d’écume et qu’il a vu s’avancer une masse d’eau. Longtemps après il poudrait encore comme en hiver. Lui me l’a dit mais je l’ai pas cru.

— À toi aussi, il a tout dit ?

— Il m’a tout dit !

Au bout d’une pause prolongée, Ombéline demanda avec effort :

— Quand tu rentrais du village, seule à seul avec lui, il t’a-t-il déjà passé la main tranquillement dans le cou, en faisant la patte de velours ?

— Déjà, murmura Énervale, dans un souffle.

Mais vite encline au pardon, elle ajouta :

— Il faisait peut-être pas pour mal faire.

— Guette ! réfléchit vivement Ombéline.

Quand il fit brun, d’un filet de voix à peine perceptible, Énervale reprit :

— Ce que tu m’as dit, Béline, pour mes vieilles mains, c’est vrai.

L’autre s’indigna :

— Pense pas ça, Énervale, je te le défends. Comme si je savais pas que je suis décharnée.

Énervale conclut tristement :

— On est des vieillardes, nous deux.

Il y avait quelque chose de changé en elles. Déjà aux petits soins l’une pour l’autre, les Demoiselles Mondor trouveraient dans la haine du même homme la raison d’une amitié durable :

— Mange donc, Énervale, tu vas perdre toutes tes forces.

— J’ai pas plus faim que la rivière a soif. Je t’en prie, marche pas tant, Ombéline, toi qui as les pieds sensibles.

***

Sur le soir l’homme revint, heureux et accablé. Avant même qu’il eut saisi la pompe pour boire à même, les Demoiselles, d’un signe, lui montrèrent l’argent de ses gages, sur le coin de la table. Ombéline, les yeux baissés, de nouveau renfrognée, lui dit sèchement :

— Le temps des récoltes est fini. À c’t’heure on n’aura pas besoin de vous.